Le 26 juin 1683, château de Lamezac, Villenouvelle
Quand le soleil commença sa montée dans le ciel sans nuage de cette matinée encore fraîche, une servante entra avec discrétion dans la chambre de Louise et tira les beaux rideaux en les nouant au mur à leur jarretière. Comme de coutume, la domestique parla d'une voix calme, claire et limpide, afin de ne pas brusquer la sensibilité de Mademoiselle au sortir de son sommeil et par ce soin, Louise n'avait jamais élevé un motif désapprobateur contre réveil délicat. Au demeurant, Louise en était bien incapable, son âme était sans noirceur et sans désir de domination.
— Bonjour mademoiselle, dit la servante en allant disposer dans la garde-robe un broc d'eau chaude et une serviette qu'elle avait laissé sur une console. Avez-vous passée une bonne nuit ? Il y a un hiboux qui a pris perchoir sur une branche du marronnier du jardin et a incommodé par son chant tous les gens du château ! J'espère qu'il ne vous a pas importuné non plus ?
Le silence de Louise n'interpella guère la domestique, celle-ci savait que la mignonne cherchait à lui répondre une phrase qui n'insulterait ni l'animal bavard, ni le repos altéré de la domesticité.
— Mademoiselle, souhaitez-vous porter votre robe de damas blanc ou votre robe de brocard bleu de roi ?
Cette fois-ci, le silence de Louise intrigua la servante qui revint dans la chambre, marcha jusqu'à la ruelle du lit, tira les courtines et suspendit net son geste en l'air.
— Mademoiselle...
Le visage livide de Louise, cristallisé dans une expression de douleur suffit à lui faire comprendre que plus jamais la demoiselle ne lui répondrait. La fille du baron était morte durant la nuit... En tremblant face au corps sans vie, la servante toucha du bout des doigts la main de Louise, lui effleurer la peau de sa figure était un effort trop grand pour elle, et la servante frissonna quand elle rencontra la froideur de la chair raidie par les heures de la nuit. Choquée par ce trépas impromptu qui s'était invité dans ces draps immaculés, la domestique chut lentement à terre, le corps aussi inerte de vie que la pauvre victime, et sentit des larmes lui couler des yeux sans qu'elle ne s'en aperçoive.
Le bourdonnement du château, avec ses bruits quotidiens, était un crime de monotonie face à la solennité de la scène qui s'était jouée en solitaire dans cette chambre luxueuse, où les seules armes d'une jeune femme contre la Mort avait été son agonie et le poids de ses larmes chargées de regrets et de remords.
Soudain quelqu'un toqua à la porte et entra de son propre chef, indiquant par cette liberté que ce n'était point un domestique. Lorsque la servante se releva, blême, elle vit madame la baronne habillée d'une élégante toilette d'intérieur, les yeux plus éclatants, plus expressifs que d'ordinaire, chercher le corps mouvant de sa fille dans la chambre. Ne la découvrant guère en ce lieu, elle marcha en direction de la garde-robe mais la mine navrée de la domestique immobilisa son pas au mitan de la pièce et subodorant un malheur, la baronne dévia son regard vers le lit à baldaquin, somptueuse sépulture, outrageant tombeau dispendieux pour l'ultime départ vers le néant de sa fille. Madame s'évertua à voir par-delà les larmes de la servante ce que son esprit lui soufflait comme malheur et ce que son cœur pleurait déjà, nul dupe, lui. La baronne de Lamezac trembla et déporta lentement son regard vers une main d'un blanc affolant posée sur un drap de coton.
Madame écarquilla les yeux, horrifiée. Sa respiration fut coupée par cette vision et fut asservie à son corps qui se mut de lui-même vers la ruelle du lit pour découvrir le fatal dessein de cette nuit. La Mère surgit à cet instant du corps de la Baronne pour tomber au pied de la couche, là où la Baronne voulait rester digne dans la douleur, mais la douleur de perdre l'enfant unique par un procédé qui avait été maintenu par sa propre volonté revenait à faire d'elle : la criminelle parricide. Sans voix, elle attrapa la main glacée de sa fille, y appuya sa tête, les yeux baignés de larmes et y resta un temps qu'elle ne put déterminer avant de se redresser et de sortir de la chambre, inerte.
Au relais de poste aux chevaux, Henriette était en son cabinet de travail à rédiger les registres des voyageurs, les notes des frais de foin et autres choses relatives à son office quand Marguerite entra. Elle était anxieuse depuis la veille et ne trouvait aucun réconfort à se plonger dans le travail. En marchant jusqu'à un fauteuil au revêtement fatigué, la jeune femme poussait de longs soupirs qu'entendit avec intelligence sa mère qui lui en demanda, inutilement, la raison.
— Qu'y a-t-il ? Mercure a-t-il encore fait quelques écarts de conduite ? Récalcitrant à la besogne ?
— Non...
— Sylvestre ?
— Non...
— Isidore ?
— Non...
— Léo ?
— Non... articula Marguerite le regard dans le vague. Je pensais à Louise... L'Angélus de Midi a sonné il y a une heure, tout est déjà joué au château et je meurs de ne pas savoir...
— Effectivement, tout est déjà écrit, répondit Henriette avec une neutralité dans le ton qui n'était que de façade et qui pourtant, choqua sa fille.
— Comment peux-tu être aussi calme ! Louise est peu-être mo[...]
— Ne prononce pas ce mot ! coupa immédiatement Henriette en levant sur elle un regard inflexible. Ce dont tu parles est une affaire qui n'existe pas, au regard du monde, j'entends, aussi, je te prierai de garder enfermé en toi tes inquiétudes. Elles mettraient en danger beaucoup de monde !
— C'est injuste ! Louise est mon amie ! Je ne peux pas la claver dans un recoin poussiéreux de mon esprit, cela serait indigne de mon amitié envers elle !
— Alors va la voir ! enchaîna sa mère qui avait repris à écrire ses affaires. Excuse-toi pour l'intrusion que tu commets en venant à l'improviste, demande de ses nouvelles et justifie ton déplacement par le fait que tu viens t'enquérir de la date précise à laquelle le baron souhaite envoyer courir la poste à sa fille. Dans le soin, évidemment de lui réserver les meilleures montures et notre postillon le plus docile.
Marguerite écouta les propos de sa mère et les agréa pour l'unique raison qu'elle lui permettait de s'absenter une heure du relais pour aller voir sa chère Louise. Cette échappatoire lui mettait du baume au cœur, bien que son anxiété vis-à-vis de son amie ne décrût guère...
La jeune femme courut jusqu'à sa chambre, se changea pour revêtir une mise plus convenable et s'habilla de tous les attributs de l'équitation avant de fondre vers l'écurie et de demander à Isidore, le palefrenier, de lui seller son cheval sur l'instant ! Chose faite, elle partit au trot vers le château de Lamezac, riche propriété qui conservait sa splendeur par les intrigues qu'y tissait le baron. Le personnage s'était fait depuis quelques temps marchand de pastel grâce à un prête-nom, pratique peu tolérée dans la noblesse qui avait l'interdiction, par essence et par naissance, de ne point se souiller dans la laideur du labeur ; seulement, entretenir les domaines familiaux étaient une autre paire de manches et face aux dépenses de la propriété et du train de vie que les nobles se devaient de maintenir, certains recourraient à certaines truanderies bénignes pour sauvegarder les apparences. Et Dieu savait que les apparences était le premier visage de la caste dominante.
Marguerite passa sur un ponceau qui enjambait le Merdéric et rencontra dans un coude du ruisseau les grilles de l'entrée de la propriété. Passé le pont-levis, elle pénétra dans la cour intérieure et tendit ses rênes à un garçon d'écurie qui trottina à sa rencontre. Comme la jeune femme était connue de tous, personne ne trouva à redire sur sa présence inopinée, d'aucuns pensassent qu'elle était sans doute attendue pour visiter son amie ou s'enquérir de quelques autres commissions relatives au relais de poste.
Marguerite ajusta son chapeau de paille, piquée d'un joli bouquet de fleurs des champs et d'un ruban rouge, le plus joli qu'elle possédait, et s'avança jusqu'à la porte d'entrée, où le concierge s'approcha vers elle au plus mal de sa forme. Mademoiselle Vidal s'empressa de lui demander si sa goutte avait repris et si c'était elle qui lui composait un tel visage de douleur. Las, elle se vit détromper sur l'instant, le concierge, les yeux bien bas pour ne point larmoyer, s'apprêtait à lui annoncer quelque chose, quand une voix le coupa dans son élan. C'était la femme de chambre de la baronne, laquelle pressa Marguerite de l'accompagner séance tenante. Celle-ci salua de la tête le concierge qui s'en repartit d'où il était venu et lorsque la jeune femme marcha dans la direction de la femme de chambre, elle surprit du mouvement à une fenêtre du premier étage. La baronne les avait épié depuis les hauteurs de son logis.
Pénétrant la demeure familiale de Louise, Marguerite la trouva changée. Alors que le vernis d'une quiétude et d'une monotonie inaltérées était encore à l'œuvre, flottait indiciblement dans l'air, un semblant de différent. De l'encens était d'ailleurs brûlé en abondance et courrait dans les couloirs, dévalait les degrés et infiltrait le réseau des domestiques sans se repentir de faire découvrir sa présence à quiconque, même au étranger de la Maison. Derrière la femme de chambre de la baronne de Lamezac, Marguerite n'en menait pas large, elle cherchait par coups d'œil furtifs où était retenue Louise, n'ayant jamais eu la permission d'accéder à une autre pièce que son antichambre ou le salon de réception pour petites gens. D'ailleurs, le fait de noter qu'elle était attendue par la baronne en personne ne leva point son inquiétude, mais l'amplifia !
Quand vint le moment où la porte de l'antichambre de la maîtresse du château s'ouvrit sur elle, Marguerite fut stupéfaite de voir la baronne au milieu de la pièce, le visage fermé d'une blancheur affolante, les mains jointes sur sa robe à l'étoffe coûteuse. Les passementeries de son corsage étaient les seules manifestations de gaieté et de lumière quand le soleil les caressait de ses rayons d'été. La baronne était habillée de circonstance et les circonstances n'étaient pas à la bonne joie...
— Veuillez nous laisser, dit-elle à sa domestique qui s'effaça aussitôt par un couloir dérobé sous une tapisserie.
Marguerite se plia d'une révérence qu'ignora la baronne. Elle s'était déplacée vers la fenêtre de la pièce donnant sur les jardins d'agrément.
— Vous aviez raison, mademoiselle Vidal...
Marguerite leva brusquement les yeux et la dévisagea, oubliant la bienséance. La crainte qu'elle supposait et qu'elle voulait tenir en cet état, ne souhaitant jamais qu'elle se développât en certitude, remontait à présent à la surface pour imposer son effroyable vérité.
— Madame... articula-t-elle d'une petite voix.
— Vous aviez raison... au sujet de notre discorde... vous aviez plus de discernement que moi...
— Madame... murmura Marguerite les larmes lui montant aux yeux.
— Si je vous avais écouté...
— Madame...
— Louise serait venue vous accueillir...
Marguerite retint un cri et bâillonna de ses mains sa bouche pour ne point donner libre cours à la détresse que les aveux de la baronne fit sur elle. À cet instant, il était en mademoiselle Vidal, une déchirure si violente qu'elle oublia de se bien tenir et tomba au sol, assommée. La vérité, l'exécrable vérité, celle qui tuait la vie et emportait celle d'une amie dans les limbes ou au Paradis ; celle qui avait pris par la main, la main glacée d'une vierge salie pour l'emmener face au Jugement Dernier ; celle qui allait faire se décomposer une enveloppe charnelle dans le pourrissement d'un corps terrestre enfermé dans une tombe froide...
Marguerite était toute entière en proie à sa souffrance quand la voix de la baronne de Lamezac se fit un rappel extérieur à son oreille, presque un murmure lointain.
— Le voyage est annulé. Je vous prierais de bien vouloir dire en termes laconiques à votre mère que ma fille est à l'arrêt... Vous pouvez disposer.
La baronne passa devant elle et joignit une autre pièce, laissant seule Marguerite dans une antichambre où la tête lui tournait. À grand peine, la jeune femme se releva et quitta le château, emmurée dans un silence impénétrable qui ne se rompit qu'à l'instant où elle fit trotter son cheval sur le sentier de la forêt. Invisible et solitaire, elle éclata en sanglots, fut obligée d'arrêter la cadence de son destrier et descendit de selle pour aller pleurer contre un gros rocher qu'elle savait non loin de là. Par chance, sa monture, dans tous le secret de la sensibilité des animaux, ne s'enfuit pas et resta près d'elle, lui donnant de petites tapes contre l'épaule avec son museau comme une consolation. Marguerite serra l'encolure de son cheval dans ses bras et continua d'expulser sa peine contre lui dans un abandon sublime, révélant la douleur pure et véritable d'une âme blessée par un deuil imposé et pressenti.
Marguerite était tant en elle avec son navrement qu'elle n'entendit point le bruit régulier d'un cavalier menant son cheval au rythme régulier du pas qui s'en venait par-ici. Ses pleurs étaient d'ailleurs si éclatants dans leur détresse qu'ils suffirent à piquer la curiosité du promeneur qui arrêta son cheval, en réalité ses chevaux, car voilà qu'il en avait deux sous sa responsabilité. L'individu mit pied à terre, enleva ses énormes bottes accrochés à la selle du bricolier, se chaussa de sabots qu'il transportait dans une sacoche accrochée à son destrier et s'avança dans les fourrées hautes. Il sauta un petit fossé et sentit à l'atterrissage la terre molle qui s'aplatit sous ses semelles de bois. Il persévéra fort peu et trouva un cheval dont le poil et la tournure lui était bien connu, à peine se conjecturait-il l'identité de la pleureuse, qu'il la surprit dans l'immense désespoir qui était sien.
— Marguerite ? dit-il afin d'être certain de s'adresser à Mimi la mégère transformée en fontaine.
La jeune femme se leva d'un bond en sursautant, honteuse d'être surprise en position de faiblesse et découvrit avec horreur Mercure à dix pas d'elle, le sourcil arqué.
— Marguerite, c'est bien toi !
— Va-t-en ! lui intima-t-elle alors que des larmes plus fortes que la contenance qu'elle voulait s'astreindre à verser lui échappaient.
— Pourquoi tu pleures ?
— Va-t-en !
— Si toi tu pleures, c'est qu'il y a vraiment un problème...
— Va-t-en, j'ai dit ! hurla-t-elle en le fusillant de son regard mouillé.
— Arrête de monter sur tes grands chevaux et parle au lieu de tempêter !
Le postillon s'était avancé vers elle et s'assit sur le gros rocher en la fixant d'une manière qui indiquait à Marguerite qu'il ne céderait point.
— Mercure, je n'ai rien à te dire, alors pars ! Tu es déjà en retard ! Si un voyageur arrive, Sylvestre va encore devoir prendre ta place !
— Il y a Paul le robuste.
— Tu es bien vil de le laisser se tuer à la tâche ! À son âge !
— C'est pas ma faute s'il veut pas raccrocher les bottes, lou vielh(1) ! Et tout pas frais qu'il est, il est un bon postillon.
— Pars...
— Sérieusement Marguerite ! Tu me prends pour un bel enfoiré, ça je l'ai compris, tu peux pas me voir en peinture, c'est un fait, mais je suis pas si mauvais que tu le penses et je t'ai jamais vu pleurer... Jamais... à vrai dire, je pensais que tu en étais incapable... Tu es tellement sur la défensive tout le temps qu'on ne peut rien te dire ! Tu passes tes journées à te prendre pour un commandant, à traquer le moindre de nos relâchements, la plus minime de nos fautes pour nous persécuter ! Tu veux que je parte, très bien ! Mais je pars avec la conscience tranquille, c'est toi qui a rejeté mon soutien !
— Je ne te l'ai jamais demandé ! lui cria-t-elle alors que sa voix se mourrait dans ses larmes.
— Tu vois ! Tu peux même pas m'houspiller tellement tu pleures ! Tu t'étouffes dans tes sanglots !
Épuisée, Marguerite baissa les armes, toutefois, garda tout le feu secret de sa souffrance en ses entrailles car elle était tenue à ne jamais les dire.
Mercure sortit un mouchoir propre de son gilet autrefois d'un beau bleu pastel, désormais fade et poussiéreux, même un peu abîmé sur les bords, et le lui tendit.
— Tiens, tu coules trop.
La jeune femme le prit et le tchaoupina(2). Mercure lui redemanda qu'est-ce qui la faisait pleurer et elle s'écria :
— Tu veux vraiment le savoir ! Eh bien, soit ! Louise est morte ! Tu entends ! Louise est morte !
— Louise de Lamezac ? répéta-t-il en fronçant les yeux.
Elle acquiesça dans un geste lent et Mercure ne sut que répondre face à cette triste nouvelle, qui motivait, effectivement, toutes les larmes et la détresse de Marguerite. Le postillon ne voulut pas questionner davantage Mimi la mégère sur les circonstances qui lui avaient fait découvrir le décès de la fille du baron de Lamezac.
— Je... je suis navré Marguerite, je sais que tu étais très attachée à la demoiselle. Toutes mes condoléances.
Marguerite se moqua de sa bienveillance en plissant les lèvres et lui répondit des phrases que Mercure ne comprendraient jamais.
— Ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça... Il faut croire que j'ai le cœur trop dur à présent pour avoir le courage de m'opposer plus fermement... Il faut croire que ma lâcheté a emporté une amie pour toujours, dit-elle en se mordant les lèvres pour ne point s'effondrer devant lui. Qu'est-ce qu'une vive souffrance quand on vit dans un brouillard perpétuel... Qu'est-ce que le deuil quand on est prisonnier du silence et l'otage de ce qui ne se dit pas...
GLOSSAIRE :
(1) Le vieux en Occitan.
(2) Triturer en Occitan.