Toute la soirée, Lila chercha son sac autour du lac et dans le village, comme s’il avait pu s’envoler de ses propres ailes.
Il n’était pas près de la fontaine, ni sur les marches de l’église, ni dans l’entrée de la mairie, ni dans le bac à popcorn du cinéma, ni sur le rebord de fenêtre de la vieille Santilou, ni dans les arbustes près du lac, ni dans la cour de récréation.
Quand elle rentra chez elle, elle vérifia chaque pièce et ne trouva rien du tout.
Il avait tout bonnement disparu.
Avait-il été dévoré par un fantôme ? Ou s’était-il transformé lui-même en esprit ?
Lila s’inquiétait : une baleine dans un lac et un sac volatilisé ne faisaient-ils pas d’elle une folle du village ? La vieille Santilou tenait ce rôle depuis quatre-vingt-quatorze-ans et maintenant que sa mort approchait, peut-être que tous ses microbes de folie avaient volé jusqu’à elle ?
“Papa”, demanda-t-elle au dîner, “comment on sait si on est folle ?”
Son père faillit recracher la soupe qu’il avait concoctée dans le mixeur à base de restes de tomate, concombre, avocat, asperge, brocoli et chou-fleur (le goût était intéressant, dirons-nous).
“Folle”, tenta-t-il, “c’est quand tu confonds la réalité avec l’imagination, par exemple. Quand tu ne sais plus comment tu t’appelles.”
“Comme amnésique ?”
“Non. Comme si un jour tu voyais la tasse bleue comme elle est, et le lendemain elle ressemblait à un dragon rouge endormi, et tu ne savais pas lequel des deux était vrai.”
Lila réfléchit. La baleine lui était apparue exactement pareil à chaque fois. La folie ne semblait pas être le problème. La deuxième hypothèse, qu’elle avait écrite discrètement sur sa serviette de table pour s’en souvenir, était une disparition spontanée.
“Est-ce que ça se peut que les objets disparaissent tout de bon sur Terre ? Comme dans un trou noir ou un vortex ?” demanda-t-elle alors.
“C’est peu probable”, trancha son père.
Effrayée, elle se résolut à considérer la troisième et dernière hypothèse qu’elle avait écrit en tout petit : quelqu’un aurait volé son cartable. Elle détestait penser du mal des gens et trouvait donc inconcevable que cette option soit vraie - d’autant qu’il fallait forcément que ce soit quelqu’un du village, parce qu’aucun touriste ne venait jamais à Albion-en-Lac (ce que la mairesse lamentait, d’ailleurs).
Elle devait mener l’enquête.
Elle prit un nouveau carnet dans le tiroir sous son bureau, un vieux stylo rabougri dans son pot à crayon et écrivit le nom de toutes les personnes qu’elle connaissait dans le village. Il y en avait 174. Quand elle termina, il était plus de vingt-deux heures, elle avait mal à la main et il était plus que temps de dormir.
Elle rêva de fantômes qui s’éclaboussent sur une plage.
Le samedi, elle parcourut le village avec les yeux aiguisés.
Elle disqualifia la vieille Santilou qui marchait à l’aide de cannes qu’elle enfonçait bruyamment sur le sol.
Elle disqualifia les triplées Clémentine, Mandarine et Orangette, qui bavaient dans leur poussette sous le regard attendri de leurs parents.
Elle disqualifia Pétronille, qui tenait le café central depuis sa chaise roulante - car elle s’était plaint plus d’une fois que la balade du lac était inaccessible pour les personnes à mobilité réduite (ç’aurait été pu être une ruse, mais vingt ans de mensonges pour un pauvre petit cartable même pas si neuf et joli que ça, ça semblait un peu disproportionné, quand même).
Quand elle eut terminé de disqualifier tout plein de suspects, il n’en resta plus que quatre : son père, Madame Dufléau, Angélique et Anton.
La maison d’Angélique était juste à côté de la sienne, alors elle lui rendit visite avant de rentrer goûter. “Toi”, dit-elle en la pointant du doigt dès qu’Angélique ouvrit la porte, “tu n’aurais pas vu un cartable bleu avec des nuages et des monstres peints dessus ?”
“Tu veux dire ton cartable ?” demanda l’autre petite fille, les sourcils froncés derrière ses lunettes rondes.
“Oh, là !” s’emporta Lila. “Tu es donc coupable ?”
Angélique secoua la tête, les mains, les tresses : “Mais pas du tout, pas du tout. C’est juste que je le vois tous les jours à l’école et je me dis : qu’est-ce que j’aimerais bien avoir ce sac. J’ai demandé à ma maman si je pouvais peindre sur le mien.”
“Et elle a dit quoi ?” demanda Lila, curieuse. Angélique marmonna quelque chose d’incompréhensible. “Quoi ?” insista Lila.
“Elle a dit qu’il y a que les mères qui abandonnent leurs enfants qui les laissent peindre leur cartable”, dit Angélique tout bas. Elle avait l’air de vouloir se faire aussi petite qu’une tasse de thé de dinette.
“Ma mère ne m’a pas abandonnée”, répondit Lila avec fougue, “elle étudie les pieuvres et après elle rentre me faire des câlins. Enfin, je veux dire, jouer avec moi.”
“Je sais, je sais, dit précipitamment Angélique. Et en attendant, je veux bien jouer avec toi, moi.”
Lila la regarda d’un air tout à fait confus. Une… amie ? Si près de chez elle ? Elle hésita : elle devait d’abord s’habituer à l’idée ; c’était difficile de faire des choses improvisées sans se préparer un peu.
“Pas aujourd’hui”, décida-t-elle, “parce que j’ai deux missions en cours. Secret défense, désolée.”
“D’accord”, dit Angélique sans discuter, “et si t’as besoin d’aide, n’hésite pas.”
Une amie ! Si près de chez elle !
Lila repartit le cœur plus vaillant et plus léger.
Ce n’est qu’en rentrant qu’elle se rappela ses enquêtes qui, elles, n’avançaient pas du tout.
Elle décida que le lendemain, elle irait voir le principal suspect : Anton.
*
Le samedi, Lila embarqua donc dans le bus pour Sainte-Marie-sur-Mer. Pour l’expédition, elle avait : un bob, un imperméable, des bottes de pluie, un sandwich pour le déjeuner, une banane pour le dessert, une compote de pomme pour le goûter et une gourde remplie d’eau, ainsi que le nouveau carnet, le vieux stylo mâchouillé, une carte de la région et de la monnaie.
En voyant son reflet dans la vitre, elle se fit la réflexion que sa mère serait très fière d’elle si elle la voyait. Elle l’appellerait “ma grande aventurière” et Lila sourirait de ses 28 dents.
En ville, il pleuvait dru. Lila était bien équipée et elle trouvait ça joli, les gouttes sur la surface de la mer. Elle salua les mouettes, la limace près du carré de pelouse par terre et le chien qu’elle vit passer au loin (il lui rendit son sourire, avec sa langue baveuse qui pendait sur le côté gauche).
Elle connaissait bien la ville car elle accompagnait sa maman au centre des études océanographiques ; mais elles n’allaient jamais à l’aquarium, parce que c’était une prison pour poissons et pieuvres et baleines et requins.
Ce jour-là, pourtant, c’était bien à l’aquarium que Lila devait se rendre. Elle regarda le rectangle vert et bleu, surmonté d’une statue de baleine, et prit une grande inspiration. “C’est pour la bonne cause”, grinça-t-elle en s’avançant.
“Bonjour madame”, dit-elle à l’adolescente au guichet. Celle-ci ressemblait trait pour trait à Anton mais on aurait dit que son sourire avait disparu au fond d’un bocal fermé à double tour.
“15 euros les adultes, marmonna l’adolescente sans la regarder, 10 euros les enfants, une place par personne, même les bébés, attention à l’épilepsie dans la salle de projection du delphinarium, ne pas nourrir les otaries et les loutres, le spectacle commence à 15h30, combien de places est-ce qu’il vous faut ?”
Lila fixa la fille avec : 1) la perplexité de comment communiquer avec un animal si sauvage, 2) l’envie furieuse de faire son portrait. “Je peux vous dessiner ?” demanda-t-elle, avant de secouer la tête : “Non, pardon, je n’ai pas le temps. Je voulais dire : est-ce qu’Anton est là ?”
A ces mots, l’adolescente décrocha ses yeux de son portable, cligna des paupières pour s’adapter à l’aspect tri-dimensionnel du reste du monde et scruta la minuscule enfant posée devant son guichet. “Tu peux répéter ça ?” demanda-t-elle.
Anton ne devait pas recevoir beaucoup de visiteurs. Pourtant, à l’école, il semblait avoir des amis. Ou Lila avait-elle eu cette impression uniquement parce qu’il chahutait en permanence et faisait du bruit pour trois ?
“Je souhaiterais voir Anton”, dit Lila. “J’ai des questions à lui poser.”
L’adolescente éclata de rire. “On dirait une petite détective”, dit-elle ravie, “ça te dérangerait que je te filme ? Internet t’adorerait.”
Lila fronça les sourcils de l’air le plus terrifiant qu’elle connaissait - une technique que lui avait enseigné son père à la maternelle le jour où Mathilde avait essayé de lui prendre son jouet de force - et l’adolescente rit encore plus, mais en levant les mains cette fois. “Bon, bon, céda-t-elle, de toute façon, il est pas là, Anton. Il a pêche avec papy, le dimanche.”
Lila se tourna vers la mer dans l’espoir d’apercevoir la barque qui les aurait emmenés, mais elle n’aperçut rien. Il fallait qu’elle monte plus haut. D’où est-ce qu’elle pourrait avoir une bonne vue ? Ah, mais oui ! “Merci quand même”, dit-elle à l’adolescente avant de repartir d’un bon pas.
Lila longea l’avenue de la mer. Ses cheveux volaient dans sa bouche, ses narines, ses oreilles, ses yeux. Elle les attacha avec un bandeau qu’elle enroula pour maintenir ses boucles et frisottis en place.
Elle dépassa un couple de vieilles personnes sur un banc (est-ce qu’ils étaient amoureux ?) et un bac à sable où deux frères étaient coincés sur un toboggan.
Tout au bout, quand les pavés s’arrêtaient, il y avait un phare. Il était rouge comme les couchers de soleil et plus haut que l’école primaire.
Lila toqua à la porte.
Personne ne répondit.
Elle ouvrit et lança un “Bonjour ?” qui monta les marches en échos. Une voix lui répondit d’en haut. Comme elle ne comprit rien, Lila décida que c’était une invitation à entrer. Elle suivit les échos jusqu’en haut de l’escalier.
Une femme dans une veste épaisse, les cheveux courts sous une capuche large, était assise face à la mer. Sur les murs autour d’elle, il y avait des cartes et des illustrations de navires. Lila l’observa d’un air soupçonneux. “Vous êtes la gardienne du phare ?” demanda-t-elle.
“On m’appelle Daphné”, répondit l’autre en acquiesçant.
“Je peux regarder la mer ?” demanda Lila. “Je cherche une barque.”
Daphné tendit une paire de jumelles et céda sa chaise. Tandis que Lila observait chaque embarcation à la recherche d’Anton, la gardienne du phare faisait glouglouter des breuvages. “C’est de la limonade, dit-elle en posant un verre à côté d’elle, je l’ai préparée ce matin.”
Aucun des vieux messieurs en imperméable n’était Anton ; pas même les vieilles dames en bottes. Lila eut comme l’estomac barbouillé : quelque chose clochait. Anton n’était ni à l’aquarium, ni à la pêche du dimanche avec papy, et ça ne lui disait rien de bon.
La limonade, en revanche, était délicieuse. Elle tendit son verre pour en avoir plus. Elle termina celui-ci d’une traite et envisagea d’en demander un troisième, mais elle n’était pas certaine qu’il y aurait des toilettes dans le phare, alors elle s’arrêta là.
“Tu as trouvé ce que tu cherchais ?” demanda Daphné.
Lila fit non de la tête. Elle allait partir lorsqu’elle pensa à sa première enquête : peut-être que Daphné saurait quelque chose ? Elle passait sa vie face à la mer, après tout. “Vous n’auriez pas vu une baleine ?” lui demanda-t-elle.
“Il y en a eu des dizaines la semaine dernière”, répondit Daphné. “Il n’en reste plus qu’une au large. Tu la vois ?” Elle pointa vers l’horizon, où Lila parvint à distinguer une queue au loin. C’était la maman de Bourrique, elle en était certaine. “Tu aimes bien les baleines ?” demanda Daphné. “J’ai tout un tas de documentation sur elles, si tu veux.” Elle sortit un classeur avec des millions d’exposés sur les cétacés, la famille des baleines.
Lila se dit que cette femme s’entendrait bien avec sa maman.
Elle emprunta le classeur et promit de venir le rendre le weekend suivant. La gardienne lui donna aussi le numéro de téléphone du phare : “N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin”, dit-elle d’un ton calme, comme si elle avait tout à fait compris que Lila était en mission.
Lila n’avait jamais eu le mal des transports mais ce jour-là, lorsqu’elle essaya de lire dans le bus, son estomac déjà retourné se remplit de nausée. Il ne manquait plus qu’un mal de tête et elle serait bonne pour un arrêt maladie.
Quelque chose clochait.
Quelque chose clochait sévère, même.
C'est comme s'il y avait deux mondes, celui dans lequel les baleines dans les lacs sont monnaie courante (le monde de Daphnée et de Lila) et celui dans lequel cela n'a aucun sens, comme le monde du père de Lila ! Effectivement, quelque chose cloche sévère ^^
Je ne m'attendais pas à ce que Lila trouve tant d'alliés si vite, et c'est très rafraîchissant, je suis contente de la voir se faire une amie, elle qui n'en n'avait pas, et de voir qu'une autre personne voit aussi les baleines ! Cela donne un tour très intéressant à l'histoire.
Le mystère persiste pour le sac volé et la disparition d'Anton, hmmhmmm...
J'ai été un poil perturbée par le fait que le père de Lila confirme que les "fous" existent, il parle de la folie comme d'une chose concrète avec des critères posés, or je pense que c'est assez discriminant pour les personnes en situation de troubles mentaux ^^"" J'aurai trouvé plus fin un démenti, une explication sur le fait que la folie n'existe pas, surtout pour une histoire jeunesse, mais c'est toi l'autrice, à toi de voir bien sûr !
Pour le reste je suis toujours autant happée, je me demande ce que la suite nous réserve ! : )
Super intéressant ton ressenti pour la folie, merci beaucoup de le partager ! Alors, c'est hyper intrigant, parce qu'en fait c'est grosso modo la retranscription de ce que m'avait dit une thérapeute une fois en séance, donc c'est vrai que je le voyais plus comme une définition bienveillante de "la folie commence quand on ne parvient plus à distinguer la réalité de la fiction" (non pas dans le sens de "lol ces gens sont fous" mais dans le sens de définition d'un état qu'il soit éphémère ou durable). Je ne voyais aucune discrimination dedans mais je crois que je vois ce que tu veux dire. Je suis intriguée, du coup. Je vais réfléchir à la question ♥