Chapitre 4 : Révélations

Camille s’attendait à être stoppée. Son interlocuteur, pourtant, ne la retint pas. À peine fut-elle montée dans la barque qu’Ilyam apparut. Il attrapa la rame de gauche. Camille prit celle de droite et ils remontèrent le courant. Lutter contre le volonté du fleuve s’avéra difficile. Camille se retrouva rapidement en nage, le souffle court, le cœur battant la chamade.

- Tu ne pourrais pas demander à la magie de nous aider ? réclama Camille.

- Et toi ? répliqua Ilyam.

- J’ai envie de vivre encore quelques années.

Ilyam lui envoya un regard interrogateur. Elle s’expliqua :

- Je suis déjà à la limite. Dès que je lance un sort, je puise dans mes réserves. Je le sens : je raccourcis ma vie à chaque sortilège lancé.

- Tu utilises la magie tout le temps, comprit Ilyam.

Camille ne répondit rien. Elle ne comptait pas s’expliquer. Elle ne lui devait rien.

- Comme le sort portant sur Amadou. Il reste actif en permanence. Il agit sur qui ? Ton père ?

- Non, répondit Camille. Sur moi. Je ne fais de mal à personne, contrairement à d’autres.

- C’est toi qui as attaqué Amadou ! rétorqua Ilyam.

- Je n’ai fait que me défendre, répliqua Camille.

Ilyam ouvrit la bouche mais Camille lui grilla la priorité.

- Écoute, Ilyam, tu es gentil et je te remercie de m’avoir éloigné des kwanzas et de m’aider à remonter le courant. Ce n’est pas contre toi mais je n’ai vraiment pas envie de m’étendre sur le sujet.

Ilyam grimaça.

- Les kwanzas me voient comme une menace et veulent me tuer. Aux yeux de ton mentor, Anamerh, je suis une bizarrerie magique qu’il faut étudier. Ni l’un, ni l’autre ne me convient.

- Nous cherchons juste à protéger ce monde, se défendit Ilyam.

- Et je suis une menace, c’est ça ? Parce que j’utilise la magie d’une façon différente ?

- Tu manies le shen comme les elfes des bois, indiqua Ilyam.

- Mais parce que je suis humaine, ça ne passe pas ?

- Les elfes des bois ne se considèrent pas comme des magiciens. Ils sont en symbiose avec la nature et ne s’y opposent donc jamais.

- Ne risquant pas de faire venir une autre corruption, termina Camille à sa place. Sauf que je ne m’oppose pas à la nature.

- En quoi consiste le sort que tu te lances sur toi-même ? demanda Ilyam.

- Cela importe-t-il ? interrogea Camille.

Ilyam réfléchit intensément. Les rives filaient à droite et à gauche, bien trop lentement aux yeux de la jeune femme. Le fleuve ruvuma ne se laissait pas remonter facilement.

- S’il agit uniquement sur toi, non, admit Ilyam. Est-ce le cas ?

- Je ne sais pas, admit Camille. Il est complexe.

- Tu es dangereuse, en conclut Ilyam. Mais tu es en méditation hyper profonde active.

- En quoi ?

- Méditation hyper profonde active. C’est le rêve de tout magicien.

- Je ne sais pas ce que c’est.

- Je sais, grimaça Ilyam.

Camille détailla son interlocuteur et comprit la raison de l’agressivité des kwanzas : ils étaient jaloux. Des gamins apeurés devant une puissante magie qu’ils rêvaient de posséder. Camille n’était pas prête d’en être débarrassée !

Le courant avait-il décru ou bien Ilyam usait-il de ses pouvoirs pour aider ? Camille n’en savait rien. Elle trouva le voyage, totalement silencieux, plus facile.

Ils parvinrent à Falathon, sur les rives du lac Lynia. Nul ne les empêcha de remonter vers le nord. À chaque réveil, Camille trouva à manger en quantité et de qualité. Ilyam l’amena volontiers vers des ruisseaux où la jeune femme put remplir sa gourde. Ils n’échangèrent que des banalités sur la météo, le terrain, le paysage, la beauté de la nature ou la force du vent.

Camille ne se priva toutefois pas de mater son beau partenaire de route. De nombreuses rumeurs courraient sur les elfes, censés être des amants merveilleux. S’agissait-il seulement de légendes ou bien y avait-il un fond de vérité ? Ilyam fut souvent présent dans les rêves de Camille.

Ils passèrent les montagnes pour rejoindre Eoxit, traversèrent des plaines et des forêts, croisèrent des paysans ou des troubadours. L’elfe noir se contenta de garder sa capuche vissée sur sa tête. Il passa totalement inaperçu.

- Je suis étonné, admit Ilyam un soir alors qu’ils mangeaient dans une auberge, lui pour donner le change vu qu’il n’en avait pas besoin, elle parce qu’un peu de chaleur faisait du bien.

Camille lui lança un regard interrogateur.

- Tu avances à un rythme impressionnant, expliqua-t-il. Tu n’as pas du tout l’air fatigué malgré des jours de randonnée avec pour unique pause une courte nuit. En fait, tu sembles t’ennuyer à mourir.

Camille grimaça. Bien sûr qu’elle se faisait chier et évidemment que marcher ne la fatiguait pas. Elle garda un visage neutre et détourna le regard. Aucune chance qu’Ilyam obtienne sa réponse. Il ne l’aurait pas. Elle avait reçu une éducation de noble. Elle ne se ferait pas avoir par un stratagème aussi simple. Ilyam n’insista pas.

Camille fut heureuse de passer devant le lac des libellules. Enfant, elle en avait tellement entendu parler que ce fut le premier endroit où elle se rendit quand elle put enfin sortir de sa chambre et courir. Les insectes bleu et vert voletaient de partout. Elle avait passé la journée à les observer, ne se rendant pas compte du temps passant. Son père en avait été mort d’inquiétude. Elle avait fait plus attention ensuite. Elle ne voulait pas le rendre malheureux.

Puis ce fut le moulin à aube donnant la farine à toute la ville, puis les fours du boulanger et enfin, les premières maisons. Pas de fortifications, c’était inutile. La milice protégeait bien la ville. Les brigands ne s’y risquaient pas. Quelques vols arrivaient, naturellement, mais rien de bien méchant.

La vie douce à Jarmiel n’était troublée que par la présence, nombreuse, de sorciers finissant leurs jours sur un bûcher. Combien Camille en avait-elle ainsi dénoncé ? Vingt-deux, si on comptait Amadou. Quel gâchis. Si elle avait su qu’il existait des magiciens qui formaient les sorciers, toutes ces morts auraient été évitées. Camille ressentit un profond sentiment d’échec et d’inutilité. Sa vie venait de perdre tout son sens.

Elle passa un petit pont et s’arrêta sur une pierre plate. Autour d’eux, les arbustes les dissimulaient à d’éventuels passants.

- Que fait-on ? demanda Ilyam.

- On attend la nuit. Grâce aux kwanzas, je suis reconnue comme une sorcière ici. Mieux vaut ne pas entrer en plein jour, non ?

- Tu peux entrer en ville. Personne ne te reconnaîtra pour qui tu es. Je m’en assurerai.

- Je veux aller voir mon père et j’espère bien qu’il saura qui je suis, répliqua Camille.

- Je cesserai mon sort à ta demande, promit Ilyam.

Camille s’inclina, remerciant ainsi l’eoshen d’un geste. Ses lèvres sourirent mais pas ses yeux. Son regard brillait d’inquiétude et de tristesse mêlées.

Camille sortit du bosquet et s’avança sans crainte. Elle croyait l’eoshen.

- Ce que vous faites ne va pas dans le sens de la nature. La nature m’a voulue avec ce visage, pas un autre.

- Je n’ai pas modifié votre visage, mais seulement la perception que les autres en ont, répliqua Ilyam.

- Vous parvenez à pénétrer l’esprit de tous les gens que nous allons croiser ? Et si la présence de l’un d’eux vous échappe ?

- Je ne brise l’intimité de personne. Je modifie la lumière qui rebondit sur vous.

- Ça doit être difficile !

- Pas vraiment, non, annonça Ilyam. D’autant que je me contente de votre visage.

- Les gens pourraient reconnaître mes vêtements. Je porte les même que lors de ma dénonciation.

- Vous souhaitez que j’en modifie la couleur ?

- Volontiers.

- C’est fait.

Camille se regarda elle-même et sourit. Sa robe venait effectivement de devenir verte.

- Elle est toujours mauve, précisa Ilyam. C’est votre perception qui a changé, c’est tout.

- C’est incroyable.

- C’est la base de la maîtrise de la nature, dit-il en haussant les épaules.

Camille trouvait fantastique leurs pouvoirs. Ils admiraient les siens. Quel dommage que leur première rencontre ait été aussi catastrophique. Ils auraient pu tellement bien s’entendre !

Ils passèrent devant la boutique du tanneur puis celle de la tisserande sans que personne ne s’intéresse à eux. Les regards neutres revenaient vite à l’activité précédente.

Camille eut un pincement au cœur en apercevant sa maison… Ce n’était plus sa maison. Elle n’y avait plus sa place. Elle n’avait plus de place nulle part. Camille entra par la porte de derrière dont elle connaissait le mécanisme secret d’ouverture. Elle traversa le potager arrière, monta une volée de marches pour se retrouver dans le grenier. Pas âme qui vive.

Camille s’arrêta au bout d’un couloir menant à la salle de réception, où elle savait pouvoir trouver son père en ce début d’après-midi. Elle s’arrêta sur le seuil. Son père n’était pas seul. Ses invités, de dos, discutaient avec le comte.

- Pouvez-vous faire cesser votre sort, Ilyam, afin que mon père me reconnaisse ?

- Bien sûr, dit l’eoshen.

Camille n’eut pas longtemps à attendre avant que son père ne se rende compte de sa présence. Il l’ignora. Camille recula pour attendre dans le couloir, hors de vue.

- On attend quoi ? La milice qui va vous amener sur le bûcher ? demanda Ilyam.

- Mon père, cingla Camille.

- Il ne viendra pas. Vous êtes une sorcière ! C’est la pire chose qui aurait pu lui arriver : un utilisateur de la magie sous son toit. Son propre enfant ! Il va vous dénoncer.

- J’en doute, répliqua Camille.

Ilyam secoua la tête. Il ne cachait pas trouver son interlocutrice naïve. Pourtant, le comte seul se présenta quelques instants plus tard. Il sourit à Camille puis fronça les sourcils en constatant la présence d’une ombre près de sa fille.

- C’est un eoshen, un magicien elfe noir. Il me protège, précisa Camille tandis qu’Ilyam se crispait de l’entendre annoncer sa nature magique au comte.

- Je suppose que je dois donc vous remercier, monsieur l’elfe noir, répondit le comte. Montons dans ma chambre. Sur le balcon, nous y serons plus à l’aise.

Camille suivit son père, Ilyam fermant la marche avec une appréhension non cachée. Il observait à droite et à gauche, sursauta à chaque bruit, fixant les coins sombres. Ils arrivèrent sans encombre à la chambre du comte, simple malgré son titre. L’eoshen s’installa sur un fauteuil à bascule près du lit, laissant le père et la fille discourir dehors en toute intimité.

- Tu me manques tant ! commença le comte. Tu es mon rayon de soleil. Je n’arrive plus à vivre sans toi. D’abord ta mère et maintenant… Je ne parviens plus à trouver un sens à ma vie. À quoi bon, si c’est pour être seul ?

Camille baissa ses yeux humides. Elle pensait la même chose. Comment réconforter quelqu’un dans l’exact état d’esprit que soi-même ? Elle se contenta de le prendre dans ses bras et il accepta l’accolade chaleureuse. Camille finit par s’écarter.

- Pourquoi es-tu revenue ?

- Ils veulent me tuer, annonça Camille. Mes pouvoirs leur font peur.

Le comte fronça les sourcils.

- Tu ne peux pas rester ici. C’est trop dangereux. Tous les regards me scrutent, cherchant le moindre évènement anormal.

- Je ne pouvais pas partir sans te dire adieu. J’avais besoin de te voir. Je t’aime, papa.

- Je t’aime, ma fille, répondit le comte. Tu as illuminé ma vie. Tu m’as offert d’être père.

Camille ricana.

- En naissant ? En quoi suis-je responsable ?

- En m’acceptant comme père bien que ne l’étant pas, répliqua le comte.

Camille fronça les sourcils.

- Vois-tu la moindre ressemblance entre nous ? J’ai la peau marron, les cheveux et les yeux noirs. Tu es pâle comme la lune, blonde aux yeux bleus.

- Je ressemble davantage à maman et alors ?

- Ta mère était brune et sa peau était hâlée.

Camille dut admettre ne pas bien s’en souvenir. Elle est si petite quand sa mère avait rejoint les ancêtres.

- Je me fiche de savoir qui a mis sa bite dans le vagin de maman. C’est toi qui m’a élevée, qui a pris soin de moi, qui m’a éduquée. Bien sûr que tu es mon père !

Le comte sourit tout en ayant les larmes aux yeux.

- Ta mère et moi nous aimions d’un amour fou, le coup de foudre ! Après notre mariage, notre tendresse n’a jamais décru. Nous étions deux âmes sœurs réunies. Pourtant, au bout d’un moment, ta mère a commencé à s’éloigner, à devenir distante, à refuser nos relations intimes. Au début, je n’ai rien dit. Quand j’ai failli succomber à une bourgeoise me faisant du rentre dedans, j’ai tapé du poing sur la table – sur le lit plus exactement. Je voulais savoir pourquoi ta mère nous refusait ce plaisir toujours partagé. J’ai cru qu’elle simulait son plaisir. Elle a réfuté, m’expliquant qu’elle ne voulait plus à cause des espoirs brisés. Après chaque relation, elle espérait et son ventre saignant la privait du bébé tant désiré.

Camille ignorait que ses parents avaient eu des difficultés à l’avoir.

- J’ai fait venir des guérisseurs. Ils nous ont fait boire des potions. Nous nous sommes baignés dans des bains de plantes. Sans succès, évidemment. Ta mère sombrait en dépression et moi… J’ai succombé. Je l’ai trompée. Beaucoup. Souvent. Je n’en suis pas fier.

Camille se garda bien de le juger. Qui sait comment elle aurait réagi dans une situation pareille ?

- Un soir, alors que ta mère pleurait dans mes bras, il m’est apparu qu’aucune de mes conquêtes n’était tombée enceinte. Je lui en ai fait part. Elle ne m’en a pas voulu de mes coucheries. Comme le problème d’infertilité venait clairement de moi, je lui ai proposé d’essayer avec d’autres hommes.

Camille sentit sa gorge se serrer. Qui était son père biologique ? Lequel avait réussi à engrosser sa mère ?

- Vanielle a d’abord désigné le chef de la milice, un soldat plutôt bel homme ayant eu déjà eu plusieurs enfants, tous en pleine santé. Il n’a pas refusé, bien au contraire. Ce fut vain. Vanielle changea de partenaire et malgré ses tentatives, son ventre continuait de saigner chaque mois.

Camille n’avait jamais imaginé que ses parents aient pu vivre un tel enfer.

- De mon côté, je baisais de plus en plus hors mariage, indiqua le comte. Vanielle ne m’en voulait pas. Elle comprenait totalement que je puisse avoir des besoins. À force de souiller tous les lits du coin, j’ai fini par recevoir la visite d’un propriétaire terrien.

- Un propriétaire terrien ? répéta Camille qui ne voyait pas à quoi ce terme faisait référence.

- Il possédait des terres, indiqua Théodore. À ma connaissance, c’était sa seule source de richesse.

- Il devait bien faire quelque chose pour avoir de l’argent.

- Certes, mais j’ignorais quoi. Il m’a dit que si je lui donnais un gros paquet de blé, je pourrais me taper la plus belle femme au monde. Je lui ai répliqué que je n’avais pas besoin de prostitués et que j’étais parfaitement capable de séduire une femme pour la mettre dans mon lit. Il a explosé de rire, m’expliquant qu’il ne s’agissait pas d’une pute, que la femme n’était pas payée, que la thune était pour son propriétaire.

- C’était une elfe, comprit Camille.

- Oui mais à l’époque, je n’avais pas compris. J’étais curieux. La promesse d’une femme hors du commun m’a porté. J’y suis allé. Putain… C’était une gamine blonde, aux yeux bleus et aux oreilles pointues, superbe, certes, mais cette merveille devait affleurer de l’âge de raison. Alors d’accord, elle était séraphique mais de là à… Les autres ne se privaient pas.

La gorge de Camille se serra. Elle était heureuse d’être venue en aide aux elfes, même à son petit niveau. Ces pratiques la révulsaient.

- Alors qu’ils la battaient, sans raison, juste pour l’amusement, le propriétaire m’a expliqué que les elfes étaient d’une composition remarquable : pas besoin de dormir, de manger ou de boire. De plus, ils soignent leurs blessures super vite et ne tombent jamais malades.

Une nausée prit Camille. Ce n’est pas parce qu’une bête est résistante qu’il faut la faire souffrir juste pour le plaisir.

- J’avais honte pour eux, d’être un homme, de désirer cette gamine parce que oui, elle me faisait bander. J’ai repoussé mes envies. Comme tout le monde, j’avais entendu parler de ces créatures magnifiques trouvées à notre arrivée, tenues prisonnières et utilisées. Mais celle-ci n’était qu’une gamine. Elle ne pouvait pas dater de notre arrivée ici. J’ai menti en disant que j’adorerais en posséder une. Le propriétaire m’a ris au nez mais l’alcool aidant, il a fini par me dire que celle-ci était née en cage, dans un élevage. J’ai obtenu le nom de l’éleveur. Je l’ai rencontré. Ma demande l’a surpris mais il a accepté.

- Ta demande ? répéta Camille.

- Des créatures qui ne tombent jamais malades, qui sont super résistante, c’était tout ce dont ta mère avait besoin.

- Maman ? Comment ça ?

- Vanielle est entrée dans l’enclos. Le mâle elfe lui a été amené et tout le monde a détourné le regard. Je ne l’ai jamais entendue crier comme ça. De ses propres mots, elle n’a jamais eu autant de plaisir de sa vie qu’avec cette créature.

- Elle a couché avec un elfe ? s’exclama Camille, incrédule.

- Elle en est ressortie complètement bouleversée. Elle a refusé de me parler avant que nous soyons seuls dans notre chambre et encore, elle chuchotait. Elle m’a dit qu’alors qu’il la baisait comme un dieu, il lui avait parlé, en ruyem, la suppliant de l’aider à sortir, qu’il était maltraité, qu’on volait les bébés à peine sevrés des femmes des enclos voisins.

Camille sentit les larmes lui monter.

- Ta mère et moi ignorions totalement comment leur venir en aide. Nous avons commencé par réunir des informations, trouver des contacts, nous faisant passer pour des consommateurs. Finalement, nous nous sommes rendus chez un propriétaire d’elfe. Pendant que Vanielle charmait le duc, je devais profiter de la diversion pour libérer la créature. Ça a foiré. Le duc n’est pas tombé sous le charme. Difficile de concurrencer une elfe.

Camille ricana.

- Il a senti venir l’arnaque. Ses gardes sont intervenus. Ils nous ont roués de coups, l’un comme l’autre. Ils avaient prévu de nous tuer de cette façon, je crois. Heureusement, des elfes sont intervenus, un groupe de sauveteurs. Ils ont profité de notre diversion pour libérer leur comparse et ont montré assez de compassion pour nous permettre de nous évader. Ils nous ont ramenés chez nous. Nous leur avons ouvert nos portes. Ils ont pu se ressourcer sans risque. Nous leur avons demandé de faire passer le mot : les elfes trouveront toujours un refuge chez nous.

La dénonciation de Camille venait de mettre un terme au rêve de sa mère. Aucun elfe ne pourrait plus jamais venir se reposer ici au cours du périlleux voyage. La demeure resterait sous surveillance. Tout ça parce que des magiciens avaient eu peur d’elle. Quel gâchis !

- Vanielle se montrait très investie. Elle a retrouvé goût à la vie, se trouvant un objectif, une cause à défendre. Nous avancions main dans la main, nous retrouvant après tant de temps loin l’un de l’autre. Elle m’a même enseigné quelques trucs appris avec l’elfe et j’ai pu lui apporter plus de plaisir que jamais. Et puis il y a eu cette nuit, à la fois terrible et fantastique, entre paradis et enfer, entre lave et nuage doux.

Camille n’avait pas la moindre idée de ce à quoi son père pouvait faire référence.

- Ta mère hurle en plein milieu de la nuit. Elle souffre atrocement au ventre. À sa demande, je l’aide à se mettre sur le pot de chambre mais du sang s’écoule. Je fais venir les guérisseurs. Ils examinent ta mère et leur diagnostic est sans appel : Vanielle est en train d’accoucher.

Camille ouvrit de grands yeux ahuris.

- Nous ignorions qu’elle fut enceinte. Je le jure : son ventre était plat et elle a saigné à chaque lune. Tous les serviteurs se mettent en branle tandis qu’on me fait sortir. Abasourdi, j’obéis. Vanielle hurle de l’autre côté de la porte tandis que je me gèle dans le couloir sombre. Et puis, j’entends le cri d’un bébé et on me l’apporte tandis que le guérisseur se charge de la délivrance.

Camille écoutait attentivement. Cette histoire, son père la lui narrait pour la première fois et elle comprenait pourquoi. Elle était difficile à entendre.

- La servante qui me la tend propose un visage crispé que je ne m’explique pas. Je prend le bébé emmailloté pour découvrir un magnifique visage, deux bras terminés par des petites mains qui serrent mon index. Deux yeux bleus qui me fixent. Une bouche fine qui me sourit. Je quitte ce miracle des yeux pour demander le sexe de l’enfant. La servante est gênée. Ne comprenant pas son silence, je décide de le constater par moi-même. Je n’étais pas préparé au choc. C’était…

Camille ne put s’empêcher de trembler.

- Voir un nourrisson dans cet état m’a traumatisé. Difficile en effet de déterminer le sexe du bébé dans ce corps décharné, sans chair, sans muscles, tout l’opposé du haut potelé. Sont-ce les coups reçus par Vanielle qui ont fait cela ?

Camille frémit. Elle n’y avait pas songé. Ce connard de propriétaire d’elfes qui avait fait battre sa mère était-il la cause de sa malformation ? Elle ne les haït que davantage.

- Est-ce que tous les demi-elfes naissent ainsi ? Nous sommes-nous montrés présomptueux ? Est-ce une insulte que de vouloir mélanger les sangs ? Aucun guérisseur n’a su répondre à cette question et franchement, cela importait peu. On nous a proposé de mettre fin à la vie de ce bébé qui, de toute façon, ne pourrait pas vivre longtemps. On nous a dit que vu l’état de ton ventre, la nourriture ne serait pas correctement intégrée et que tu mourrais de faim. On nous a dit que tu souffrais, que c’était mieux de te tuer, que c’était charitable de t’offrir ce répit.

Camille sentit une profonde rage s’emparer d’elle. Comment osaient-ils ?

- Tu étais notre miracle. Nous t’avons payé les meilleurs guérisseurs, entourée d’amour et de soin. Contre toute attente, tu as survécu.

Camille prit la main de son père et la serra dans la sienne. Ils pleuraient tous les deux.

- Alors d’accord, tu étais incapable de te redresser, ni assise et encore moins debout. Tu ne retenais pas ton urine et tes selles. Et alors ? Tu riais aux éclats aux marionnettes. Tu adorais la purée de châtaignes. Tu as dit « papa » avant « maman ». Tu suivais des yeux le moindre papillon et tu adorais suivre la course des nuages quand tu reposais sur l’herbe du jardin.

Camille sourit au travers de la cascade qui dévalait ses joues.

- Tu réclamais que Vanielle te lise une histoire chaque soir. Tu me couvrais de bisous à chaque pantin en bois que je te sculptais. Tu chantais et ta mélodie illuminait nos cœurs. Tu as ébloui nos jours. Tu étais notre trésor. Vanielle n’a jamais été aussi heureuse. La maladie l’a emportée mais elle est morte le cœur empli de joie.

Camille sanglota, sa main toujours dans celle de son père.

- J’ai eu tellement peur le jour de l’incendie. Personne n’a jamais su expliquer comment cela avait pu se produire.

- C’était la première fois que je lançais un sort, expliqua Camille. J’ai été totalement prise par surprise. J’avais froid. J’ai demandé du feu. Je l’ai eu.

Le comte parvint à en rire.

- Heureusement, plus de peur que de mal, conclut le comte. La vie a repris son cours jusqu’à ce matin où tu t’es présentée, debout, dans la salle à manger. Je n’en croyais pas mes yeux. Tu marchais ! Oh bien sûr, je me suis douté mais je m’en fichais. Tu étais là, devant moi. Peu importait comment ou pourquoi. J’ai accepté ce second miracle. Je comprends qu’ils puissent avoir peur de toi. Tes pouvoirs sont remarquables. Soigner ce mal a dû…

- Je ne suis pas guérie. Ce n’est que de la poudre aux yeux, indiqua Camille.

- Comment ça ? demanda le comte.

- Mes jambes ne me portent pas. Il n’y a toujours rien sous mon estomac. La magie se charge de faire croire. Mes pieds ne touchent même pas le sol. Je flotte légèrement. La magie crée dans ma tête la sensation de la marche et de la course mais rien ne bouge. Une illusion reproduit les mouvements de la robe afin que nul ne se doute de quoi que ce soit.

- Tu es toujours…

Camille hocha la tête. Le comte ne cacha pas son immense tristesse.

- Cette magie me tue, chuchota Camille.

- Comment ça ? s’inquiéta le comte.

- La quantité d’énergie que requiert cet immense tour de prestidigitation dépasse celle dont je dispose. Je sais depuis le début que je mourrais jeune…

- Camille… souffla Théodore.

- Je m’en fiche. J’ai pu vivre à tes côtés, te suivre dehors, apprendre de toi, te soutenir, découvrir le monde, sortir de ma chambre. Je t’aime, papa. Je ne regrette rien.

Théodore enlaça sa fille et le câlin dura. Camille se recula la première.

- Mon père biologique est un elfe des bois, alors ?

Théodore hocha la tête.

- C’est pour ça que ma magie est parlée et que je suis en méditation hyper profonde active. J’utilise la magie comme eux, pas comme une humaine.

- Je ne comprends pas ce que tu dis.

- Ça m’ouvre une possibilité, mince, mais quand même.

- Une possibilité de quoi ?

- D’obtenir un lieu de repli. Je ne veux pas t’attirer d’ennuis. Je vais partir.

- Je t’aime, ma chérie.

- Je t’aime, papa.

Camille se détourna et s’éloigna rapidement, sachant qu’attendre risquerait de briser sa volonté de partir. Ilyam la suivit dehors. Lorsqu’ils furent en dehors de la ville, il demanda :

- On va où ?

- On retourne chez les elfes des bois, annonça Camille.

- Pfff, soupira Ilyam.

Il ne se plaignit pas davantage.

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blairelle
Posté le 13/09/2023
Hum il me semble qu'à Falathon il y avait plein d'enfants mi-humain mi-elfe des bois et qu'ils se portaient très bien. La maladie de Camille est probablement due à l'état de santé de son géniteur ? J'espère que les elfes des bois réussiront à la guérir, ou alors que Bintou lui expliquera comment cesser d'être en méditation hyper profonde pour qu'elle puisse lui montrer son moi intérieur.
Et sinon le coup de la conception c'est assez particulier mais pourquoi pas.

Elle ne les haï que davantage. => haït
Nathalie
Posté le 13/09/2023
Merci pour la coquille et pour la transmission de tes pensées de lecture. Ca me fait très plaisir !
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