Playlist Charlie :
One way or another – Blondie
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Les Jardins d’Iris étaient une petite boutique de quartier, rien à voir avec les grandes enseignes aux salles immenses et leurs nombreux salariés qu’on pouvait trouver dans les grandes villes ou les centres commerciaux.
Malgré sa localisation quelque peu hasardeuse en retrait du centre-ville – là où, pour mon plus grand malheur, se localisait surtout l’affluence de vacanciers – Les Jardins d’Iris gardaient une clientèle fidèle qu’elle devait en partie à ses vendeurs toujours souriants et de bons conseils ainsi qu’à leur talent pour la confection d’ornements floraux.
Que ce soit des bouquets romantiques, des ornements funéraires ou quelque décoration de mariage, Les Jardins d’Iris vous proposait un travail si soigné qu’il était impossible de ne pas revenir. La réputation de la boutique était telle qu’elle parvint même aux oreilles du maire qui, quelques années plus tôt, avait fini par les engager pour la préparation du mariage de son fils ainé.
Je me souvenais encore très bien de l’évènement. Mon père et Nick couraient partout et travaillaient du matin jusqu’au soir. Il y avait tant à faire qu’ils ramenaient même des devoirs à la maison, à la plus grande horreur de ma mère qui finit par éprouver une sainte horreur pour les roses blanches et les assortiments de lys. Elle avait pris sur elle pour ne pas les jeter dehors. Après tout, il s’agissait d’une très grosse commande qui permettrait aux Jardins d’Iris de se faire connaître. Aussi avait-elle fini par mettre la main à la pâte, non sans bougonner du matin au soir.
Deux interminables semaines à patauger dans les fleurs plus tard, papa et Nick terminèrent enfin leur ouvrage et le mariage fut célébré. Ce fut un franc succès, à tel point que, depuis, le maire ne jurait plus que par eux en matière d’art floral. Il avait même été si ravi de leur travail qu’il n’hésita pas à recommander Les Jardins d’Iris à nombre de ses pairs tout en louant leur travail qu’il qualifiait à chacune de ses visites de véritable œuvre d’art.
Suite à cet évènement, un article parut dans le journal local, encensant le travail appliqué et si minutieux des Mercier. Nous en fûmes tous très fiers et il me semblait me souvenir avoir vu mon père essuyer une larme.
Nick et lui étaient particulièrement fiers de leur réputation. Les Jardins d’Iris était un héritage familial, ouverte il y a plus de six générations par un certain M. Albert Mercier pour sa précieuse petite fille Iris qui adorait les fleurs mais qui perdit la vie bien trop tôt des suites d’une maladie. C’était une histoire assez triste mais qui tenait à cœur à ma famille, même si longtemps après.
Albert Mercier avait voulu honorer la mémoire de sa précieuse Iris et nous la perpétuions encore aujourd’hui. Dans ses instants les plus nostalgiques, mon père soupirait à propos de la fierté que ressentirait son aïeul en voyant que sa petite boutique était toujours là et que le nom d’Iris et son histoire perduraient.
Depuis que Nick travaillait avec papa, la boutique s’était encore diversifiée. Désormais, on ne se cantonnait plus aux simples bouquets et autre ornements classiques. Aux Jardins d’Iris on pouvait aussi commander de jolies couronnes de fleurs faites à la main, des boutonnières, quelques porte-clés aux fées des fleurs en pâte FIMO réalisées par mes soins à mes heures perdues et même un charmant assortiment de bijoux aux pendants fait de fleurs – fraîches comme séchées – prises dans de la résine.
Un artisanat que Nick avait tout récemment commencé à faire mais dont les amateurs ne manquaient pas. Comme quoi, ces longues heures à lui apprendre comment utiliser de la résine Epoxy pour faire des accessoires n’avaient pas été veines ! Il m’arrivait même parfois de l’aider dans sa tâche lors des grandes affluences où les stocks s’envolaient. Rien que la semaine dernière, nous avions passé des jours à fabriquer de nouveaux bijoux et accessoires pour la boutique tant ils avaient plu aux vacanciers.
Voilà qui était l’unique point positif à cette affluence d’étrangers : les affaires de la boutique se portaient à merveilles grâce à leur porte-monnaie !
Parvenue devant Les Jardins d’Iris, je ne pus m’empêcher d’en admirer la devanture. Elle avait l’air un peu vieillotte. Vintage, diraient certains et j’en faisais partie.
J’aimais bien son ambiance, ce vieux bois qui aurait eu besoin d’être poncé, sa délicate peinture vert pâle qui commençait à s’écailler. En fait, plus je la regardais et plus elle me faisait penser à une vieille dame, le dos courbé pour étendre ce store banne émeraude sur ces étales de fleurs qui bordaient l’entrée. Elle était serrée entre deux bâtiments mitoyens, un vieux café la plupart du temps désert et une vieille maison à peine plus vivante.
À la vérité, Les Jardins d’Iris étaient la seule tache de couleur dans cette rue tout de gris et d’ocre. Déprimant, songeai-je en laissant tomber mon casque sur mes épaules. À croire qu’un brin de couleur tuerait les habitants de cette ville.
Je soupirai et chassai ces sombres pensées. En plus, ça n’était pas tout à fait exact. Bellamy était très colorée. Tout du moins dans la rue principale où les touristes passaient le plus de temps. Un endroit infernal, en sommes.
Je grimaçai et secouai la tête. Ne pas y penser, me répétai-je en approchant de l’entrée. Ne pas y penser, ne pas y penser, ne pas…
Je fus accueillie par le son d’un joyeux carillon. Presque aussitôt, je sentis sur moi le souffle des climatiseurs et oubliai spontanément tous mes problèmes.
— Si le paradis existe, soupirai-je en laissant la porte se refermer derrière moi, il possède assurément un climatiseur.
— C’est étrange, fit une voix à l’autre bout de la boutique, la plupart des gens comparent le paradis aux tropiques.
— C’est parce que la plupart des gens n’y vont qu’en vacances à la belle saison, dans des hôtels de luxe pourvu de climatiseurs, souris-je en rouvrant les yeux.
Mon frère venait de se matérialiser derrière le comptoir. Nonchalamment accoudé à celui-ci, il m’offrit son célèbre sourire en coin amusé. Une expression qui faisait briller ses beaux yeux verts, des yeux que je lui avais toujours enviés.
— Salut Nick ! fis-je en roulant dans sa direction.
— Ravi de te voir enfin, Charl’s, me répondit-il en plissant très légèrement les yeux.
Outch, fis-je intérieurement. Ça, ça voulait dire que j’étais en retard.
Parvenue au comptoir je me retournai et regardai l’horloge qui trônait juste au-dessus de la porte. Aussitôt, je fis la moue.
— Tu exagères, je ne suis pas si en retard que ça !
— Une minute, une heure, répondit Nick en balayant ma plainte de la main, un retard est un retard, tu devrais le savoir.
— Bon sang, grommelai-je entre mes dents, si notre mère n’avait pas été Suisse, je me serais demandé si tu n’avais pas avalé une horloge à la naissance.
Nick eut un rire si franc qu’il parvint à m’arracher un sourire malgré mon agacement. J’adorais l’entendre rire. Il y avait quelque chose d’incroyablement solaire chez Nick et ce n’était pas tant à cause de ses cheveux blond vénitien qui faisaient tellement de jaloux – moi la première – ni à son apparence angélique qui faisait craquer tout de monde. Non, c’était plus que cela. Nick était de ceux qui rayonnaient naturellement, ceux qui avaient l’âme bonne et qu’il était tout bonnement impossible de détester. Sauf quand on s’appelle Tom est qu’on est monstrueusement jaloux de son frère aîné, mais ça c’est autre chose.
Romy m’avait un jour demandé à quel dieu de la mythologie grecque mon frère pourrait être comparé – nous étions toutes deux férues de mythes et de légendes. J’avais d’abord pensé à Apollon, avant de me raviser. Mon frère n’avait rien d’un Don Juan comme il avait pu l’être selon les mythes. Il était même si gentleman dans l’âme qu’on aurait pu le croire tout droit sorti d’un roman de Jane Austen, le vocabulaire vieillot en moins. Non, si je devais comparer mon frère à un dieu grec, ce serait au dieu du soleil Hélios. Tout simplement parce qu’un seul de ses sourires pouvait illuminer mon existence.
— Allez, je passe pour cette fois, lança Nick avec un sourire amusé en m’ébouriffant joyeusement les cheveux. Mais uniquement parce que je sais que tu détestes la foule et qu’il y a dû y avoir beaucoup de monde sur la route.
— C’est un euphémisme, grognai-je en essayant de remettre mes cheveux en place.
Peine perdue, évidemment.
Cette manie qu’il avait de toujours me décoiffer comme si j’avais huit ans me hérissait ! Mais il semblait incapable de s’en empêcher, et ce, même après cet après-midi au mois de mai l’année de mes treize ans où je l’avais franchement mordu. Bon, il y avait eu plus de surprise que de mal en vérité. Nick n’avait pas saigné, mais l’empreinte de mes dents était restée bien trois jours sur sa peau ! J’en avais été très fière. Juste avant de me faire punir.
— Puis au moins toi tu es là, reprit Nick avec désinvolture. J’en connais un qui n’aurait même pas levé le nez de son téléphone.
— Ou le cul de son canapé, arguai-je avec un sourire narquois.
— Exact, approuva mon frère avec un nouveau rire. Même si la formulation est nettement moins élégante.
Je lui tirai la langue pour la forme. De toute façon, ça n’était pas faux. Tom passait ses journées vautré sur le canapé depuis le début des vacances d’été. Un vrai cas désespéré.
— C’est vrai, déclarai-je brusquement après un silence, tu devrais te prosterner devant moi pour me remercier, après tout, je suis quelqu’un de très occupé.
Nick me dévisagea avec une expression sceptique typiquement fraternelle l’air de dire « T’es sérieuse là ? » ou quelque chose du genre. Je n’avais jamais compris comment il faisait pour ne lever qu’un seul de ses sourcils. Un exploit que je n’étais jamais parvenue à égaler malgré de nombreuses heures d’entrainement.
— Oui, bon, d’accord, peut-être pas, repris-je en agitant la main comme pour chasser une mouche. Il n’empêche que je fais quand même une bien meilleure sœur que ce fainéant !
— Ça, je ne le nierai jamais, approuva Nick avec un rire.
— Alors, lançai-je pour changer de sujet, c’est quoi le programme aujourd’hui ?
Un sourire de chat passa sur les lèvres de Nick. Je plissai aussitôt les yeux, méfiante. En général, lorsqu’il affichait cette expression, cela ne présageait rien de bon. Je le savais bien, j’avais la même !
Alors Nick se pencha derrière le comptoir et souleva une caisse qu’il laissa lourdement tomber sur ce dernier. Je regardai le contenu de cette dernière, bouche bée, alors qu’il se frottait les mains.
— Aujourd’hui, ma chère petite sœur si serviable, tu te chargeras de livrer les dernières commandes, sourit-il en me tendant une liste.
Je la pris sans même le regarder, absorbée par la quantité de choses que je devrais transporter. Quand je posai enfin les yeux sur lui, je sentis une bouffer de colère monter en moi.
— Tu te fiches de moi ?! me récriai-je en froissant le papier. Ça va me prendre des heures de tout distribuer !
— Dans ce cas tu devrais t’y mettre tout de suite si tu ne veux pas rentrer de nuit, se contenta-t-il de répondre, une étincelle de malice au fond des yeux. Puis, tu es en roller, indiqua-t-il en pointant mes précieux d’un doigt paresseux, ça ne devrait pas prendre si longtemps.
— Esclavagiste ! persifflai-je entre mes dents.
— Une esclave n’aurait pas pu me soutirer un salaire aussi faramineux que ce que tu as négocié, rétorqua Nick d’une voix suave. Peut-être devrais-je te montrer cette étonnante facture que j’ai reçue pas plus tard que ce matin avec le montant de tous les matériaux que tu as acheté pour tes fameux costumes, qu’en penses-tu ?
J’aurais vraiment aimé que la brûlure que je sentais soudain envahir mes joues soit seulement due à la chaleur. Malheureusement, il faisait incroyablement bon dans la boutique et seule la colère et un brin d’embarras me faisaient bouillir. Moi qui m’étais vantée de l’avoir bien eu avec le financement de nos costumes…
— Je savais que j’aurais dû donner mon mail… marmonnai-je dans ma barbe.
Ce que je pouvais être sotte ! Et Nick qui pinçait les lèvres pour retenir le fou rire qui le démangeait ! Je le voyais retenir difficilement les larmes qui faisaient briller ses yeux. À court de mot, je me contentai de lui faire la grimace. N’y tenant plus, il éclata d’un grand rire qui aurait été communicatif s’il n’avait pas été à mes dépens. Grinçant des dents, et refusant de croiser son regard alors que mon visage irradiait pour de bon, je me dépêchai de vider la caisse dans mon sac.
— C’est bon ? T’as fini de te bidonner ? maugréai-je en enfournant le dernier paquet dans mon sac.
— Allez, ne fais pas ta mauvaise tête, ricana mon frère en me tapotant le front. Tu vas avoir des rides à force de froncer les sourcils comme ça. Eh puis c’était drôle, tu ne vas pas me dire le contraire. Si ç’avait été n’importe qui d’autre tu aurais ris avec moi.
Il avait raison, et c’était bien ce qu’il y avait de plus exaspérant. Pourquoi les grands frères avaient-ils si souvent raison ? Enfin, pas tous. Tom n’avait presque jamais raison. Le lui faire remarquer avait d’ailleurs été l’un de mes passe-temps préférés. Jusqu’à ce qu’il me casse une assiette sur la tête. J’avais gardé une bosse pendant plus d’une semaine, ça m’avait servi de leçon, les hommes était d’un susceptible !
— Tu es impossible, tu le sais ça ? m’agaçai-je en repoussant sa main. Impossible !
— Pas aussi impossible que Tom, releva-t-il négligemment.
— Ne joue pas à ça, le prévins-je en agitant un doigt courroucé sous son nez. Tu es mon frère préféré pour le moment mais cette place pourrait bien te filer entre les doigts.
— Oh, je doute que Tom remonte assez dans ton estime pour me piquer la place, dit-il paresseusement.
— Dans ce cas, soufflai-je durement en balançant mon sac sur mon dos (c’est qu’il était lourd le bougre maintenant !), je pourrais bien vous rayer tous les deux de la liste et adopter Alex à la place !
Et sans lui laisser le temps de répondre, je me précipitai vers la sortie.
— Sois prudente sur la route ! entendis-je tout de même derrière moi. Et ne rentre pas trop tard !
Je secouai la tête, luttant fortement contre le petit sourire que je sentais fleurir sur mes lèvres. En vain. Comme c’était agaçant d’être incapable de rester fâchée contre lui plus de quelques minutes !
Après un nouveau soupir, je relevai mon casque sur mes oreilles et lançai la musique. Rien de tel qu’une bonne chanson pour se donner du courage. Et du courage, j’en avais bien besoin à cet instant !
Je considérai la liste que Nick m’avait remis en me mordillant les lèvres. Heureusement, la plus grande partie de ces commandes avaient été faites par des habitués qui n’habitaient pas loin. Quand même, marmonnai-je en moi-même en fourrant la liste dans ma poche, il exagère à me faire courir partout par cette chaleur !
***
J’essuyai la sueur qui me coulait dans les yeux. Encore. Ce devait être la cinquième ou sixième fois depuis une heure. L’un des clients à qui j’étais venu livrer un paquet – un vieil homme au visage tellement fripé qu’on aurait dit un fruit sec – m’avait même pris en pitié et m’avait offert un verre d’eau. Qu’était-il arrivé à la bouteille d’eau que je transporte toujours avec moi me demanderez-vous ? Je l’avais vidée une demi-heure plus tôt – autant sur ma tête pour me rafraîchir que dans mon gosier pour m’hydrater. Autant dire qu’à ce stade, j’aurais béni ce vieil homme. Je crois n'avoir jamais remercier aussi chaleureusement qui que ce soit. Puis j’étais repartie.
C’était il y a deux heures.
À présent, j’étais certaine de ressembler à une tomate bien mûre et tout échevelée. J’avais fini par relever mes cheveux en un chignon informe dont les mèches les plus rebelles ne cessaient de me coller au visage. Mon t-shirt blanc était officiellement trempe – de sueur comme de l’eau que j’avais versé sur ma tête – et ma short-salopette avec. Je regrettais presque de les avoir enfilés. La prochaine fois, je me contenterai d’un vieux t-shirt délavé et d’un de ces shorts en jeans impossible à détruire que j’avais piqué à Tom. Mais plus que tout, je maudissais Nick et cette stupide mission qu’il m’avait confiée.
J’arrivai devant la porte de la dernière adresse quand je réalisai de qui il s’agissait. Aussitôt – et malgré ma dégaine déplorable – un grand sourire illumina mon visage. Ça, c’était un beau cadeau.
Avec un enthousiasme retrouvé, je toquai à la porte. Quelques instants plus tard, une vieille dame apparut. En me découvrant, la surprise laissa place à la même joie que je ressentais.
— Charlie ! s’exclama-t-elle avec un grand sourire qui fit pétiller ses beaux yeux bruns. Je suis contente de te voir !
— Je suis ravie de vous revoir aussi Mme Anne, ne pus-je m’empêcher de sourire.
— Allons, je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi. Anne suffit. Oh tu dois être épuisée, ajouta-t-elle en m’étudiant plus avant. Je t’en prie, entre ! Puis-je t’offrir quelque chose à boire ?
— Ce ne serait pas de refus, répondis-je timidement en la suivant à l’intérieur.
La maison de Mme Anne était plutôt petite mais très cosy avec ses nombreux fauteuils rembourrés, ses tableaux à l’aquarelle et ses nombreuses étagères débordant d’autant de livres que de bibelots. La première fois qu’elle m’y avait accompagné, Romy l’avait comparé à une maison de Hobbit. Et je pouvais difficilement lui donner tort. Mme Anne n’avait sans doute jamais regardé ni lu Le Seigneur des Anneaux, mais on aurait aisément pu croire qu’elle s’en était inspirée pour décorer sa maison. En outre, il y faisait très bon vivre et à cet instant, je ne pus qu’apprécier le merveilleux courant d’air frais de son climatiseur ainsi que le verre d’eau qu’elle me tendit. Je le descendis d’une traite avant de soupirer d’aise.
— Merci, soufflai-je en lui rendant son verre.
— Tu sembles avoir traversé une véritable tornade, s’amusa la vieille femme en retournant à la cuisine.
— Si par tornade vous faites allusion à la foule de vacanciers qui a envahi la ville en même temps que cette vague de chaleur, alors oui.
Mme Anne sourit avec indulgence. Comme moi elle n’aimait pas particulièrement la chaleur et sortait rarement de chez elle en été.
Mais passons plutôt aux présentations !
Anne-Lise Vasseur était la marraine de mon père. Elle l’avait élevé après le décès de ses parents et avait toujours été ce qui ressemblait le plus à une grand-mère pour moi, bien qu’elle ait l’air nettement plus jeune que mes grands-parents maternels. Qui pourrait croire, en voyant son visage rayonnant aux rides si rares et ses boucles blond vénitien sans un cheveux blanc qu’elle avait plus de soixante-dix ans ? Personnellement, je peinais toujours à le croire. Son apparence me semblait figée dans le marbre. Elle était grande, possédait toujours la taille de guêpe de sa jeunesse – même si elle assurait le contraire – et portait de petites lunettes rondes à la cordelette décorée de feuilles d’automne séchées.
Bien qu’elle fasse partie de la famille – mon père la considérait comme sa mère – aucun de nous n’était parvenu à la tutoyer. Mme Anne dégageait quelque chose de tellement noble qu’il semblait presque inconvenant de le faire ! Même mon père, qui avait pourtant passé la plus grande partie de sa vie avec elle, ne parvenait pas à s’y résoudre. Mme Anne avait fini par s’y accommoder, mais elle continuait de lutter pour qu’on l’appelle par son prénom. Ce « madame » que nous ajoutions toujours était sûrement la chose qui l’irritait le plus au monde, mais nous ne parvenions pas à nous en défaire.
Bref ! Si j’adorais cette femme, ce n’était pas à cause de son lien avec notre famille. Du moins, pas uniquement. Mme Anne était celle qui m’avait initié à la couture, une activité qui s’était rapidement révélée être ma préférée avec celles de patiner, d’écrire et de dessiner.
Ancienne couturière à la retraite, elle animait aujourd’hui des ateliers tricot, de crochet, de broderie et d’autres activités créatives usant d’aiguilles. Si Romy m’avait suivi la première fois, c’était pour s’essayer au tricot. Elle avait adoré l’écharpe que je lui avais tricoté quelques temps plus tôt et avait absolument voulu me rendre la pareille.
Ce fut malheureusement un lamentable échec – Romy n’ayant jamais brillé par son adresse, tout lui glissait des mains ! – mais nous avions bien ri et mon amie s’était finalement rabattu sur le vieux piano qui trônait dans le petit salon de Mme Anne. Les heures qui avaient suivies, nous les avions passées à tricoter en écoutant Romy nous jouer ses morceaux favoris.
Mme Anne avait adopté Romy ce jour-là, et il me semblait bien qu’elles se retrouvaient de temps en temps en dehors de nos visites. Car si je partageais l’amour de la couture avec elle, Romy s’était découvert une véritable passion pour la pâtisserie en assistant Mme Anne aux fourneaux.
J’étais heureuse de les voir bien s’entendre. Romy n’avait pas grand monde avec qui parler. Ses parents n’étaient pas souvent là et déléguaient son éducation aux différents professeurs particuliers qu’ils engageaient. Quant à ses relations, nous étions ses seuls amis avec les jumeaux. La faute à une idiotie en forte hausse chez notre génération qui ne pouvait reconnaître la valeur de notre précieuse Romy. Alors évidement, avec son tempérament calme, son oreille attentive et ses bons conseils, Mme Anne faisait une confidente parfaite.
— Alors, reprit Mme Anne avec un sourire, que me vaut le plaisir de ta visite ?
Je fouillai dans mon sac et en sortis le petit – et Dieu merci, le dernier – paquet à livrer que je lui tendis.
— Livraison expresse des Jardins d’Iris, souris-je fièrement.
— Déjà ? s’étonna Mme Anne en prenant le paquet avec milles précautions. Nick est décidément d’une efficacité redoutable.
— Ne m’en parlez pas, soufflai-je en me massant l’épaule, on dirait qu’il est né avec une montre dans la tête. Il compte chaque seconde, ç’en est effrayant !
— Et il te fait courir partout pour ne pas être en retard, comprit la vieille dame.
— Exactement ! soupirai-je. Enfin quelqu’un qui me comprends ! Avez-vous idée du poids qu’a pris mon sac et du nombre de paquets que j’ai dû livrer en…
Je jetai un coup d’œil à mon téléphone.
— Trois heures et demie ?
Mme Anne eut un sourire en coin amusé, le même – c’était à s’y méprendre – que celui que Nick affichait si souvent. Comme quoi ces heures à jouer les baby-sitters pour nous une décennie plus tôt avait laissé des marques !
— Allons, n’en veut pas trop à ton frère. Il a le sens des responsabilités et cela t’arrange bien.
Je fis la moue.
— C’est sûr que ce n’est pas Tom qui risque de beaucoup aider, finis-je par approuver.
Elle hocha de la tête.
— Bien, dans ce cas tu devrais te dépêcher de rentrer, conclut Mme Anne en déposant sa commande sur la table – un assortiment de bijoux aux fleurs séchées, je l’aurai parié. Je te reverrai bientôt au prochain atelier.
J’opinai et vins serrer la vieille femme dans mes bras.
— À bientôt Anne !
Je claquai un baiser sur sa joue et m’en allai aussitôt.
— À bientôt ! s’exclama-t-elle à la porte alors que je m’éloignais.
Ragaillardie par cet intermède plus que bienvenue, je remis mon casque et m’élançai dans les rues en direction de la maison. Le soleil commençait à descendre à l’horizon. Je fredonnai la chanson qui passait dans mes oreilles quand mon attention se fixa sur un petit groupe de jeunes en train de bavarder. Aussitôt ma bonne humeur s’évapora. Et merde… grognai-je intérieurement en me mordant la joue.
Tom, accompagné de sa cohorte de crétins qu’il qualifiait d’« amis », était en train de remonter la rue principale – sans doute pour rentrer lui aussi. Alors que j’approchai à leur niveau, je vis mon frère lever les yeux de son téléphone pour croiser mon regard. Son expression était parfaitement neutre, un masque d’indifférence feinte qu’il se plaisait à arborer du soir au matin depuis qu’il était entré dans la puberté.
J’avais toujours trouvé des plus déstabilisant de croiser son regard. Ses yeux étaient si semblables aux miens qu’il me semblait croiser mon propre regard, l’éclat joyeux en moins. Notre ressemblance m’avait toujours perturbé. Enfants, beaucoup nous prenaient pour des jumeaux tant nous étions semblables. Le fait d’être dans la même classe chaque année n’avait en rien arrangé la chose. C’est en grandissant que nous avions commencé à différer. Tom avait brusquement pris des centimètres que je ne rattraperai jamais, avait développé sa musculature – bien qu’il ne soit pas aussi bien bâti que Nick – et ses cheveux bruns avaient fini par claircir, donnant ce joli châtain aux reflets dorés quand les miens demeuraient d’un brun tout à fait ordinaire.
C’était étrange… Tom avait tellement changé depuis le collège qu’il me paraissait comme un étranger. Parfois, dans mes moments les plus nostalgiques, il m’arrivait de songer à quel point mon frère me manquait.
À côté de lui, son déplaisant mais néanmoins meilleur ami, remarqua l’attention que Tom ne portait plus à son téléphone. Presque aussitôt, il se retourna et me dévisagea. Un large sourire tout à la fois narquois et suave étira ses lèvres.
— Hé la bargeot ! s’exclama-t-il et ses amis suivirent son regard avant de ricaner. Jolies les licornes, tu cherches aussi le prince charmant ?
Je serrai les dents, montant le volume pour ne plus entendre leur rire me suivre alors que je les dépassais. L’effort de volonté qu’il me fallut pour ne pas faire demi-tour et lui refaire le portrait me coûta.
Vous ai-je parlé des amis de mon frère ? Non ? Alors allons-y, parce que croyez-moi, il y en a des choses à dire à leur sujet !
Commençons par son meilleur ami. Jules Chevallier n’avait de chevalier que son nom. Avec ses boucles brunes, son teint halé, ses yeux verts pétillants et son petit air de badboy, il en avait brisé des cœurs ! Je l’avais moi-même trouvé attirant pendant un temps. Juste avant de découvrir sa personnalité. Autant dire que ça m’a vite refroidie. Parce que Jules Chevallier n’avait absolument rien du Roméo ténébreux qu’on trouve dans les romans. Au contraire, il faisait même partie de ces insupportables petits crétins qui se croient supérieurs parce qu’ils sont beaux et qu’ils le savent. En outre, il avait surtout la réputation d’un grand con qui passait d’une conquête à une autre sans qu’aucune de ces pauvres filles ne trouve cela anormal.
Parfois je me demandais vraiment où Tom allait chercher ses amis. Parce qu’en ce qui concerne les garçons qui l’entouraient, ils étaient presque tous calqué sur le modèle de Jules, leur grande idole. Ç’en devenait franchement ridicule de les voir jouer les petits rebelles. Dans une bagarre, ils ne tiendraient pas une minute. Max et moi avions même déjà remis certains de ces gaillards à leur place pas plus tard que l’an dernier alors qu’ils harcelaient d’un peu trop près Romy. Tout ça parce qu’elle avait osé mettre une jupe ! Non mais, sérieux ? Si Alex ne nous avait pas arrêté, je ne doutais pas que ces loustics auraient fini leur journée à l’hôpital. Je regrettais juste de ne pas avoir eu le temps de leur écraser les noisettes une dernière fois. Au demeurant, ils n’avaient plus osé se montrer devant nous. Du moins, pas seuls.
Comme quoi le dicton dit vrai, songeai-je sombrement, l’union fait la force.
Et on ne pouvait pas parler d’union sans mentionner l’autre idole de ce petit groupe. Car si Tom et Jules étaient les grands hommes à imiter, Faustine était celle qui les faisaient tous baver.
Ah… Faustine… que dire d’elle ? Beaucoup trop à mon goût. Essayons de faire court.
Faustine Durand, pétasse le jour, garce la nuit. Ou était-ce l’inverse ? Dans tous les cas, y avait vraiment qu’un con pour supporter une conne pareille. Jamais je ne pourrais comprendre ce que mon frère pouvait bien lui trouver. Ce qu’ils pouvaient bien tous lui trouver. De mon point de vue, elle ne valait pas grand-chose. Le fait qu’elle soit une harceleuse invétérée n’arrangeait en rien mon impression. Je ne me souviens même pas d’un jour où Faustine ne s’est pas moquée de moi, des jumeaux ou de Romy. Oh, pas que ses paroles me fassent grand-chose – je n’en avais jamais eu grand-chose à faire – mais Romy était sa cible préférée et nous détestions ça, Max et moi. Même Alex, qui n’avait jamais cherché à se défendre, finissait par s’agacer et l’envoyer paitre.
Faustine, c’était le genre de midinette à battre les cils devant n’importe quel garçon un tant soit peu mignon. Alors, bien évidemment, ça fait des années qu’elle s’accroche à Jules comme une huitre à son rocher. Bien que je ne connaisse pas le bougre aussi bien que mon frère, il me semblait qu’il n’avait encore jamais cédé à ses avances. Sans doute ne supporterait-il pas de seulement flirter avec une fille qui se comporte avec les hommes comme lui avec les femmes. Et évidement, voyant un combat perdu d’avance, l’égo de cette andouille était piqué et elle ne pouvait s’empêcher de s’accrocher.
Que ce devait-être pénible de jouer constamment les jolis cœurs, songeai-je en lui jetant un regard de biais. Le plus triste, c’était qu’elle était jolie. Bon, avec un peu moins de maquillage et une meilleure personnalité, elle serait même magnifique, mais que pouvait-on y faire ? Les champignons vénéneux ont toujours les plus belles couleurs !
Tom ne réagit même pas alors que les hués me poursuivaient. Je me mordis l’intérieurs des joues pour ne pas hurler. Mes yeux me brûlaient. J’avais l’habitude, bien sûr. Ces idiots se moquaient de moi depuis l’école primaire. Je me fichais pas mal de leurs commentaires. Ce qui me détruisait, c’était l’indifférence de Tom. Avant, il prenait toujours ma défense, il me protégeait comme tous les grands frères. Mais il avait changé. Et du jour au lendemain, cessa de veiller sur moi. Il avait revêtu ce masque insupportable et avait commencé à m’ignorer.
Lorsqu’en quatrième, ses « amis » m’avaient violement jeté à terre devant l’école parce que j’avais eu le malheur de défendre un sixième qu’ils s’étaient mis à harceler, il n’avait pas bronché. Il avait à peine sourcillé en découvrant mes mains et mes genoux en sang, m’avait tout juste jeté un regard avant de s’en aller sous les rires de ses amis.
Il ne s’était même pas retourné.
J’en étais resté bouché bée de longues minutes. Si longtemps en vérité que mes jambes s’étaient ankylosées à force de rester assise sur le bitume. Et j’avais attendu, de longues minutes j’avais attendu qu’il rebrousse chemin, qu’il revienne pour m’aider comme il le faisait toujours. Mais il n’en fit jamais rien.
C’étaient les jumeaux qui m’avaient découvertes une demi-heure plus tard. Ils s’étaient précipités vers moi affolés. Étonnement, je n’ai pas fondu en larmes. J’ai serré les dents alors qu’ils m’aidaient à me relever et j’étais rentrée. Je n’avais pas non plus pleuré quand mes parents m’avaient découverte, toujours pas quand Nick s’était précipité avec la trousse de secours pour me soigner, ni quand j’avais croisé le regard de Tom juste avant qu’il ne s’enferme dans sa chambre sans un mot. C’est après, le soir qui suivit, quand je fus certaine que tout le monde dormait profondément, c’est à cet instant que j’ai pleuré. Parce que j’avais compris à ce moment-là que j’avais perdu mon frère. Je m’étais remémoré ces signes que j’avais préféré ignorer, ces instants où il avait doucement commencé à s’éloigner, le silence qui lentement s’était installé…
À partir de ce jour-là, j’avais commencé à l’ignorer moi aussi. Les remarques qu’on me lançait, je ne les entendais même plus. Quant aux coups qu’on me portait… eh bien, désormais je les rendais. Pendant un été, Max m’avait invitée dans son garage pour nous entraîner. L’un de ses cousins lui avait appris à boxer et elle m’avait transmis tout ce qu’elle savait des bagarres. Ainsi, plus jamais personne ne pourrait me blesser, et certainement pas ces idiots du lycée.
Accélérant l’allure, je mis un moment à réaliser que je ne me trouvais plus au centre-ville mais sur le front de mer. Tom et ses amis étaient à présent très loin derrière mais leurs mots continuaient de résonner à mes oreilles malgré la musique. Agacée, je finis par m’arrêter et tournai un regard sur la mer qui s’étendait à perte de vue devant moi. Ç’aurait pu être une scène très poétique si une famille de vacanciers n’était pas passé sous mon nez pour planter leur parasol dans le sable.
— Très poétique… marmonnai-je en voyant les enfants commencer à chahuter dans le sable avec leurs seaux et leurs pelles.
J’abandonnai ce déplorable tableau et admirai plutôt le soleil se refléter sur les vagues qui ondulaient. Ça, c’était nettement plus poétique.
J’aurais pu passer un moment à observer les vagues s’échouer sur le sable si mon téléphone n’avait pas sonné. En regardant l’écran, j’y découvris deux notifications : un message de Max et un autre de Tom. Ce dernier me donna envie de lui faire manger son téléphone, mais je me concentrai plutôt sur le message de Max. À cette heure-ci, Romy devait avoir terminé sa leçon de piano et le service des jumeaux au Billie’s avait dû commencer.
Mad🤪Max : Hey Charl’s ! Tu t’souviens de notre projet de cosplay ? J’aurai 2-3 idées à apporter si t’es OK. J’peux passer vite-fait ? 🙏
Charl’s : Pas de problème Mad. Je rentre d’ici 5 min, rdv devant la porte !
J’eus un sourire en recevant sa réponse.
Mad🤪Max : 😘
Puis je passai au message de Tom et mon humeur s’assombrit aussitôt.
Tête-de-Con 👿 : Jules vient dormir à la maison.
— Arf… grimaçai-je entre mes dents.
Bien évidemment, il fallait que ce con vienne dormir à la maison. Et puisque je recevais ce message, Tom avait dû recevoir l’aval de Nick, ce qui me démoralisait davantage. Manquait plus que ça… soufflai-je en moi-même. Avais-je frappé si fort que ça à notre dernière bagarre pour que le karma me punisse ainsi ?
Je soupirai et me dépêchai d’envoyer un message à Nick pour le prévenir que Max allait passer. Le téléphone encore en main, je me mis en route avant de recevoir une réponse de mon frère :
Maman-Poule 🌻 : D’accord, fais attention sur la route. À tout à l’heure ❤
Je souris en secouant la tête et m’élançai en direction de la maison.
J'adore le personnage de Nick, c'est le grand frère rêvé, même s'il peut être agaçant par sa personnalité super responsable. Je file lire la suite !
Merci ^^