Il y avait de l’orage, ce soir-là. Alexander n’avait pas rejoint Annabeth, elle désirait être seule. Notamment parce qu’elle avait reçu une lettre d’un ami journaliste. Elle lui avait demandé d’enquêter sur Robert Lewis Cunningham.
Ainsi donc, Alexander était orphelin. Cela leur faisait un point commun de plus. Même si lui n’avait pas forcément provoqué le destin. Mais ce qui était intéressant, c’était ces quelques mots.
Selon les registre d’état civil et les différents témoins que j’ai pu interroger, Alexander n’est pas le fils de Robert. En fait, il l’a adopté à ses dix-sept ans. Sa présence à ses côtés avait déjà été remarquée depuis six ans. Mais avant ça, aucune trace, même pas la mention d’un orphelinat quelconque pour expliquer son origine.
Voilà donc pourquoi il ne parlait pas de sa petite enfance… Mais alors, d’où venait-il ?
Que c’était excitant.
Des petits pas retentirait derrière la porte, suivi d’un « toc toc » timide.
— Entre.
La chevelure blonde de Dorothy apparut dans l’embrasure.
— Mère, j’ai peur.
Annabeth rangea la lettre dans le tiroir.
— Dis plutôt que tu cherchais un prétexte pour dormir avec moi.
La fillette ne nia pas, mais alla tout de même se glisser dans les draps de sa mère.
— Mais vous dormez tout le temps avec le maître, en ce moment, bouda-t-elle.
— C’est vrai, je suis désolée.
— Ne me mentez pas, je vois bien que vous ne le regrettez pas, répondit-elle avec humeur.
Annabeth s’esclaffa.
— Mais c’est parce que le maître fait un très bon coussin pour dormir, avoua-t-elle.
— Peuh ! Je suis sûre que je suis un meilleur coussin que lui !
— On va voir ça !
Annabeth étreignit sa fille avec force. Elles se blottirent sous les draps.
— Je n’arrive pas à dormir, avec l’orage, murmura Dorothy. Il fait trop de bruit.
— Tu as peur ?
— Un peu. Mais un peu seulement !
— D’accord. Tu sais, il n’y a pas de honte à avoir peur. Moi j’ai peur de l’orage.
— Ah bon ?
Annabeth hocha la tête. Elle faisait tout son possible pour rester calme. Avec les années, elle avait fini par apaiser les souvenirs douloureux. La présence de Dorothy l’y aidait.
***
— Je ne veux pas l’épouser ! Vous avez vu comme moi ce qu'il fait !
C’était la première fois qu’Annabeth levait la voix contre sa mère. Elle faisait les cent pas dans la pièce. Derrière la porte-fenêtre du boudoir, le tonnerre grondait. Irène était assis dans un fauteuil, calme.
— C’est le meilleur parti que j’ai pu vous trouver. Vous n’aviez qu’à être plus désirable.
— Il a tué ses deux précédentes femmes ! cria la jeune fille, la voix aussi furieuse qu’emplie de détresse.
— Vous saurez lui résister, je vous l’ai appris. Plaisez-lui, manipulez-le, et ça ira.
— Non ! Ça n’ira pas ! C’est un monstre ! J’ai…
Peur. Mais elle n’osa pas le dire. Irène perdit patience.
— Ma décision est irrévocable. Cessez d’être irrespectueuse, maintenant.
Elle se leva lentement avant de marcher vers sa fille. La pluie commença à battre la vitre.
La poitrine d’Annabeth se soulevait à un rythme rapide. La simple pensées de revoir le Comte Adamson lui donnait envie de vomir. Alors… passer sa vie avec lui ? Partager sa couche… ?
Elle se sentit mal, elle se sentit terrifiée. Plus encore que par le visage sévère de sa mère. Alors, pour une fois, elle planta son regard dans le sien.
— Non, je refuse de l’épouser.
Le visage d’Irène se figea un instant de surprise, mais cet ébranlement ne dura pas. Un colère glaciale transperça Annabeth.
— D’accord. Dans ce cas, je vais vous laisser la nuit pour réfléchir.
La jeune fille n’y crut pas, et elle avait bien raison. Sa mère lui attrapa le poignet.
— Dehors, ajouta-t-elle.
— Qu…
De son autre main, elle ouvrit la porte fenêtre. Le vent et la pluie fouettèrent le dos d’Annabeth. Le tonnerre retentit, un éclair déchira le ciel. Avant qu’elle n’ait pu réaliser ce qui se passait, Irène l’avait poussée dehors et avait refermé la porte-fenêtre à clés. Elle lança un regard de mépris envers sa fille. Cette dernière déjà trempée, se jeta contre le verre.
— S’il vous plaît ! Mère, je suis désolée ! S’il vous plaît ! Laissez-moi entrer !
Irène la dévisagea, impassible, puis lui tourna le dos. Elle sortit du boudoir.
Un éclair frappa non loin. Annabeth se recroquevilla, pleurant et frissonnant. Elle eut beau essayer, aucun domestique ne la laissa entrer, cette nuit. Pas même son père, ni son frère. La maitresse de maison avait donné un ordre, et personne ne lui désobéissait. Jamais.
***
— Ça va, Mère ?
— Mmh ?
— Vous trembliez.
— Oh… ce n’est rien, ne t’en fais pas. Je me suis endormie ?
— Oui, mais pas moi.
— Je suis désolée, chérie. Tu veux que je te raconte une histoire pour t’aider ?
Dorothy hocha vivement la tête.
— Laquelle veux-tu entendre ?
— Devinez.
— Mmmh… « Les yeux de la Lune » ?
Elles échangèrent un sourire de connivence. Annabeth cala la tête de sa fille contre sa poitrine et porta son regard sur le plafond. Elle n’avait pas besoin de livre. Cette histoire, elle l’a connaissait pas cœur.
Il était une fois un village paisible. Dans ce village vivait une jeune herboriste passée maître dans l’art des remèdes. Elle vivait dans une maison à l’écart du village pour entretenir son grand potager. Elle sortait peu, sauf quand les villageois l’appelaient pour faire accoucher une femme. Elle était très douée pour assister les mères dans leur labeur. Malgré l’apparence solitaire de sa vie, elle était respectée par tout le village.
Mais un jour, l’Inquisition survint. C’était des hommes qui traitaient toutes les femmes savantes de sorcières. Ils étaient cruels et méchants. Ils commencèrent à arrêter des innocentes. L’herboriste s’était cloitrée chez elle, mais on lui porta l’appel de détresse d’une mère dont l’accouchement se passait très mal. Elle décida d’aller l’aider. Malheureusement, la femme périt en couche. Les villageois tournèrent alors des doigts accusateurs sur elle. Eux qui l’avaient appelé à maintes reprise pour de l’aide la traitèrent de sorcière et la dénoncèrent à l’Inquisition.
L’herboriste fut enfermée dans un cachot sordide. Le lendemain, on lui creva les yeux car on jugeait qu’elle portait le Diable dans ses prunelles. « Si elle ne recouvre pas la vue, c’est que Dieu la reconnait coupable » estimèrent ses tortionnaires. La nuit même, seule dans sa cellule, la jeune fille se traina jusqu’à une petite fenêtre dans son mur. C’était un soir de pleine lune, et elle put sentir la lumière de cet astre sur son visage. « S’il te plaît, mère-lune, libère moi de ces souffrances » implora-t-elle. Elle s’endormir, agrippée aux barreaux de la fenêtre.
Le lendemain, quand elle se réveilla, elle fut surprise de constater qu’elle voyait à nouveau. Mais plus que ça, elle voyait dans les yeux de ses tortionnaires. Elle voyait leurs pensées, leurs souvenirs, leurs secrets. La Lune lui avait offert un pouvoir, des yeux qui percent tous les mystères. Grâce à cela, elle sut quoi dire pour persuader ses geôliers qu’il s’agissait là d’un miracle de leur dieu. Ils la libérèrent aussitôt, et l’appelèrent même Sainte. Les villageois se rassemblèrent autour d’elle et se mirent à la vénérer. Elle désigna alors ceux qui l’avait dénoncée à ses anciens bourreaux, déclarant qu’ils étaient les vrais sorciers. Ils furent exécutés, et l’Inquisition quitta le village. Adulée, la jeune fille devint la conseillère des villageois. Elle sut user de son don pour soigner, persuader ou régler les conflits, devenant la véritable souveraine du village, et son influence grandit de jour en jour. Elle se maria à un riche marchand et rendit ses affaires florissantes. Elle eut une fille à qui elle transmis son don : les Yeux de la Lune. Et lui indiqua se toujours transmettre cette instruction à ses descendantes : « Vois et lis, élève-toi. Garde toujours un œil sur la blancheur de notre mère-lune, mais évite le noir de la nuit qui l’embrasse ».
Dorothy s’était endormie. Annabeth soupira. Ce conte, c’était la seule chose positive qu’elle gardait de sa mère. Parfois, elle se demandait s’il y avait quelque chose de vrai dans cette explication leur pouvoir qui ne se transmettait que de mère à fille. De ce point vue là, elle aurait préféré donner naissance à un garçon. Cela lui aurait éviter de devoir affronter sa mère qui voulait « élever » Dorothy. La décision de la tuer avait été dure à prendre, mais elle s’en réjouissait au final. Elle n’était jamais sentie aussi bien que le jour où l’on avait enterré Irène Bathory. Devant son cercueil, elle avait juré une seconde fois qu’elle ne donnerait que de l’amour à Dorothy, et qu’elle la protègerait contre elle et contre le monde entier s’il le fallait.
***
— Oui, mère ! J’ai même fait un rêve merveilleux !
— Tiens donc, de quoi s’agit-il ?
— J’étais un oiseau et je volais dans le ciel, je voyais le vrai monde. C’était inouï !
Annabeth stoppa net son geste consistant à mener la tasse de thé matinale à ses lèvres. Elle reposa le contenant et prit une inspiration rêche.
— Je te l’ai déjà dit, siffla-t-elle, tu ne dois pas parler de partir d’ici.
— Mais… c’était juste un rêve.
Annabeth se remit à manger et à boire, faisant signe qu’il n’y avait pas matière à s’étendre davantage.
— Exactement, donc il n’était pas nécéssaire d’en parler.
Dorothy baissa la tête avec une moue boudeuse. À côté, le précepteur n’en perdait pas une miette, ce qui n’arrangeait pas l’humeur de la Comtesse.
— Mais moi je veux découvrir le monde, bougonna sa fille.
Annabeth posa ses couverts d’un geste sec pour considérer sa fille de son regard acéré.
— C’est hors de question. Un mot de plus sur le sujet et tu seras punie.
La frange de la fillette masquait ses yeux. Pendant un instant elle ne dit rien, puis elle releva la tête avec un air de défi.
— Le maître, lui, il est d’accord avec moi ! s’écria-t-elle.
Annabeth pivota son regard furieux vers Alexander qui faisait mine de ne rien savoir. Elle décela une pointe d’amusement sous cet air innocemment surpris.
— Tais-toi, ordonna-t-elle.
Dorothy rentra la tête dans les épaules. Les larmes vinrent à ses yeux. Elle sauta de sa chaise en pleurant et courut hors de la pièce, vite suivie par Becky. Annabeth se sentit immédiatement coupable d’avoir été aussi sévère. Elle leva pour aller la réconforter. Mais elle n’avait pas abandonné sa colère pour autant. Et sa peur. Elle se tourna vers son amant.
— C’est vous qui lui avez mis ces idées dans la tête ?
Il parut s’indigner.
— Non, asséna-t-il, c’est vous-même qui éveillez sa curiosité en la maintenant ainsi dans l’ignorance.
La rage gronda en elle. De quel droit critiquait-il son éducation ? Il ne savait rien d’elle, malgré ses tentatives pour y remédier. Elle voyait bien qu’il faisait tout pour se rapprocher de Dorothy, pour la liguer contre elle.
— Vous ne me l’enlèverez pas, dit-elle.
Elle sortit de la salle à manger d’un pas furieux. Le précepteur prenait trop de libertés. Elle s’obstinait à le garder près d’elle, mais ce n’était pas ce qui était le mieux pour Dorothy. Elle devait s’en débarrasser. En même temps… la fillette n’avait pas adoré un professeur ainsi depuis longtemps. Il la motivait et la sortait de la mélancolie. Pas qu’elle, d’ailleurs.
Elle devait savoir jusqu’où il était capable d’aller par curiosité. Et s’il la décevait encore, il fallait qu’il en paie les conséquences.
Le contraste avec la relation qu'entretiennent Annabeth et Dorothy est d'autant plus fort. Annabeth tient sincèrement à sa fille, tâche de la préserver et de bien la traiter, ce qui fait d'autant plus craindre le moment où elle apprendra sa mort...
C'est toujours bien d'avoir ces motivations qui sont données, et ce background qui se développe :)
"Elle n’était jamais sentie"->elle ne s'était jamais sentie"
A bientôt!
"Cette histoire, elle l’a connaissait pas cœur." => elle la connaissant
"à maintes reprise" => reprises
"— Oui, mère ! J’ai même fait un rêve merveilleux !" => il manque une question avant cette réponse, non ?
Alma est à part, et la différence entre Dorothée et Annabeth c'est que Dorothy n'est pas entraînée :3
Pour le "— Oui, mère" c'est une reprise d'un dialogue de la précédente partie que j'ai coupé pour ne pas faire trop de répétition.
Merci pour ton commentaire, désolée j'ai mis du temps à te répondre !