Chapitre 3 – Beleanor

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Il était encore très tôt, les premiers rayons de soleil apparaissaient tout juste par-delà les barricades de bois du campement. Celui-ci avait été dressé à quelques milles de la porte sud de Beleanor.

Le son profond et puissant de la corne vint rompre le calme presque macabre qui y régnait. Immédiatement, des bruits stridents se firent entendre, accompagnés du tintement métallique des armures et d’un charivari propre à l’inexpérience de tous ces hommes. Ce remue-ménage avait créé un nuage de poussière qui enveloppait dès lors le camp.

Le vacarme ambiant fit tirer une grimace au Chef des Armées. Il mit quelques instants à sortir de sa torpeur.

Athán commença par relever sa tête. Il déplaça le bras étendu sur son torse musclé, et observa la jeune elfe à ses côtés, une Myselthienne aux longs cheveux d’ambre. Il se souvint alors de sa nuit, ou plutôt, quelques bribes lui revinrent à l’esprit. Une affreuse migraine lui tambourinait le crâne. Et ce son de corne qui n’en finissait plus de résonner lui devenait tout à fait insupportable. Il s’apprêta d’ailleurs à se lever pour en toucher deux mots au sonneur quand, enfin, il se rappela que c’était lui qui en était à l’origine. Constatant que l’entraînement n’était pas pris très au sérieux par de nombreux soldats, il avait décidé d’y remédier. Ou plutôt, il en avait l’intention… avant d’assouvir ses passions la veille au soir.

Le prince se vêtit à la hâte de ses chausses, d’une tunique et d’une cotte de mailles, puis enfila ses bottes avant de lacer le reste de son armure. Sans même accorder un regard à la jeune elfe qu’il abandonnait sur sa couche, il s’empara de son épée et alla rejoindre l’assemblée qu’il avait fait convoquer.

 

Sans se presser outre mesure, Athán parcourut les centaines de pas qui séparaient sa tente de la cour d’entraînement. La base militaire paraissait tout à fait démesurée par rapport aux troupes qu’elle accueillait. D’innombrables tentes jaunes aux ornements dorés avaient été implantées dans un alignement parfait, collées les unes aux autres. Les allées qui les divisaient s’étendaient presque sur des milles et ne faisaient guère plus de deux pas de large.

Les cornes avaient cessé de sonner depuis de longs instants quand le Chef des Armées apparut enfin devant eux. Le campement était à nouveau calme, muet. Par-delà les barricades, on entendait presque l’écho du dur labeur s’élever des grandes étendues de champs. Il n’avait pas plu depuis des semaines, et la sécheresse rendait le labourage des terres bien plus harassant. Athán n’avait cependant jamais porté la moindre attention à ces esclaves qui passaient leurs jours à retourner le sol. Aussi louait-il la déesse Lhamo pour ses conditions exceptionnelles qui rendaient la vie au campement bien plus confortable, leur évitant notamment de finir leurs entraînements couverts de boue.

 

Plusieurs centaines de soldats attendaient, formant un demi-cercle sur quelques rangées désordonnées, au centre duquel le jeune gradé avait pris place. Leurs chuchotements se turent immédiatement.

Athán parcourut ces elfes si disparates de son regard conquérant. Chacun arborait des couleurs différentes, dont l’emblème révélait encore son allégeance à sa maison, ou seulement à son territoire : un ours pour Myselthas et un aigle pour Dongāra. Leurs casques n’étaient pas davantage harmonisés, autant par leur forme que leur port. Toute cette discordance lui rappela leur manque d’expérience, arrachant à ses lèvres un léger rictus de mépris. Il n’était pas à la tête d’une armée de soldats, mais d’hommes… tout au plus.

D’ici quelques semaines, tous revêtiraient la même couleur, ils auraient l’incommensurable honneur d’arborer celles de l’Empire. Mais avant cela, ils devaient s’en montrer dignes, achever leur formation et devenir de véritables combattants. Et surtout, les forgerons devaient augmenter leur rendement, car seulement une centaine d’équipements était prête à ce jour.

 

– Pour l’Empire ! s’exclama Athán, se donnant un puissant coup dans le torse de son poing droit.

Il fut aussitôt imité par l’ensemble des hommes.

Le son que produisit leur impact sonna comme un grondement sourd, profond, vibrant jusque dans leurs os.

– Savez-vous pourquoi je vous ai tous convoqués ? reprit-il d’une voix grave et imposante.

Des chuchotements les parcoururent, sans qu’aucun n’ose intervenir, ou ne soit capable de fournir la moindre explication. À vrai dire, ils n’étaient pas même au fait de leur présence sur le camp. On leur avait très brièvement parlé d’une guerre, contre quelques barbares de Loeknohr. S’agissait-il de clans rebelles ? De la totalité des Loeknohriens ? Le simple terme de guerre n’était d’ailleurs pas très clair dans beaucoup d’esprits. Aucun d’entre eux n’en avait jamais vécue. L’Empire n’avait jamais connu que la paix depuis près de deux siècles.

Athán patienta, le temps que les murmures cessent d’eux-mêmes.

– Cela fait quelques jours que je vous observe aux entraînements, et savez-vous ce que j’ai pu voir ?

À nouveau, des bourdonnements s’élevèrent d’entre les rangs, tels des bruissements de feuilles agitées par le vent. Le Chef des Armées attendit que le silence se fît.

– J’ai vu un ramassis de pleutres molasses, sans plus d’honneur ni de volonté que ces barbares que nous allons combattre ! Êtes-vous les meilleurs soldats de l’Empire ou seulement de la vermine dont quelques seigneurs auraient voulu se débarrasser ? cria-t-il à l’attention des centaines d’elfes. Ce n’est pas à des bagarres de taverne que vous vous préparez, mais à la Guerre !

Cette fois-ci, ce ne fut pas des murmures, mais de bruyantes protestations qui s’élevèrent des rangs. Leur calme discipliné, qui aurait d’ailleurs pu passer pour de la somnolence, était subitement devenu tumulte et vacarme.

Athán n’éprouvait absolument aucun scrupule à insulter de la sorte ses hommes, alors que lui-même avait enfreint un bon nombre de règles durant de sa petite beuverie de la veille.

– Et qu’est-ce qu’il y connaît, lui, à la guerre, il n’a même pas fini son instruction à l’Académie ! s’exclama un des soldats un peu trop bruyamment, de telle sorte que cela parvint jusqu’aux oreilles du chef des Armées.

– Qu’est-ce que j’y connais ? répéta ce dernier de sa voix forte.

Les protestations se turent immédiatement.

– Il est vrai que je suis jeune, et que je n’ai pas encore vécu de guerre, tout comme vous d’ailleurs. La paix a fini par annihiler notre combativité, ankylosant notre volonté de nous surpasser. Et bientôt, nous en paierons le prix fort.

– Mais, pour gagner une guerre, un Chef des Armées expérimenté ne serait-il pas préférable à un arriviste sans autre atout que son lien de sang ? s’écria une autre voix dans l’assemblée.

Tous se tournèrent vers celui qui avait crié fort ce que beaucoup pensaient tout bas. Ceux qui se trouvaient devant lui s’écartèrent pour laisser Athán identifier l’agitateur.

 

L’elfe paraissait âgé. L’ours gravé sur son plastron de cuir témoignait de son appartenance à Myselthas. Droit, il fixait intensément le Chef des Armées. Son regard ne reflétait ni peur ni arrogance, plutôt une sorte de harassement. Comme si les épreuves de la vie l’avaient finalement emporté sur sa raison.

– Qu’y a-t-il, vieillard ? Tu crois que je suis trop jeune pour diriger une armée ? Que je ne mérite pas ma place ?

– Ce que je pense n’a que peu d’importance, Votre Altesse, qu'en pensez-vous, vous ?

– Approche donc !

L’assistance se recula en silence pour laisser le veil homme s'avancer.

– Comment t’appelles-tu ? Et d’où viens-tu ?

– Je suis Berold Malbec. D’où est-ce que je viens ? Quelle étrange question, répondit-il calmement en soutenant effrontément son regard. Voulez-vous savoir où je suis né ? Où j’ai grandi ? Où j’ai enterré mes enfants ? Où j’ai dormi la veille ? Quel manque d’intérêt que tout cela !

Le contestataire s’interrompit, posant sa main sur le manche de son épée. Athán ne manqua pas de le percevoir. Mais il ne jugea pas nécessaire de l’imiter. Pas encore.

– La bonne question, reprit le dénommé Malbec. Celle à laquelle vous devez réfléchir, serait plutôt de savoir à qui est-ce que je rends allégeance. Je suis chevalier, au service du seigneur de Beleanor, mais surtout du Roi de Myselthas. Et au-dessus de lui, c’est à ma créatrice, la Déesse Ithela, que je dévoue ma vie.

– Eh bien vieillard, il semblerait que ta mémoire te fasse défaut, car tu as bien oublié une personne parmi toutes celles que tu sers, ironisa le Chef des Armées, comme pour lui laisser une échappatoire.

– Je n’ai oublié personne.

 

Un long silence s’ensuivit, au cours duquel les deux protagonistes se fixèrent intensément. Le Chef des Armées hésita un instant avant de dégainer son épée, d’un geste vif. Des exclamations s’élevèrent d’entre les rangs, un instructeur tenta de le raisonner, mais se fit aussitôt éconduire.

Le chevalier se mit à son tour en garde, la pointe de son arme abaissée vers le sol. Le jeune gradé la tenait quant à lui vers le haut. Il fit quelques pas sur le côté, comme pour déstabiliser son adversaire, analysant dans le même temps le terrain d’un regard circulaire : de la terre sèche, quelques racines ici et là, des cailloux. Immédiatement, il risqua une première attaque, droite, rapide. Malbec la repoussa sans peine, d’un simple revers d’épée. Rapidement, Athán commença à prendre conscience que ce soldat n’avait rien de comparable avec les couards qu’il avait vus à l’entraînement. Il n’était pas chevalier pour rien. Malgré son âge avancé, ses réflexes étaient excellents et sa dextérité tout aussi impressionnante. N’importe quel guerrier aurait pris peur de s’être empêtré dans un tel affrontement sans aucune préparation, qui plus est avec le contrecoup de ses débordements de la veille. Pas lui. L’idée d’être enfin face à un adversaire de son niveau le galvanisait.

Autour d’eux, le temps s’était arrêté. Les soldats présents n’avaient jamais assisté à une lutte aussi poignante. Ils fixaient la scène dans un silence palpable, captivés par les prouesses des deux combattants. Les assauts se succédaient. Soudain, un coup de pommeau percuta le prince, lui coupant le souffle. Un court instant. Suffisant pour que le vieillard le mette à terre d’un violent coup de pied, sous les exclamations de l’assemblée. Athán se releva immédiatement et le chargea à nouveau. Après une longue lutte, le vieillard montra enfin un signe de faiblesse. Presque imperceptible.

Athán le remarqua tout de suite. Son adversaire gardait toujours son côté gauche à couvert, avec une prudence aussi excessive que dangereuse. Il utilisait peu cette jambe, moins mobile. Une ancienne blessure qui ne s’était sans doute pas guérie. Le Chef des Armées s’y engouffra sans une once de remords. Il effectua une volte-face, et se retrouva devant ce côté du chevalier. N’importe quel combattant s’en serait pris directement à son point faible, mais Athán se contenta de feindre une attaque.

Son adversaire fit un pas pour l’esquiver. Il profita de cette diversion pour lui asséner un violent coup, haut, brutal, implacable. Le tranchant de son épée lui entailla profondément l’épaule droite. Un hurlement de douleur, des exclamations, puis le silence.

Le vieillard se remit tant bien que mal en garde. Le sang coulait abondamment le long de son bras. Il tenait difficilement son arme.

– Tu t’es bien battu, déclara Athán. Il est encore temps de te rendre. Prosterne-toi devant moi et je te laisserai la vie sauve.

Pour toute réponse, Malbec changea la position de ses mains sur son épée, resserrant son emprise. Sa main directrice n’était plus assez forte pour l’orienter, mais il n’était pas question d’abandonner pour autant.

– Réfléchis, veux-tu vraiment mourir dans un camp d’entraînement, à cause de ton insubordination ? Quelle mort honteuse ! Tu as pourtant un certain talent, tu pourrais être utile dans mon armée.

D’un geste prompt, le vieillard releva sa garde et bondit sur le jeune prétentieux. Au dernier instant, il changea la trajectoire de sa lame. Un pas de côté, un tour, l’épée fendit les airs, passa à quelques pouces seulement du visage d’Athán, puis tomba au sol. Trop tard. Malbec, choqué, regarda son avant-bras gésir dans une flaque de sang. Il avait perdu, il le savait, mais il n’était pas question d’abandonner. L’elfe posa un genou à terre. Il ne se prosternait pas devant ce prince arrogant, mais devant son créateur.

Le Myselthien utilisa la dernière ressource qu’il lui restait, invoquant le Pi à travers son élément, la terre. Ses yeux prirent aussitôt une couleur d’émeraude, très singulière. Il se redressa péniblement, se mettant en appui sur ses deux jambes. Plutôt que de charger son adversaire, il entama une étrange danse, lente et calculée, compensant comme il put la perte d’équilibre de son bras mutilé. Tandis que ses pieds traçaient des arcs sur le sol, celui-ci se mit à vibrer, très faiblement. Un nuage de particules de terre s’en extirpa, formant un épais brouillard argileux tout autour d’Athán. Malbec s’empara alors de sa dague et s’élança vers une mort certaine.

Gêné par le manque de visibilité, le Chef des Armées sentit sa pointe s’enfoncer à travers sa cotte, sur son flanc gauche.

Dans un dernier souffle, le chevalier lui répondit :

– Y a-t-il une mort plus honorable que de périr en combattant l’ennemi de son peuple ? Je ne regrette rien. La mort n’est rien comparée au déshonneur de vous servir.

Il s’effondra sur le sol, sous le regard ahuri d’Athán. C’était la première fois qu’il se faisait insulter de la sorte, et il était trop tard pour riposter.

 

– Que cette leçon reste gravée ! s’écria-t-il sévèrement. Vous ne combattez pas pour fanfaronner, mais pour vaincre. Votre manque de sérieux ne met pas seulement votre vie en danger, mais également celle de vos frères d’armes, et l’Empire !

Il ordonna à deux soldats de s’occuper du cadavre et somma les autres de commencer l’entraînement.

 

Sa blessure l’élançait. Athán essaya d’abord de la guérir mentalement, avec son don. Mais il lui fallait enlever sa cotte, visualiser sa plaie pour la soigner correctement. Or il n’était pas question de le faire ici. Il devait à tout prix conserver l’image de combattant indestructible qu’il s’était forgée.

Il supervisait l’entraînement quand un grand elfe, très âgé, s’approcha de lui. Sa tenue, une longue tunique croisée sur l’avant, jurait avec le cadre militaire qui l’entourait. Il était le seul à ne porter ni armure, ni épée, ni même de bottes. Pourtant, il dégageait une telle aura que personne n’aurait osé lui en faire le reproche.

– Votre Altesse ! Peut-être vaudrait-il mieux que vous accordiez autant d’attention au recensement des nouvelles recrues qu’à leur entraînement.

– Chig Rohir, j’apprécie vos précieux conseils, mais si j’ai été nommé à ce poste, c’est pour ma maîtrise des armes.

Il daigna enfin détacher son regard des soldats qui s’affrontaient devant lui, puis ajouta non sans une certaine effronterie :

– Et quel Chef des Armées serais-je si je ne m’assurais pas personnellement que chacun d’eux soit capable de manier l’épée avec force et précision ? Ma mission est plus noble que de compter des hommes ! D’autant plus que la plupart ne seront pas là avant une dizaine de jours ! Mais soyez rassuré, j’ai pris soin de mandater des instructeurs.

– Très jeune Prince, votre père m’a chargé de vous épauler pour éviter que cette Première Guerre a priori facile à remporter ne devienne la plus grande catastrophe de l’Histoire de l’Empire. Comprenez par là qu’il compte sur moi pour vous faire prendre les bonnes décisions. Être Chef des Armées implique des responsabilités plus grandes que de tenir une épée. Si ces responsabilités ne vous importent pas, il serait temps que vous en lui fassiez part.

Athán prit cet avertissement comme un affront, ou plutôt un vif coup d’épée, droit, implacable, en plein dans son orgueil. Il aurait voulu brandir, lui, sa lame d’acier, pour se battre à armes égales contre ce vieux fou qui osait le prendre de haut. Mais il n’en fit rien. Il n’était pas assez idiot pour attaquer le conseiller de son père. Toutefois, il se promit qu’un jour, il lui ferait ravaler cette impertinence. Ce jour, quand il sera Empereur, il prendrait plaisir à le regarder se courber de toute sa hauteur devant lui.

 

Le Chef des Armées rangea son épée et accepta de le suivre dans sa tente. Une table était installée en son centre, couverte de parchemins. Il ôta son armure et retira sa cotte. Sa blessure n’était pas belle à voir. Le sang s’arrêta de couler dès qu’il posa ses mains dessus. Les bords de la plaie se cautérisèrent d’eux-mêmes, jusqu’à ce que l’entaille se referme complètement. Il ne parvint toutefois pas à la faire disparaître complètement, laissant une vilaine cicatrice, en-dessous de sa dernière côte.

– De quoi voulez-vous me parler ? demanda-t-il avec une arrogance à peine maquillée. La stratégie est déjà toute décidée. Je fais de ces hommes des soldats. D’ici trois semaines, nous commencerons à en déplacer un tiers vers le Port d’Ithela et un autre vers la cité impériale. Le reste se tiendra en renfort à Beleanor, afin d’encercler l’ennemi, d’où qu’il vienne.

Athán ne cherchait même plus à cacher son énervement. L’entaille qui continuait de le tirailler lui rappelait son échec et les insultes qu’avait osé lui proférer ce chevalier. Il n’avait plus la patience pour endurer les humiliations du chig.

– N’avez-vous pas noté que le campement est particulièrement vide ? lui demanda froidement ce dernier, sans s’offusquer de son attitude.

– Nous avons envoyé les convocations il y a seulement une semaine, c’est normal qu’ils ne soient pas tous arrivés. Il faudra s’inquiéter d’ici une semaine ou deux.

– Il sera en effet grand temps de s’inquiéter, d’autant qu’une fois l’offensive lancée, il sera trop tard pour reculer.

Ladite offensive était un plan orchestré par l’Empereur pour attirer les Loeknohriens jusqu’à eux. Athán n’en connaissait lui-même pas tous les détails, mais cela n’avait pas attisé sa curiosité outre mesure.

– Comment voulez-vous que les elfes de Dongāra arrivent en si peu de temps ? Vous êtes bien placés pour le savoir, vous qui êtes de Purva… Il faut quoi ? Plus d’une quinzaine de jours pour venir de là-bas, si ce n’est vingt…

– Je vois que vous n’êtes pas seulement un combattant accompli, mais aussi un excellent géographe, le railla-t-il. Et combien en faut-il pour venir de Sinohra ? Du Port d’Ithela ? Du Val de Vinmur ? Ou même de Haut-Cerf ?

Le jeune prince ne répondit pas à ce nouvel affront. Une lueur de rage étincelait dans son regard, sa gorge s’était asséchée et son sang tambourinait entre ses tempes.

– Alors je vais vous le dire, jeune prince. Il faut tout au plus un jour et demi pour venir de Sinohra à cheval, à peine plus de deux pour Haut-Cerf, moins de trois depuis le Val de Vinmur, et tout juste quatre depuis le Port d’Ithela. Vous n’ignorez pas le point commun entre toutes ces cités, outre le fait qu’elles sont proches du campement.

– Elles sont myselthiennes, maugréa le jeune prince avec aigreur.

– C’est exact. Et nous n’avons recensé à ce jour que quelques centaines d’elfes provenant de leur royaume. Tous originaires de Beleanor et de Haut-Cerf. Nous sommes donc très loin des milliers de soldats que le roi devait nous envoyer.

Athán s’empara des parchemins sur la table, s’assurant lui-même la véracité de ces allégations. Il se rappela alors les dernières paroles du chevalier, « l’ennemi de son peuple ». Ce fou n’était donc pas le seul à partager cette idée insensée d’une opposition entre l’Empire et Myselthas ?

– Ma seule préoccupation est la pérennité de l’Empire. Je vous prie donc, Votre Altesse, de mettre vos sentiments de côté, comme le ferait un Chef des Armées aguerri. Vous auriez tout de suite dû remarquer ce problème, et vous l’auriez fait si vous n’aviez pas délégué une tâche aussi importante à de simples instructeurs. Il vous incombe maintenant de rédiger un rapport pour l’Empereur.

Le visage du prince avait complètement changé, devenant blême. La colère avait laissé place à une étrange sensation. À la fois de l’inquiétude et de la honte. Deux sentiments qu’il n’avait pas l’habitude de ressentir. Cette leçon d’humilité était cuisante. Mais il était bien forcé de constater que si Chig Rohir n’avait pas été là, à surveiller ses arrières, il aurait lamentablement échoué, mettant en péril tout l’Empire.

 

Avant qu’il ne disparaisse, Chig Rohir l’interpella de nouveau :

– Comme je vous l’ai dit, ma seule préoccupation est la pérennité de l’Empire. Je n’ai aucune volonté de vous nuire personnellement, jeune prince… tant que vous ne le desservez pas. J’espère que vous apprendrez de cette leçon, et que plus jamais vous ne manquiez à vos responsabilités. Pour cette fois, je n’en informerai pas votre père. Mais si cela venait à se reproduire, je n’aurais aucune hésitation à vous faire déchoir.

 

 

Athán retourna à sa tente. Le chemin ne suffit pas à calmer le tumulte de sentiments qui bouillonnait en lui. Il ignorait lequel prédominait sur les autres. La honte d’échouer ? La peur de baisser dans l’estime de son père ? La douleur qui tiraillait son abdomen ? L’humiliation de ne pas avoir su esquiver ce coup de dague ? Toutefois, s’il y avait bien un remords qu’il n’éprouvait pas, c’était celui d’avoir ôté la vie.

Il regrettait plutôt que c’eût été si rapide, surtout après ses dernières paroles. Mais il se demandait quand même si son geste avait été judicieux. Il n’avait certes pas été question d’une exécution à proprement dit, le duel avait été équitable. Mais cela n’empêcherait pas de susciter l’indignation de certains. D’un autre côté, laisser passer cette insolence aurait mis à mal son autorité. Du fait de son jeune âge, beaucoup le considéraient comme un arriviste, attendant qu’il se chie dessus à la première difficulté. Les autres le prenaient pour la marionnette de son père.

 

Dans sa tente, il découvrit la jeune Myselthienne qu’il avait abandonnée quelques sabliers plus tôt. Assise sur sa paillasse, elle l’attendait patiemment, dans une position plus que suggestive. Elle avait remis sa somptueuse robe de la veille. D’un rouge vermillon, un profond décolleté mettait en valeur les petits seins fermes qu’il avait eu le privilège de caresser toute la nuit. La jeune elfe s’était de toute évidence rhabillée seule. Les lacets n’étaient pas très bien tirés dans son dos, et le nœud qui les liait n’avait rien d’harmonieux. En d’autres circonstances, le prince se serait très certainement laissé attendrir par ce détail, ce petit défaut qui dégageait tant de lasciveté. Mais il n’était pas d’humeur.

– Que fais-tu encore ici ? gronda-t-il.

– Je vous attendais, Votre Altesse.

– Et qu’est-ce que tu veux ? Des dards ? s’exclama-t-il en détachant avec mépris une petite bourse de sa ceinture.

– Sûrement pas, pour qui me prenez-vous ? s’offusqua-t-elle.

Le jeune prince la fixa quelques instants, semblant réfléchir à la question.

– Pourquoi alors ?

– Vous vouliez une courtisane pour vous divertir, c’est pour cela qu’on m’a amenée ici. Je veux remplir mon rôle.

– C’était le cas hier, maintenant ta mission est terminée. Tu peux partir.

– Vous n’avez pourtant pas l’air diverti.

Athán la toisa d’un air menaçant. Décidément, tout le monde s’était passé le mot pour lui tenir tête. Même cette grisette osait lui répondre. Elle, qui s’était montrée si douce et généreuse la veille. Jamais il ne lui aurait soupçonnée cette effronterie, quoiqu’il eût bien pressenti qu’elle n’avait rien de commun avec toutes les pucelles qu’il avait défleuries jusqu’alors. Celle-ci s’était montrée bien moins timide.

Il était connu pour apprécier la compagnie de jeunes filles de haut rang. Mais il n’avait eu l’occasion de tremper son dard que dans des figues juteuses de Dongāra. Ces dernières ne se seraient jamais permises de répliquer avec tant d’impertinence.

– Comment oses-tu me répondre avec une telle insolence !

Ses yeux gris rocailleux se rembrunirent sans se détacher de la Myselthienne. Ils devinrent alors deux quartz fumés.

En quelques instants, une sensation épouvantable assaillit la jeune elfe. Une douleur vive, se diffusant dans toute sa tête comme si on lui enfonçait des milliers d’aiguilles.

Toute résistance était vaine, maintenant qu’il avait déjà pris le contrôle de son esprit.

– Ce n’était pas mon intention, s’excusa-t-elle en abaissant le regard, endurant péniblement la douleur qui s’installait dans son crâne.

– Tu mériterais d’être châtiée. Mais heureusement pour toi, j’ai d’autres urgences à gérer. Disparais !

La jeune fille ne bougea pas.

– Je suis désolée Votre Altesse, murmura-t-elle d’une voix à peine audible. Mais je ne peux pas. Je veux bien être châtiée si cela peut vous divertir.

C’en était trop. Athán n’essaya plus de réfréner la colère qui se déchaînait en lui. Il abattit son regard cruel sur elle et laissa sa rage se déverser dans son esprit, lui faisant subir toutes les souffrances qu’il aurait souhaité infliger à ce chevalier impudent ou même au chig.

Elle se recroquevilla sur elle-même, s’écroulant sur le sol dans un hurlement de douleur. Tout son corps semblait se déchirer de l’intérieur. Puis, son hurlement s’arrêta net. L’air s’était figé. Elle suffoquait.

– Maintenant, suis-je assez diverti ? demanda-t-il d’un ton narquois en relâchant son emprise sur elle.

La jeune fille toussa violemment en reprenant son souffle. Puis elle marmonna quelque chose d’inaudible.

– Qu’est-ce que tu dis ?

Elle essaya de se relever en s’appuyant sur ses bras encore vacillants, mais le mouvement et l’atroce souffrance qui la lancinait toujours lui provoquèrent de violentes nausées. Elle vomit sous le regard écœuré du prince.

Il était habitué, en tant que guerrier, à vivre avec la crasse, le mélange de boue, de transpiration et de sang séché. Il en avait vu, des combatteurs, restituer le contenu de leur estomac avant un affrontement, ou juste après avoir frôlé la mort. Mais le fait que ce fût une demoiselle était différent. Elle devait se comporter avec raffinement, ne pas se montrer dans un état aussi abject.

– Je suis désolée. Je ne peux pas partir, souffla-t-elle à nouveau.

Il la scruta un long instant, ne comprenant pas pourquoi elle insistait tant pour rester, après tout ce qu’elle venait de subir.

– Pourquoi cela ?

Sa voix était moins sèche mais toujours aussi froide.

– L’honneur, balbutia-t-elle. Ne connaissez-vous donc rien de nos coutumes ? Que pensez-vous qu’il va advenir de moi, maintenant ?

Le prince ne répondit pas, étonné autant par son audace que par la singularité de sa question. Sur les territoires de Dongāra, et encore plus à Samrata, le fait de pouvoir offrir sa vertu à un grand seigneur, et encore plus à l’Empereur ou au Prince, était un privilège.

– Votre Altesse, reprit-elle encore haletante. Ici, une fille dans ma situation n’a aucun avenir. Personne ne voudra m’épouser, même pour un second mariage. Je finirai dans un temple à expier mes péchés. Je préfère encore la mort.

Elle hésita un instant avant d’ajouter :

– Je vous en supplie, gardez-moi ! Je pourrai vous satisfaire. Je ne connais pas grand-chose aux besoins des hommes, mais je peux apprendre.

Athán resta interdit. Il savait que les coutumes pouvaient être très différentes d’un territoire à l’autre de l’Empire, mais il n’avait jamais été confronté à cette divergence-là.

– Pourtant ton père a accepté de t’offrir à moi. Est-il loyal envers l’Empire au point de sacrifier sa fille ?

– Je n’ai que peu de valeur à ses yeux. Jamais il ne vous aurait cédé ma sœur aînée. Je n’ai jamais été que l’enfant de trop, celui qui a tué sa femme en naissant. Et… ce n’est pas vraiment à vous qu’il m’a offerte.

– Qu’entends-tu par-là ?

– Il n’éprouvera pas de plus grand honneur qu’en me consacrant au Temple.

Elle était parvenue à se redresser et à s’asseoir sur le lit. Athán la fixait avec un tout autre regard. Une forme d’admiration mêlée de curiosité.

– Le Temple ?

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