— Vous devez partir.
La voix d’Eïwenn était dure, sa mâchoire contractée, son regard fuyant. Son front perlait de sueur et elle portait encore son manteau, dont la capuche enfermait ses mèches rousses. Leur hôte s’était hâtée de rentrer. Jamais Ewannaël ne l’avait vue dans un tel état depuis leur arrivée, deux mois plus tôt. Ils n’auraient pu rêver meilleur foyer d’adoption. Eïwenn et son âme-liée les avaient accueillis comme s’ils étaient de leur famille, en échange de leurs services. Ils avaient choyé Faè encore plus que ses parents. Leur village et leur terre ressemblaient beaucoup à ceux d’où venaient les réfugiés.
— Réveillez-vous ! Quittez cette maison !
Ewannaël s’arracha des bras de Jolyn, effrayé par ces cris. Que s’était-il passé ? L’aube pointait dans le dos d’Eïwenn, une brise s’engouffra par la porte grande ouverte. Il se redressa et leva les mains en signe d’apaisement :
— Qu’y a-t-il ?
— Comment avez-vous osé profaner cette maison d’esprits impurs ? Nous mentir si longtemps ?
— Nous n’avons pas…
— Ne nie pas. Un homme de votre village est arrivé hier soir. Fuyez cette terre avant d’être livrés à la punition de mon clan !
Ewannaël ne répondit rien. Elle savait. Aucun argument ne pourrait l’infléchir. Lui-même avait attendu de perdre une fille pour réaliser la folie de l’esprision. Il baissa les yeux, avança d’un pas las jusqu’aux couches de sa fille, couverte de l’ombre d’Eïwenn.
— Qu’est-ce qu’il y a, Aapa ?
— On y va, Faè.
— On rentre à la maison ?
— Non. On va… On part pour un nouveau voyage. Prend toutes tes affaires.
— Je veux pas y aller.
Ewannaël s’agenouilla au chevet de sa fille et, à court d’arguments, résolut de lui dire la vérité :
— Des gens nous cherchent. Ils veulent te faire du mal. On doit partir maintenant.
— Mais où ? geignit la petite. Je veux pas aller sur le bateau ! Ça fait peur.
Son père se trouva à court de mots. S’il avait d’abord redouté ce nouveau départ, chaque nouveau jour avait rendu cette perspective plus lointaine. Il avait voulu croire que quatre jours de navigation éloigneraient assez le danger. Il fut sauvé par Jolyn. À peine sortie du lit, elle tendit la main et murmura simplement :
— Viens.
Faè se leva. Jolyn l’aida à rassembler ses affaires à toute vitesse. Ewannaël serra les poings, impuissant. Il alla vers le soleil, pour aller chercher Œil-du-Soir. En route, il affronta enfin le regard d’Eïwenn. Les reproches dans ses yeux le peinèrent. Il ne put cependant lui en vouloir. Qu’aurait-il fait à sa place ? Elle les avait prévenus leur avait offert la chance de fuir. Dehors, il leva les yeux vers le ciel, s’inquiéta de ses nuages gris. Le vent soufflait fort, ce n’était pas un temps pour prendre la mer. Il essaya de ne pas trop y penser. Œil-du-Soir accourut à son premier sifflement, Ewannaël caressa son poitrail et lui dit :
— Désolé, mon vieux. On repart.
Jolyn et Faè sortaient déjà, avec le nécessaire pour trois. Alors qu’ils passaient la porte, Eïwenn se retourna :
— Vous n’avez pas pris toutes vos affaires.
— Elles sont à vous, répondit Jolyn. Merci infiniment de nous avoir accueillis. Je vous souhaite une belle vie.
— Où partez-vous ?
— Vers la terre où nous serons libres.
*
Ewannaël grogna en sentant une main caresser sa joue. Il n’avait aucune envie de délaisser sa couverture. Son corps éreinté autant par les efforts que les émotions des derniers jours, réclamait davantage de sommeil. Il lui fallut pourtant se redresser quand la voix de Jolyn parvint à ses oreilles :
— Ewan, prends la barre. Il faut que je dorme.
Le visage défait de Jolyn le surprit. Elle avait de larges cernes, les yeux à peine ouverts, le menton tombant. En dépit de la confiance et la force qu’elle dégageait depuis leur départ, six jours plus tôt, l’épuisement la guettait. Dès qu’il se prit son quart, elle s’effondra sur la place qu’il occupait jusqu’alors et s’endormit malgré le roulis. Son souffle régulier devint le repère d’Ewannaël dans l’obscurité. Il pouvait deviner l’ombre de Faè, allongée contre le mât. Le bruit du vent et la lumière des lunes constituaient sa seule compagnie.
Au loin, il ne demeurait du jour qu’un soupçon de lumière rouge. Ewannaël s’étonna de cette découverte, qui lui confirmait que Jolyn avait veillé tard. Elle n’avait pas voulu le réveiller, quitte à se fatiguer plus que de raison. Il se promit de lui rendre la pareille la nuit suivante. Une fois seul, le temps lui sembla s’étirer. Son estomac criait famine, pas rassasié par les maigres rations de la veille. Il tenta de positiver : ils vivaient les journées les plus longues de l’année, les températures les plus hautes. Si la mer ne se gâtait pas, tout irait bien.
Bientôt, un mouvement l’informa du réveil de Faè. La petite ne tarda pas à le rejoindre tout en se frottant les yeux. À la lueur lunaire, ses yeux cyan brillaient comme des étoiles. Ewannaël s’accroupit pour l’accueillir dans ses bras, l’embrassa sur le front.
— Bien dormi ?
— C’était mieux chez Eïwenn. On arrive quand ?
— Je l’ignore. Ça ne devrait plus prendre longtemps, il doit y avoir encore d’autres villages sur la côte.
Ewannaël espérait dire vrai, il n’avait jamais navigué si loin. Beaucoup croyaient qu’au-delà des derniers villages, au bout de la mer, se tenait une terre de ténèbres dévastée par des esprits malfaisants. Il préférait croire son père, qui lui avait expliqué qu’un voyageur était venu dans leur village des années plus tôt, en provenance d’autres terres habitées. Il lui avait aussi raconté la légende d’Adlival, une cité magique où les hommes avaient dominé la nature. L’existence d’un tel endroit était improbable, mais Ewannaël s’accrochait à la moindre trace d’espoir.
— Pourquoi on rentre pas ? Oncle Bri doit nous attendre.
Les questions de sa fille lui rappelaient toujours avec la même cruauté ce qu’il avait perdu. Aucune de ses réponses ne la satisfaisait. Que pouvait-il dire alors que leur horizon était l’inconnu ? Il s’y essaya encore, sans enrober la vérité de nuances :
— Les gens du village voulaient te faire participer à une cérémonie. Ça t’aurait blessée. Nous sommes partis pour te protéger.
— Pourquoi ils voulaient me faire du mal ?
— Ils… Ils croyaient que c’était bon pour toi.
— On reverra jamais oncle Bri ? Ni grand-mère ?
— Pas pour l’instant. On va aller habiter ailleurs. Le plus important, c’est que l’on reste ensemble, tous les trois.
— Tous les quatre ! s’exclama Faè en montrant Œil-du-Soir.
— Oui, tous les quatre… répéta distraitement Ewannaël, qui sentait le vent se lever.
Il quitta Faè des yeux pour observer la mer. Comme il l’avait craint la veille, une tempête approchait. Il avait voulu accoster, mais il n’y avait aucune plage, seulement la promesse de se fracasser sur le flanc des falaises. Ils ne pouvaient lui échapper. Les vagues grossissaient à vue d’œil. Le courant les entraînait vers le large. Les nuages qui les menaçaient depuis six jours avaient encore noirci et une pluie fine commençait à tomber. Météo d’angoisse pour le marin, de terreur pour le père. À regret, il réveilla Jolyn. Il dut la secouer pour l’arracher à sa torpeur. Ewannaël n’eut pas à dire un mot pour qu’elle comprenne le danger. Elle ouvrit aussitôt la cale et cria :
— Faè, il va y avoir une tempête ! Accroche-toi aux lanières du fond et ne bouge surtout pas !
L’enfant obéit, affolé par la fureur des flots. Jolyn la cala entre trois fourrures, avec juste assez d’espace pour respirer, puis tenta de la rassurer :
— Je suis désolée. Ça va aller, promis ! Œil-du-Soir va veiller sur toi.
Le chien-loup aboyait en serrant les crocs à chaque fois qu’une vague éclaboussait la coque. Ewannaël eut toutes les peines du monde à le faire rentrer avec sa fille. L’animal ne s’y résolut qu’après avoir entendu le tonnerre. Pendant ce temps, Jolyn affaissa la voile pour ne pas qu’elle se déchire. De violentes bourrasques agitaient la mer, la pluie redoublait d’intensité. La visibilité d’Ewannaël se limitait à la proue, qui tanguait sous l’assaut des vagues. Elles n’avaient aucun mal à balader l’embarcation de droite à gauche, menaçant de la renverser. Face au risque d’une vague assez haute pour les emporter, Ewannaël et Jolyn renoncèrent à l’usage des rames. Ils fermèrent la cale pour s’assurer que leur fille y demeurerait, bloquèrent le gouvernail pour ne pas dévier de leur cap, puis Jolyn saisit un filet et entreprit de s’attacher au mât avec son âme-liée.
Ewannaël avait déjà vécu plusieurs tempêtes, mais celle-ci dépassait ses pires cauchemars. Chaque vague lui broyait la poitrine, la terreur de perdre son aimée et son enfant le traversant de part en part. Il cria plusieurs fois à Faè de ne pas s’inquiéter, mais les hurlements du vent le couvrirent. La pluie ruisselait contre son visage, s’infiltrait dans son manteau et coulait contre sa peau. De temps à autre, une vague plus haute menaçait de les engloutir. Lorsqu’il criait à Faè, l’eau lui entrait dans la bouche. Il toussait en se cramponnant encore davantage au mât, contre le corps de Jolyn. La mer les secouait de haut en bas, entre des lames assez violentes pour briser l’embarcation. Chaque craquement l’effrayait davantage.
À cet instant, au milieu de l’enfer, il repensait à l’esprision. Se pouvait-il que Jolyn ait eu tort ? Cette tempête n’était-elle pas une punition pour leur fuite ? Ce voyage tournait au cauchemar : toutes les portes se fermaient à eux, même la mer se montrait inhospitalière. Peut-être que Faè aurait survécu sans heurts à la cérémonie, qu’ils auraient pu poursuivre leur vie heureuse, chez eux. La moitié de la voile se détacha arrachée par la tempête, une nouvelle vague les enveloppa. Ewannaël crut mourir pendant cette poignée de seconde. Quand les flots les recrachèrent, il réalisa qu’il ne regrettait pas leur choix. Plutôt mourir avec sa fille plutôt que de lui survivre une seconde fois.
Ewannaël sentit la main de Jolyn descendre le long de son bras. Il la saisit avec force, entremêlant ses doigts aux siens. Sa femme les serra en retour avec vigueur. Il voulut y voir sa confiance dans un lendemain meilleur. Il respira doucement et ferma les yeux pour tenter d’oublier la pluie battante, les remous de l’eau. À cet instant, il crut entendre dans le vacarme un pleur d’enfant et souhaita à l’instant même se détacher pour aller secourir Faè. Malheureusement, il ne pouvait rien pour elle. Ouvrir la cale l’aurait condamnée à périr emportée par les flots, et lui avec. Il ne restait qu’à tenir.
Plusieurs fois, les vagues firent gémir les planches du navire. Ewannaël ne supportait plus les craquements. Il imaginait déjà des trombes d’eau s’engouffrer dans la cale, noyer Faè. Malheureusement, la mer restait trop forte pour envisager quoi que ce soit. Il serra davantage la main de Jolyn. Il ne pouvait rien faire d’autre. Il serra, serra, tentant d’imprégner ces gestes de tout l’amour et l’espoir qu’il voulait transmettre à sa femme.
La nuit passa, le voilier tint. Peu à peu, les vagues décrurent, les éclairs se turent et la pluie se calma. Sous le choc, Ewannaël et Jolyn mirent plusieurs minutes à se détacher. Leurs vêtements étaient lourds, gorgés d’eau. Sans prendre la peine de les éponger, il se jeta jusqu’à l’ouverture de la cale et l’ouvrit avec précipitation. Par bonheur, l’eau n’avait pénétré que partiellement. Faè se tenait roulée en boule contre Œil-du-Soir. Son genou et son bras saignaient sous l’impact des chocs et l’animal s’était cassé une patte contre le plafond de la cale. Les provisions et fourrures autour d’eux avaient atténué l’effet de la tempête.
Ewannaël entendit avec un soulagement immense le souffle de Faè, qu’il prit aussitôt dans ses bras. Il sentit des larmes couler sur ses joues et murmura :
— Ma petite fée, j’ai eu si peur de te perdre.
Faè se réveilla à ces mots. Jamais Ewannaël n’apprécia autant ses pleurs qu’à cet instant-là. Jolyn se pencha, la chatouilla jusqu’à lui arracher un sourire, mais ce sourire différait des autres. Il était un peu triste, effacé, le genre de sourire que l’on fait pour rassurer alors qu’on est soi-même terrifié. Ewannaël l’attira au cœur de l’étreinte familiale. Ne pouvant que deviner dans la nuit les visages de ceux qu’il aimait, il se réjouit de sentir leurs peaux, d’entendre leurs souffles. Ils vivaient. Tous.
Le voilier n’avait subi que des dommages sommaires, l’eau avait quitté le pont par les dalots. Ils s’en tiraient à bon compte. Ewannaël caressa Œil-du-Soir, s’inquiéta de sa patte. Soudain, Jolyn poussa une exclamation de joie :
— Là-bas ! Une lumière !
Un regard vers l’arrière confirma la nouvelle à Ewannaël. Une puissante lueur brillait à l’horizon, avec une intensité trop grande pour être un feu ou un village. On aurait dit qu’une étoile était venue se poser sur la mer. Le pêcheur laissa Œil-du-Soir pour aller accrocher la voile. Pendant ce temps, Jolyn réinstallait les rames. Leurs efforts s’unirent dans une même direction. La lumière. La vie.
*
Ce qu’Ewannaël avait pris pour une étoile était une immense tour construite sur une île rocheuse. La lumière émanait de son sommet et balayait la côte et la mer. Cette tour avait une jumelle à côté d’elle, éteinte. Poussés par un vent d’est, ils passèrent entre ces deux constructions sans la moindre difficulté. D’innombrables lumières scintillaient sur la côte, signalant une importante présence humaine. Jamais Ewannaël n’avait vu de si grand village. Un peu plus loin, la terre prenait du relief. Malgré l’obscurité, on pouvait deviner à la lueur des lunes les silhouettes de montagnes enneigées.
Tous ouvrirent la bouche, stupéfaits, en découvrant les centaines de navires amarrés au port. Certains voiliers étaient dix fois plus longs et hauts que le leur. Leurs mâts se dressaient plus grands que des pins, leurs coques étaient constituées d’étranges matières lisses et claires. Des hommes et femmes criaient sur les ponts, occupés à réparer les dommages de la tempête. Personne ne leur prêta attention. Après une courte hésitation, Ewannaël aperçut un ponton de bois. Il manœuvra pour se frayer un chemin dans ce dédale de coques. Ils se glissa dans un espace juste assez grand pour eux. Jolyn sauta sur l’embarcadère et l’attacha à l’anneau de fer prévu à cet effet.
— Enfin, nous y sommes ! dit-elle. Ce village gigantesque saura nous accueillir !
— Oui, nous y sommes, répéta Ewannaël. Enfin.
Poser ses bottes sur une terre ferme lui procura une sensation de soulagement intense. Pourtant, il peinait à partager l’enthousiasme de son âme-liée. Cet endroit n’avait rien à voir avec les précédents, ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. La multitude de passants traversant le port l’inquiétait. Ewannaël prit Faè dans ses bras et la donna à sa mère, puis aida Œil-du-Soir à sauter jusqu’au ponton. Ils marchèrent ensemble vers les lumières de la ville. Des marins les croisèrent, allant des navires au port ou du port aux navires. Leurs mots étaient incompréhensibles. Ils croisèrent une femme au crâne rasé qui leur montra sa main en disant :
— Tùn nonrak !
Ces mots confirmaient à Ewannaël que sur cette nouvelle terre, les gens parlaient une langue inconnue. Il ne sut réagir, se demandant même un instant si la tempête ne l’avait pas rendu fou. Heureusement, Jolyn eut la présence d’esprit de répondre à l’étrangère d’un geste de la main. Puis elle offrit à Ewannaël un regard qui se voulait rassurant. Un instant plus tard, ils posaient le pied sur le port. Tout y était différent.
Ewannaël ne savait où tourner le regard tant il se passait de choses en même temps. La simple sensation du sol pavé dépourvu de neige sous ses bottes aurait suffi à le désorienter, mais ce n’était qu’une nouveauté parmi des milliers. Ce qui le surprit le plus fut la présence de nombreuses lumières artificielles, disposées au sommet de grands pylônes de fer. Elles éclairaient des centaines de gens qui marchaient en discutant. En quelques instants, Jolyn, Faè et Ewannaël découvrirent plus de nouveaux humains que lors de leurs trente précédentes années.
Ces gens étaient vêtus de manteaux de couleurs variées, avaient des pantalons de matières inconnues et portaient des coupes de cheveux originales. Ewannaël aperçut une femme à la peau noire. Il se demanda si elle n’était pas malade ou hôte d’un esprit ténébreux. Son regard se dirigea ensuite vers un homme à la barbe assez longue pour toucher ses genoux, couvert d’un tissu noir plus fin qu’une voile. Il y avait aussi un groupe d’une dizaine d’hommes et femmes qui portaient la même tunique verte aux longues manches. Leurs bottes claquaient sur le pavé. Les passants allaient par groupes bruyants, ou seuls d’un pas rapide. Aucun d’entre eux ne s’intéressa aux nouveaux venus, qui se perdirent dans la foule. Seul Œil-du-Soir, clopinant sur trois pattes, attirait le regard furtif d’une femme aux cheveux blonds.
S’il n’avait pas tenu la main de Faè, Ewannaël se serait bouché les oreilles, oppressé par le vacarme. Cependant, le choc fut peu à peu chassé par la nécessité pressante de trouver de l’aide. La douceur de l’air nocturne ne valait pas la perspective d’une place près d’une cheminée et de draps chauds. Ewannaël et les siens n’avaient plus assez mangé ni dormi depuis des jours. Il chercha des personnes capables de l’aider. Son regard se porta vers une femme aux cheveux bruns.
Entourée d’hommes en armes, elle portait des habits clairs aux coutures dorées éblouissantes. Les traits de son visage avaient été surlignés par des lignes noires et sa peau rosissait au niveau des joues. Une sorte de peinture blanche couvrait ses paupières et ses lèvres, de lourds bijoux étaient attachés à ses oreilles. Ses cheveux étaient séparés en tresses complexes. Ewannaël ne pouvait qu’imaginer les heures de travail qui avaient permis un tel résultat. Il n’aurait pu imaginer qu’un être humain puisse accorder tant de soin à son apparence.
Quand son regard croisa celui de Jolyn, il comprit qu’elle avait la même idée que lui : cette femme devait être la cacique de ce village gigantesque. Elle saurait les aider. Avec un peu de chance, peut-être même parlait-elle leur langue. Il s’approcha de l’inconnue et la héla :
— Je suis désolé de vous déranger, mais nous arrivons d’un long voyage. Nous cherchons un endroit où nous reposer et nous nourrir.
Il accompagna ces paroles de gestes pour s’assurer d’être compris. Malheureusement, la femme ne lui accorda qu’un bref regard avant de détourner les yeux. L’un de ses suivants, un homme aux courts cheveux noirs repoussa Ewannaël d’un coup de coude dans les côtes. Il s’effondra, scandalisé par cette agression gratuite. Faè recula d’un pas, choquée. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un frapper son père. Jolyn prit ses mains pour l’éloigner du danger.
Ewannaël s’attendait à recevoir de l’aide des personnes alentour, mais personne ne réagit. Œil-du-Soir gronda avant de se jeter sur l’assaillant. Il planta ses crocs dans son bras, le renversa sur le pavé. L’homme cria tandis que sa manche s’empourprait de sa chair déchirée. Il frappa devant lui, tira le cou de son adversaire, mais le chien-loup resserra sa prise. Ewannaël l’avait vu chasser assez de proie pour savoir qu’il ne lâcherait pas.
Ewannaël se jeta contre le poitrail de son compagnon, posa ses mains sur ses pattes et s’exclama :
— Œil-du-Soir, lâche ! Lâche ! Lâche !
En vain. Les coups de sa victime l’avaient rendu fou de rage. Il la griffait de ses pattes, sur les bras et le visage, laissait de longues traînées rouges. Quand l’homme tenta de se redresser, un craquement sinistre résonna. Il hurla de plus belle. La femme et sa suite, les passants ; tous s’écartèrent, horrifiés. Un sifflet résonna. Plusieurs fois.
Une dizaine d’hommes en uniformes verts accoururent, matraques en main. Ewannaël comprit qu’ils allaient s’en prendre à son vieux compagnon et se leva pour s’interposer.
— Laissez-le ! Il va lâcher !
Les nouveaux venus ne l’écoutèrent pas plus qu’Œil-du-Soir. Ils le poussèrent comme un vulgaire obstacle. Ewannaël tomba sur les coudes, les lèvres au-dessus du pavé. Lorsqu’il se releva, les inconnus rouaient Œil-du-Soir de coups ; sur le museau, le dos, les pattes. Les crocs se desserrèrent enfin, pour aller se planter dans une jambe, puis un bras. Ivre de rage, sa fourrure ensanglantée, le chien-loup agressa tous ceux qui s’approchaient. Ewannaël revit Ilbaël frapper sa mère et perdit toute lucidité. Il se lança au secours d’Œil-du-Soir, mais deux hommes s’interposèrent, lui tenant les bras. Les uniformes verts tinrent leur adversaire à distance de matraque tandis que l’un d’eux sortait un curieux objet métallique de sa poche. Il cria à s’en briser la voix :
— Œil-du-Soir ! Reculez ! Je vais l’appeler ! Reculez !
Un claquement bref résonna, de la fumée sortit de l’objet, puis plusieurs trous rouges apparurent sur le cou du chien-loup. Le sang abonda sur son poitrail. Ses pattes tremblèrent et sa tête s’immobilisa. Ses belles pupilles sombres se dilatèrent. Une deuxième déflagration le coucha sur le côté. Ewannaël crut tomber avec lui, submergé d’un flot de terreur. Par quel sombre magie les inconnus avaient-ils pu le frapper à cette distance, sans arc ni flèches ? Les hommes qui le tenaient lui parlèrent d’une voix rocailleuse. Il crut qu’ils lui lançaient un nouveau sortilège et ferma les yeux. Rien n’arriva. On le lâcha. Des pas s’éloignèrent.
Quand il ouvrit ses paupières, deux hommes traînaient Œil-du-Soir par les pattes. Il ne bougeait plus. Le cœur d’Ewannaël se souleva : se pouvait-il que son esprit s’en soit allé ? Non, cela ne se pouvait pas. Il courut vers eux, bousculant plusieurs curieux, leur attrapa les bras.
— Laissez-le, par pitié ! Il ne vous attaquera plus !
Surpris, ils s’arrêtèrent. Il put étreindre Œil-du-Soir, avec la même fougue que la première fois. Son père riait au bord de la mer en voyant naître le lien entre son fils et le chiot. Sa fourrure était poisseuse, ses pattes raides. Son souffle et son pouls s’étaient tus. Ewannaël sera plus fort, cherchant la chaleur de son compagnon, la trace de sa vie, mais il ne restait plus qu’une enveloppe vide entre ses bras. Il déchira le silence de l’écho du hurlement poussé douze ans plus tôt. Cette mort lui arrachait une portion de son âme, faisait partir son père une deuxième fois. Ses pensées et ses sensations se heurtèrent les unes aux autres, comme autant de lames qui lui traversaient le corps.
Il n’avait su protéger son plus fidèle allié, pire, il l’avait condamné. Sa mère avait raison : au-delà des vagues, il n’y avait qu’une terre peuplée d’esprits mauvais. Une colère noire se creusa en lui. Contre Jolyn, qui l’avait entraîné à partir, contre ses esprits à forme humaine qui, après Astaè, volaient une autre âme chère à son cœur, et surtout contre lui-même. Il était puni de sa fuite, de son impiété. Au milieu de cette tempête, un soupçon de rationalité subsistait avec cette question : où étaient les siens ? Avaient-ils péri eux-aussi ? Avaient-ils vu Œil-du-Soir mourir ? En regardant derrière, il ne les vit pas.
Les hommes qui traînaient le cadavre tentèrent de le décrocher pour continuer leur triste besogne ,mais en vain. Ewannaël le tenait de toutes ses forces, comme s’il retenait ce qu’il lui restait d’espoir et de raison. S’il fallait mourir, il voulait que ce soit contre cette fourrure qu’il avait tant caressée. Un coup de matraque dans le dos l’abattit sur le pavé. Un sur chaque bras le firent lâcher. Il gémit tandis que des ondes de douleurs remontaient dans tout son corps. Des étincelles traversèrent son champ de vision et il perdit conscience.