— Vous devez partir.
La voix d’Eïwenn était dure, sa mâchoire contractée, son regard fuyant. Son front perlait de sueur et elle portait encore son manteau, dont la capuche enfermait ses mèches rousses. Leur hôte s’était hâtée de rentrer. Jamais Ewannaël ne l’avait vue dans un tel état depuis leur arrivée, deux mois plus tôt. Ils n’auraient pu rêver meilleur foyer d’adoption. Eïwenn et son mari les avaient accueillis comme s’ils étaient de leur famille, en échange de menus services. Ils avaient choyé Faè encore plus que ses parents. Leur village et leur terre ressemblaient beaucoup à ceux d’où venaient les réfugiés.
— Réveillez-vous ! Quittez cette maison !
Ewannaël s’arracha des bras de Jolyn, effrayé par ces cris. Que s’était-il passé ? L’aube poignait dans le dos d’Eïwenn, une brise s’engouffra par la porte grande ouverte. Il se leva en levant les mains en signe d’apaisement :
— Qu’y a-t-il ?
— Comment avez-vous osé profaner cette maison d’esprits impurs ? Nous mentir si longtemps ?
— Nous n’avons pas…
— Ne nie pas. Un homme de votre village est arrivé hier soir. Fuyez cette terre avant d’être livrés à la punition de mon clan !
Ewannaël ne répondit rien. Elle savait. Aucun argument ne pourrait l’infléchir, lui-même avait attendu de perdre une fille pour réaliser la folie de l’esprision. Il baissa les yeux, avança d’un ton las jusqu’aux couches de sa fille, couverte de l’ombre d’Eïwenn.
— Qu’est-ce qu’il y a, Papa ?
— On y va, Faè.
— On rentre à la maison ?
— Non. On va… On part pour un nouveau voyage. Prend toutes tes affaires.
— Je veux pas y aller.
Ewannaël s’agenouilla au chevet de sa fille et, à court d’arguments, résolut de lui dire la vérité :
— Des gens nous cherchent. Ils veulent te faire du mal. On doit partir maintenant.
— Mais où ? geignit la petite. Je veux pas aller sur le bateau ! Ça fait peur.
Son père se trouva à court de mots. Il n’avait pas envisagé ce nouveau départ, alors qu’ils se trouvaient dans le village le plus éloigné du leur, à quatre jours de navigation. Il fut sauvé par Jolyn. À peine sortie du lit, elle tendit la main et murmura simplement :
— Viens.
Faè se leva. Jolyn l’aida à rassembler ses affaires à toute vitesse. Ewannaël serra les poings, impuissant. Il alla vers le soleil, pour aller chercher Œil-du-Soir. En route, il affronta enfin le regard d’Eïwenn, ses reproches, son sentiment de trahison. Malgré sa peine, il ne put lui en vouloir. Qu’aurait-il fait à sa place ? En sortant, il leva les yeux vers le ciel, s’inquiéta de ses nuages gris. Le vent soufflait fort, ce n’était pas un temps pour prendre la mer. Il essaya de ne pas trop y penser. Œil-du-Soir accourut à son premier sifflement, Ewannaël caressa son poitrail et lui dit :
— Désolé, mon vieux. On repart.
Jolyn et les Faè sortaient déjà. Alors qu’ils passaient la porte, Eïwenn se retourna :
— Vous n’avez pas pris toutes vos affaires.
— Elles sont à vous, répondit Jolyn. Merci infiniment de nous avoir accueillis. Je vous souhaite le meilleur.
— Où partez-vous ?
— Vers la terre où nous serons libres.
*
Ewannaël grogna en sentant une main caresser sa joue. Il n’avait aucune envie de se lever, de délaisser sa couverture. Son corps éreinté autant par les efforts que les émotions des derniers jours, réclamait davantage de sommeil. Il lui fallut pourtant se redresser quand la voix de Jolyn parvint à ses oreilles :
— Ewan, prends la barre. Il faut que je dorme.
En levant les paupières, il fut surpris par son visage défait. Jolyn avait de larges cernes, les yeux à peine ouverts, le menton tombant. En dépit de la confiance et la force qu’elle dégageait depuis leur départ, six jours plus tôt, l’épuisement la guettait. Dès que son époux se leva pour prendre son quart, elle s’effondra sur la place qu’il occupait jusqu’alors. Malgré le roulis, il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver le sommeil. Son souffle régulier devint le repère d’Ewannaël dans l’obscurité. Il pouvait deviner l’ombre de Faè, allongée accrochée au mât. Le bruit du vent et la lumière des lunes constituaient sa seule compagnie.
Au loin, il ne demeurait du jour qu’un soupçon de lumière rouge. Ewannaël s’étonna de cette découverte, qui lui confirmait que Jolyn avait veillé tard. Elle n’avait pas voulu le réveiller, quitte à se fatiguer plus que de raison. Il se promit de rendre la pareille à sa femme la nuit suivante. Une fois seul, le temps lui sembla s’étirer. Son estomac criait famine, pas rassasié par les maigres rations de la veille. Il tenta de positiver : ils vivaient les journées les plus longues de l’année, les températures les plus hautes. Si la mer ne se gâtait pas, tout irait bien.
Bientôt, un mouvement l’informa du réveil de Faè. Sa petite fille ne tarda pas à le rejoindre tout en se frottant les yeux. À la lueur lunaire, ses yeux cyan brillaient comme des étoiles. Ewannaël s’accroupit pour l’accueillir dans ses bras, l’embrassa sur le front.
— Bien dormi ?
— C’était mieux chez Eïwenn. On arrive quand ?
— Je l’ignore. Ça ne devrait plus prendre longtemps, il doit y avoir encore d’autres villages sur la côte.
Ewannaël espérait dire vrai, il n’avait jamais navigué si loin. Beaucoup croyaient qu’au-delà des derniers villages, au bout de la mer, se tenait une terre de ténèbres, dévastée par des esprits malfaisants. Il préférait croire son père, qui lui avait expliqué qu’un voyageur était venu dans leur village des années plus tôt, en provenance d’autres terres habitées. Il lui avait aussi raconté la légende de Adlival, une cité magique où les hommes avaient dominé la nature. L’existence d’un tel endroit était improbable, mais Ewannaël s’accrochait à la moindre trace d’espoir.
— Pourquoi on rentre pas ? Oncle Bri doit nous attendre.
Les questions de sa fille lui rappelaient toujours avec la même cruauté ce qu’il avait perdu. Aucune de ses réponses ne la satisfaisait. Que pouvait-il dire alors que leur horizon était l’inconnu ? Il s’y essaya encore, sans enrober la vérité de nuances :
— Les gens du village voulaient te faire participer à une cérémonie. Ça t’aurait blessée. Nous sommes partis pour te protéger.
— Pourquoi ils voulaient me faire du mal ?
— Ils… Ils croyaient que c’était bon pour toi.
— On reverra jamais oncle Bri ? Ni grand-mère ?
— Pas pour l’instant. On va aller habiter ailleurs. Le plus important, c’est que l’on reste ensemble, tous les trois.
— Tous les quatre ! s’exclama Faè en montrant Œil-du-Soir.
— Oui, tous les quatre… répéta distraitement Ewannaël, qui sentait le vent se lever.
Il quitta Faè des yeux pour observer la mer. Comme il l’avait craint la veille, une tempête approchait. Ils ne pouvaient lui échapper. Les vagues grossissaient à vue d’œil. Il songea à accoster mais il n’y avait aucune plage, seulement la promesse de se fracasser sur le flanc des falaises. Le courant les entraînait vers le large. Les nuages qui les menaçaient depuis leur départ avaient encore noirci et une pluie fine commençait à tomber. Météo d’angoisse pour le marin, de terreur pour le père. À regret, il réveilla Jolyn. Il dut la secouer pour l’arracher à sa torpeur. Ewannaël n’eut pas à dire un mot pour qu’elle comprenne le danger. Elle ouvrit aussitôt la cale et cria :
— Faè, il va y avoir une tempête ! Accroche-toi aux lanières du fond et ne bouge surtout pas !
L’enfant obéit, affolé par la fureur des flots. Jolyn entreprit de la caler entre des fourrures, tenta de la rassurer :
— Je suis désolée. Ça va aller, promis ! Œil-du-Soir va veiller sur toi.
Le chien-loup aboyait en serrant les crocs à chaque fois qu’une vague éclaboussait la coque. Ewannaël eut toutes les peines du monde à le faire rentrer avec sa fille. L’animal ne s’y résolut qu’après avoir entendu le tonnerre. Pendant ce temps, Jolyn affaissa la voile pour ne pas qu’elle se déchire. De violentes bourrasques agitaient la mer, la pluie redoublait d’intensité. La visibilité d’Ewannaël se limitait à la proue, qui tanguait sous l’assaut des vagues. Elles n’avaient aucun mal à balader l’embarcation de droite à gauche, menaçant de la renverser. Face au risque d’une vague assez haute pour les emporter, Ewannaël et Jolyn renoncèrent à l’usage des rames. Ils fermèrent la cale pour s’assurer que leur fille y demeurerait, bloquèrent le gouvernail pour ne pas dévier de leur cap puis Jolyn saisit un filet et entreprit de s’accrocher contre le mât avec son mari.
Ewannaël avait déjà vécu plusieurs tempêtes, mais celle-ci dépassait ses pires cauchemars. Chaque vague lui broyait la poitrine, la terreur de perdre son aimée et son enfant le traversant de part en part. Il cria plusieurs fois à Faè de ne pas s’inquiéter, mais les hurlements du vent le couvrirent. La pluie ruisselait contre son visage, s’infiltrait dans son manteau et coulait contre sa peau. De temps à autre, l’écume d’une vague plus haute lui éclaboussait le front. Alors qu’il criait à nouveau à destination de ses enfants, de l’eau lui entra dans la bouche. Il toussa en se cramponnant encore davantage au mât, contre le corps de Jolyn.
À cet instant, au milieu de l’enfer, il repensait à l’esprision. Se pouvait-il que Jolyn ait eu tort ? Cette tempête n’était-elle pas une punition pour leur fuite ? Ce voyage tournait au cauchemar : toutes les portes se fermaient à eux, même la mer se montrait inhospitalière. Peut-être que Faè aurait survécu sans heurts à la cérémonie, qu’ils auraient pu poursuivre leur vie heureuse, chez eux. Pourtant, même au milieu de cette tempête, il ne regrettait pas leur choix. Comment aurait-il pu se pardonner si Faè avait connu le même destin que sa sœur ? Il n’avait pas eu d’alternative.
Ewannaël sentit la main de Jolyn descendre le long de son bras, cherchant son contact. Il la saisit avec force, entremêlant ses doigts aux siens. Sa femme les serra en retour avec vigueur. Il voulut y voir sa confiance dans un lendemain meilleur. Il respira doucement et ferma les yeux pour tenter d’oublier la pluie battante, les remous de l’eau. À cet instant, il crut entendre dans le vacarme un pleur d’enfant et souhaita à l’instant même se détacher pour aller secourir Faè. Malheureusement, il ne pouvait rien pour elle. Ouvrir la cale l’aurait condamnée à périr emportée par les flots, et lui avec. Il fallait tenir.
Plusieurs fois, les vagues firent gémir les planches du navire. Les bruits de craquement étaient insupportables à Ewannaël, qui imaginait déjà des trombes d’eau s’engouffrer dans la cale, noyer les siens. Malheureusement, la mer restait trop forte pour envisager quoi que ce soit. Il serra davantage la main de Jolyn. Il ne pouvait rien faire d’autre. Il serra, serra, tentant d’imprégner ces gestes de tout l’amour et l’espoir qu’il voulait transmettre à sa femme.
La nuit passa, le voilier tint. Peu à peu, les vagues décrurent, les éclairs se turent et la pluie se calma. Sous le choc, Ewannaël et Jolyn mirent plusieurs minutes à se détacher. En dénouant le filet, le pêcheur se sentit lourd, tous ses vêtements étant gorgés d’eau. Sans prendre la peine de les éponger, il se jeta jusqu’à l’ouverture de la cale et l’ouvrit avec précipitation. Par bonheur, l’eau n’avait pénétré que par quantités infimes. Faè se tenait roulée en boule contre Œil-du-Soir. Son genou et son bras saignaient sous l’impact des chocs et l’animal s’était cassé une patte contre le plafond de la cale. Les provisions et fourrures entreposées autour d’eux avaient cependant atténué l’effet de la tempête.
Ewannaël entendit avec un soulagement immense le souffle de Faè, qu’il prit aussitôt dans ses bras. Il sentit des larmes couler sur ses joues et murmura :
— Ma petite fée, j’ai eu si peur de te perdre.
À ces mots, Faè se réveilla. Jamais Ewannaël n’apprécia autant ses pleurs qu’à cet instant-là. Jolyn se pencha, stimula l’enfant jusqu’à lui arracher un sourire, mais ce sourire différait des autres. Il était un peu triste, effacé, le genre de sourire que l’on fait pour rassurer une personne alors qu’on est soi-même terrifié. Son père l’attira au cœur de l’étreinte familiale. Ne pouvant que deviner dans la nuit les visages de ceux qu’il aimait, Ewannaël se réjouit de sentir leurs peaux, d’entendre leurs souffles. Ils vivaient. Tous.
Le voilier n’avait subi que des dommages sommaires, l’eau avait quitté le pont par les écoutilles. Ils s’en tiraient à bon compte. Soudain, Jolyn poussa une exclamation de joie, dispersant les pensées inquiètes de son mari :
— Là-bas ! Une lumière !
Un regard vers l’arrière confirma la nouvelle à Ewannaël. Une puissante lueur brillait à l’horizon, avec une intensité trop grande pour être un feu ou un village. On aurait dit qu’une étoile était venue se poser sur la mer. Le pêcheur reposa sa fille dans des draps pour aller accrocher la voile. Pendant ce temps, Jolyn réinstallait les rames. Leurs efforts s’unirent dans une même direction. La lumière. La vie.
*
Ce qu’Ewannaël avait pris pour une étoile était une immense tour construite sur une île rocheuse. La lumière émanait de son sommet et balayait la côte et la mer. Cette tour avait une jumelle à côté d’elle, éteinte. Poussés par un vent d’est, ils passèrent entre ces deux constructions sans la moindre difficulté. D’innombrables lumières scintillaient sur la côte, signalant une importante présence humaine. Jamais Ewannaël n’avait vu de si grand village. Un peu plus loin, la terre prenait du relief. Malgré l’obscurité, on pouvait deviner à la lueur des lunes les silhouettes de montagnes enneigées.
Tous ouvrirent la bouche, stupéfaits, en découvrant les centaines de navires amarrés au port. Certains voiliers étaient dix fois plus longs et hauts que le leur. Ils étaient faits d’une étrange matière, lisse et claire. Un ponton de bois permettait d’y accéder depuis la côte. Jolyn dut manœuvrer pour leur frayer un chemin dans ce désordre de coques. Ils se glissèrent dans un espace juste assez grand pour eux. Jolyn sauta hors du navire et l’attacha à l’anneau de fer prévu à cet effet.
— Enfin, nous y sommes ! dit-elle. Ce village gigantesque saura nous accueillir !
— Oui, nous y sommes, répéta son mari. Enfin.
Poser ses bottes sur une terre ferme lui procura une sensation de soulagement intense. Pourtant, il peinait à partager l’enthousiasme de son épouse. Cet endroit n’avait rien à voir avec les précédents, ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. La multitude de passants traversant le port l’inquiétait. Ewannaël prit Faè dans ses bras et la donna à sa mère, puis aida Œil-du-Soir à sauter jusqu’au ponton. Ils marchèrent ensemble vers les lumières de la ville. Certains bateaux étaient couverts de marins qui criaient des mots incompréhensibles. Ils croisèrent une femme au crâne rasé qui leur montra sa main en disant :
— Tùn nonrak !
Ces mots confirmaient à Ewannaël que sur cette nouvelle terre, les gens parlaient une langue inconnue. Il ne sut réagir, se demandant même un instant si la tempête ne l’avait pas rendu fou. Heureusement, Jolyn eut la présence d’esprit de répondre à l’étrangère d’un geste de la main. Puis elle offrit à son époux un regard qui se voulait rassurant. Un instant plus tard, ils posaient le pied sur le port. Tout y était différent.
Ewannaël ne savait où tourner le regard tant il se passait de choses en même temps. La simple sensation du sol pavé dépourvu de neige sous ses bottes aurait suffi à le désorienter, mais ce n’était qu’une nouveauté parmi des milliers. Ce qui le surprit le plus fut la présence de nombreuses lumières artificielles, disposées au sommet de grands pylônes de fer. Elles éclairaient des centaines de gens qui marchaient en discutant. En quelques instants, Jolyn, Faè et Ewannaël découvrirent plus de nouveaux humains que lors de leurs trente précédentes années.
Ces gens étaient vêtus de manteaux de couleurs variées, avaient des pantalons de matières inconnues et portaient des coupes de cheveux originales. Parmi eux, certains avaient la peau noire, Ewannaël se demanda s’ils n’étaient pas malades ou hôtes d’esprits ténébreux. Les passants allaient par groupes bruyants, ou seuls d’un pas rapide. Aucun d’entre eux ne s’intéressa aux nouveaux venus, qui se perdirent dans la foule. Seul Œil-du-Soir, clopinant sur trois pattes, attirait quelques regards furtifs.
S’il n’avait pas tenu la main de Faè, son père se serait bouché les oreilles, oppressé par le vacarme. Cependant, le choc fut peu à peu chassé par la nécessité pressante de trouver de l’aide. La douceur de l’air nocturne ne valait pas la perspective d’une place près d’une cheminée et de draps chauds. Ewannaël et les siens n’avaient plus assez mangé ni dormi depuis des jours. Il chercha des personnes capables de l’aider. Son regard se porta vers une femme aux cheveux bruns.
Entourée d’hommes en arme, elle portait des habits aux coutures éblouissantes, des maquillages et coiffures raffinés. Les traits de son visage avaient été surlignés par des lignes noires et son teint de peau rosissait au niveau des joues. Ses paupières et ses lèvres étaient couvertes d’une sorte de peinture blanche, de lourds bijoux étaient attachés à ses oreilles. Ewannaël ne pouvait qu’imaginer les heures de travail qui avaient pu permettre un tel résultat. Il n’aurait pu imaginer qu’un être humain puisse accorder tant de soin à son apparence.
Quand son regard croisa celui de Jolyn, il comprit qu’elle avait la même idée que lui : cette femme devait être une des chefs de ce village gigantesque. Elle saurait les aider. Avec un peu de chance, peut-être même parlait-elle leur langue. Il s’approcha de l’inconnue et lui tira l’épaule en la hélant :
— Je suis désolé de vous déranger, mais nous arrivons d’un long voyage. Nous cherchons un endroit où nous reposer et nous nourrir.
Il accompagna ces paroles de gestes pour s’assurer d’être compris. Malheureusement, la femme ne lui accorda qu’un bref regard avant de détourner les yeux. L’un de ses suivants, un homme aux courts cheveux noirs repoussa Ewannaël d’un coup de coude dans les côtes. Le pêcheur s’effondra, scandalisé par cette agression gratuite. Faè fit un pas de recul, choquée. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un frapper son père. Jolyn prit ses mains pour les éloigner du danger.
Ewannaël s’attendait à recevoir de l’aide des personnes alentour, mais aucune d’entre elles ne réagit. Œil-du-Soir gronda avant de se jeter sur l’assaillant. Il planta ses crocs dans son bras, le renversa sur le pavé. L’homme hurla tandis que sa manche se tachait de sang. À chacune de ses tentatives pour se dégager, le chien-loup resserrait sa prise. La femme et sa suite, les passants ; tous s’écartèrent, horrifiés. Un sifflet résonna. Plusieurs fois.
Une dizaine d’hommes en uniformes verts accoururent, matraques en main. Ewannaël comprit qu’ils allaient s’en prendre à son vieux compagnon et se leva pour s’interposer :
— Laissez-le ! Œil-du-Soir, lâche ! Lâche ! Lâche !
L’animal ne l’écoutait plus, pas plus que ne l’écoutaient les nouveaux venus. Ils rouèrent Œil-du-Soir de coups ; sur le museau, le dos, les pattes. Les crocs se desserrèrent enfin, pour aller se planter dans une jambe, puis un bras. Ivre de rage, sa fourrure ensanglantée, le chien-loup agressa tous ceux qui s’approchaient. Ewannaël revit Ilbaël frapper sa mère et perdit toute lucidité. Il se lança au secours d’Œil-du-Soir mais deux hommes s’interposèrent, lui tenant les bras. Les uniformes verts tinrent leur adversaire à distance de matraque tandis que l’un d’eux sortait un curieux objet métallique de sa poche. Il cria à s’en briser la voix :
— Œil-du-Soir ! Reculez ! Je vais l’appeler ! Reculez !
Un claquement bref résonna, de la fumée sortit de l’objet, puis un nouveau trou rouge apparurent sur le cou du chien-loup. Ses pattes tremblèrent et sa tête s’immobilisa. Ses belles pupilles sombres se dilatèrent. Une deuxième déflagration le coucha sur le côté. Ewannaël fut submergé d’un flot de terreur. Par quel sombre magie les inconnus avaient-ils pu attaquer à distance ? Les hommes qui le tenaient lui parlèrent d’une voix rocailleuse, il crut qu’ils lui lançaient un nouveau sortilège et ferma les yeux. Rien n’arriva. Il entendit seulement des pas s’éloigner. On le lâcha.
Quand il ouvrit ses paupières, deux hommes traînaient Œil-du-Soir par les pattes, vers l’eau. Il ne bougeait plus. Le cœur d’Ewannaël se souleva : se pouvait-il que son esprit s’en soit allé ? Non, cela ne se pouvait pas. Il courut vers eux, bousculant plusieurs curieux, leur attrapa les bras.
— Laissez-le, par pitié ! Il ne vous attaquera plus !
Surpris, ils s’arrêtèrent. Il put étreindre Œil-du-Soir, avec la même fougue que la première fois. Son père riait au bord de la mer en voyant naître le lien entre son fils et le chiot. Sa fourrure était poisseuse, ses pattes raides. Son souffle et son pouls s’étaient tus. Ewannaël sera plus fort, cherchant la chaleur de son compagnon, la trace de sa vie mais il ne restait plus qu’une enveloppe vide entre ses bras. Il hurla : cette mort lui arrachait une portion de son âme, faisait partir son père une deuxième fois. Ses pensées et ses sensations se heurtèrent les unes aux autres, comme autant de lames qui lui traversaient le corps.
Il n’avait su protéger son plus fidèle allié, pire, il l’avait condamné. Sa mère avait raison : au-delà des vagues, il n’y avait qu’une terre peuplée d’esprits mauvais. Une colère noire se creusa en lui. Contre Jolyn, qui l’avait entraîné à partir, contre ses esprits à forme humaine qui, après Astaè, volaient une autre âme chère à son cœur, et surtout contre lui-même. Il était puni de sa fuite, de son impiété. Au milieu de cette tempête, un soupçon de rationalité subsistait avec cette question : où étaient les siens ? Avaient-ils péri eux-aussi ? Avaient-ils vu Œil-du-Soir mourir ? En regardant derrière, il ne les vit pas.
Les hommes qui traînaient le cadavre tentèrent de le décrocher pour continuer leur triste besogne mais en vain. Ewannaël le tenait de toutes ses forces, comme s’il retenait ce qu’il lui restait d’espoir et de raison. S’il fallait mourir, il voulait que ce soit contre cette fourrure qu’il avait tant caressé. Un coup de matraque dans le dos l’abattit sur le pavé. Un sur chaque bras le firent lâcher. Il gémit tandis que des ondes de douleurs remontaient dans tout son corps. Des étincelles traversèrent son champ de vision et il perdit conscience.