Chapitre 3
À 9h45, Carl et Martine se garaient sur le parking de la patte d'oie. Cette grande aire de stationnement en terre battue, située à la sortie de la ville, permet aux Mancuniens et aux Mancuniennes de s'y retrouver et de se regrouper pour limiter le nombre de voitures, lors des départs en week-end à la campagne. Derrière le volant de sa Chevrolet Impala bordeaux, petit bijou qui fait la fierté de son propriétaire, Carl s'amusait en jouant à parier sur la présence ou non des convives : “Dix contre un que Greg et Nora seront des nôtres ! Et vingt contre un que Fred n'y sera pas ! Quel associable, celui-là !”
Martine, assise à côté de lui sur le siège passager XXL, n'était pas vraiment d'humeur à jouer. Elle savait que l'ambiance du séjour dépendait de qui serait là ou pas et elle serrait les dents, ne répondant pas au petit jeu de son conjoint.
À 9h55, Fred fit son entrée sur le parking au volant de son Range Rover beige flambant neuf. Martine fut la première à l'apercevoir et elle soupira intérieurement, se demandant pourquoi il avait fait ce choix. Elle le maudit du regard et se dit que le week-end allait être long, très long. Faire semblant pendant une heure, cela lui semblait réalisable, mais, durant tout un week-end, cela lui parut insurmontable. Elle pensa à son amie et se dit qu'elle avait bien de la chance d'échapper à ce désastre à venir. Et elle comprit que s’il venait c'était forcément pour elle. Rien d'autre n'aurait pu le décider à accepter pareil proposition. Soudain, son compagnon s’écria non loin de ses oreilles :
“C'est Fred ! Génial, ma chérie, si je m'attendais ! Je n'en reviens pas qu'il soit venu. Le connaissant, je n'aurai pas cru. J'imagine que cela lui a fait plaisir de vous retrouver ! T'aurais dû prendre le pari, t'aurais gagné !”
Fred reconnut la voiture de Carl et se gara à côté. Ils descendirent tous les trois et se saluèrent. Martine fit bonne figure d’apprécier l'arrivée de Fred, et Fred fit bonne figure de ne pas voir Nora avec eux, tout en se disant qu'elle allait peut-être arriver. Il se dirigea vers son coffre, l'ouvrit et en sortit un grand panier en osier plein de denrées alimentaires accompagnées de quelques bouteilles. Carl était ravi. Il mit le panier dans son coffre en disant :
“Merci, Fred, j’espère que Greg et Nora ne vont pas tarder !”
Fred, surpris par ce qu'il venait d'entendre, demanda intrigué : “Greg ?
– Le compagnon de Nora. Ils ne sont pas mariés, mais c'est tout comme ! J’espère qu'ils vont venir. Tu vas voir, il est super sympa ! Il rit à toutes mes blagues. J'adore ce mec”, répondit Carl sur un ton enjoué.
Pendant que Carl déblatérait sur Greg, Fred regardait Martine et rien qu'à l'expression de son visage, il comprit de qui il parlait. C'était le Greg de la fac. La fatigue l'envahit de tout son être de manière si brutale, qu’il dut s’adosser sur l’arrière de la Chevrolet. Il se demanda quelle nouvelle déconcertante pourrait bien encore montrer le bout de son nez. Carl continua :
“Martine m’a dit que tu le connaissais ! Greg Husman, il est avec Nora depuis… ben depuis toujours en fait !”
Face au ton enjoué et naïf de Carl et au visage décomposé de Fred, Martine préféra rester silencieuse.
L’ancien compagnon de faculté chercha une excuse pour faire demi-tour et rentrer chez lui, mais, le temps de sa réflexion, il était déjà assis à l'arrière de la Chevrolet. Voyant 10h15 à sa montre, Carl décida de prendre la route, forcé de constater que Greg et Nora ne viendraient certainement pas. Du coup, Fred en fut soulagé. Il pensait qu'il avait eu assez d'émotions déplaisantes pour les dix prochaines années. Il se demanda ce qu'il allait bien pouvoir faire avec Carl et Martine durant le week-end. Il s'installa confortablement, sur le siège arrière et se concentra sur sa respiration. Le voyage fut tranquille, bercé par une cassette d'Eric Clapton, à discuter de banalités entrecoupées de quelques blagues bon enfant de son collègue.
2h00 plus tard, la Chevrolet se garait devant une magnifique maison en pierre et en bois située en bordure du lac Windermere*. Fred fut étonné par ce bien d’exception. Connaissant le salaire de Carl et les prix des biens immobiliers du coin, il y vit, immédiatement, une incompatibilité. La maison est merveilleusement bien placée, en bordure du lac, au bout d'un chemin de terre battue de plusieurs centaines de mètres, au beau milieu d'une belle et dense forêt. Faite d'un soubassement en pierre surmonté d'une façade en bois, la demeure se fond parfaitement dans son environnement naturel. Une plage de sable s'avance dans l'eau claire du lac par une pente douce. Et un ponton en T, suffisamment grand pour y installer deux fauteuils vient compléter ce paysage idyllique. Sous le soleil d'été, le coin est tout bonnement paradisiaque. Elle est parfaite pour un week-end ou des vacances en famille. Fred n'avait pas encore vu l'intérieur qu'il était déjà sous le charme. Si cette propriété était à vendre, il l’achèterait. Il se demanda comment Carl avait bien pu s'offrir cette perle rare et s'empressa de lui poser diplomatiquement la question.
Carl répondit tout simplement : “C'est grâce à Greg, c'est lui qui m'a prévenu avant que le bien soit sur le marché. Les propriétaires étaient pressés, et Greg s’est occupé de tout pour moi.”
L'heureux propriétaire ne donna pas plus d'explications et Fred aurait trouvé déplacé d'insister et de lui demander le prix, mais la réponse de son collègue ne le convainc pas. Un tel bien est carrément très rare et se vend très rapidement à un très bon prix. Il le jugea naïf, à moins qu'il ne soit plus riche qu'il ne le pensait et qu'il cachait bien son jeu. Il est vrai qu'à part connaître son salaire et son train de vie quotidien, il ne savait pas grand-chose de lui et de sa vie passée. Mais Fred ne pourrait en rester là et se jura d'éclaircir ce point, restant persuadé que seul un privilégié comme lui avait les moyens d'une telle propriété.
Mais pour l'instant, ils étaient en week-end et Fred souhaitait de tout cœur qu'il soit bon afin qu’il passe plus vite. Il décida donc de mettre sa curiosité de côté.
L’intérieur du lieu est simple, et décoré avec beaucoup de goût. Carl expliqua qu'il avait acquis le Chalet en l'état. Apparemment, chaque chose avait sa place et Fred trouva bizarre que les anciens propriétaires n'aient pas emporté, au moins, deux ou trois effets personnels. Il se dit que, décidément, cet endroit se révélait bien mystérieux. Il sourit et pensa que ces deux jours pourraient être bien intéressants, en fin de compte.
Le rez-de-chaussée se compose d'une grande pièce unique faisant office de salle à manger, salon et cuisine, puis d'une petite pièce servant de sellier et d’un WC. Un grand escalier en pierre, partant du salon, dessert l'étage où trois chambres, des toilettes et une salle de bain se partagent l'espace de manière harmonieuse. L’ambiance y est chaleureuse et accueillante. Les hôtes s'installèrent et Carl emmena Fred faire le tour de la propriété. L’arrière de la maison donne sur une terrasse en bois permettant d’accéder à la plage par quelques marches. Fred aperçut une jolie barque en bois amarrée en bout de ponton et s'imagina que c'était une invitation à une promenade conviviale et insolite. Carl lui expliqua que la forêt entourant la maison faisait partie de la propriété, ce dont Fred se doutait, mais ce qui confirma aussi encore plus ses doutes sur le prix du bien qui devait forcément être très très élevé.
Ce samedi matin, Nora aurait bien aimé faire la grasse matinée dans les bras de Greg, mais celui-ci avait une contrainte professionnelle de prévue depuis plusieurs semaines. Il partit tôt le matin pour Londres, où il devait retrouver un de ses collègues pour préparer leur dossier en vue d'une expertise le lundi. Nora passa sa journée à travailler sur son dossier en cours. Elle acceptait parfois plusieurs affaires en même temps, mais, depuis quelque temps, elle prenait conscience que cela ne pouvait pas durer éternellement, se sentant de plus en plus fatiguée. Son esprit étant en permanence occupé par les cas difficiles qu'elle défendait. Elle culpabilisait de ne pas avoir plus de temps pour ses amis, pour Greg et pour elle-même. À ce jour, elle n’avait plus qu'un dossier en cours qu'elle comptait bien gagner pour ensuite prendre un peu de repos.
Vers 21h00, elle s'accorda une pause, sortit des lasagnes industrielles du congélateur et enfourna le plat dans le micro-ondes. Elle regarda le plat tourner dans le four et se dit qu'elle aurait bien aimé les préparer elle-même. Elle s'imagina cueillir de belles et grosses tomates d'un jardin qui serait le sien et se mettre à cuisiner sur un plan de travail spacieux sans avoir à tenir compte du temps. Le minuteur du four sonna et la fit sursauter. Elle se servit un verre de Chinon et partit dans ses pensées. Elle pensa à Fred. Elle se demandait s'il était allé au Chalet. S'il était au courant pour elle et Greg. S'il regrettait tout le mal qui leur avait fait dans le passé et si le temps l'avait changé ou s'il était toujours aussi exaspérant, imbu de sa personne et enclin à faire le mal.
Elle dîna et s'endormit de fatigue, la tête sur ses dossiers.
Au Chalet, le trio dînait tranquillement. Carl et Martine cuisinaient ensemble un chicken pie et Fred leur servit un verre de Bordeaux. Ils discutèrent de banalités et Carl se demanda pourquoi ils ne parlaient pas de leur jeunesse, se remémorant des souvenirs plus cocasses les uns que les autres. Il remarqua même, des moments de gêne entre les deux anciens camarades. Puis, il se souvint que Martine lui avait dit que Fred et Greg ne s'entendaient pas et il se demanda si ce week-end était, en fin de compte, une bonne idée. Sa compagne alla se coucher tôt. Elle prenait plaisir à occuper leur chambre, s'allongeant sur la méridienne et se plongeant dans son roman.
Les deux hommes s'installèrent et restèrent longtemps sur le ponton, assis dans les fauteuils en bois de palette, en dégustant un bon bordeaux. Fred mourrait d'envie de lui infliger un véritable interrogatoire sur l'acquisition de cette maison, mais il se retint. Carl, lui, mourrait d'envie de lui infliger aussi un véritable interrogatoire sur son passé avec Martine, Nora et Greg. Il se contenta de lui demander ce qu'il pensait de Martine. Fred resta vague et répondit par des banalités passe-partout et propices à la situation. Contrairement à ce qu'il s'était imaginé, il passait une excellente soirée. Il découvrait, chez ce collègue pour qui il portait peu d'intérêt, un côté amical et se dit qu'il se sentait bien en sa présence. Il constata aussi qu'il aimait vraiment cet endroit et qu'il devait être plaisant de partager un lieu comme celui-ci avec une femme et des enfants. Nora fit irruption dans son esprit, ce qui le fit sourire intérieurement. Il décida d'arrêter là ses pensées romanesques qu'il finit par juger ridicules et se moqua de lui-même.
Le dimanche matin, Carl s'absenta pour aller chercher le bacon et le boudin chez le traiteur local. Au salon, Martine croisa Fred qui rentrait d'une balade sur la plage. Elle ne put se retenir et lança à Fred d'un ton désagréable :
“Qu'est-ce qu'il t'a pris d'accepter cette invitation ?”
Fred ne fut qu'à moitié surpris. Le ton déplaisant de Martine lui confirma qu'elle ne faisait que jouer la comédie depuis le début. Il répondit froidement, estimant qu’il n’avait pas de comptes à lui rendre : “Rien, je l'ai accepté, c'est tout.
– Tu voulais être avec Nora, c'est ça, hein ? continua Martine, menaçante.
– Laisse tomber Martine”, s'agaça Fred.
Ils marquèrent un moment de silence et il reprit :
“Tu ne m'as vraiment pas reconnu, vendredi, quand Carl nous a présentés la première fois ?
– Non, dit-elle comme une évidence. Et toi ?
– Je t'ai reconnu.
– Pourquoi ne pas l'avoir dit ?! T'es vraiment tordu comme mec !”
Fred ne prêta pas attention à sa remarque désobligeante et répondit d'une voix calme et tranquille : “Le passé m'est revenu et je me suis souvenu que vous ne m'aimiez pas … je ne savais pas comment réagir...
– Tu n'as pas changé Fred. Tout tourne toujours autour de toi", l'interrompit-elle d'une voix ferme et froide.
Fred ne releva pas, il se sentit blessé.
Carl réapparut, les bras chargés de provisions, et les deux anciens camarades ne laissèrent rien paraître. Ils passèrent la journée tranquillement, chacun montrant le meilleur de lui-même. Ils quittèrent le Chalet vers 16h00. Carl était ravi et eut l'impression de mieux connaître son collègue, d'avoir découvert chez lui des côtés plus conviviaux. Durant ces deux jours, il en a presque oublié que Fred est, généralement, jugé froid, désagréable et imbuvable par la plupart des salariés. Il se sentit bien et se félicita d’avoir vu en lui un être autre que l’image que ce dernier montre sur son lieu de travail. Il le déposa à son 4x4 vers 18h00 et repris sa route vers son appartement où il convia Martine à rester pour la nuit, ce qu'elle accepta.
Fred regagna ses luxueux 200 mètres carré, un peu mitigé sur son week-end. Partagé entre une amitié naissante avec Carl, et un sentiment confus pour Martine qui n'avait pas manqué d'être désagréable à la première occasion venue. Il se demandait s'il pourrait, à présent, continuer à côtoyer son collègue en dehors du travail si sa relation avec Martine persistait. Tout ce passé qui lui ressurgissait au visage depuis ces dernières 48h00 le perturbait. Et puis, maintenant qu'il savait Nora avec Greg, il ne pouvait plus s'autoriser à penser à elle. Il prit une douche et resta en caleçon pour la soirée. Il se servit un verre de vin et sortit du réfrigérateur un délicieux repas que lui avait cuisiné sa femme de ménage, qui, comme chaque fois, lui organisait toujours ses repas sur 2 jours. Il mit son four sur chaleur tournante et laissa son plat se réchauffer pendant qu'il se programmait un film pour la soirée. Il retrouvait sa tranquillité, ses habitudes. Il était heureux que tout cela soit derrière lui, se sentant prêt à démarrer une nouvelle semaine qu'il souhaitait routinière. Il se prépara son plateau-repas au salon et dégusta un délicieux shepherd’s Pie* en savourant un Saint-émilion tout en regardant “Vol au dessus d’un nid de coucou”.
À 6h30, le réveil sortit Fred de ses songes. Il se réveilla, dans le cirage, comme un lendemain de fête, et pensa que le week-end au lac l'avait sûrement plus fatigué qu'il ne l'avait imaginé. Il s'assit sur son lit et prit son temps pour enfiler ses pantoufles qui attendaient là, à leur emplacement habituel, que ses deux pieds y prennent place. Un pied devant l'autre, il quitta sa chambre en direction de la cuisine, se tenant la tête, un peu dans le coaltar.
Posant machinalement sa main gauche sur l'îlot central pour se soutenir, une vision d'horreur lui fit face et il tressaillit. Il se concentra pour savoir s'il était vraiment bien réveillé ou pas. Il avait du mal à comprendre ce qu'il se passait. Il s'approcha encore et, entre le plan de travail et l'îlot central, il découvrit Gorges, Georges Wagner. Son ami d'enfance était là, allongé sur le sol, baignant dans une mare de sang, un couteau dans la poitrine. Fred resta muet et figé, telle une statue de marbre, oubliant de respirer. Il se mit à suffoquer et vomit sur ses pantoufles blanches.
Pour revenir aux personnages, ils ne sont pas assez poussés : ils sont soit trop sérieux, soit trop naïfs, et pour le moment, j'ai personnellement du mal à m'y attacher. Bien que Fred, celui qui me semble être le personnage principal, soit dépeint comme un être abominable et parfaitement détestable : égoïste, froid, désinvolte (pas assez intéressé pour être un calculateur), et pourtant pas assez passif pour être résilient. Peut-être un peu jaloux sur les bords, aussi. Un personnage qui inspire quelque chose, c'est déjà ça.
Pour le reste, je m'attendais à des dynamiques relationnelles beaucoup plus intenses entre les personnages, et cette rupture de chapitre, qui me semble un peu sortie de nulle part et sans lien visible avec les chapitres précédents, ne m’enthousiasme pas beaucoup.
Cependant, je vais éviter de conclure maintenant et opter pour apprécier la suite comme il se doit.
A.B C
Mais bon, c'est votre texte, c'est votre œuvre, et je ne puis que vous souhaiter d'en faire bon usage.
Bonne continuation !