Chapitre 4

Je dois, lecteur, lectrice, suspendre un instant mon récit pour révéler de quelle manière cette opinion sur le serment de maîtresse Héline s'était en ma pensée formée. Comme l'écrit la grande Hypatie d'Amios, jamais l'esprit n'invente, il ne fait que se souvenir de ce qu'il a su et oublié. Il me semble bien que cela est vrai et c'est précisément ce qui se produisit alors : plusieurs jours plus tard, repensant à cette scène, j’eus souvenance d'un ouvrage que j'avais, quelques années auparavant, lu avec intérêt. Il s'agissait du Manuel pour la sauvegarde de la Vraie Foi, du père Balnès, qui reprend de larges parts d'un autre ouvrage du même nom mais bien antérieur, composé pour sa part par Nenaïus Wahltenberg, juriste canonique du temps de Rodier Ier. Celle-ci avait alors connu l'hérésie malfaisante aujourd'hui heureusement éteinte des Faux-neuvegeois, et après des années passées à interroger ces sombres égarés, elle avait percé le secret de leurs âmes et dévoilait dans son manuel les tromperies et faussetés auxquels ils avaient recours pour se protéger de notre Sainte Abbassauté et les manières qu'il y a pour les vrais croyants de s'en prévenir. Le père Balnès quant à lui, mort il n'y a que quelques années, que les Divins l'accueillent en leur Céleste Cité, a réemployé cedit manuel pour montrer que, même si le temps passe, la souillure démoniaque de l'impiété ne change jamais, et que l'on pouvait beaucoup apprendre pour la lutte contre les livristes en étudiant les hérésies passées. Leurs dissimulations et mensonges restent les mêmes, car toujours inspirés par le Démon Unique. 

En un des chapitres particulièrement éclairant de l'ouvrage, Wahltenberg expose le cas de cet homme, charbonnier de son état, à qui l'on demande sous serment s'il croit en notre Temple, unique et uni sous l'autorité de l'Abbassauté, et à Ses enseignements. Le charbonnier rétorque alors au moine Mauferien qui l'interroge :  

« Et vous, que croyez-vous ? » 

Le frère de répondre qu'il suit les enseignements de l'Abbassauté. L'accusé annonce alors : « J'y crois ». 

Ainsi peut-on penser que le charbonnier a, sous serment, déclaré croire au Temple et à ses canons, et le laisser en paix, satisfait de ce qu'il n'est point hérétique. Mais en fait, la réponse de l'homme ne portait pas sur la première proposition du moine, mais sur la deuxième. Il ne croit pas en notre Temple unique, mais il croit que le moine y croit ! 

C'est en s'abaissant à de tels moyens qu'en leurs consciences malades, les hérétiques s'absolvent de leurs tromperies, et je ne saurai jamais assez remercier Maîtresse Wahltenberg et le père Balnès de m'avoir, par leur sagesse, appris à déceler les roueries de maîtresse Héline. 

*

Jamais encore n'avais-je chevauché cuirassée, un pistolet chargé à la main, dans les venelles étroites d'une cité, et cela est une épreuve que je ne souhaite à même au pire de mes adversaires : dans mon esprit, chaque coin de rue devenait le lieu d'une embuscade mortelle, chaque promeneur semblait un ennemi, chaque fenêtre pouvait révéler une arquebuse n'attendant qu'un signal pour nous abattre. J'avais le sentiment de progresser en territoire hostile, d'être plongé au cœur d'une ville qui ne voulait point de notre présence et, à l'inverse de ce que prescrit le bon-sens, nous étions en train de nous enfoncer en elle à dessein, comme si nous nous jetions dans les flammes infernales de notre plein gré. Plus tard, Léanon avec qui je partageais ces impression me confiât que, de son côté, c'est la stupeur et la frayeur des personnes que notre troupe croisait qu'elle avait particulièrement remarquées, ainsi que la colère chez certaines et certains. J'avoue pour ma part ne pas avoir porté attention à cela, trop inquiète de notre sûreté. 

Après avoir devisé une grande part de l'après-midi, nous avions convenu que nous ne pouvions point quitter Girant si vite, eut égard aux soupçons portés sur Maîtresse Héline. Damiette, avec mon assentiment, avait donc ordonné que nous nous mettions en armes afin d'aller demander des comptes à la conseillère. Le soleil commençait à baisser dans le ciel quand nos chevaux émergèrent de la cour de la maison que nous occupions, et que débuta notre progression périlleuse dans les rues. La vitesse était essentielle dans notre entreprise car il était possible que nous ayons été épiées, et nous ne voulions pas que la nouvelle de notre expédition ne vienne à la connaissance du Conseil de Ville avant notre arrivée : ainsi, plusieurs fois fus-je près de renverser quelque badaud, ou même d'être jetée à bas, mais c'est finalement sans encombres que nous parvînmes devant la Maison de Ville. Les grandes portes de sa cour étaient, grâce à Déesse, encore ouvertes, car un important trafic y prenait place, porteurs et porteuses y pénétraient chargés de sacs de toiles, en une procession encore plus fébrile que dans la matinée. Nous profitâmes donc de l'aubaine et c'est à pleine vitesse que nous débouchâmes dans la courette. Comme il avait été auparavant convenu entre nous, Damiette, Hotz et moi sautâmes à bas de nos montures et, le pistolet toujours à la main, je m'approchais du lourd huis qui barrait l'entrée de la salle-aux-voûtes, qui nous avait été interdite le matin même. J'en poussais le battant qui n'opposa pas de résistance et, suivie de ma sœur et du butor, je pénétrais dans le bâtiment. 

De hautes ogives couvraient la grande salle, composée de deux longues nefs séparées par une rangée de piliers finement sculptés, et éclairée par de grandes fenêtres rectangulaires aux vitres à boudines d'un blanc laiteux. Sous celles-ci, d'imposants casiers en bois abritaient volumes et manuscrits par dizaines, mais, outre quelques bancs simples et des lutrins de scribe, c'était tout ce que la pièce contenait de meubles, ce qui la faisait paraître vide, eu égard à ses dimensions. Une vingtaine de personnes étaient réunies au fond, près du mur opposé à l'entrée, et nous regardaient, de toute évidence interrompues par notre arrivée au beau milieu d'une conversation. Alors que nous nous approchions d'eux, le bruit de nos bottes résonnant dans le silence sur la pierre nue du sol, j'eus tout le loisir de les observer. Tous et toutes étaient richement habillées, quoi qu'aucune des étoffes n'égalait en somptuosité celles de maîtresse Héline, et leurs vêtures les désignaient pour l'ensemble comme des bourgeoises, marchands ou riches artisans. Leurs visages étaient tendus, et je ne pouvais dire si c'était parce que nous les dérangions dans une dispute ou si notre présence même leur inspirait méfiance. Au milieu du groupe, la Première Conseillère nous regardait approcher avec une appréhension visible. Les quelques instants nécessaires à les rejoindre lui furent cependant suffisant pour retrouver une contenance, et c'est d'une voix claire et ferme qu'elle prit la parole quand nous fûmes enfin à leur niveau. 

- Sœurs sanctuaristes, que signifie votre présence ici ? Nous sommes en réunion du conseil de ville, et si vous souhaitez plus de précisions ou d'aide de ma part, il vous faudra attendre, je le crains, la fin de celui-ci. 

Avisant l'arme à ma main, elle eut un mouvement de recul. Elle voulut ajouter quelque chose, mais je la coupai d'un ton railleur. 

- Une réunion du conseil ? Vous êtes bien peu de représentantes pour une ville comme Girant. 

Un conseil d'une telle cité compte en effet habituellement deux à trois fois plus de membres que n'en étaient alors présents. 

- Qu'est-il advenu aux autres ? Une soudaine épidémie ? 

- C'est un conseil réduit, ma sœur, les questions que nous soulevons ne concernent que certains métiers.

- Certains métiers seulement ? Répétais-je. Allons ! Ces questions ne concernent-elles pas plutôt certains hérétiques seulement ? 

Un murmure d'indignation parcourut l'assemblée, que je défiai du regard, sûre de mon bon droit. 

- Sœur Madel, paix, m'intima Damiette en posant la main sur mon épaule. Abaissez votre pistolet. 

Puis se tournant vers Héline, elle dit d'une voix apaisée : 

- Nous ne venons point ici chercher querelle mais nous assurer que vous ne nous ayez pas trompé, ma fille. 

- Vous tromper ? Mais je... Non mes sœurs, je vous promets que je ne vous ai dit que la vérité ! 

- Seriez-vous prête à renouveler votre serment à nos termes ? 

La conseillère hésita. Certains regards du groupe étaient tournés vers elle, d'autres étaient posés sur nous, avec une hostilité souvent mal dissimulée. Un homme s'en détacha. Il était âgé, plus que Damiette, la peau ridée et tachée, et vêtu simplement, mais dans des étoffes lourdes et de bonne qualité. Il s'avança vers nous, et d'une voix calme, se présenta. 

- Sanctuaristes, mon nom est Joque Fournier, je suis Maître du Métier des tailleurs de pierre et des maçons et conseiller de la ville. Pouvons-nous savoir à qui nous avons affaire ? 

Damiette nous introduisit rapidement, désignant Hotz comme notre guide. Quand elle eut fini, le vieillard reprit la parole. 

- Et vous avez été envoyées ici pour adresser l'affaire du Baron de Savançon ?

- À la demande de Sa Majesté la Reine, oui. 

- Pouvons-nous prendre connaissance des raisons qui vous poussent à douter de la sincérité de notre première conseillère ? 

Je poussai un soupir excédé mais je pris néanmoins la parole pour, en quelques mots exposer les doutes que nous avions eu sur la dépouille qui nous avait été présentée. Nos déductions sur les bacs d'eau chaude firent sourire, mais les révélations sur la formulation singulière du serment d'Héline provoquèrent un léger remous gêné dans l'assemblée et celles sur les cicatrices du visage créèrent un embarras évident. 

- Nous ne connaissons pas la physionomie du Baron, dis-je pour terminer, mais, à moins que nous ayons été trompées par les rapports qui nous sont parvenus à la commanderie, il est fort improbable que le cadavre ait été le sien. Or, maîtresse Héline était avec nous devant celui-ci, elle l'a vu comme nous. Ce ne peut, en nul cas, être une erreur de bonne foi de sa part, et si ce n'est une erreur c'est un mensonge. Pourquoi vous être parjurée, ma fille ? demandai-je d'une voix grave en saisissant son regard. Pourquoi nous avoir ainsi trompées ? 

Un silence embarrassé suivit ma déclaration. La plupart des conseillères et conseillers s'entre-regardaient avec gêne ou fixaient le sol, Maîtresse Héline regardait frénétiquement autour d'elle comme pour chercher un secours qui ne venait pas, seul Maître Fournier restait calme et soutenait mon regard. À la façon cavalière dont il nous avait interpellées, d'un simple « Sanctuaristes », sans nulle marque de qualité ou de respect, je me doutais qu'il ne nous portais guère de sympathie, et vraisemblablement était-il un de ces livristes, peut-être même, à constater la déférence des autres envers lui, un de leurs pâtres, les ministres de leur culte. Les livristes n'ont point de clergé ordonné et chacune ou chacun peut s'improviser prêtre ou prêtresse, et souvent, ce sont des hommes et des femmes qui, comme ce Maître Fournier, jouisse dans leur communauté d'un grand respect de part leur âge ou leur sagesse. 

Plus que le reste, c'est la manière dont il m'observait qui m'irrita, car s'il était aisé de voir la haine et la peur dans l’œil des autres, le sien restait insondable. Peut-être y discernai-je du mépris ou – pire – de la pitié ? Je ne peux l'affirmer avec certitude. Quoi qu'il en soit, cela m'insupporta et, de fureur, je pointai mon pistolet vers Maîtresse Héline qui restait muette. 

- Votre silence vous dénonce, Conseillère, déclarai-je froidement. 

D'un seul mouvement de panique devant mon arme pointée, la petite assemblée recula de deux pas. Seuls restèrent en avant Fournier et un jeune homme que je n'avais remarqué jusqu'à présent. Il me dévisageait, le visage plein de colère mais, malgré son épée à la taille, ne semblait pas résolu à se battre. Son visage était celui de quelqu'un qui en eut pris grand soin, ses sourcils finement dessinés et, malgré une petite cicatrice sur la pommette, il était d'une grande beauté. Il semblait avoir les cheveux longs à la manière de certains bourgeois, mais ceux-ci étaient dissimulés par son couvre-chef mou. Sa barbe sombre était finement taillée, ainsi que sa moustache rebiquante, à la mode de la jeunesse d'Ôrmenau. Pour le reste, il avait les atours d'un riche marchand, de couleurs sombres, et seule son épée jurait avec l'ensemble. Bien qu'il ne soit point rare pour les gens des villes de porter armes à leurs côtés, il s'agit d'ordinaire d'une dague ouvragée ou de très courtes épées richement décorées faites pour l’apparat plus que pour le combat ; parfois aussi j'ai vu de jeunes nobles arborer ces longues épées à la mode caronienne, à la garde étrangement alambiquée et à la lame si fine qu'elle semble devoir se briser au premier engagement. Mais celle-ci était une simple épée de bataille, sans enjolivement superflu, une arme faite pour se battre et non pour être montrée. 

Le jeune homme – il ne devait point être plus âgé que moi-même – prit la parole :

- Abaissez votre arme, sœur sanctuariste, il n'est point nécessaire de nous menacer, comme des malfrats. Gardez votre violence car aucun mal ne vous sera fait. 

- Êtes-vous prêt à le jurer - je laissai un temps ma question en suspend avant d'ajouter - Messire ? 

Un hoquet de stupeur dans l'assemblé m'indiqua que ma présupposition était juste. Il s'agissait du Baron de Savançon. Sans se désarçonner, celui-ci répondit :

- Sur mon honneur, ma sœur. 

Je relevai mon pistolet, mais restai sur mes gardes : nous n'étions toujours dans la salle que trois face à une vingtaine d'opposants, probablement toutes et tous livristes. Damiette fit une courte inclination de la tête vers le baron en murmurant un « Messire », puis se tourna vers Héline. 

- Je ne voulais le croire, mais ainsi donc, ma fille, il est manifeste que vous nous avez menti. À nous autre, sanctuaristes, qui sommes mandatées par notre ordre et par la Couronne tout à la fois ? L'on m'avait de vous fait le portrait d'une fidèle servante de la Reine et de la Vraie Foi mais j'ai bien peur que ni l'un ni l'autre ne soient vrais. 

- Je suis une loyale sujette de Sa Majesté, répondit Maîtresse Héline en se redressant. Dans sa voix vibrait une vivante indignation. Jamais seulement ne songerai-je à désobéir à la Couronne, mais Sa Majesté est mal conseillée. Autour d'Elle grouillent vautours et corbeaux de malheur nous dépeignant à Ses yeux, nous autre de la Véritable Religion Élucidée, comme des rebelles ou des impies. Tout cela ne sont que faussetés et tromperies ! Si seulement Sa Majesté pouvait nous écouter, et avoir en Son conseil d'éclairées nobles, comme la Duchesse de Valaronde ou le prince d'Izban, nous saurions lui faire entendre que nous ne sommes point un péril pour Elle et Son royaume. Bien au contraire ! Nous luttons plus efficacement que jamais contre le Démon Unique et ses sbires ! Nous sommes la nouvelle légion divine ! Nous protégeons les... 

- Il suffit !

Mes paroles, que j'avais sans le vouloir criées, résonnèrent entre les voûtes alors que toutes et tous me regardaient, interloqués. Je repris en murmurant d'une voix sombre de colère :

- Je n'écouterai pas un instant de plus ces dégueulis hérétiques. Sa Majesté vous permet pour le moment de vivre en Son royaume mais jamais n'avez-vous eu le droit d'ainsi blasphémer, à plus forte raison en présence de sœurs sanctuaristes ! Encore un mot de vous et je vous fais arrêter sur place, toute conseillère que vous êtes ! 

Le chahut qui suivit mes paroles fut tel que je ne peux dire exactement ce que chacun et chacune gueulait. Plusieurs des membres de l'assemblée, rouge de colère, tendaient rageusement leurs poings vers moi, tandis que d'autres s'étaient approché de nous de façon menaçante. Je baissai mon pistolet vers la foule hostile pour la tenir en respect, mais leur ire était telle qu'il me sembla qu'ils n'y prirent aucunement garde. Un mouvement rapide attira soudainement à ma senestre mon attention. Hotz tenait en joue le Baron de Savançon qui avait défouraillé son épée plus qu'à moitié. Sous la menace, il s'était immobilisé dans cette position mais foudroyait du regard le butor, qui restait calme dans le tumulte. 

- Pas de ça, Messire, je vous prie. Je serai navré de devoir, contre les ordres de Sa Majesté vous trouer la peau. 

Me jetant un regard rapide, Hotz expliqua, de son étrange accent :

- Il allait vous attaquer. J'ai bien peur que le Baron ne soit un sanguin. Cela n'augure rien de bon pour son escorte jusqu'en Ôrmenau. 

Il arborait un grand sourire, comme s'il se trouvait dans la situation une cocasserie que lui seul pouvait discerner. 

- Nous ne vous permettrons jamais de prendre le Baron, hurla un conseiller.

- Plutôt mourir que de le laisser en vos mains, s'exclama une autre. 

- Par les Divins, nous n'accepterons point cette infamie ! protesta Héline.

- Aux armes ! Aux armes ! Criait à toute voix un jeune homme richement habillé. 

- Paix ! Par Déesse, je vous commande de vous taire !

La voix tonnante de Sœur Damiette, habituée à crier des ordres pendant les entraînements et les batailles couvrit soudainement le vacarme. Le silence qui s'ensuivit fût assourdissant. Il ne dura qu'un battement de cœur avant qu'elle ne reprit :

- Baron, vous alliez menacer une sœur sanctuariste de votre arme. Cela seul suffirait à ce que nous vous exécutions sur place. Par tout ce qui est saint, nous en aurions le droit ! Nous sommes un ordre sacré et personne ne peut sur nous lever la main sous peine d'être frappé d'anathème. De plus, nous avons été affectées par Sa Majesté la Reine à votre conduite auprès d'Elle. Si vous n'avez point plus de respect pour notre habit monastique, ayez-en pour le moins pour les commandements royaux ! S'il vous reste un peu d'honneur, renfouraillez votre arme. 

Le jeune gentilhomme fut visiblement sur le point de rétorquer quelque chose mais il se ravisa et remit sa lame au fourreau dans un geste de colère. 

- Bien, reprit ma Sœur en se tournant vers le reste de l'assemblé, et particulièrement le vieux Fournier, qui, s'il était resté silencieux tout du long, n'avait rien fait pour calmer ses coreligionnaires, je suis bien meurtrie en mon âme de voir que nombre de gens sages et de bonne réputation comme vous l'êtes tous et toutes se sont laissés abusés par les faussetés livristes. J'en appelle à votre conscience : ne voyez-vous pas où la fourberie de cette hérésie vous a mené ? Votre Principale Conseillère assassinée par une conjuration diabolique ? Vous, complotant contre la Couronne pour protéger son principal instigateur et le soustraire à la justice ? 

Avisant une jeune femme qui avait ouvert la bouche pour lui répondre, elle la pointa du doigt et cria : 

- Silence ! C'est moi qui accuse, et vous qui écoutez ! 

La femme se ravisa d'un air penaud. 

- Dois-je vous rappeler que les Princes ont été placés à la tête des empires par Dieu avant son ascension vers la Cité Divine ? Dois-je vous relire ces textes dont vous vous rengorgez, proscrivant toute atteinte à leur corps comme à leur pouvoir ? Non, vous les savez aussi bien que moi ! Vous connaissez le Premier Cantilène depuis votre naissance : « Ni esclave ni maître ne peuvent intervertir leur position car, pas plus que la terre ne peut prendre la place d'une des deux lunes, si tel était le cas, l'ordre Divin en serait dérangé ». Vous êtes les sujettes et les sujets de Notre Reine, et c'est un commandement divin qu'il vous est fait de Lui obéir. N'essayez point de vous faire maîtres en son royaume. Messire, continua t-elle en se tournant vers Savançon, vous allez nous suivre hors de ces murs, hors de cette cité, jusqu'en Ôrmenau où vous serez remis à la justice royale. C'est l'injonction qui vous a été faite par votre Princesse et j'attends, sur votre honneur et votre sang, que vous l’exécutiez. Vous autres, vous êtes les magistrats de votre ville, administrez la comme il vous chante, mais n'oubliez jamais les lois de la Couronne ni celles de notre Temple. Il ne me revient pas de décider d'éventuels châtiments, et peut être que dans Sa grande mansuétude, Sa Majesté ne souhaitera point vous punir, mais sachez néanmoins que nous, Sanctuaristes, sommes les protectrices des fidèles et des croyantes. Nous sommes le bras armé de l'Abbassauté, et je vais rédiger séance tenante un message à la commanderie générale de notre ordre afin de lui rapporter ce dont nous avons été les témoins ici. Si la moindre rumeur de violence ou de représailles envers des bons croyants de notre Temple Fideste nous sont rapportés, alors priez pour vos âmes, car il ne sera point de murs assez forts ni de trous assez profonds où vous terrer pour vous garder de la juste fureur de notre vengeance. Priez de toute votre âme car c'est tout ce qu'il vous restera, je vous en fais par ma vie le serment. 

Sans un mot de plus, sans même un salut, elle se retourna et s'en fût d'un pas vif vers la porte. Après un instant de pure stupeur, je m'empressai de la rejoindre, bientôt imitée par Hotz. Me portant, courant à moitié, à ses côtés, je voulus dire quelque chose pour exprimer mon étonnement et mon admiration, mais remarquant des larmes de fureur perlant à ses yeux, je préférai garder mes pensées par devers moi.

Dans la cour, Léanon et Régina nous attendaient en devisant, assises sur des tonneaux, et se relevèrent dès qu'elles nous aperçurent. Léanon voulut prendre la parole, sans doute pour nous interroger, mais, tout comme moi, se ravisa en avisant le visage de Damiette. Ma Sœur se tourna vers la grande porte de la salle-aux-voûtes et, croisant les bras sans un mot, se mit à patienter. Aucune de nous n'osait poser la moindre question ou émettre une simple réflexion. L'attente ne dura par ailleurs guère puisque rapidement, nous vîmes les silhouettes de Savançon et de Joque Fournier se dessiner dans l'obscurité de l'huis. Le vieillard et le gentilhomme échangèrent quelques paroles que nous ne pûmes saisir, puis le conseiller pris le Baron dans ses bras en une accolade chaleureuse et sans même nous jeter un regard s'en retourna dans la salle. Savançon s'approcha de nous et fit une courte révérence à Damiette avant prendre la parole :

- Vos mots, ma sœur, si je ne puis complètement y souscrire, ont au moins le mérite de la sincérité et de la droiture. Vous n'avez pas fait appel à mon honneur en vain, et si je pense que vous vous fourvoyez dans le jugement que vous portez sur notre foi, je consens à vous suivre jusqu'en Ôrmenau. 

Défouraillant brusquement, il présenta son arme à ma Sœur en la tenant à nue sur ses paumes ouvertes. 

- Prenez ma lame, Chevaleresse, en gage de mon serment. 

L'image de cet homme, usant de ce titre séculaire et inusité, courbant l'échine, tendant son épée en un geste de soumission vers ma sœur, droite et fière, la cuirasse étincelante dans le soleil couchant, était d'une telle beauté hors du temps qu'aujourd'hui encore elle est gravée en ma mémoire et qu'il me semble bien que jamais elle n'y puisse s'en échapper. 

- Inutile, Messire, répondit Damiette. Votre parole me suffit. Je suis certes une sanctuariste mais je suis aussi de noble lignage et je sais que ce n'est point en vain que l'on fait appel à l'honneur de notre ascendence. Mes sœurs, ajouta-t-elle en se tournant vers les Sergentes, voici le Baron de Savançon. Notre charge est maintenant de l'escorter vivant et en bonne condition, pour reprendre les termes exacts de Sa Majesté, jusqu'entre Ses mains. Chacune d'entre nous doit faire passer cette tâche avant même sa vie. 

- Par Déesse, s'exclama Régina, je savais bien que la dépouille que nous avions vu ne pouvait être la sienne ! Elle ne lui ressemblait en aucun point !

Et Léanon d'ajouter en souriant :

- Encore heureux ! Si je dois mourir pour sauver sa vie, je préfère celui-ci. Il est bien plus agréable à l’œil.

Je lui lançais un regard courroucé et m’apprêtais à lui faire une acerbe remontrance mais je fus arrêtée par un bruit incongru.

Damiette riait.

A pleine gorge, elle riait.

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