Quelques jours se sont écoulés depuis que j'ai posé sur le papier ce dernier passage. J'y avais travaillé la nuit entière, ne prenant de repos qu'à l'aube. Épuisée, il me fallut près d'une sizaine pour enfin trouver le courage de continuer cette tâche. Relisant ce matin ces pages à tête fraîche, j'ai été moins mécontente de mon ouvrage que la fois précédente. Cependant, il m'est venu à l'esprit un souvenir qui ne m'a pas quitté de tout le jour. Je me suis revue, jeune et fraîche, alors que je n'étais encore qu'une simple novice au monastère de Sainte-Esperance-Du-Lac. Une sœur patiente du nom de Brue, qui était, avec d'autres, chargée de notre éducation, m'avait un jour menée en une abbaye Abdone, afin de m'en montrer l'imprimerie, car il est important que l'on sache comment de telles choses sont faites. Saint Abdon, qui fonda l'ordre alors que régnait le roi Rodier, troisième du nom, avait réservé dans sa règle une place toute particulière aux moments de copie : il n’y a, dit il en ses enseignements, meilleur moyen pour rendre grâce aux Divins que de répandre leur parole. Les copistes de cet ordre ont été réputés pendant des siècles entiers et leurs bibliothèques sont connues pour être les plus complètes au monde. Ils envoyaient de part l'Androne des centaines d'ouvrages à qui en réclamait, des petits monastères isolés aux plus grandes cours seigneuriales. Dans nos propres collections, à Oultrebaie, les trois cinquièmes de nos ouvrages viennent ainsi de l'un ou l'autre des couvents Abdones, principalement celui de La Sainte-Table et de ceux de Jurienne et de Valchoix.
Dés lors, à l’apparition de l'imprimerie en notre royaume, il y a maintenant soixante et dix années, les Abdones furent les premiers à l'employer. Avant même que l'Abbassauté ne puisse se prononcer sur cette nouveauté, ils installèrent dans leurs monastères des machines et utilisèrent le papier en grande quantité plutôt que le coûteux parchemin. Malgré de nombreuses controverses, notamment contre l'ordre Asterien qui les accusa d'hérésie, l'efficacité de leurs libelles contre les écrits orduriers des livristes se fit remarquer. Ils peuvent en quelques jours rédiger et imprimer des centaines de pages et les distribuer dans les villes, répondant ainsi aux injures et mensonges des hérétiques. C'est pourquoi l'Abbasse Grisolde IV les autorisa à conserver leurs imprimeries. Les abdones ont même aujourd'hui le privilège abbassial de la copie des deux Livres Sacrés.
Ainsi, donc, je me trouvais en une de leurs abbaye, et l'on me fit voir l'imprimerie. Elle était sise dans l'ancien scriptorium, comme il est de coutume. On m'expliqua en quelques mots le fonctionnement de l'inquiétant appareil, puis on me montra l'ouvrage qui était en train d'être pressé. Il s'agissait d'un vieux manuscrit, sans doute de l'époque de la royauté des Metildins, il y a de cela plus de cinq siècles. Il était rédigé en tolvien ancien, et mon instructrice me demanda comme exercice d'en préparer une traduction pour le lendemain, car nous passions la nuit en ces murs. Le texte était d'un clerc séculier qui avait accompagné une seigneuresse en une campagne menée contre un noble voisin pour une question de Decuissa.
Malgré mes connaissances en droit canon, je ne sus dire ce que recouvrait ce terme, à peine compris-je qu'il s'agissait d'un droit nobiliaire, et je ne saurais pas plus le dire à ce jour. Il était employé tout au long du manuscrit, ce qui me causa de grands tourments. Le tolvien laborieux, l'écriture indéchiffrables et le manque de lumière ne m'aidaient pas dans ma traduction, mais ce qui était le pis c'était de ne point entendre le sens des mots que je lisais. Car il y en avait d'autres, Ascormete, Hordjan, Felver, bien des termes m'étaient inconnus et jamais l'auteur n’éclaircissait ce qui à lui devait paraître lumineux. Point n'éprouve-je le besoin, en ce texte, d'expliquer ce qu'est une chèvre ou bien une épée, car ce sont des objets qui me sont quotidiens, et sans doute devait-il, ce brave clerc, ne point imaginer qu'il serait un jour malaisé de le comprendre, pas plus que je n'imagine qu'on ne puisse plus m'entendre quand je parle de mon cheval.
Ainsi, relisant mon texte, je me suis revue dans cette cellule minuscule, assise sur un tabouret, face à une petite table, à la lueur d'une chandelle, penchée sur ma traduction pendant que Sœur Brue ronflait sur une des paillasses de la chambrette. Ce souvenir me frappa avec une force telle que j'en eus les larmes aux yeux. Mais plus encore, je me suis demandé si ce manuscrit que tu lis, lectrice, lecteur, en ce moment même, souffre de pareil défaut. Vivrais-tu, Sœur, Frère, un ou deux siècles après mon trépas ? À supposer que le monde existe encore et n'ait pas été détruit par le feu démoniaque de l'ultime bataille, les termes que j’emploie sont-ils encore intelligible ? Or si mon dessein est avant tout de conter mes erreurs pour garder ceux et celles qui me lisent d'un grand péril, il m'est insupportable de penser que l'on puisse un jour ne plus me comprendre.
Cette question me tiendra éveillée la nuit entière, j'en suis certaine. Ainsi il me vaut mieux la passer à continuer ce récit plutôt qu'à me tourner et me retourner en ma couche sans trouver le sommeil. Et je te fais le serment, lectrice, lecteur, que je vais tenter du mieux que je peux d'éclaircir ce que tu pourrais ne point saisir.
*
Ce n'est que deux décans après être arrivées dans le village que nous pûmes enfin emprunter le Pas-Loreine et poursuivre notre route. La midi était passée depuis longtemps et nous savions qu'il ne nous restait que peu de temps pour voyager avant la tombée de la nuit. Nous connaissions cependant, à moins de cinq de lieues de là, un bourg possédant un temple dans la sacristie duquel nous avions bon espoir de pouvoir passer la nuit. Les sœurs sergentes nous regardaient avec étonnement, Damiette et moi-même, mais n'osaient nous interroger sur la présence dans notre troupe de Hotz.
Ma sœur avait en effet décidé, avec mon accord, de présenter au bourgmestre et au butor la situation de telle façon : il y avait eu mort d'Antiquès, ce qui habituellement est du ressort de l'Abbassauté, puisque ceux-ci bénéficient depuis Pradare XII de la protection du Haut Siège, et surtout de ses vicaires, les envoyés de l'Abbas. Ce sont ceux-là qui, en cas de plainte dans une affaire judiciaire impliquant un ou plusieurs Antiquès, en plaignant ou en accusé, ont tout pouvoir de juge, avant même les institutions nobiliaires ou religieuses de l'endroit où la plainte a été portée. Seulement, les vicaires sont peu nombreux, car par leur bouche parle l'Abbassauté elle-même, et souvent le Père ou la Mère Suprême rechignent à remettre un tel pouvoir à un tiers. Ainsi, la justice dans ces affaires prend du temps, coûte cher, car le déplacement du ou de la vicaire est pris en charge par le plaignant, et le résultat est très difficilement prédictible en avance, et dépend beaucoup de la personne qui est désignée pour cette affaire. Certains vicaires sont connus pour leur intransigeance envers toute forme de violence contre centaures et faunes, tandis que d'autres se voient comme les défenseurs de l'Humanité et ne sont pas loin de partager la haine des livristes pour nos cousins à sabots. Ainsi, le Bourgmestre et Hotz pouvaient perdre chacun beaucoup de temps et d'argent à faire intervenir l'Abbassauté sans pour autant être par avance sûr de l'issue de la procédure. Damiette proposa donc que la Commanderie d'Oultrebaie, en tant que seigneur de la région, fasse fonction de juge au travers des envoyés de la Mère Commanderesse que nous étions, elle et moi. Cela n'était certes pas tout à fait régulier, mais même si ce jugement parvenait aux oreilles de l'Abbas lui-même, cette affaire n'avait point assez d'importance pour qu'il juge nécessaire d'envoyer un ou une de ses vicaires, ou même songer à nous châtier. Ma sœur insista cependant bien sur le fait que, dès que les deux parties auraient accepté notre conciliation, il ne serait plus possible d'y revenir et qu'elles devraient respecter notre décision. Il leur fût demandé de prêter serment sur le sanctuaire de Dieu au cœur du temple, en présence de la curesse.
Cela fait, nous nous retirâmes pour délibérer. Après avoir rapidement interrogé Réaut, le pauvre garçon à peine pubère qui avait tiré le coup de feu, qui, tremblant et au bord de l'effondrement, ne nous en appris guère plus, nous rendîmes notre verdict. Réaut ne seraient pas inquiété outre mesure : il ne s'agissait là que d'un cas de défense de l'ordre et le jeune sergent de ville n'avait fait que son devoir. Le centaure du nom d'Oplé menaçait la vie de certains habitants de la ville, ce que ne niait pas Hotz, et, alors qu'il refusait d'entendre raison, le tuer était la seule solution. Cependant, tout comme il est normal d'abattre une bête rendue furieuse par une blessure et qui menace la vie d’innocents, il est aussi normal que soit punie la personne responsable de la blessure, Pas-Loreine devait être punie pour le comportement injurieux et irréfléchi de ses habitants et habitantes envers le centaure. De plus, certaines des insultes proférées, que le bourgmestre ne contestait pas non plus, portant sur la nature diabolique des Antiquès, frôlaient de trop près l'hérésie pour ne pas être châtiées. Ainsi, il fut décidé que, pour avoir provoqué la mort d'une créature pensante, Réaut devrait se confesser et, dans les deux ans, effectuer un pèlerinage de contrition dans au moins deux temples reliquaires, l'un dedié à Déesse et l'autre à Dieu, à charge pour la curesse de surveiller l'application de cette peine.
A l'annonce de cette sentence, bien légère il faut le dire, Maître Roué comme le pauvre garçon furent bien soulagés : la région regorge en effet de chapelles et de temples abritant quelque relique et servant de lieu de pèlerinage à la population. En une demi-journée de temps il pourrait en avoir terminé. Le village quant à lui devrait verser une amende de cinq livres dolnoises ou deux gros-écus à la commanderie d'Oultrebaie, dont la moitié serait donnée à Hotz en matière de dédommagement. Cela ne plut réellement ni à Roué, qui espérait moins et rechignait à payer le soldat, ni au mercenaire, qui avait du mal à voir sa tristesse mise à prix, ou qui l'estimait plus chère, mais cela nous conforta dans notre opinion que cette solution était la bonne. Nous ordonnâmes aussi que la dépouille fût mis en terre, aux frais de la ville, suivant les rites fidestes. Nous insistâmes sur le fait que nous ou nos sœurs repasserions nous aviser de la chose et que si la tombe était alors désacralisée, profanée par je ne sais quel charognard avide de s'emparer des sabots du centaure, de ses yeux, de son sexe ou autre partie de son corps qui se vend à bon prix à des nécromants, devineresses, sorciers ou enchanteresses pour leurs sombres rituels, la faute en incomberait personnellement à maître Roué en tant que bourgmestre. Enfin, les possessions du défunt seraient remises à Hotz qui devrait cependant payer à la commune la taxe sur les successions. Cela fut arrangé suite à une courte négociation : il prit pour lui les vêtements et la bourse de son ami ainsi qu'un pendentif sans valeur, en matière de souvenir. Les armes et la cuirasse du soldat, trop lourdes pour être facilement emportées, revinrent en paiement à la ville qui pourrait en disposer comme elle l'entendrait.
Les choses ainsi jugées, nous nous apprêtâmes à repartir enfin quand nous fûmes pris à parti par Hotz qui, l'air mécontent, nous demanda ce qu'il devait faire à présent : seul il aurait beaucoup plus de mal à se faire embaucher et sa part de l'amende ne suffirait pas à rejoindre son pays. C'est alors que je me souvins que Damiette m'avait fait part de sa volonté de trouver un guide pour rejoindre Ôrmenau au partir de Girant. Si elle même ainsi que Léanon connaissaient la route, pour s'y être déjà rendues, elle espérait prendre des chemins détournés et non les grandes voies, car nous escorterions alors un prisonnier que des partisans chercheraient sans doute à délivrer, et il fallait s'attendre à des embuscades. Je demandais à Hotz s'il connaissait de tels chemins. Il me dit qu'après presque deux années à sillonner notre pays, il pouvait nous y mener les yeux bandés. Nous ne lui en demandions point tant et après en avoir discuté rapidement, ma sœur et moi, nous l'embauchâmes pour qu'il nous mène jusque là, soldé trois sols les deux jours, plus une prime de cinq sols en cas de combat.
La fin de la journée ne fut guère agréable car nous chevauchâmes à une allure soutenue afin d'arriver avant le crépuscule. Si la nuit est le domaine des divins et des dévots, elle n'est point favorable aux voyageurs. Par bonheur, nous atteignîmes le bourg, nommé Saint-Tébin, alors que les dernières lumières du soleil coloraient le ciel de pourpre. Les deux lunes étaient visibles ce soir là, et cela m'émut. J'étais épuisée par cette journée et ne désirais rien d'autre que prier, enfin, et dormir.
Le temple de Saint-Tébin, géminé, est à la fois dédié à Dieu et à Déesse, mais, malgré sa nef double, il est tout aussi modeste que celui de Pas-Loreine. Nous ne frappâmes point à sa porte, le bâtiment étant certainement vide en ce décan, mais nous en fîmes le tour pour trouver le presbytère, accolée à l'édifice, où logeaient les prêtres qui officiaient conjointement et qui, comme de coutume, étaient mariés. Ils nous accueillirent avec chaleur, et si ils furent surpris de voir deux sœurs sanctuaristes, deux sergentes et un butor armés comme en campagne, ils ne le laissèrent point paraître. L'un d'eux nous invita à nous asseoir dans la petite pièce à vivre, guère riche mais propre et bien tenue, pendant que son époux menait nos montures dans une écurie voisine, puis ils nous offrirent pour souper du pain, du fromage, un potage aux légumes et au lard salé, et même des olives, et ouvrirent pour nous une bouteille de vin rouge à laquelle nous bûmes tour à tour, à même le goulot. Puis ils nous menèrent dans la sacristie, qui communiquait avec le corps du temple par une petite porte, où nous allions passer la nuit et dont le sol, recouvert d'un plancher, était moins froid que la terre nue et les dalles de pierres des deux nefs. En campagne ou en mission, les sanctuaristes sont dispensés d'assister aux cinq temps de l'office perpétuel. Cependant, avant de dormir, nous nous agenouillâmes toutes devant le sanctuaire de Déesse et Damiette d'abord puis moi même récitâmes à haute voix quelques prières. Puis nous entonnâmes le Mulier Fortis, un chant de notre ordre que j'apprécie grandement. Pendant celui-ci, j’aperçus du coin de l’œil Hotz nous observer depuis l'embrasure de la porte menant vers la sacristie, et se signer lorsque les derniers échos de notre mélopée résonnants sous les voûtes laissèrent place à un silence révérencieux. Nous priâmes toutes dans le secret de nos âmes pendant un temps encore puis nous allâmes dormir, enroulées dans nos manteaux. Le lendemain, nous partîmes de bon matin, afin de rattraper le temps perdu à Pas-Loreine.
Le reste du trajet, de trois jours et trois nuits, se déroula de même. Deux soirs de suite, nous trouvâmes un temple dans lequel passer la nuit. Le troisième, nous sachant proche de la ville, Damiette voulu pousser nos chevaux afin d'y arriver avant la tombée du jour, à la date initialement prévue. Malheureusement, nous fûmes surprises par l'obscurité et nous dûmes nous arrêter dans une de ces auberges de voyageurs qui existent le long des routes. Le prix de cinq lits dans le dortoir contribua à rendre ma pauvre sœur, déjà inquiète du retard que l'on avait prit, encore plus sombre. Je pensais en moi-même qu'une simple nuit de retard, puisque nous entrerions le lendemain matin à Girant, n'étais pas de grande importance, mais ainsi que nous l'apprend le Livre des Exemples, il faut aimer chacun avec ses imperfections, car seuls Déesse et Dieu sont parfaits dans leur bonté et seul le Démon est parfait dans la malignité ; or je savais que Damiette est de ces gens qui abominent l'imprévu, et pour qui la vie monastique, avec ses temps de prière, de travail et de repos tous ordonnés et similaires de jour en jour, est un refuge bienfaisant au milieu d'un siècle en perpétuel mouvement.
Ainsi donc, moins d'un décan après notre départ matinal de l'auberge, nous arrivâmes en vue de Girant. Pour que tu puisses, lectrice, lecteur, te représenter l'organisation de la ville et l'importance du Conseil de celle-ci, il me faut prendre quelques instant pour t'en faire le portrait. Girant est une ville moyenne, cerclée de murailles que d'aucuns disent dater de la conquête de Pont-Aulce par les Flavées, le Couple Consulaire qui mena les troupes Tolviennes jusqu'aux confins du monde. Celles-ci sont de hauts murs d'une pierre rouge veinée de blanc. Elle restent, malgré les siècles, imposantes mais sont cependant à certains endroits tellement délabrées qu'il s'en faudrait de peu pour qu'elles ne s'effondrent. Cependant, ce n'est point par la taille ou par la force de ses défenses que Girant est puissante, mais bien par le commerce. En effet, la ville se trouve, par le fait de la grande bienveillance des divins à son égard, au confluent de deux grandes routes de commerce. Cela me fût expliqué un jour par une marchande, que je considère comme mon amie et que je présenterai plus en avant dans mon récit car elle y aura son rôle à y jouer. Elle me dit ainsi que les marchandises qui traversent notre royaume de nord en sud passent toutes par Girant : de Mætzel viennent des bijoux, des tissus, des œuvres d'art et des armes à feu, envoyées en Ôrmenau ou en Caronie, et d'Aldis la laine et l'acier dont les artisans du sud ont grand besoin, ainsi que de l'ambre, des fourrures et du salpetre. Et du levant vers l'occident, la route de Corsonne à Von traverse elle aussi Girant. Une grande partie du vin de Corsonne, que je goûte peu pour ce qu'il est plus sec et moins sucré que le nôtre, dans le Roussaille, est fortement apprécié dans toute l'Androne. Ainsi donc, deux fois l'an, lors des deux grandes foires de Von, il s'en vend des barriques par centaines, qui ensuite voyagent dans tout le royaume et au delà. Tout cela passe par Girant où de nombreux négociants en vins, tissus, pierres rares ou même armes et acier ont fait fortune. De ce fait, ces dernières années, deux grandes familles de banquiers caroniens, les De Deulis et les Tifini y ont ouvert un comptoir, voyant, m’expliqua encore mon amie, affluer des richesses de la péninsule. La taille des faubourgs de la ville, que nous avions presque atteins la veille au soir était un signe frappant de cette prospérité.
Nous pénétrâmes dans la ville par la porte dite du Crèvecoeur, entre le sud et l'est. Celle-ci n'est point sur l'une des deux grandes routes traversant la ville, l'une du sud vers le nord, l'autre de l'est vers l'ouest, elle est donc de petite taille et ne permet pas le passage des chariots. Cela nous convenait parfaitement car nous ne restâmes ainsi pas immobilisées derrière la file des marchands devant payer l'octroi, et cela nous garantit une plus grande tranquillité. Les archers municipaux gardant l'entrée de la ville nous laissèrent passer sans difficultés quand ils virent nos habits, et celle qui était de toute évidence leur cheffe nous proposa même de nous faire guider jusqu'à notre destination, à quoi Sœur Damiette répondit qu'étant déjà venue, elle connaissait le chemin. Je ne pouvais pour mon compte point en dire autant. La richesse, la grouillante activité de la cité me surprirent. Le quartier que nous traversâmes d'abord devait être pauvre, au regard de ceux que nous vîmes ensuite, mais il n'était pas plein de taudis comme en tant d'autres villes. Les maisons étaient bien tenues, certaines arborant même des carreaux en verre aux fenêtres, ou un rez-de-sol maçonné. Les rues étaient étroites mais un égout, qu'Hotz me dit remonter aux Tolviens, les gardait propre. Je m’extasiais devant cette merveille, et m'interrogeai à voix haute sur les raisons pour lesquelles l'on en voyait pas dans d'autres cités, dont les rues sont constamment couvertes d'excréments, de déchets et de boues fétides quand Léanon m'expliqua que l'entreprise d'un tel chantier se monterait à des milliers de livres, sinon plus ; que, de toutes manières, l'on avait perdu de notre temps les secrets de constructions de tels édifices que seuls les Tolviens, avec leur païenne magie, pouvaient bâtir ; que l'entretien de ces tunnels par le conseil de ville s'élevait à de véritables fortunes et était un terrain de discorde fréquent entre conseillers des divers partis ; qu'enfin, toutes les villes n'avaient pas un sol et une disposition naturelle si bien portés à l'édification de ces égouts que Girant, avec sa terre ferme, aisée à creuser et à étayer, et la légère inclinaison de son terrain vers le fleuve. Quand je m'extasiai des connaissances de la sergente en ces matières, elle me rappela qu'elle était autrefois sapeure dans une troupe d'épées louées, et qu'à la commanderie, où elle avait accès à des ouvrages sur l'art militaire, elle était encore considérée comme experte en la matière. La Mère Commanderesse recourait d'ailleurs souvent à ses lumières, parfois lui demandant, en une sorte de jeu d'intelligence, comment elle envisagerait le siège de telle ou telle place forte, d'autres fois pour discuter avec elle de la qualité de la poudre entreposée en nos réserves.
Sur ces causeries, nous arrivâmes en un coin plus riche de la ville, où les maisons sont bâties d'une pierre d'un blanc immaculé et couvertes de tuiles, si différentes de nos ardoises ou notre chaume habituelle en la région, en une orgueilleuse et quelque peu vaine copie des habitations septentrionales, ce qui donne à ce quartier son nom de Petite Caronie. Certains bâtiments, que les bourgeois et bourgeoises nomment avec prétention palazzo, à la façon Caronienne, sont de vrais ravissements. Les hautes fenêtres aux grands carreaux de verre aussi transparents que du cristal sont encadrées de fines colonnes torsadées et surmontées de chapiteaux travaillés. Des visages de pierres sortants des murs, certains criants de vérités, d'autres aux traits grotesques de satyres, dévisagent les passants. Des corps presque nus d'hommes et de femmes, musclés et délicats, soutiennent les lourds linteaux des portes d'entrés. Des frises sculptées et peintes courent parfois même tout le long du palais. Si, comme il me semble bien, certains de ces palazzo font ridiculement étalage de leur richesse en une vivante démonstration de l'arrogance du commanditaire, il faut reconnaître que d'autres sont un canon d'élégance et de finesse. Je ne peux, lectrice, lecteur, que t'encourager à aller par toi-même observer ces merveilles si d'aventure tu te trouves en cette région. Cependant, je ne pus alors apprécier toute la beauté qui m'entourait. La ville, bien que grouillante de monde, semblait aller au pas, comme entravée par d'invisibles chaînes. Les citadins et citadines parlaient à voix basse et plusieurs fois, chemin faisant, je surpris des regards en coin. Malgré la fraîcheur de l'air, le temps semblait lourd, comme annonciateur d'un orage d'été. Il me sembla bien que je ne fus pas la seule à remarque ceci, car bien qu'elle parlât beaucoup, Léanon semblait préoccupée et Hotz ne pouvait s'empêcher de regarder souvent derrière son épaule, comme s'il s'attendait à se faire attaquer par surprise.
Cheminant ainsi, nous débouchâmes sur la place de la Maison de Ville. Le bâtiment est, en comparaison des demeures qui l'entourent par ailleurs décevant. C'est une longue construction ancienne, toute de vienite, cette pierre rouge et blanche que l'on trouve en grande quantité dans la région, assez basse, presque écrasée par l'élancement des maisons bourgeoises qui l'entourent. Il ressemble pour ainsi dire plus à un fort de garnison qu'à un bâtiment où s'assemble le conseil d'une telle ville pour y faire la loi ou rendre la justice. Nous pénétrâmes ensemble dans la cour de la maison de ville, où nous livrâmes nos montures à une jeune palfrenière, et nous nous annonçâmes à un clerc qui transportait difficilement une pile de lourds livres, lui demandant d'avertir Maîtresse Heline de notre présence. Puis nous attendîmes.
Alors que nous autres sanctuaristes devisions à mi-voix de choses et d'autres, j'avisais du coin de l’œil Hotz. Celui-ci semblait encore plus mal à l'aise que tantôt, faisant les cent-pas dans la petite cour, jetant des regards nerveux sur notre groupe et sur l'huis où s'était engouffré le clerc comme s'il redoutait ce qui pouvait en surgir. Cela ne m’étonnait pas : pendant tout le temps de notre voyage, il avait maintenu une distance prudente entre lui et nous autres, ne sachant sans doute comment se comporter en telle compagnie. Il ne savait ainsi que de façon très lacunaire ce que nous venions faire en ce lieu et redoutait l'inconnu. Par ailleurs, aucune de nous n'avions fait l'effort de lui faire connaître la finalité de ce voyage car, si nous restions courtoises, une certaine méfiance était de mise. Nous avions un soir, alors qu'Hotz était parti uriner, échangé rapidement nos avis sur l’éventualité qu'il fût un hérétique – car l'on sait bien que la contagion livriste a particulièrement touché les États de Mætzel, certains princes, certaines princesses même ont publiquement prêté allégeance à la prétendue « Foi Élucidée » et font de grands massacres de fidestes en leurs terres. Le retour du butor nous empêcha alors de discuter plus en avant de ce qu'il eût convenu de faire en ce cas, mais nous n'avions point perdu cela de la mémoire. Cependant, alors que les livristes refusent le culte des saints et des saintes, et les tiennent pour des idoles détournant les prières des Divins, je fus rassurée de plusieurs fois voir le jeune mercennaire se signer après des chants que nous entonnions à leur gloire.
Après une courte attente, la porte qu'Hotz scrutait avec tant d'attention s'ouvrit à la volée et une femme en sortit à la hâte. C'était une grande bourgeoise au visage harmonieux quoique ridé, et dont la vêture était faite de tissus d'une facture qui aurait fait crever d'envie beaucoup de nobles d'Ôrmenau. Il s'agissait d'une robe, comme les notables en portent, d'une superbe soie verte et rouge doublée de velours, le tout brodé de fils d'argent et d'or, et avec un col de fourrure tel qu'il eut semblé que nous avions affaire à une officière royale. Nous étions de toute évidence face à Maîtresse Heline, drapière de son état, et première conseillère de la ville. Ses cheveux grisonnants étaient remontés en chignon, dissimulés sous une toque molle du même ton que ses habits.
Elle se dirigea d'un pas rapide vers nous et fit une courte révérence, plus qu'il n'en fallait pour saluer deux pauvres sœurs moniales mais moins que d'usage devant deux nobles, comme si elle n'était point assurée de notre statut exact, puis salua d'un court mouvement de tête les sœurs sergentes. Avisant Hotz, elle eu un bref instant d'hésitation, mais reporta son attention sur Damiette et moi-même.
- Sœurs sanctuaristes, soyez les bienvenues dans notre ville. J'ai donné l'ordre de vous préparer à manger en attendant le dîner, voulez-vous bien me suivre ? Nous la remerciâmes et pénétrâmes enfin dans la maison de ville.
L'entrée qu'elle nous fit emprunter n'était point la principale et ne menait donc pas dans la salle-aux-voûtes, où se tiennent les conseils de ville, mais en un couloir attenant, desservant différentes pièces du bâtiment.
Nous suivîmes la principale conseillère jusqu'à une petite pièce aux murs boisés qui comprenait une table de travail croulant sous divers papiers, deux lutrins de scribe, plusieurs chaises et tabourets et une grande table sur tréteaux où avaient été déposés de la nourriture et des boissons. Il y avait là du pain, un pâté de brochet, des œufs bouillis et du fromage, ainsi que du vin blanc et une riche carafe en verre pleine d'un vin rouge comme le rubis. Nous nous installâmes autour de la table et, après avoir prononcé une courte prière de remerciement, nous attaquâmes la collation. Cependant, je ne perdais pas de vue Maîtresse Héline, qui parlait de sujets sans intérêt avec Sœur Damiette, comme le temps qu'il faisait ou les conditions de notre voyage, mais qui semblait agitée, comme si elle ne savait point comment aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
Pour la soulager enfin, je posai la question dont j'étais sûr qu'elle la délivrerait d'un poids :
- Maîtresse Héline, quand pourrons nous voir votre noble captif ?
A ma grande surprise, elle sembla encore plus accablée après que je l'ai interrogée de la sorte. Elle nous regarda avec angoisse, prit une inspiration et lâcha enfin d'une traite :
- Malheureusement, mes sœurs, le Baron de Savançon est mort voilà une sizaine.
Un bruit sec et claquant retentit. De surprise et de colère, Damiette avait repoussé sa chaise, qui avait versé en arrière, et se tenait à présent debout, la main crispée sur le gobelet qu'elle avait reposée si violemment qu'une grande partie du vin s'était répandu sur sa main nue et sur la nappe.
- Mort ? Comment ça mort ?
Jamais depuis que je la connaissais ne l'avais-je vu ainsi fulminer.
- Vous deviez le garder en vie ! Nous avons pour ordre de l'emmener jusqu'à son Altesse Royale pour qu'il puisse être jugé !
Maîtresse Héline se tordait les mains de peur et de douleur face à la sanctuariste en furie. Elle tentait vainement de répondre mais ma sœur d'ordinaire si tempérée ne lui en laissait point le temps, l'accablant de reproches, et il semblait bien qu'aucun mot, qu'aucune justification n’eût pu apaiser son courroux.
- Sœur, je vous en prie, réussit à glisser la drapière après plusieurs essais infructueux, laissez-moi vous expliquer ! Ce n'est point dû à un manquement de notre fait, mais à un malheureux coup du sort, croyez moi, ma Sœur, je vous en conjure !
- Expliquez-vous, ordonnai-je d'un ton froid. Comment un prisonnier, un gentilhomme, confié à votre garde peut-il trouver la mort sans que ce ne soit une faute de votre part, alors même que Sa Majesté la Reine vous a fait la demande de préserver sa vie et sa santé ?
- L'hiver a été rude, mes sœurs, et cette Maison de Ville n'a point été pensée pour garder des captifs. Le Baron était enfermé dans une des caves sous le bâtiment, et de nombreuses fois s'est-il plaint qu'elle était froide et humide. Il souhaitait que nous le déménagions dans une des salles de l'étage, mais cela nous était impossible : aucune d'entre elle n'est dotée de barreaux aux fenêtres et il eut pu appeler à l'aide ou même s'échapper par celles-ci. Quant aux pièces du rez-de-sol, comme celle-là même, elles voient bien trop de passage pour que la nouvelle d'un prisonnier y demeurant ne reste secrète. Nous l'avons donc laissé en son caveau l'hiver durant, lui fournissant couvertures, lourds vêtements et vin chaud. Mais il y a de cela quelques sizaines, il fût pris par une affliction à la poitrine qui ne le quitta plus. Il commença par cracher des glaires, puis du sang. Nous prîmes sur nous de faire venir une médecin fidèle à nos intérêts, mais elle ne put malheureusement rien faire d'autre que lui prescrire des infusions de plantes et des saignées, qui, je le crains, ne firent que l'affaiblir davantage, et il rendit l'âme il y a maintenant six jours de cela, après avoir refusé toute confession. Je jure, mes sœurs, sur tous les saints que je prie, que cela est la vérité.
Comme si ce singulier serment avait vidé en elle les dernières forces qui lui restaient, la conseillère s'effondra sur une des chaises, tremblante encore de sa longue tirade. Un lourd silence s'en suivit, pendant lequel Damiette et moi nous entre-regardions, sans trop savoir comment agir. Pendant ce temps, la douce sergente Régina avait apporté à maîtresse Héline un gobelet de vin, dont elle s'était emparée avec reconnaissance et qu'elle avait vidé d'une traite.
- Pouvons-nous voir le corps ? lui demandai-je quand je jugeai que ses joues pâles avaient repris suffisamment de couleur.
- Bien entendu mes sœurs. Je pensais bien que vous voudriez le voir et je l'ai donc fait laver au vinaigre pour le protéger de la putréfaction. Je vais vous guider.
Elle se leva, arrangea un peu sa robe et son col de fourrure, poussa un lourd soupir, redressa la tête comme si elle ne voulait montrer aucun signe de faiblesse, et nous invita à la suivre. Nous réempruntâmes le couloir jusqu'à une enfilade de pièces où clercs et scribes travaillaient dans un silence brisé seulement par le grattement des plumes sur le papier ou les raclement de gorge de l'une ou l'autre des commis, puis nous pénétrâmes dans une petite souillarde sombre et froide que Maîtresse Héline déverrouilla d'une clé tirée d'un gros trousseau pendant à sa ceinture. Il s'agissait sans aucun doute d'une ancienne cuisine à présent affectée à la réserve de divers objets et provisions. Une odeur forte de vinaigre et de viande faisandée nous y surprit. Dans un coin, reposait sur une planche ce qui semblait être un corps drapé d'une nappe sale.
- Le voilà, dit simplement Maitresse Héline en tendant le doigt, puis reculant d'un pas, elle se plaça juste à côté de l'huis par lequel nous étions entrées.
Quand il fût évident qu'elle ne s'approcherait guère plus du corps, la Sergente Régina s'accroupit devant la forme, et dévoila la dépouille. Bien que la salle fut sombre et que je distinguais bien mal les détails, je fus frappée par la richesse de la vêture du baron, mais aussi par son âge : on me l'avait présenté dans sa jeunesse, pourtant c'était un homme presque mûr qui était étendu là. Les épreuves et la maladie avaient dû le vieillir précocement. Son visage était figé en un masque de souffrance, ridé, anxieux, comme si la mort n'avait pas été une délivrance mais plutôt – ce qui me sembla justice pour un hérétique – une punition terrible. Il était par ailleurs marqué par la vérole ou quelqu'autre maladie honteuse, et ses cheveux qui commençaient à grisonner étaient clairsemés en un début de calvitie sur le sommet de son crâne. Après un temps de silence pendant lequel je murmurai une prière implorant la miséricorde de Dieu pour cette pauvre âme égarée par les tromperies livristes, maîtresse Héline, d'une voix encore troublée, nous demanda si nous en avions assez vu. Régina, encore accroupie près du corps sans vie, hésita un instant, coula un regard rapide à Sœur Damiette, puis recouvrit le cadavre et nous émergeâmes enfin.
Par la suite, nous devisâmes un temps encore avec la conseillère, réclamant des précisions sur la mort du Baron et sur la façon dont elle allait à présent disposer de sa dépouille, et nous prîmes congé pour rejoindre la demeure qui nous avait été attribuée durant notre nuit sur place, celle d'un conseiller de la ville qui s'en était absenté. Après le dîner, que nous passâmes dans un silence amer, le couple de domestique qui nous servait apportèrent une bouteille de vin cuit et quelques verres et se retirèrent. J'étais encore assise à la table, face à Hotz, tandis que les deux sergentes s'étaient approchées de la fenêtre qu'elles avaient entrouverte, profitant de la douceur du jour. Sœur Damiette, quant à elle, se tenait face à l’âtre, en silence, le regard gravement plongé dans les braises mourantes du foyer.
Elle prit soudain la parole :
- Mes sœurs, nous voilà bien mises ! Le baron mort, notre présence ici est inutile, et ce voyage n'aura été qu'une perte de temps. Je sais bien que cela n'est guère de notre fait mais je ne peux m'empêcher de ressentir une douloureuse acrimonie, et j'espère que Sa Majesté la Reine, le Maréchal d'Aubiac ou notre très aimée Commanderesse ne me tiendront pas rigueur de cet échec. Nous partirons demain à l'aube. Hotz, quant à vous, nous allons vous solder et...
- Ma sœur, pardonnez-moi...
Il était tellement inhabituel pour la timorée Sergente Régina d'interrompre quiconque que, de surprise, Damiette se tut. Bien qu'elle ait, sa vie durant, combattu dans toute l'Andrône, ayant même été membre, il y a cinq an de ça, d'une des troupes de notre ordre parti combattre les païennes invasions Rêmes, loin à l'ouest, cette chère Régina reste la plus humble et la plus douce des créatures. De six ou sept années mon aînée, et bien que nous nous connaissions depuis mon arrivée à la commanderie, elle agit envers moi, comme si j'étais sa préceptrice, baissant les yeux et rougissant quand je l’entretiens. Et pourtant, en pleine bataille, je ne voudrais personne d'autre à mes côtés : à pied, il n'y a point meilleure soldate, et si elle n'est pas la plus fine bretteuse, elle n'a pas son pareil pour désarçonner de sa hallebarde les cavaliers ennemis, et sa petite mais dévastatrice masse à ailettes enfonce morions et cuirasses avec une précision admirable.
- J'ai été la plus proche du corps, et j'ai eu tout loisir de l'inspecter, et, bien qu'il faisait fort sombre, je ne pense pas me fourvoyer en affirmant qu'il ne s'agissait point du Baron.
Un hoquet de stupeur prit Damiette tandis que repoussant violemment ma chaise en arrière, je me redressais en m'exclamant :
- Que dis-tu, malheureuse ?
Accusant mon invective qui m'avait, je l'avoue avec honte aujourd'hui, échappée sous le coup de la surprise, la pauvre Sergente rentra la tête dans les épaules, comme si elle craignait un coup.
- Pardonne-moi, chère Sœur, me repris-je, pardonne ma fièvre, mais c'est insensé ! Que veux-tu dire ?
- C'est que, dit-elle, j'ai été surprise, comme vous toutes je le crois, par l'âge de l'homme. Le Baron nous a été décrit étant un jeune homme de vingts printemps ou guère plus, ce qui n'était certes pas le cas du corps que nous avons découvert. Et, surtout, j’eus l'impression que la dépouille que j'avais en face de moi était celle d'un soldat. Sa musculature, les cals sur ses doigts. Mais en plus de tout cela, il avait de fines cicatrices sur le visage, dissimulées par le grêle de sa peau. J'ai déjà vu de telles marques : ce sont celles causées par l'explosion d'une sape, ce qui n'arrive que sur un champ de bataille. Or le Baron n'a jamais été soldat, il m'a même été rapporté qu'il était bien peu versé dans les armes. De plus, ajouta-t-elle après une courte pause, je ne suis pas médecin mais j'ai connu nombres de chirurgiennes et de barbiers, et beaucoup m'ont décrit les effets de la maladie sur le corps : la chair qui fond, et le muscle qui disparaît. Ce cadavre-là m'a paru fort bien portant pour quelqu'un qui a souffert des rigueurs de l'hiver et de la maladie. Il n'était pas famélique, et, eut-été la crispation de son visage, on eut pu le croire endormi.
Nous étions coites, assommées par la justesse du raisonnement de notre sœur, mais aucune de nous ne voulions admettre ce qu'elle disait.
- Je crois bien qu'elle a raison.
Le drôle d'accent de Hotz vint briser le silence. D'un seul mouvement, nos regards se tournèrent vers le Butor, que nous avions presque oublié.
- J’eus la même impression que la Sœur Sergente, continua-t-il, même si je n'avais pas remarqué ses cicatrices. En revanche, quand nous attendions dans la cour de la Maison de Ville, j'ai été surpris et, pour le dire, inquiété par l'agitation qu'il y régnait. Par plusieurs fois j'ai vu passer des hommes et des femmes chargées de lourds sacs ou de caisses pesantes, comme s'il se préparait quelque siège et il m'a presque semblé être dans ma compagnie en campagne.
- Maintenant que vous le dites, Hotz, murmura Damiette, j'étais absorbée par mes pensées, toutes entières tournée vers notre tâche, mais j'ai bien eu le même sentiment.
- Peut-être que le conseil se part à l'éventualité d'une attaque de la part des livristes de la ville, hasardais-je. Quand ils apprendront la mort du Baron, il se peut bien qu'ils deviennent remuant et que des bandes, même, se forment.
- Peut-être mais ce n'est pas tout, rétorquât Hotz. Pendant que vous mangiez, j'ai plusieurs fois vu passer dans le couloir, venant des cuisines, des serviteurs portant des seaux d'eau chaude, et revenir avec ces même seaux vide, pour repasser encore une fois pleins.
- Et bien ? Une quelconque personne aurait pris un bain ! Que cela prouve-t-il ?
- Qui se baignerait dans la Maison de Ville, outre quelqu'un forcé d'y demeurer ? Pourquoi Maitresse Héline ou un autre conseiller de Girant utiliserait-il ce lieu comme étuve ? Ce devait être pour le Baron. Il doit encore être en vie, dissimulé dans le bâtiment.
- Mais cela n'a pas de sens, explosais-je ! Pourquoi Maîtresse Héline nous aurait-elle abusées ? Elle est riche et respectée dans toute la région, et c'est la Première Conseillère de la ville !
- Peut-être est-elle secrètement livriste, murmura Léanon.
Un silence s'ensuivit.
- Ha ! Livriste ! m'exclamais-je enfin d'un ton narquois, Maîtresse Héline, qui nous fût présentée comme la plus pieuse, la plus zélée fideste de la ville ! Je n'y crois...
Prise d'un doute soudain, je me tus. Un souvenir, une information qui me semblait de première importance venait de me chatouiller la mémoire mais se dérobait dès que je tâchais de la saisir. Mes sœurs et Hotz, me regardaient, inquiètes. Damiette semblait sur le point de prendre la parole quand je m'écriais :
- Le serment !
- Le serment ?
Les autres avaient l'air ébahi et attristé que l'on prend devant un insensé faisant une crise, voyant des formes dans les ombres et entendant des voix dans les courants d'air.
- Oui, ressouvenez-vous ! M'exclamai-je. Quand Héline eût fini de nous conter la mort du Baron, elle jura « par tous les Saints auxquels je crois », ou une quelqu’autre tournure semblable. Cela m'apparut alors comme une façon bien contournée de prononcer un serment. Or les livristes ne croient pas aux Saintes et aux Saints et ne les vénèrent point ! Pour peu qu'elle fût hérétique, c'eut pu être une manière pour elle de nous mentir sans se parjurer ! Jurer par les Saints qu'elle prie, c'est pour elle ne jurer sur rien !