De l’abribus place de l’église, Lila rentra chez elle avec des petits pas pressés, accélérant la cadence de plus en plus. Son père travaillait bien à l’atelier ; normal. La lumière du soleil se battait avec ses rideaux pour entrer dans la chambre ; normal.
Ce fut quand elle tira les rideaux qu’elle comprit.
Le barbouillis, la nausée, l’étrange pressentiment, c’était Bourrique qui l’appelait au secours.
Sur le lac, une barrière avec des bouées jaunes avait été tracée autour de la baleine, qui n’avait plus qu’un espace restreint où circuler.
Face à elle, plusieurs personnes se tenaient sur l’herbe, et parmi elles : Anton et son sac à dos volé.
Lila suffoqua de panique et de colère. Elle voulut tirer ses rideaux pour les casser, les piétiner, les arracher. Elle voulut appeler son père au secours, ou la maîtresse, ou la gardienne. Elle voulut ne rien faire du tout et se rouler en boule par terre.
A cause d’elle, Bourrique avait été découverte.
Elle se donna encore quelques secondes pour s’apitoyer sur son sort, puis se releva et courut discrètement jusqu’au lac, en se cachant derrière ses buissons favoris pour ne pas se faire repérer.
Quand elle fut tout près de l’eau, elle découvrit que les autres personnes étaient le père d’Anton - monsieur Méargue, le propriétaire de l’aquarium -, le fameux papy (qui s’était mis en tenue de pêche pour rien) et la mairesse d’Albion-en-Lac.
“Vous pouvez féliciter votre fils pour cette découverte extraordinaire”, disait Madame Quignou.
“Pour une fois qu’il participe à la vie de l’aquarium, maugréa Monsieur Méargue. Enfin, je veux dire : oui, bravo fiston. Bon, qu’en dites-vous alors ? Est-ce qu’on a enfin un dossier assez solide pour une annexe de l’aquarium sur Albion ?”
“Je dois en parler avec le conseil municipal, dit Madame Quignou d’un ton doucereux, mais en tout cas, pour ma part, je suis fortement convaincue. Je dirais même emballée. Voilà : je suis fortement emballée.”
“Une bonne bête, ça”, dit Monsieur Méargue Senior, le papy en tenue de pêche, avec des yeux qui brillaient un peu trop. Lila vit Anton lui jeter un regard apeuré. “Si on vidait un peu tout ça, on aurait de l’huile jusqu’en 2100 ; ça calmerait les écolos, moi je vous le dis.”
Il y eut un silence gêné mais personne ne défendit ouvertement Bourrique, qui essayait vainement de se cacher maintenant que son plan d’eau faisait la taille d’un enclos d’aquarium. C’est qu’elle grandissait à vue d’œil, en plus.
Lila essaya de lui faire signe depuis le buisson pour qu’elle se sente rassurée et moins seule, mais Bourrique ne la voyait pas. Elle s’obstinait plutôt à pousser les cailloux sous sa tête pour s’installer confortablement.
“Vous n’avez jamais pensé à faire campagne pour le département ?” demanda Monsieur Méargue à la mairesse, qui rougit de plaisir. “Vous avez l’esprit d’initiative qui manque un peu aux jeunes égoïstes qui ont récupéré le poste.”
“Les écolos”, répéta papy en secouant la tête, mais on ne savait pas très bien s’il c’était une réponse ou s’il était resté sur son huile de baleine.
Alors que les quatre énergumènes - le traitre, le fou, l’avide et la vendue - déblatéraient sur la taille de l’aquarium et les attractions qu’on y trouverait, la rage de Lila fumait de plus en plus.
Elle voulut se contenir, elle voulut rester discrète, mais bientôt elle n’y tint plus, et elle sortit de son buisson avec des feuilles dans les cheveux et de l’écume aux lèvres. Les adultes sursautèrent et Anton poussa un petit cri en lâchant le sac à dos de la petite fille. Lila découvrit que Monsieur Méargue tenait son cahier et montrait à la mairesse sa photo et son croquis. Elle faillit vomir sur leurs pieds à tous.
“Rendez-moi mes affaires”, dit-elle d’une voix aussi froide qu’un glaçon sous la langue.
Stupéfaits d’abord, les adultes se mirent à rire de cette apparition fantomatique. “Qu’est-ce qu’elle veut ?” se demandèrent-ils comme si elle parlait une autre langue. Anton jetait des regards de panique dans tous les sens.
Lila pointa vers son sac et son cahier. “Vous voulez que je demande à la police ? Monsieur Miguel doit être à la buvette.”
“Mais de quoi parle-t-elle, enfin, Anton ?” demanda Monsieur Méargue à sa progéniture, qui ne faisait plus que quelques millimètres tant il s’était tassé sur lui-même. “Pourquoi elle veut prendre ton cahier ?” Comme son fils ne répondait rien, Monsieur Méargue feuilleta le carnet avec impatience - écornant et froissant des pages au passage - jusqu’à tomber sur la première page : Lila Moinelle. Il jeta un regard catastrophé au sac et sembla découvrir les peintures des nuages qui se reflétaient sur le lac, où vivaient toutes sortes de monstres bigarrés. “Antooooon”, tonna-t-il d’une voix qui ne promettait rien de bon, “qu’est-ce que tu as fichu encore ?”
Le petit bégaya des syllabes qui ne formèrent aucun mot.
Le sac et le cahier furent rendus.
La mairesse fixait son téléphone portable, absorbée dans le programme télé pour le soir-même.
Le papy fixait toujours la baleine d’un air gourmand.
Monsieur Méargue fixait Anton en préparant des punitions extraordinaires pour ce mensonge qui le mettait dans la panade face à la mairie d’Albion.
Anton fixait le sol comme si une porte allait s’y ouvrir pour l’emmener dans un monde meilleur (de préférence, le même que les superhéros).
Lila leva les yeux au ciel de toute cette bande d’incapables qui ne pensaient qu’à eux et pas du tout à Bourrique. Elle se tourna vers la baleine et s’approcha pour caresser son visage. C’était leur langage de paix.
“Une sorcière”, murmura le papy.
“Une dompteuse”, s’étonna Monsieur Méargue.
“Une emmerdeuse”, devina Madame Quignou.
Anton bredouilla des mots que personne ne comprit.
“Bourrique n’est à personne, dit Lila en se tournant vers les adultes. Pas au village et pas à l’aquarium.”
“Ce ne sont pas les enfants qui décident”, répondit Madame Quignou.
“Surtout pas les petites filles”, ajouta Monsieur Méargue, s’attirant un regard outré de la mairesse.
“Dans mon temps, les enfants comme ça, on les collait au grenier”, s’énerva le papy.
Lila scruta les visages qui la regardaient et comprit qu’elle n’en tirerait rien. Rien du tout, du tout, du tout.
Ils avaient décidé d’ouvrir un aquarium et d’enfermer Bourrique dedans et rien ne les ferait changer d’avis.
*
Cette nuit-là, Lila dormit très mal et très peu.
Dès qu’elle s’assoupissait, elle imaginait des familles hurler des ordres à Bourrique, qui tournait en rond dans un bocal, et les parois en verre se resserraient de plus en plus sur elle, la compressaient, poussaient, jusqu’à ce qu’elle explose en sang et organes décomposés sur les spectateurs horrifiés.
(Lila avait toujours eu une imagination particulièrement perturbante. A trois ans, elle avait raconté un cauchemar à ses parents qui les avaient empêchés de dormir pendant toute une semaine.)
Au deuxième réveil en sursaut, elle énonça des solutions absurdes au problème qu’elle avait. Il lui fallait libérer Bourrique mais ça semblait impossible. Par la fenêtre, elle voyait que Monsieur Méargue s’était installé dans une tente face à l’eau, bien décidé à ne pas laisser le joyau de son annexe s’échapper.
Non seulement Lila devrait déjouer sa surveillance, mais elle devait aussi ramener la baleine dans l’océan. Et tout ça, de préférence, sans alerter son père - qui trouverait bien une raison pour la gronder sinon, voire la punir.
Parmi les solutions improbables (“il ne faut pas se limiter quand on réfléchit, avait dit sa maman, car les meilleures idées naissent parmi les plus farfelues”), Lila trouva :
- avoir des pouvoirs magiques pour faire léviter la baleine
- ouvrir un portail spatiotemporel entre le lac et l’océan
- contacter un laboratoire de scientifiques qui travaillaient sur la téléportation pour qu’ils téléportent Bourrique
- porter la baleine jusqu’à la mer avec la montgolfière que sa maman gardait dans le hangar
- demander à tout le village de se tenir debout avec les mains en l’air en une chaîne pour que la baleine glisse dessus jusqu’à l’océan
- prier à un dieu ou des dieux ou des esprits ou des fantômes ou une marraine fée pour obtenir de l’aide surnaturelle
- demander à des gens très musclés et très forts de pousser la baleine dans une brouette géante pour l’emmener jusqu’à la mer.
Ce n’était pas exactement prometteur comme liste mais de la voir s’allonger l’aidait quand même à se calmer. Il y a toujours des solutions quand on cherche assez, se dit-elle avant de s’endormir à l’aube.
Lorsqu’elle se réveilla, elle savait quelle était la bonne idée qui avait d’abord semblé farfelue. Elle prit un énorme petit-déjeuner pour créer des réserves dans son estomac (sa maman lui avait déjà expliqué que ça ne marchait pas vraiment comme ça, mais parfois Lila choisissait d’ignorer ce qu’on lui expliquait), puis s’équipa et sortit de sa maison.
Aujourd’hui, elle libérerait Bourrique.
Ben ça alors, voilà que Bourrique est convoitée par les adultes, et de différentes façon ! Mon dieu ce papy est affreux...
Quand à Anton, mais oui, quel traitre !
Je me suis demandée si Lila n'avait pas vue sur le lac aussi depuis le phare ? N'aurait-elle pas dû voir Bourrique depuis là-haut ?
Je comprends maintenant qu'à la lecture du chapitre précédent je me suis un peu perdue entre mer et lac en fait, mais je ne dis pas que ce n'est pas clair, c'est sans doute moi qui ai lu trop vite !! C'est vrai que Lila prend carrément un bus et tout pour aller rechercher Anton, ça ne pouvait pas être si près du lac maintenant que j'y pense... cela dépendra des retours de tes autres lecteurices du coup, pour savoir si je suis la seule ou non à n'avoir pas bien situé les différents lieux les uns par rapport aux autres.
Pour le reste, j'ai bien aimé que le mal-être de Lila soit lié à la baleine, et aussi qu'Anton ait une famille euh, comment dire... assez peu recommandable ! Quelle ambiance pourrie chez eux x'D
J'ai hâte de découvrir la suite !