Chapitre 4: Et tout le monde meurt. (réécrit)

Par Milo.rd

Chapitre 4: Et tout le monde meurt.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

<<Qu'est-ce que tu as fait, cette nuit ?
— La même chose que toi, peut-être ?
— Ficher les cours ? S'amusa Cassiopée, un sourire ironique sur les lèvres.
Certainement pas, compléta-t-elle mentalement en analysant son amie, et plus particulièrement ses traits tirés et ses cheveux en pagaille. Quelque chose avait dû la perturber, assez pour qu'elle en fasse une insomnie. Il lui en fallait peu, en général: son cerveau faisait le reste.
— Ficher les cours ? Répéta sarcastiquement Claire en posant son menton sur ses mains jointes. Tu as passé la nuit ou sur de la poésie, ou sur de la philosophie, oui.
—...Touché.>>
La guitariste pouffa, et abandonna sa posture pour s'avachir contre le dossier de sa chaise. Ses cheveux coulèrent sur ses épaules. Des reflets cuivrés s’y entremêlèrent brièvement, et disparurent dans leur épaisseur chaotique lorsqu’elle se renfonça dans l’ombre. 
Un rayon de soleil solitaire serpentait sur le parquet de la pièce et sur les pupitres des élèves sur son chemin; notamment celui de Claire, qui semblait parfaitement positionnée pour se prendre sa lumière dorée dans le visage. Peut-être qu’il aurait été possible d’obstruer la vitre avec un rideau, pour peu qu’il y en ait eu un: mais encore, rien n’était moins sûr. Certains professeurs étaient ce qu’on appelait, des héliophiles, ce qui signifiait qu’ils préféraient de loin voir un ou deux de leurs élèves brûlés au troisième degré par l'astre plutôt que de s'en séparer pour le temps de, ô, malheur ! Cinquante-cinq minutes de cours.
La lycéenne laissa sa tête basculer en arrière et leva ses yeux vers le ciel. Ses yeux butèrent contre les dalles du plafond.
Voilà où était Icare, désormais. Enclos dans une salle de classe, au lycée, contraint d’étudier le cycle du carbone et de quelle manière il allait tous nous tuer. Et s’il s'enflammait, c'était seulement car l'éducation nationale n'avait pas de moyens, et que tout le monde rêvait d'être ailleurs, ou ne rêvait pas, car les rêves qui n'étaient pas lucratifs étaient détruits. Fi du feu Hubris.
Claire s’était réveillée d’excellente humeur.
<<Je déteste la philosophie, en attesta son nouveau grognement.
—  Ce qui d'après le principe de non-contradiction d'Aristote, fais de toi une philosophe.
— Wow. Seraient-ce là les fameuses capacités lancées à tort et à travers de mes bulletins ?>> Ricana la brune, plus pour elle-même que pour être vraiment entendue malgré sa voix claire.
Son interlocutrice leva les yeux au ciel de se réplique et lui tapa le bout des doigts avec son stylo plume. Claire retira sa main dans un râle accusateur, et la ramena contre sa poitrine pour la mettre hors de sa portée. Elle la dévisagea lourdement, offusquée. Elle ne sentait déjà plus rien, bien sûr, mais l'emploi de la violence ne résoudrait rien. Ce n'était pas en tapant sur les gens qu'ils devenaient moins idiots: c'était peut-être dommage, mais c'était comme ça, et c’était inutile de s’entêter.
Son amie esquissa un sourire taquin.
<<Je vais te renommer Socrate 2.0 dans mes contacts.
— Pitié, non.
— Ahah.>>
La sonnerie retentit. Cassiopée jeta un regard à l'horloge murale, avant de tourner la tête vers le reste de la classe lorsque le chahut habituel de fin d'heure envahit la salle. La guitariste pour sa part laissa tomber sa tête en avant avec un profond soupir; avant de lâcher de nouveau un faible aïe sourd. Son front avait tapé le pupitre plus fort que prévu. Elle avait surestimé l'épaisseur que représentaient ses copies doubles et ses feuilles de cours. La jeune fille observa les lettres qu'elle avait tracées derrière les mèches éparses qui avaient coulé sur son visage. Elle en suivit les courbes distraitement. Le soleil lui brûlait l’arrière du crâne.
<<Je vais aux toilettes, annonça Cassiopée.
Elle repoussa sa chaise et se leva d’un coup, décidée. Son pull Radio Head tomba contre ses cuisses et son pantalon noir et rugueux, resserré au-dessus des chevilles, avec lequel il contrastait. Claire ne bougea pas. Elle avait une vue plongeante sur les chaussures de la lycéenne, des baskets blanches colorées de rouge et de bleu sur les côtés, aux semelles compensées. Elle en était grandie de quelques centimètres. Lorsqu’elle y réfléchissait, la guitariste ne se rappelait même plus d’un jour où elle ne l’avait pas vue avec; c’était sa paire de prédilection, mais malgré l’usure elles étaient toujours aussi blanches ou presque.
Cassiopée prenait grand soin de ses affaires. C’est car elle n’aimait pas le changement. Si elle en avait été la propriétaire, songeait la brune, le front contre son pupitre tandis que Cassiopée partait, elles auraient été dans un plus triste état. Cassiopée et elle étaient antinomiques en beaucoup de choses.
Elle, ne prenait pas soin de ses affaires. Et elle voulait que tout change.
— Prends soin de toi, marmonna-t-elle, distraite.
Car elle ne pouvait pas prendre soin d’elle, elle-même. Mais Cassiopée riota.
— Ça devrait le faire. Je connais le chemin.>>
Claire resta silencieuse. Le soleil cognait fort sur les corps morts. Son sang était en train de bouillir. Aussi se redressa-t-elle. Elle posa les coudes sur la table et se massa les yeux, dans une vaine tentative pour chasser sa langueur. C’était un crime qu’il fasse aussi jour dehors lorsqu’elle était si fatiguée, soupirait-elle, un rayon de soleil affaissé de toute sa longueur sur son dos, lorsque celui-ci s’en fut soudain. 
La guitariste releva la tête lentement. Une personne, toute proche d’elle, lui cachait la fenêtre.
Elle ne l’avait pas entendue arriver. Bien sûr, c’était…
<<…Qu’est-ce…Commença-t-elle.
— Chht. Focus, je n’ai pas beaucoup de temps, mais j’ai quelque chose pour toi.
— Chiara…>>
Chiara s’était arrêtée en face de son bureau, et était penchée sur elle en travers de lui. Ses longs cheveux blancs serpentaient dans le vide jusque sur ses affaires, qu’ils ensevelissaient, lorsqu’ils n’étaient pas par électricité statique accrochés au pull de laine qu’elle portait. Claire le vit, sans vraiment le voir, l’esprit ailleurs mais l’œil attiré par le contraste de couleur. L’ombre que la carrure de la nouvelle arrivante portait sur elle lui rappelait une éclipse. Une éclipse de soleil, se fit-elle la réflexion en son for intérieur, puisque pour elle Chiara était une fille-soleil. Une fille-soleil, fermement planté sur ses jambes devant son bureau; cela devait bien dire qu’elle lui voulait quelque chose.
La brune se redressa sur une coude, déséquilibrée par sa posture courbée. Elle passa une main dans ses mèches réchauffées par les précédents rayons qui s’y enchevêtraient et les emporta en arrière, ce qui révéla son front trop large. Ses sourcils s’étaient froncés de cette arrivée inattendue.
Un soleil, qui en cachait un autre, c'était assez comique. Une éclipse de soleil, hah. 
Ce dernier éclairait Chiara en contre-jour. Des éclats de lumière s’évanouissaient dans l’air après avoir été réfléchi sur l’ivoire nacré de sa chevelure, laquelle pour moitié lâchée dans son dos, pour l’autre sur sa poitrine, en flamboyait. La silhouette de la jeune fille était appuyée des courbes qu’elle adoptait en lui collant au corps, et qui la détachaient du fond du décor.
Ses mains étaient jointes dans son dos, ce qui carrait ses épaules. La musicienne avait eu l’occasion de relever que c’était une posture qu’elle affectionnait particulièrement.
Chiara était captivante, soupira doucement la pauvre guitariste. Elle ne pouvait pas regarder ailleurs. Elle avait l’impression, pourtant, que trop le faire la rendrait aveugle; comme le ferait fixer le soleil, et d’ailleurs, par effet placebo ses yeux s’humidifièrent. Ils s’humidifièrent des étoiles qui y avaient été forcées.
Comme au fait de ses pensées, ladite Chiara lui adressa un grand sourire (et une nouvelle vague d’étoiles). Sorcellerie. Sorcellerie ! s’hérissa sa victime, maintenant convaincue que cette dernière pouvait lire dans les pensées. Elle secoua la tête et esquissa une moue acariâtre pour cacher son trouble et ses oreilles rougies.
<<Pourquoi t’es là ? grommela-t-elle.
— Ah ! Cet accueil chaleureux me fait plaisir ! Après tout ce que nous avons partagé avant-hier ?
Chiara chassa une larme inexistante de ses cils et se laissa tomber, l’air d’une demoiselle prise de vapeurs, sur la chaise de Cassiopée. Elle s’y installa comme si celle-ci avait été inoccupée, un coude sur le dossier et les jambes étendues en direction de Claire disparaissant sous la chaise de cette dernière, moins de quelques centimètres de l’endroit où celle-ci avait replié les siennes. Ses pieds manquèrent de peu de buter dans les siens.
La brune décala ses jambes (repli stratégique en face de l’envahisseur, qui tint ses positions) et poussa un soupir.
<<Et sinon ?
— Mmm…Si je te dis que je voulais te voir pour le plaisir, tu me crois ? tenta Chiara dans un joli sourire enjôleur.
— Non.
— C’est dommage. Tiens.>>
La jeune fille plaça un objet sur le pupitre de la guitariste, ses mains émergeant de son dos. Une étincelle argentée happa l’attention de la guitariste. Un anneau de fer. Elle le fixa, incertaine, et puis ce qui y était attaché, et enfin releva les yeux vers Chiara pour l’interroger du regard.
<<C’est…? Hésita-t-elle.
Elle espérait que son interlocutrice finirait sa phrase. Heureusement cette dernière se précipita pour se justifier, gênée de sa mine perplexe.
— Un porte-clefs, évidemment ! l’éclaira-t-elle, d’une voix fluette qui se voulait légère mais sonnait fausse. C’est évident ! Non ?
— Si, si…Si, c’est évident, certes, mais…>>
La guitariste pinça l’anneau entre ses doigts et souleva le porte-clefs, l’amenant à hauteur de son visage afin de mieux l’examiner. Un reflet blanc courut le long du métal, mouvant en pirouette sur sa surface ronde en même que le personnage qui y était relié oscillait de sa soudaine surélévation. C’était une figurine d’astronaute, haute comme trois pouces, plutôt deux s’il fallait être précis. La visière de son casque était peinte de nuit, dans l’épaisseur de laquelle avaient été représentées un morceau de terre et une volée d’étoiles, comme s’il flottait dans l’espace. Elle n’avait pas eu besoin d’aide pour comprendre ce que c’était; elle n’avait pas matière de se réjouir, l’inverse aurait été inquiétant. Ce qu’elle ne comprenait, c’était…
<<Pourquoi tu me le donnes ?>> précisa-t-elle d’une voix plate, alors qu’elle surveillait le petit être ballotté dans l’air par son propre élan.
Chiara se gratta la joue.
<<J’ai eu l’impression de t’avoir forcé la main, samedi…Sans mauvais jeu de mot, hein, sourit-elle de façon penaude et coupable, en référence au fait qu’elles s’étaient serrées par la main pour conclure le deal auquel elle l’avait un peu contrainte. Enfin, je sais que tu as dit oui en ton âme et conscience, mais, c’est compliqué les sentiments et je ne voulais pas que tu te sentes mal par ma faute…Comme si tu me devais quelque chose, ou quoique ce soit. Ce n’est pas le cas. Je crois que j’ai agis comme une brute de décoffrage avec toi, alors, voilà…Je voulais m’excuser. Pardon, Claire.>>
Claire ne répondit rien, sidérée. La moue qu’avait la lycéenne la laissait comme deux ronds de flanc. Elle avait l’air, déconfite ? Honteuse ? Un mélange entre du regret et de la sincérité qu’elle ne la pensait pas capable d’éprouver. Elle s’en voulait ? Elle en avait l’air. Ah, exhala la guitariste, faute de mieux, car le silence s’allongeait. Elle s’en voulait, elle ? Lorsqu’elle avait, ce même jour, détruit toute une aile du magasin de sa famille ? Elle ne savait pas comment réagir. Claire regarda autour d’elle nerveusement, à la recherche d'une aide quelconque ou d'une excuse pour prendre la poudre d’escampette: malheureusement pour elle, rien de ce genre ne se trouvait dans la salle. Ah. Et maintenant Chiara la fixait, comme si elle avait vraiment peur de ne pas être pardonnée. Est-ce qu’elle censée la rassurer ? s’alarma-t-elle. Ça n’avait aucun sens.
Or, elles se dévisageaient depuis une bonne minute désormais.
La lycéenne se força, se secoua mentalement pour se ressaisir. Elle dut se faire violence pour sortir de son mutisme tétanisé de confusion; ainsi, comme elle supprimait ses idées lorsqu’elles étaient inadéquates ou malavisées en un temps donné, elle traça une croix sur ses sentiments et passa outre.
Elle y réfléchirait plus tard. Passé minuit.
<<Euh…! Euh, c’est bon, ne fais pas cette tête. Ça n'en vaut vraiment pas la peine ! s’efforça-t-elle de la rassurer, dans un effort de concentration intense pour ne choisir que des mots qui ne pouvaient, pas mésinterprétation, empirer la situation par mégarde. Sérieux, c'est rien. Je n’ai pas accepté de faire ta liste avec toi que parce que, je veux dire, je n’ai pas accepté de t’aider pour ta liste car tu m’as forcé la main, mais car je le voulais. Sinon, j’aurais refusé. D’une certaine manière, je trouve mon compte dans ton projet bizarre. Enfin, je ne voulais pas dire bizarre…T’as compris…Oui ?
— Oui>>, confirma son interlocutrice.
Elle paraissait soulagée, mais pas tout-à-fait convaincue. Elle sourit malgré tout.
Claire serra l’astronaute dans sa main, encouragée par son succès. Elle le relâcha néanmoins tout de suite, de peur de l’abimer avec la sueur de sa paume, et soudain consciente de celle-ci, s’essuya les mains sur son pantalon tandis qu’elle reprenait:
<<Par contre, arrête de m’offrir des trucs.
— Pourquoi ? Tu ne l'aimes pas ?
— Si, mais mon amitié ne s’achète pas, déclara-t-elle.
La guitariste s’inquiéta du ton (trop) sec avait lequel s’était élevée sa voix (pour personne d’autre que pour elle, qui se montait la tête seule). Elle esquissa un sourire en coin crispé, et puis dans une tentative d’humour maladroite, rajouta:
<<Je veux dire…Tu peux arrêter d’essayer de me soudoyer. Quand je dis que je fais quelque chose, j’essaie de m’y tenir, alors je t’aiderai jusqu’au bout du deal…>>
Ce qui fonctionna, apparemment, car la volleyeuse rigola et hocha la tête.
<<D’accord.>>
Claire s’en soulagea…La tension dans ses épaules s’allégea. Ces dernières s’affaissèrent, alors que son sourire, plus détendu quoique toujours infime, devenait moins tordu et plus sincère. Finalement, Claire lui souriait en retour.
<<Cool…>>
Cassiopée s’en retourna dans la classe. Elle marqua une pause en voyant Chiara assise sur sa chaise, et se scandalisa de la nonchalance avec laquelle (en outre du fait qu’elle y était pour commencer) elle y restait, lorsque toutes ses affaires étaient encore sur la table, et son sac au pied de celle-ci. Aussi s’exclama-t-elle, accusatrice; sa voix attira l’attention de Chiara, déjà sur le qui-vive puisqu’elle savait sa fenêtre de tir serrée. Celle-ci se figea comme quelqu’un pris la main dans le sac; sa réaction rajouta de l’huile de discorde au feu des états d’âme de Cassiopée.
<<Mais c’est pas vrai ?! se récria-t-elle, fulminante. Mais c’est d’une insolence insupportable !
— Parbleu, filons !>>
Chiara sauta sur ses pieds et s’enfuit hâtivement, ses cheveux soulevés derrière elle par son départ précipité. Oh. C’était donc ça qu’elle voulait dire, lorsqu’elle disait qu’elle n’avait pas beaucoup de temps: elle profitait de l’absence de la malgache. Claire l’observa partir dans un froncement de sourcils. Chiara s’en amusait; enfin, elle s’amusait du conflit avec la malgache, elle le savait, car elle l’avait vue sourire en se faisant la malle à l’anglaise; c’était un jeu pour elle…Sa réflexion laborieuse fut interrompue par Cassiopée, qui maintenant qu’elle avait regagné sa place, s’y assit comme sur un trône. D’un coup d’œil, elle vérifia que toutes ses affaires répondaient présentes.
<<Que te voulait-elle ? demanda-t-elle lorsqu’elle tourna la tête vers Claire, du registre soutenu qui indiquait son irritation.
—…On joue au volley ensemble.>>
Ce qui était vrai. Cette réponse ne répondait pas, mais au moins n’était-elle pas un mensonge. Claire ne se sentait pas d’expliquer le paradoxe-Chiara sur le moment; elle était trop lasse. Peut-être que si Cassiopée avait été dans un meilleur état d’esprit, elle aurait fait alors, le rapprochement entre Chiara, et le comportement de son amie depuis trois semaines. Or, ce même comportement rentrait lui-même dans une prolongation en rythme décroissant, en ce sens que son énergie décroissait, décroissait, décroissait, ce qui la rendait morose. L’hiver, qui arrivait, certainement. 
Ça allait passer, ça passait, ça passerait.
Cassiopée ne creusa pas plus. Elle se disait qu’elle le ferait plus tard, qu’un jour, elle en saurait plus, éventuellement. Quand Claire lui dirait. Un jour, certainement.  Comme d’habitude.
Pour le moment, elle était contrariée. Claire la laissa se calmer tranquillement, voyant bien son humeur. Elle attendit en contemplant d’un œil songeur l’astronaute près de sa trousse, lequel baignait dans la lumière du rayon de soleil de plus en plus ténu, emporté par la montée de celui-ci dans le ciel. 
<<Elle est bizarre, l’avertit Cassiopée après avoir assez relativisé pour ne faire plus que soupirer, ennuyée. Je ne la sens pas…
— Pourquoi tu dis ça ? Tu n’as pas l’air de l’aimer beaucoup.
— On a eu un désaccord, mais c’était un non-événement. Si j’étais toi, je me méfierais, c’est tout.>>
Claire garda le silence, perdue dans ses pensées. 
D’un geste furtif, elle attrapa le porte-clefs et l’enfonça dans sa poche.
...Elle avait oublié de remercier Chiara.

<<Salutations, Claire.
— Bye, Cassie.>>
Le visage de Cassiopée se dota d'un sourire serein qui révéla ses fossettes discrètes et plissa ses yeux en amande. La jeune fille la salua d’un signe de main complice et tourna les talons. Claire la regarda s’éloigner, droite dans ses bottes.
Elle se demandait pourquoi Cassiopée restait avec elle. Elle méritait mieux.
La brune contempla la malgache de dos encore quelques minutes, le temps qu’elle rejoigne son arrêt de bus et de s’assurer qu’elle le faisait en un morceau. Elle ramena ensuite son sac vers elle pour le passer lourdement par-dessus son épaule. Elle le tenait par la hanse, laquelle déjà lui sciait la paume. Claire raffermit sa prise. Ce n’était pas plus mal: au moins, ça avait le mérite de lui garder les pieds sur Terre, lorsqu’elle était si près de se faire happer par la spirale des harpies tourbillonnantes de ses pensées.
Il faisait encore trop jour, pour se laisser vaincre.
La guitariste secoua la tête, les sourcils froncés, pour y remettre de l’ordre (et assommer ces oiseaux de malheur contre les parois de sa boîte crânienne). La lycéenne se concentra sur le crissement des semelles sur les graviers pour reprendre attache avec la réalité. Le bruit. Le ciel était azur, juste azur, tout azur. Bleu, bleu, bleu. Il faisait doux, pour un mois d’automne. Malgré ses manches courtes, qui ne dépassaient pas ses coudes, Claire n’avait pas froid. C’était un temps, pour un rêveur solitaire, idéal pour une promenade.
C’était un beau temps pour tomber du ciel. C’était un beau temps pour devenir une étoile.
La jeune fille tira les clefs de son antivol de sa poche, en prévision. Ces dernières lui vinrent après un temps de résistance dans un charivari de tintements métalliques, comme autant de reproches cliquetants de les avoir délogées de leur confort. L’astronaute accrocha son attention distraite. Il était bien silencieux, comparé au tapage de ses voisines.
La figure anthropomorphe demeura coite. Elle avait l’air de soutenir son regard.
Claire se demandait quelles histories elle raconterait, pour peu qu’elles puissent communiquer. Ses découvertes ? Ses voyages ? Ses amours ? Ou alors, cette sensation qu’elle avait, de n’avoir de place sur aucune planète; cette sensation d’éternelle et incoercible flottaison, sans attache.
Rien n’importe. Tout importe. Entre le rien, et le tout, il y avait l’apathie, entre un ciron et l’infini, il y avait elle. Trop, ou pas assez. Un corps, dans l’espace.
Ou bien, elle parlerait du désir qu’elle avait de rentrer chez elle. Et quand la brune la questionnerait, où ?, elle serait muette.
Parce qu’elle aurait oublié.
Alors, c’était possible, plausible, qu’elle ait oublié aussi, où était chez elle. Ce qui expliquerait pourquoi, alors même qu’elle était allongée dans sa chambre, elle fixait les étoiles fluorescentes qu’elle avait collées au plafond et se propulsait au milieu d’elles.
Pourquoi elle se sentait étrangère. Pourquoi elle était nostalgique d’une période qu’elle n’avait pas connue, ou d’un endroit où elle n’avait jamais mis les pieds. Elle voulait rentrer.
Elle voulait rentrer chez elle.
Où ?, interrogerait l’astronaute d’une voix d’outre-tombe, de sous sa visière constellée de gouache.
Silence.
Un mouvement, qu’elle capta du coin de l’œil, perturba sa méditation. Chiara était assise par terre, adossée contre son vélo. Elle venait de tendre ses jambes; c’est ce qui avait attiré son attention. Elle agitait ses pieds, pour patienter. Elle l’attendait.
<<Salut ! L’accueillit-t-elle lorsque sa camarade atteignit son niveau.
Salut, manqua répondre Claire. Elle soupira plutôt.
— Ton vélo est toujours cassé ? Asséna-t-elle, en perle de la sociabilité.
Elle laisse tomber son sac au sol sans douceur avant de s’accroupir devant son antivol. Chiara se décala pour ne pas la gêner sans se vexer de son ton taciturne, duquel elle s’accommodait sans mal. Elle sourit, et lui répondit d’une voix fluette et intentionnellement suave.
— Si. Mais j’aime rentrer avec toi.
— Pourquoi ?
— Mmmm…Voyons voir…Feint-elle de réfléchir. Je profite du trajet, sans faire d’efforts, ton porte-bagage n’est pas trop inconfortable, et puis ça me donne l’impression d’être un personnage d’histoire ou de manga. Sans compter que ce sera plus simple de se déplacer en vélo, pour ma liste. Mon arrêt est aussi sur ton chemin, et le meilleur, c’est gratuit ! Enfin, le meilleur c’est surtout, que c’est toi qui me ramènes. J’aime rentrer avec toi, parce qu’on est amies.
Elle appuya sur ce dernier mot, l’air de rien, mais avec une insistance qui défiait son interlocutrice de la contredire. Ce que cette dernière ne fit pas. Elle n’en avait pas la foi.
—...D'accord.>>
Chiara gloussa. Claire lui lança un regard. Elle comprit lorsque son interlocutrice s’esquiva en détournant le sien qu’elle riait d’elle. La brune lâcha une onomatopée de confusion, ah, et fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas ce qui la faisait marrer; sa réponse avait-elle été si décalée que ça ? Qu’est-ce qu’elle était censée dire, alors ? La lycéenne resta sur place, son antivol déverrouillé dans les mains.
<<Tu te moques de moi, là ? S’irrita-t-elle, pour son interlocutrice de s’en amuser encore plus. Arrête de rire ?!
L’hilarité de sa camarade redoubla, et se transforma en un rire franc.
— Fuahaha !
— Sérieux…>>
Claire grommela, mais abandonna aussitôt sa cause. La jeune fille siffla seulement un son sec entre ses dents, tsk !, comme premier et dernier, comme unique reproche, et sans se battre davantage passa sa main dans ses cheveux et y emmêla ses doigts de sa frustration intériorisée.
Elle n’avait pas l’énergie pour plus. Quelque chose en elle l’empêchait de se fâcher, lorsque le rire de Chiara était aussi communicatif et chaleureux; au contraire…Sa mauvaise humeur fondait comme neige au soleil. Elle n’essayait pas de la conserver. Elle ruisselait en elle, et l’amollissait: enfin, Claire en était rendue simplement, flasque. Quelle plaie, soupira-t-elle. Elle n’était rien de plus qu’un tas de guimauve lorsqu’il en venait d’elle.
La guitariste ouvrit son sac pour y fourrer l’antivol. La fermeture se coinça comme de coutume, et comme de coutume elle lui donna raison et ne força pas plus loin que ce qu’elle refusait d’aller. Elle appuya sur le cuir de sa veste qu’elle y avait roulée en une boule volumineuse contre ses cahiers pour faire de la place, et parvint, contre toute attente, l’exploit de tout y faire tenir et même, de refermer son sac sans mal, dans un bruit appuyé de fermeture noyé par celui du rire de Chiara. Le tissu avait juste l’air sur le point de céder, commenta Claire en son for intérieur, et puis: Chiara était de très bonne humeur.
<<D’ailleurs, ta liste…Exprima la guitariste en se relevant pour mettre son sac dans le panier du vélo. C’est quoi, mon rôle ? Que dois-je faire exactement ?
Ce dernier l’accueillit d’un grincement mécontent. Râleur, se dit-elle, et elle passa outre. Ce vélo était aussi aigri qu’un vieillard malheureux: elle ne relevait plus ses protestations.
— Tu es pressée, ce soir ? s’enquit Chiara pour toute réponse.
— Ça dépend…>>
Claire tourna la tête vers elle, au bon moment pour la voir se relever. Chiara s’épousseta l’arrière-train sans complexe, et réitéra l’opération sur ses genoux, du plat des mains (toujours une jupe, nota la brune sans y penser). Elle était plissée, cette fois. La blanche était mise comme en plein été. Le seul indicateur de l’automne sur elle étaient ses collants…Rouge vif. C’était beau, se dit la guitariste, distraite.
Chiara lui adressa un sourire qui la tira de ses pensées. Un sourire, aussi espiègle qu’énigmatique, fin de façon presque féline, ce qui ne lui inspirait rien qui vaille.
<<Faisons un arrêt sur le chemin !
Elle se demandait où passaient les points d’interrogation de son interlocutrice.
— Non, refusa-t-elle du tact-au-tact (comme si sa phrase avait été une proposition plutôt qu’une demande, car elle était certaine que de base, c’était censée en être une). Je ne le sens pas.
— Ça ne durera pas longtemps ! S’exclama Chiara, qui l’implora de ses mains soudain jointes qu’elle lui fourra dans le visage. Il n'y a pas de piège ! Viens ! Emmène-moi ! Emmène-moi…Loin de cette fatalité qui colle…
— Tu penses que chanter Les Enfoirés va me convaincre ?!>>
Claire recula pour dégager les mains qui s’étaient incrustées dans son espace vital. Elle les baissa elle-même d’une main, décontenancée. Chiara adopta une moue de chien battu qui termina de lui mettre les nerfs en boule. Claire était plus que dépassée; son cœur battait jusque dans ses tempes.
<<Je te sérénadais. Mais si ça ne fonctionne pas, je sais ce qui le fera.
— Quoi ?
Chiara gonfla ses poumons d’une profonde inspiration. La musicienne avait un air de déjà vu; elle se tendit. Mémoire musculaire.
—…S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te…!
La brune la coupa dans son élan, hérissée de la tête aux pieds. Elle plaqua sa main libre contre la bouche de sa camarade pour la bâillonner, par réflexe. Ses traits s’étaient tendus de sa montée de pression.
— Stop ! Stop, ok, ok !>>
 Claire se recula d’un nouveau pas, et lâcha Chiara pour enfoncer ses mains dans ses poches, ses manches évasées agitées par son élan. Elles frottèrent contre ses coudes, alors que leur propriétaire se mordait l’intérieur de la joue pour s’efforcer de se reprendre. Elle ignorait pourquoi elle se mettait dans de tels états, c’était ridicule; mais elle perdait ses moyens en un clin d’œil (littéralement: Chiara papillonnait des cils comme si sa vie était en jeu) lorsque celle-ci agissait de la sorte.
<<…Promets-moi, au moins, que ce n’est pas un plan foireux…Rouspéta Claire, grognon.
Chiara secoua la tête gaiement. Elle plaqua sa main contre sa poitrine avec engouement, toute pétillante alors qu’elle claironnait:
— Comme si c’était mon genre !>>
Un soupir s’éleva en réaction. Il ne provenait de nulle autre que Claire, bien sûr, qui avait attrapé son casque non sans une résignation si marquée qu’elle alourdit son geste. Oui.
Oui, c’était bien son genre.



Le vélo roulait sur un chemin de terre depuis près de vingt minutes.
<<On y est bientôt ?>> questionna Claire.
La jeune fille luttait contre une intime (et déplaisante) conviction de s’être faite avoir.
Vingt minutes c’était long. Vingt minutes c'étaient quatre fois cinq minutes, ou autrement dit quatre fois le temps qu’elle devait courir lors d’un échauffement de cours de volley; cinq minutes qui avaient toujours l’air d’en être quinze. Elle finissait avec un point de côté, et puis deux, strike.
C’était aussi, le temps qu’elle mettait pour rentrer chez elle. Vingt minutes c’était le bout du monde pour la brune, puisque son monde était d’un côté, son point a, son appartement, et de l’autre son point b, le lycée, entre lesquels elle était balancée par les cycles nycthémères de celui tout autour.
Elle n’allait jamais plus loin. Les chiffres qu’elle calculait bouleversait ceux de l’horloge de ses migrations pendulaires, auxquelles elle n’avait pas l’habitude de déroger. Elle n’avait pas besoin d’être douée en mathématiques pour savoir où cette aventure allait la mener: dans sa tombe.
<<Pardon ?>> entendit-elle sa passagère lancer dans son dos, d’une voix qui, affaiblie par leur vitesse qui l’emportait, lui demanda un effort de concentration supplémentaire pour si ce n’était la comprendre, déjà l’entendre.
<<On y est bientôt ?
Claire poussa sur la sienne lorsqu’elle répéta, exaspérée. Chiara lui pressa l’épaule de derrière pour lui signaler qu’elle avait entendu. Elle était placée sur le porte-bagage, les lanières de son sac, placé contre sa poitrine, passées autour de ses omoplates. D’une main elle s’agrippait au bord de la structure, et de l’autre, elle tenait l’épaule de la brune, qui s’efforçait d’ignorer le poids de sa main.
— Oui, ne t’en fais pas>>, confirma-t-elle gaiement.
Elle devait être tout sourire derrière elle, se dit Claire, et puis elle souffla, j’suis pas un taxi…Elle n’était pas le moins du monde satisfaite de cette réponse insouciante et vague. Si Chiara était celle qui pédalait, certainement ne serait-elle pas aussi nonchalante. Claire peinait avec le poids supplémentaire qu’elle représentait, et son souffle était court et saccadé depuis une dizaine de minutes déjà. Un tiraillement sourd lui endolorissait l’arrière des cuisses jusqu’aux mollets, de plus en plus désagréable. Elle avait mal jusque dans le bout des doigts, crispés sur son guidon et au-dessus de ses freins (sait-on jamais). En outre, elle était couverte de sueur, ce qui en plus de la faire se sentir sale et crasseuse amplifiait la sensation froide du vent qui glissait sur sa peau dénudée. Elle sentait sa sueur ruisselait le long de ses coudes. Elle espérait que Chiara ne le voyait pas. Elle espérait. Pitié. Elle avait toujours eu des problèmes de sudation. C’était pas sexy.
La guitariste en venait à regretter que la veste roulée en boule et tassée dans son sac ne soit pas sur ses épaules; pour cacher, enfin pour le froid. Mais par fierté (enfin, le peu qu'il lui restait), elle refusait de s'arrêter pour l'attraper. Elle pouvait bien attendre d'avoir posé pied à terre. 
Si elle en croyait la jeune fille installée sur son porte-bagage, cela ne devrait plus être dans bien longtemps. Elle espérait. Elle espérait. Car dans sa position actuelle, elle n’avait plus d’autres choix que de lui faire confiance; à son plus grand dam.
Pour être juste, elle devait au moins accorder que Chiara la guidait efficacement. Peut-être cependant la guitariste serait-elle moins grognon si sa camarade lui disait tout simplement où elles allaient, au lieu de garder un mystère qui n’avait pas lieu d’être et de lui donner la route une indication après l’autre.
Claire soupira. Ses pensées étaient trop amères.
Ce n’était pas non plus comme si elle avait besoin de rentrer chez elle. Personne ne l’y attendait.
Une ombre de sourire ironique releva le coin de ses lèvres.
Sinon le silence.
Il lui valait mieux être dehors. Au moins, elle prenait l’air; en pleine face certes, en-travers du visage et dans les dents, mais elle prenait l’air. Elle avait entendu dire que la vitamine D rendait heureux. Si elle était rentrée, elle aurait ouvert sa fenêtre et se serait abandonnée par terre, dans un rayon où elle aurait attendu, attendu d’être heureuse, ou de pourrir. C’était pathétique. Elle s’était éviter du pathétisme, minutieusement intégré dans un rythme cyclique itératif.
Alors c’était pour le mieux.
Mais par principe, elle était irritée.
Elle percevait un coulis d’eau discret depuis plusieurs minutes. Elle avait eu du mal d’abord pour l’identifier, mais il semblait provenir de derrière les arbres et la verdure qui foisonnaient en bordure du chemin, dans le fossé. Il était de plus en plus net, et accompagnait de sifflement ténu des roues qui filaient sur la terre. Celle-ci était parsemée de feuilles de toutes les couleurs, vestiges de feu les parures des arbres aux troncs massifs et noueux en quinconce de chaque côté du chemin, lesquels projetaient sur lui des ombres massives se mêlant en son centre, distordue comme par de l’eau.
Si j’avais choisi un autre magasin ce jour-là…Rouspéta Claire dans sa barbe, alors que le vélo tressautait d’une énième branche. Alors…
Elle ne termina pas sa pensée.


Claire emprunta le dernier virage. Les deux jeunes filles débouchèrent sur une rivière de quelques mètres de largeur, assez pour être remarquable mais trop peu pour être plus que modeste, et un pont en bois arqué qui la surplombait. Chiara sauta du vélo sans en attendre l'arrêt, ce qui lui attira un hé ! de remontrance de la guitariste qui ne lui fit ni chaud ni froid. Elle se pavana au contraire en quelques pas enjoués, ses cheveux blancs comme des vagues tumultueuses dans son dos. Elle regarda Claire après un tour sur elle-même. Ses mèches blanches libérées du casque voletèrent sur son front et se coincèrent sur l’arête de son nez. Le reste, après avoir réfléchi la lumière le temps d’une infime fraction de seconde, déferlèrent sur ses épaules en monticules d’écume ébouriffés.
<<Tu trouves ça comment ?
Son regard pétillait d’un enthousiasme incompréhensible aux yeux de la brune épuisée et aigrie.
— Loin>>, tonna celle-ci aussitôt.
Chiara rit franchement. Ses éclats de rire, cristallins et volatiles, s’élevèrent de façon sonore de là où elle se tenait, sans qu’elle n’essaie de les contenir. Elle riait comme si elle aimait rire. Elle riait comme si elle était seule au monde. C’était fascinant, inspira Claire, qui tachait de reprendre son souffle, toujours en selle mais un pied au sol. C’était fascinant de voir cet être pâle et rachitique se tenir aussi droit, le menton si haut, tel un Empereur. Il émanait d’elle une énergie différente de celle qu’elle dégageait d’ordinaire. Quelque chose de plus vrai, de plus cru, de plus essentiel. C’était une sorte de puissance, aussi.
Bien sûr, c’était étrange. C’était étrange qu’une jeune fille comme une brindille lui donne l’impression d’être en mesure de conquérir l’Univers, et au-delà. Mais Chiara riait comme pour crier: Tremble, Univers ! J’arrive !; mais Lui aussi, était subjugué par cet amas de chair animé d’une étoile.
C'était Chiara.
C'était comme ça. 
Cette dernière s'aventura joyeusement sur le pont, imperméable à ses pensées. Claire la suivit en soupirant du bout des lèvres, bien moins motivée qu'elle. Elle poussait son vélo péniblement; soudain, il lui semblait qu'il pesait une tonne, et les touffes d'herbes contre lesquelles ses roues butaient étaient des obstacles infranchissables pour ses muscles fatigués. Aussi l’abandonna-t-elle sur place, son sac toujours dans le panier bientôt rejoint par son casque, qu’elle déclipsa d’une main avec soulagement et ôta de sa tête par les lanières.
La brune passa une main dans ses cheveux pour y remettre de l’ordre. Bien sûr, ils étaient humides de sueur, ce qui lui tira une grimace. Ses mèches échouèrent contre sa mâchoire et devant ses yeux; elle les cala derrière ses oreilles, dans une tentative pour avoir l’air présentable, et puis reporta son attention vers son amie.
Chiara s’était arrêtée près de la balustrade.
Elle la rejoint, interdite, et pour éviter le contact visuel avec elle se passionna pour l’observation du paysage, qu’elle avait plus ou moins ignoré jusqu’alors. Si les yeux étaient le reflet de l’âme, elle ne voulait pas que la lycéenne puisse voir dans quel état elle plongeait la sienne.
Ses pas sonnèrent creux sur les planches de bois.
Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, et régla sans y prendre garde son allure son rythme soutenu. Elle arriva rapidement, et s’immobilisa près de sa camarade.
Il lui fallait avouer (un peu à contrecœur, si elle était entièrement honnête) que le cadre était agréable. C’était un paysage de tableau romantique, insufflé d’une nature bienveillante et caressante.
Les couleurs de la rivière l’intriguaient. Claire se pencha par-dessus la rambarde, contre laquelle elle s’était accoudée. Le reflet des arbres sur la surface mouvante paraît la surface de ce miroir de fortune d’atouts jaunes, verts, oranges, mauves. Ils flottaient, vaguaient plutôt, peu inquiétés d’un courant qui n’avait l’air que très superficiel. De fait, ils florissaient en nénuphar de divers empirique, avaient l’air presque tangible au milieu de la floraison de flore sur les berges, des nénuphars, des plantes qu’elle ne connaissait pas, des fleurs. La musicienne se pencha davantage pour tenter d’apercevoir le fond, tâchant d’enfoncer son regard le plus loin possible. Sa tentative se solda d’un échec. 
La rivière était soit profonde, soit vaseuse.
La seule chose qu’elle en tira fut la découverte d’une grenouille camouflée près la berge, immobile sous une gerbe de mauvaises herbes aquatiques. Elle s’y prélassait, insensible à l'air curieux avec lequel la scrutait à présent la lycéenne. À l’aide des capacités philosophiques que lui avaient accordées Cassiopée plus tôt, elle pouvait philosophiquement affirmer que l'amphibien n'en avait philosophiquement rien à faire de leur présence. Ses yeux vitreux étaient tournés en direction d’un point lointain, bien au-delà de la brise de courant qui agitait faiblement les roseaux.
La guitariste fut tirée de sa contemplation par Chiara, qui venait de sortir de poser son sac entre ses pieds. Elle l’ouvrit, fouilla dedans pour en sortir une feuille à carreaux, et le referma avec une minutie qui laissa Claire perplexe. Sa camarade releva enfin la tête, et remarqua sa moue.
<<Mm, susurra-elle, la bouche en cœur, tu aimes ce que tu vois ?
— Un peu.
— Ah ?!>> s’exclama Chiara d’une voix étranglée.
Celle-ci s’était figée, le visage soudain pivoine jusqu’au cou tandis qu’elle dévisageait son interlocutrice, l’air d’attendre qu’elle développe. Elle paraissait, surprise d’un côté, choquée même; de l’autre, elle rayonnait d’espoir. Claire se gratta la nuque, en comprenant qu’elle devait beaucoup aimer cet endroit, pour réagir ainsi…Aussi avança-t-elle prudemment:
<<C’est beau. Enfin, la rivière est jolie. Enfin, ce que je veux dire c'est que, je comprends que tu aies pu avoir envie de venir là.
— Ah.
Chiara poussa un soupir de déception, au plus grand désarroi de Claire, qui cligna des yeux dubitativement.
— Quoi ?
Sa camarade secoua la tête, puis se gratta la joue en riotant nerveusement. Son visage chauffait. Lorsqu’il changeait de teinte, cela sa faisait par plaques qui s’étendaient; malheureusement, celles-ci étaient évidentes lorsque c’était la cas et se voyaient comme le nez au milieu du visage. Aussi, Claire était déboussolée du pourquoi de la gêne de son interlocutrice.
— Rien, assura cette dernière d’un ton sans appel. Bref, la voici, la voilà, tiens ! C’est ma liste !>>
Elle lui plaqua contre la poitrine sans lui demander son avis, pour la distraire sans doute. Claire la récupéra, faute de mieux, quoiqu’elle demeure perplexe. Elle avait assez d’expérience désormais pour savoir que Chiara était un mystère qui n’avait aucune intention d’être résolu, aussi ne gaspilla-t-elle pas son énergie, qu’elle n’avait de toute manière pas.
Elle se concentra plutôt sur la fameuse liste et la parcourut du regard. 
Des cases griffonnées de noir l’accrochèrent.
<<Tu as déjà commencé…
— Bien sûr !>> Acquiesça Chiara.
Elle était en train d'attacher ses longs cheveux en une queue de cheval.
■ "Regarder le ciel avec une personne lambda.", décrypta Claire silencieusement, ses yeux coulant sans mal sur les lettres rondes et serrées composant l'écriture de Chiara.
Ah. Elle comprenait mieux pourquoi elle l'avait approchée ce jour-là. Il fallait avouer qu'ils n'étaient pas nombreux à avoir ce passetemps, au lycée.
■ "Monter en passager sur une bicyclette."
<<Ne me dis pas que tu as saboté ton propre pneu pour pouvoir cocher ta deuxième case ?
— Bien sûr que non.
— Bien sûr que non, se vexa son interlocutrice, le dos appuyé de façon indolente contre la rambarde. C'était juste une coïncidence fortuite, rien de plus. Je suis une excentrique, pas une folle.
Claire réalisa que son accusation était déplacée. Elle passa sa main derrière sa nuque, penaude, pour tirer sur les mèches qu’elle y trouva, de stress de l’avoir offensée pour de vrai.
—…Désolée.>>
Chiara lui retourna un sourire solaire. Claire s’aperçut qu’elle n’avait plus ses chaussures, mais décida de ne pas relever, de crainte de dire de nouveau quelque chose d’idiot malgré elle; mieux valait ne pas tenter le Diable. Une montée de pression (surtout pour rien) suffisait, en particulier lorsqu’elle était du fait de son incapacité linguistique.
De toute façon, même la chose la plus incongrue qui soit n’était, lorsque comparée avec Chiara que la plus fade des banalités: ou alors, par un lien de causalité, sa présence en était l’origine. Il n’y avait pas d’entre-deux. C’était pour cela, d’ailleurs, qu’elle ne se posait pas de question, alors même que ladite Chiara venait d’escalader la balustrade du pont et s’y tenait debout, en chaussettes canard bleues vives, les mains sur les hanches. Elle ne se posait pas de question, mais elle surveillait du coin de l’œil qu’elle ne perde pas l’équilibre. Au cas où. Ce n’était pas la période pour tomber dans l’eau. Son attention partagée, Claire continua sa lecture:
■ "Offrir un bouquet à une jolie fille."
Sans commentaire.
Elle arriva à la première case blanche.
□ "Sauter dans une rivière."
<<…Attends une seconde…>>
La musicienne fronça les sourcils, une seconde, et se retourna d’un bond; seulement pour voir Chiara sauter de la rambarde, ravie. Elle s'enfonça dans l'eau dans une gerbe de gouttes d'eau et un grand bruit, ses longs cheveux blancs disparaissant en dernier sous la surface trouble. Claire, hébétée, ne put qu'assister à la scène et subir la vague qui s’abattit sur elle et détrempa le bois des lattes polies, lesquelles s'obscurcirent des flaques qu’elles absorbèrent et qui s’égouttaient entre elles. La jeune fille reprit brusquement ses esprits lorsque les gouttelettes éclatèrent sur sa peau. Leur contact froid lui fit l’effet d’un coup de jus qui la tira de son immobilité sidérée. Ses semelles éclaboussèrent ses chevilles lorsqu'elle se précipita contre la balustrade. Elle dérapa sur le bois, devenu glissant de l’humidité, et s’agrippa gauchement au rebord pour se rattraper.
<<Chiara !>>
Seuls les remous tumultueux de l’eau, qui s’apaisaient doucement et se soulevaient jusqu’au niveau de la berge prouvait qu’elle avait été ici. La grenouille qui y flânait s'enfuit dans un croassement ennuyé.
<<Chiara…Putain ! Chiara ! Bordel de merde !>> s’acharna la brune en se penchant davantage par-dessus le rebord, son corps plié en deux.
Elle criait comme si Chiara allait remonter en l’entendant; comme si elle allait l’entendre. Ses pieds battirent dans le vide lorsqu’elle manqua de se faire entraîner par son propre poids jusque dans l’eau, happée par cette gravité terrestre. Son visage avait été presque au ras de la surface, pourtant elle n’avait rien pu voir; rien; en-dessous, elle n’avait rien vu. Elle s’en était approchée autant qu’humainement possible sans boire la tasse ou basculer, tant d’ailleurs que le bois lui coupait le bassin et lui laisserait des bleus le lendemain. Mais en vain.
La guitariste jura, affolée. Combien de temps cela faisait, depuis qu'elle était en apnée ? Elle n'était pas douée en mathématiques; les chiffres s'emmêlaient dans sa tête, trébuchaient sur la queue d'un 9 ou glissaient sur la surface d'un 0 en trop. 3. 2. 1, décompta la jeune fille pour se rassurer, se convainquant que Chiara remonterait après le décompte. Mais 0, -1, -2, -3. Claire contracta la mâchoire. Elle avait toujours été faible avec les négatifs. Les jointures de ses mains étaient blanches de serrer la rambarde d’une poigne de fer; elle lui rentrait dans les paumes sans qu’elle ne le sente davantage. Ce qu’elle sentait surtout, c’était la pression des secondes, lesquelles en s’empilant et s’affutant s’assemblaient en une épée de Damoclès de x et de y au-dessus de sa tête. 
Claire cessa de compter; elle avait peur que les secondes deviennent des minutes. Et si la rivière était profonde, mais pas vaseuse ? Et si elle s'était bloquée dans une branche et ne pouvait pas remonter ? Et si la rivière était vaseuse, et pas profonde ? 
Elle s'était assommée sur un rocher, et gisait là sous la surface, évanouie, comme morte.
Claire arrêta de compter, dans une lâche tentative pour retenir le temps.
Et si, la rivière était profonde et vaseuse ? 
Elle arrêta de respirer. La brune se sentait défaillir. C’était au moment où elle se disait que Chiara, Chiara était morte, qu’elle irait en prison, que tout était fini, que ladite Chiara émergea enfin.
Les deux jeunes filles avalèrent une grande goulée d’air en même temps. Mais tandis que la brune s’affalait sur elle-même, les jambes en coton et l’esprit torpillé, Chiara rayonnait de tout son soûl.
<<Pfiou !>> s’exclama-t-elle.
Et elle éclata de rire. Ses éclats de voix cristallins, presque trop aigües, relancèrent le cœur éprouvé de la brune. Elle aurait pu jurer qu’il s’était arrêté de battre. Aussi la brune la fixait-elle, les yeux ronds et écarquillés, bouche bée du raz-de-marée d’émotions intenses et contradictoires qui l’avait douchée mentalement.
Les gloussements débiles de sa camarade lui semblaient la plus belle chanson du monde. Comment osait-elle rire ? s’enrageait-elle, et dans le même temps, elle l’écoutait, et c’était l’unique chose qui la retenait de fondre en larmes (elle était fatiguée). Claire inspira. Elle aimait son rire stupide.
<<J’aurais dû me faire un chignon…Dégoisa Chiara, songeuse, alors qu’elle passait une main dans ses cheveux pour les chasser de son visage.
Des mèches de cheveux y étaient collées, notamment sur ses yeux, ce qui lui obstruait la vue. Elle les écarta et les plaqua, gluantes, en arrière contre son crâne avec une indolence odieuse.
Les plus fines demeuraient fixées contre ses tempes et sa mâchoire.
Claire serra les poings sur la rambarde, furieuse. Elle ne se rappelait même plus de la dernière fois où elle avait été aussi en colère. Elle ne se rappelait même plus de la dernière fois où elle avait été en colère. Si Chiara n'avait pas été dans l'eau, elle...!
La guitariste tomba à genoux, s’écroulant sur elle-même.
<<Ah…>> expira-t-elle, la gorge serrée.
L’adrénaline était redescendue comme elle était montée.
Autant dire qu’elle était vidée de ses forces.
C’était trop pour elle.
<<Ça va, Claire ?
Chiara nagea vers le pont, et s’en immobilisa le plus près possible pour la scruter soucieusement entre les pilonnes de bois brut.
— ‘Chais pas…>> avoua l’intéressée d’une voix rauque.
Une de ses mains froissait son t-shirt au-dessus de son cœur.
Non ! aurait-elle en vérité voulu rugir, non, car quelqu’un s’était pris pour un putain de silure ! Elle se mordit la langue pour se censurer. Ce n’était pas non plus comme si ses cordes vocales écorchées de ses cris lui permettraient une telle prestation. À peine pourrait-elle être sarcastique.
Ses épaules s’affaissèrent. La vérité, la vérité vraie, c’était que…
<<J’ai eu peur pour toi…>>
Elle ne se rendit compte qu’en le disant d’à quel point c’était vrai. 
Les yeux de son interlocutrice s'agrandirent.
<<Vraiment ?>> s’enthousiasma-t-elle, enchantée.
Claire la fusilla de son regard le plus meurtrier, d’une noirceur d’encre (comme son sang, par sa faute).
<<…Je veux dire, oh, se corrigea-t-elle piteusement.
—…Et je suis trempée, aussi, à cause de tes bêtises.>>
La musicienne tira sur son haut pour constater l'ampleur des dégâts. Elle dut s'y reprendre deux fois pour décoller le tissu de sa peau...Son pantalon était dans le même état. Elle était douchée, physiquement. Deux auréoles sombres s'étendaient jusqu’aux genoux, et le bas évasé des jambes gouttaient encore sur ses chaussettes détrempée et ses chaussures. Elle se dit, non sans un rictus crispé, qu’au moins, elle n’aurait plus de problèmes d’auréoles sous les aisselles. Ses cheveux avaient pris une teinte châtain foncé immonde, et collaient à son crâne comme s'ils avaient été enduits d'une quantité abominable de gel. Elle les sentait humidifier ses épaules, et faire couler le long de ses bras ballants et de son dos des cours d’eau sinueux finissant d'obscurcir les rares zones dont le bon état (soit un état sec) était encore, par miracle, préservé.
Elle aurait pu être passée au lave-linge qu'elle aurait eu la même apparence. Elle avait l'impression d'être du linge sale.
<<Tu n'as qu'à sauter aussi ! suggéra son interlocutrice, qui barbotait toujours dans la rivière.
— Je te demande pardon ? ricana Claire, un large sourire irrité s’élargissant en biais de ses lèvres.
La veine qui saillait sur sa mâchoire ne trompait pas. Elle était hors d’elle. Si elle souriait, sa mine sombre suffisait pour faire comprendre qu’elle ne le faisait que pour réprimer ses envies de meurtre.
Chiara déglutit. Par mesure de précaution, elle s’éloigna du pont d’un battement de pied, l’air de rien. Mais son sourire resta intact.
— C’est-à-dire…Je suis dans l’eau, et je vais y rester…Il fait bon, il fait jour encore, et tu es déjà bien mouillée…Si tu sautes, ça ne changera rien, s’expliqua-t-elle d’un ton prudent, quoique doucereux…Sans compter qu’on n’est que des ado…C’est notre rôle de faire des trucs comme ça, non ? C’est le seul moment de notre vie où on peut, et tout le monde trouve ça normal. En outre…En outre, en plus, étaya-t-elle en face du froncement de sourcil de son interlocutrice (qui sans doute trouvait le terme pédant). En plus, c’est peut-être la seule occasion qu’on n’aura jamais de le faire…Moi, je veux juste compléter ma liste. ‘’Vis chaque jour comme si c’était le dernier’’, tu sais ?
— En outre, railla amèrement la musicienne.
— C’est français. Pourquoi tu te moques de moi ?
— Je ne me moque pas. Mais toi qui parle si bien, je me demande ce que tu n’as pas compris lorsque tu m’as promis: pas de plan foireux ?
Son regard devait être encore torve, car Chiara détourna le sien dans un rire jaune. Ahah, et puis elle dissimula le bas de son visage dans l’eau pour faire des bulles. Tout avait été dit.
Claire la toisa, longtemps. Le temps de se calmer. Elle soupira finalement, et plia la liste de Chiara, humide maintenant et toute froissée pour la ranger dans le sac de celle-ci. L’intérieur était encore plus ou moins sec. Froissée, chiffonnée plutôt, nota-t-elle, puisqu’elle l’avait oubliée dans sa main…Elle en avait bavé. Littéralement; l’encre bleue était baveuse. Certains mots n’étaient plus lisibles.
Chiara la fixait du coin de l’œil. Claire reporta son attention sur elle après avoir mis son sac en sûreté, au soleil, tout comme ses chaussures, qui avaient été inondées.
<<…
—…>>
Chiara avait l’air de se sentir coupable désormais. Tant mieux, soupira derechef Claire.
Vis chaque jour comme s’il était le dernier…Comment vivre un jour ? Elle ne comprenait pas. Elle voyait bien que sa camarade avait quelque chose qu’elle n’avait pas, quelque chose en plus, qui la faisait briller plus que les autres. Comment vivre un jour ? Un jour, ce n’était que des heures qui s’enchaînaient, lentement, lentement sur un cadran rond comme une planète. C’était une ronde tout autour d’êtres intangibles, ou d’une aiguille. Elle souffrait des heures. Mais avec Chiara, elles trouvaient un sens. Elles se détachaient de la masse nébuleuse de celles qui alourdissaient sa mémoire.
Comment vivre un jour ? Elle ne vivait pas: elle était ballotée au gré de la houle des humeurs et des envies des personnes déterminantes autour d’elle, son entourage. Elle ne vivait pas vraiment; pas pour elle. Elle attendait. Elle trouait la coque, et attendait le naufrage.
Mais Chiara vivait de façon si naturelle. Elle aurait aimé savoir. Elle voulait savoir comment vivre comme elle. Elle voulait comprendre.
Un échange silencieux se fit entre les deux lycéennes. À la fin de celui-ci, la brune délaça les lacets de ses chaussures. Elle regarda de nouveau Chiara, pesant le pour et le contre, et clairement le contre l’emportait mais dans le pour, il y avait elle. La fille-soleil.
Alors elle enleva ses chaussures…Ses chaussettes se détrempèrent du contact avec la pellicule d’eau qui stagnait dans le creux des lattes du pont. De nouvelles gouttelettes plurent sur ses épaules lorsqu’elle s’ébroua et passa une main dans ses cheveux, lesquels rebiquaient désormais et lui faisaient comme des cornes sur le sommet du crâne…
Céder ici revenait à abandonner à tout jamais tout semblant de crédibilité aux yeux de sa camarade.
Claire tira sur ses mèches, désabusée, et laissa glisser sa main dans sa nuque, puis le long de son corps.
Qui essayait-elle de tromper ?
Elle avait déjà cédé.
Alors, foutue pour foutue.
<<Il doit y avoir une myriade de silures là-dedans…
— Non, je leur ai fait peur, nia Chiara du tact-au-tact. S’il en reste, je te protégerai !
— Des barracudas…
—…Barracu…!
— Laisse Claude François en-dehors de ça. Ah…Si je le fais, c’est car tu m’as obligée.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle cette fois.
La blanche hocha vigoureusement de la tête. Elle essayait de retenir son sourire tant bien que mal, pour ne pas dissuader son interlocutrice grognon de lui donner raison. Elle suivit avec un enthousiasme donc refoulé les réflexions de la guitariste, si expressive qu’il n’était pas compliqué de les suivre sur ses traits. Mais Claire enlevait ses chaussures.
Elle avait gagné. Son visage s’illumina.
— Et je trouve que c’est une très mauvaise idée…
— Assurément.>>
Chiara se décala prudemment tout en acquiesçant derechef, car elle avait vu la guitariste se hisser sur ses bras. Cette dernière était en train d’enjamber la balustrade, et après quelques difficultés pour y tenir, s’y releva maladroitement. Le bois était une patinoire, d’autant plus que la rambarde n’était pas bien large, et d’ailleurs elle craqua sous son poids.
La musicienne, une fois son équilibre assuré, se grandit de toute sa taille sur son perchoir. Elle en profita pour regarder de haut son interlocutrice.
Un rictus fier, un peu tordu, tira ses lèvres.
<<Tu vas regretter de m’avoir éclaboussée, Chiara.>>
L’interpellée s’esclaffa, son rire cristallin sonore et franc tandis qu’un second raz-de-marée faisait flancher les roseaux et arrosait la berge.
Claire avait sauté.


<<Bleuargh !
— Hé, tu n'es pas vraiment supposée mourir, tu sais ?
— De l'eau est rentrée dans ma bouche ! toussa Chiara d'une voix rauque, une grimace dégoutée tordant ses traits.
— Oh.>>
Claire la contempla un instant, interdite. La seconde d'après, ses oreilles rougissaient, et ses épaules tressautaient du rire qu’elle s’efforçait de réprimer. Elle toussota dans une toux sèche pour s’en cacher, et essaya encore de respirer de tout son soûl pour se calmer. Mais Chiara rouspéta et un nouveau son poisseux coula de ses lèvres: peine perdue. La brune éclata de rire, les larmes aux yeux de s’être tant retenue.
<<Bahahahaha ! Tu verrais ta tête, c'est...! Bahahaha ! C’est épique !
Son hilarité redoubla. Elle ne pouvait plus la contrôler, tout son corps en était agité, si bien qu’elle faillit se noyer sans pour autant arrêter de rire. Des coquelicots fleurirent sur les joues de Chiara, offusquée.
— Ah, oui ?! Prends ça !
— Bahahahaha…Bleugh ?!>>


Le vélo roulait sur le sentier pour la deuxième fois de la journée; le seule différence était la ligne humide qu’il laissait dans son sillage, et qui changeait la couleur de la terre. Le soleil avait considérablement décliné. La lumière rougeoyante chaleureuse qui perçait en dentelle d’entre les arbres donnait l’impression que le ciel tout entier s’était voilé de gaze enflammée.
<<C'était vraiment une mauvaise idée>>, lâcha Claire.
Elle pédalait avec énergie pour essayer de se réchauffer, frigorifiée.
En manches courtes, son haut collée contre sa peau, la morsure du vent froid qu’elle prenait de face lui fouettait le visage et la glaçait de la tête aux pieds. Ses cheveux qui rebiquaient, ondulés par l’eau continuaient de goutter dans son dos et dans sa nuque et d’y tracer des sillons qui l’écorchaient. Chaque gouttelette qui éclatait sur sa peau nue lui faisait l’effet d’une aiguille qui lui déchirerait l’épiderme; enfin, elle frissonnait, tant que ses genoux tressautaient sans qu’elle ne puisse le contrôler, ce qui causait au vélo des embardées qu’elle rattrapait comme elle pouvait.
La guitariste serra plus fermement encore les mains sur son guidon pour réprimer ses tremblements. 
Je n'ai pas froid. Je n'ai pas froid, se répétait-elle en boucle pour se convaincre, ou juste pour se focaliser sur autre chose que les frissons qui lui faisait contracter la mâchoire. 
Elle ne sentait plus le bout de ses doigts, ni ses pieds. Je n'ai pas froid du tout.
Chiara était silencieuse derrière elle. Elle profitait du peu de chaleur et de protection que lui procurait sa veste, dont elle avait remonté la fermeture jusqu'au menton. Sa veste, qui était en fait celle de Claire. Cette dernière l'avait plaquée dans ses bras en voyant ses lèvres tourner au bleu, lorsqu’elles n’étaient qu’à peine sorties de l’eau, tout en l'admonestant parce que, vraiment, si tout était prévu tu aurais au moins pu prendre une serviette et des vêtements de rechange ! Le trajet donc se fit dans le silence, animé seulement par le bruit des roues grinçant par moment et ceux plus sourds que faisait le sac de la musicienne cahoté dans le panier cabossé. Leur ombre s’étendait sous les roues. Une jolie illusion d’elles.
<<Merci>>, s'éleva la voix de Chiara au bout d'un moment.
Chiara entendit son interlocutrice renifler.
<<De rien>>, maugréa-t-elle sans se retourner, les yeux rivés sur la route.
Sa réponse se perdit quasiment dans le vent; sa passagère l'entendit cependant, et esquissa un sourire.
Le visage de Claire se réchauffa un peu. Il vira au rouge, ou alors, ce n’était que la lumière.

Claire les arrêta lorsqu’elles arrivèrent au magasin où descendaient Chiara. Elle serra les freins, avec plus ou moins de mal, surtout plus, au vu de ses doigts raides de froid. Paradoxalement, ses ongles étaient des gouttes de feu qui pulsaient dans le bout de ses doigts; mais ces derniers étaient comme détachés d’elle, gourds; pour tout ce qu’elle les sentait, ils auraient tout aussi bien pu être une continuation du guidon. La brune posa pied à terre dans une mare de néons bleuâtres; elle s’y enfonça jusqu’à la cheville. En débordant des vitres de la façade du magasin, ils ruisselaient jusque dans les aspérités creuses du goudron et y stagnaient. Leur lumière, combinée au froid de la nuit amassé au niveau du sol, donnait l’impression d’une sorte de parallèle brumeux et spectral. 
<<Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer te réchauffer un peu ? Tu as les lèvres toutes bleues…>>
Chiara s’était déjà levée du porte-bagage. Ses vêtements sous la veste de Claire avaient repris leur goutte-à-goutte, mais elle n’y prenait pas garde, trop occupée par sa camarade. La jeune fille la regardait, l’air d’osciller entre le désir de respecter sa décision et celui, très contradictoire, d’au contraire en faire fi et de ne pas la laisser repartir. Plus elle se tâtait (et plus Claire grelottait sur place, l’air brave) et plus ce dernier l’emportait; la blanche était très tentée de traîner la brune avec elle, même contre son gré, pour la sauver d’une hypothermie assurée. Un éclat alluma le fond de ses prunelles. Claire s’en alerta. Elle secoua la tête en se frottant les bras.
<<Non, merci, refusa-t-elle d'une voix fatiguée, qui se mua en soupir. Je préfère rentrer au bercail directement, bien au chaud.>>
Ses épaules s’affaissèrent alors qu’elle s’imaginait se lover dans ses couvertures, s’y enfoncer et s’y perdre. Elle avait déjà l’impression de sentir la chaleur de celles-ci sur elle. Elle hallucinait; l’image était obsédante sous ses paupières. Elle visualisait sa chambre, le noir filtré par la ville derrière les rideaux, son lit, sa parenthèse. Le fantôme de chaleur s’effaça, remplacé par un frisson qui enlaça sa colonne vertébrale. C’était presque cruel.
Chiara l'observa. Enfin, elle sembla se résigner.
<<…Merci encore, Claire…
L’intéressée chassa son remerciement d'un haussement d'épaules.
— C’est rien. Va-t’en maintenant…J’me caille, moi. Tu me rendras mes affaires une autre fois.>>
Malgré sa voix bourrue, son attention était fixée sur la flaque d’eau qui s’étendait aux pieds de son interlocutrice, laquelle témoignait de sa condition tout aussi piteuse que la sienne. Chiara faisait la fière, mais elle tremblait de tout son corps, elle aussi. En percutant que cette dernière n’était toujours pas convaincue, Claire s’essaya dans une esquisse de sourire (qui, tordu par nature, se dénatura encore du froid qui raidissait ses joues). Elle n’osait même pas imaginer la tête qu’elle devait faire. Ce devait être horrifique, surtout avec sa dégaine de chat mouillé. Pourtant, elle essaya, de son mieux, d’alléger le ton de sa voix.
<<On se voit demain, ok ?>> 
Rentre chez toi, voulait en vérité dire la brune.
Heureusement, son manège fonctionna (ce qu’elle ne s’expliquait pas, mais tant mieux). Chiara hocha la tête, revigorée, et lui adressa un large sourire avant de tourner les talons pour se dandiner vers les portes automatiques du magasin. Ses gestes étaient roidis par la couche humide de vêtements collée contre elle comme une deuxième peau. Ce devait être pire pour elle, s’inquiéta Claire, qui voulait s’assurer qu’elle rentre bien pour partir, car elle n’avait pas bougé depuis qu’elle était montée en passager…Ses chaussures faisaient un bruit spongieux avec chacun de ses pas.
Chiara se retourna sur le pas des portes. Elle lui adressa un dernier signe de la main, et puis s’engouffra dans la lumière. Sa camarade, qui avait levé la main en retour pour faire bonne figure, laissa retomber son bras. Elle fronça les sourcils lorsqu’une migraine point derrière ses globes oculaires, et s’essuya le nez d’un geste alourdi de fatigue. Elle sentait sa morve couler, liquide, mais ni son nez, et toujours pas ses doigts. Ah, souffla-t-elle sur ses mains pour les réchauffer; ce qui empira les choses, le froid plus brutal encore. 
Les portes automatiques se refermèrent dans un chuintement. 
Des traces de semelles humides demeuraient du passage de la volleyeuse, imprimées sur le noir du bitume. Elle était seule, désormais.
La jeune fille reposa son pied sur la pédale, et força sur ses muscles douloureux pour filer sur la route.

<<Attention !>>
Trop tard. Claire reçut la balle en pleine figure.
<<Aïe, aïe, aïe…>>
La jeune fille porta la main à son nez endolori en grimaçant. Un mal de tête terrible brouillait déjà ses sens, elle n’avait pas besoin en plus de ça d’un nez cassé. C’était sa faute, cependant; elle avait vu la balle, mais n’avait pas réagi. C’était car tous ses muscles étaient de coton. Un temps de latence retardait ses pensées depuis son réveil, et chacune d’elle venait avec un tiraillement au niveau des tempes, pour sa peine. Claire était à la ramasse.
Elle pâtissait de la veille.
Un liquide chaud se massa dans la paume de sa main. Il déborda d’entre ses doigts et coula le long de son avant-bras. Claire fronça les sourcils, perplexe, et retira sa main doucement. Il plut sur le sol du gymnase une ondée rouge, éclosant à ses pieds en autant de coquelicots.
Claire les fixa, médusée par la couleur pourpre visqueuse. Ses mains avaient fleuries, aussi. Elle saignait, réalisa-t-elle (avec un temps de latence). Elle saignait du nez, réalisa-t-elle encore (à la ramasse).
<<Ah...>> soupira-t-elle.
Elle s'en voulait d'avoir été aussi insouciante la veille. Chiara devait être malade, elle-aussi. Elle avait compris que sa camarade brillerait de par son absence dès qu’elle était entrée dans le gymnase. L'ambiance était plus morne lorsqu'elle n'était pas là, plus maussade; plus sombre.
Elle ne s'était pas trompée. Chiara n’était pas venue.
Le goût fantôme métallique du sang s'imposa sur sa langue pâteuse.
Elle se tenait au centre d’un champ de fleurs. De fleurs rouges.
Le rouge était sa couleur préférée.
<<Claire, tout va bien ?>> demanda l'une de ses coéquipières.
Mais sa voix lui parvenait lointaine. La membrane pulsait plus que jamais, c’était un organe, elle était vivante. Elle l’enclavait du reste du monde, froid, dans un autre monde, froid. Claire chercha; temps de latence; elle ne trouva pas le nom de celle qui l’avait interpellée. Elle ne s’en rappelait plus.
<<Oui>>, répondit-elle sans se retourner.
Elle ne s’en rappelait plus. Elle le savait, mais elle ne le retrouvait pas. Cela finissait par -a. Ou -ile.
Claire déglutit. Son équipe devait la détester. Elle était vraiment un poids mort.
La brune ferma les yeux pour se ressaisir. Elle les rouvrit pour chercher la balle qui avait rebondi dans son visage. L’équipe adverse l’avait déjà récupérée. Claire ricana un heh amer, consciente de son inutilité critique. Heh, hehe, elle était vraiment…
Claire se retourna, la mort dans l’âme, vers celles qui constituaient son équipe. Une exclamation perdue sur sa gauche lui déclencha un acouphène aiguë dans le tympan. Elle cilla, mais ne flancha pas.
<<Est-ce que quelqu’un aurait…Un mouchoir…>> articula-t-elle, d’une voix graveleuse qui lui arracha la gorge.
Des mirages de lumière flottaient devant ses yeux. Elles finissaient de l’étourdir, et erraient derrière ses paupières, feux follets dans la noirceur. Des lucioles. Des étoiles. Ses étoiles rien que pour elle. Son monde s'altéra soudain; elle sentait la Terre tourner sous ses pieds; elle chancela, emportée par son élan. Les points aux branches acérés flottaient toujours lorsqu’elle ancra ses pieds dans le sol, froissant les pétales des coquelicots qui foisonnaient. Sa vision s’en brouilla; rouge, rouge, rouge, et son cœur de battre dans ses tempes.
Un bruit sourd dérangea le gymnase.
Claire venait de s'effondrer.

<<Elle a de la fièvre mais rien de cassé. Avec un peu de repos, ça va passer. J’aurais bien aimé lui donner quelque chose pour aider, mais sans l’accord de sa mère je ne peux pas. Vous avez essayé de la rappeler ? Elle aurait été mieux chez elle, pour se reposer.
— Deux fois, mais elle ne répond pas. Si elle dort, laissez-la. Elle rentrera chez elle quand elle se réveillera.
— Ça ne fonctionne pas comme ça. Il faudrait appeler le Samu, s’éleva la voix nasillarde de l’infirmière.
Le Samu n’avait pas été appelé car la brune s’était réveillée entre-temps; elle s’était écroulée, s’était relevée, en l’espace de cinq minutes. Ça n’avait été qu’un moment de faiblesse, qui lui avait tout de même valu de se faire sortir du cours (sans qu’elle ne proteste, pour être honnête).
— Ils sont déjà venus deux fois cette semaine, si on pouvait éviter de les déranger une troisième, ça serait tout aussi bien. La petite va bien. Elle sèche toujours ici. L’infirmerie c’est comme chez elle, contra l’encadrant de la section volley.
— Ça ne m’arrange pas. J’ai besoin de la place pour les autres.
— Tant pis.>>
Claire était allongée sur un lit de l'infirmerie. Elle étouffait sous les couvertures rêches qui avaient été remontées sur elle; elle transpirait, et le sentait même de là où elle était perdue, quelque part au niveau de la frontière qui séparait le conscient de l’inconscient. Ses paupières étaient trop lourdes pour qu’elle ouvre les yeux, mais elle entendait. Ses membres ne répondaient pas, mais elle devinait la consistance du matelas sous ses doigts, et la sueur amassée sur ses tempes. Son squelette l'écrasait.
L’infirmière claqua sa langue contre son palais, mais se garda de commentaires. La porte grinça sur ses gonds lorsque son interlocuteur sortit, dans un au revoir poli mais haut de celui qui avait eu le dernier mot. ‘’Au revoir’’, maugréa l’infirmière après son départ, dédaigneuse.
<<Au revoir, mais maintenant j’ai une lycéenne sur les bras et il n’est même pas neuf heures. Café.>>
La porte grinça de nouveau (décidément en mauvais état). Elle se referma sur le son sec d’un martèlement de talons contre le sol, lesquels s’éloignèrent rapidement pour se fondre dans le bourdonnement ordinaire d’un lycée en journée.
Claire força l’ouverture de ses yeux, et contempla le plafond.
Le silence lui faisait du bien.
Elle espérait que sa mère n’apprendrait pas cette mésaventure, souffla-t-elle, le coin de ses lèvres tiré dans un rictus dépité. Vraiment, vraiment pas.
La jeune fille tâta son nez gauchement. Ses draps émirent un chuintement feutré.
Elle ne sentait pas de croûtes d'hémoglobine séchée sous ses doigts. L'infirmière avait dû la débarbouiller un peu, par acquis de conscience. Elle constata néanmoins qu'elle avait encore du sang sous les ongles, et dans les traits de ses paumes. Elle laissa son bras retomber.
La guitariste reporta son attention sur les dalles ternes au-dessus de sa tête. Elles étaient toujours aussi laides. D’un gris sale, ou d’un taupe trop propre, délavé. Claire les recensa pour passer le temps. Une, deux…Trois.
Éventuellement, elle s’endormit.


La porte de l’infirmerie s’ouvrit silencieusement.
Des pas légers frottèrent contre le sol; ils s’arrêtèrent au pied du lit où Claire passait le temps, les yeux clos, mais l’esprit ouvert. Sa tête était un moulin: les quatre vents y entraient et y passaient selon leur bon plaisir. Elle attendait dans l’enceinte, assise en son centre. Elle sommeillait: âme et corps.
Le matelas s’affaissa sous le poids de la personne qui s’était approchée. Sans aucune gêne, elle s’était assise sur le lit. La présence éveilla la brune.
Elle ouvrit les yeux.
<<Coucou.>>
Chiara.
Elle fixa la nouvelle arrivante quelques secondes, le temps de rassembler sa concentration éparse. Elle lui coulait entre les doigts…Rien n’avait changé, depuis le matin, sinon qu’elle avait une prise quelque peu plus ferme dessus. Claire n’essaya pas de se redresser. Elle resta allongée, les mains sur le ventre alors qu’elle examinait la situation. Zéphyr, ou Borée lui souffla une réaction:
<<…Pourquoi t’es là…
Chiara s’installa plus confortablement, pour montrer qu’elle ne comptait pas bouger, qu’importe ce qu’en pensait la guitariste.
— Tu ne veux pas me voir ?
— Non. Je veux dire…Non, c’est pas ça, se corrigea Claire lorsque son interlocutrice se renfrogna; c’était très léger, voire indicible mais elle la connaissait assez pour le voir. Mais tu étais absente ce matin, au volley. Je pensais que tu étais malade.>>
Sa camarade haussa les épaules. Ses cheveux coulèrent dans son dos. Claire frémit lorsqu’ils chuintèrent sur le bout de ses doigts. Ses sens pétillèrent; ses nerfs gourds s’éveillèrent eux-aussi, alors que la sensation remontait le long de son bras jusque dans l’arrière de son crâne. La membrane autour d’elle s’allégea, assez pour qu’elle reprenne prise avec la réalité du divers empirique.
Claire ne retira pas sa main. Elle se fit violence pour ne pas rompre le contact visuel avec Chiara.
<<Je suis malade. Mais toi aussi. Pourquoi t’es là ? Tu n’aurais pas dû venir, si c’était pour t’évanouir dans le gymnase, réprimanda celle-ci. Tu aurais dû te faire porter pâle.
Son interlocutrice grommela.
— Je ne me suis pas évanouie.
— Bien sûr. J’ai croisé le coach. Il m’a dit que tu avais fait une chute de tension, ou quelque chose du genre. Maintenant il pense que tu es anémique. Tu es anémique ?>>
Claire grimaça. Anémique…Un manque de fer dans le sang, qui avait pour conséquences toutes sortes de désagréments. Elle ne se considérait pas comme anémique; en fait, elle savait pourquoi elle était tombée tantôt. C’était car, récemment, l’action de se nourrir ne l’attirait plus du tout voire la répugnait; elle n’y trouvait aucun plaisir. Elle évitait lorsqu’elle le pouvait; enfin, elle n’évitait pas. Elle se contentait du minimum pour survivre. Tout lui était fade, de toute manière. Alors parfois, elle sautait des repas. Le soir, elle dormait. Le matin, elle dormait. Le midi, lorsqu’elle n’avait pas la force de supporter la cacophonie du réfectoire, elle le passait en compagnie des nuages dans la pente du lycée.
Les repas étaient une corvée comme une autre.
Et elle était si fatiguée.
Dans le même temps, elle aimait la sensation de faim qui lui vrillait l’estomac. C’était malsain, mais satisfaisant, de savoir qu’elle résultait d’un certain contrôle d’elle-même. Elle se sentait un peu vivante, alors. Elle se sentait un peu puissante. Elle aimait la sensation de se détruire par des actes aussi insignifiants; elle était consciente des conséquences qu’ils auraient, dans le long terme. Son pseudo-évanouissement en était une mise en bouche. Or dans le long terme elle ne serait plus; alors pourquoi s’en préoccuper ?
<<Claire ?
— Ah, pardon ? se réveilla la brune, qui avait perdu le fil de la conversation. Ah. Non, je ne suis pas anémique.
Chiara fronça les sourcils.
— Tu te sens mal ?
— Ça va. Je vais bien. Ça va, toi ?
— Ça va.
— Ok.>>
La guitariste avait l’impression qu’elles jouaient un rôle toutes les deux. L’air avait le goût de mensonge ; il restait sur sa langue, engluait ses papilles, ce qui la rendait pâteuse. La jeune fille dévisagea Chiara, les yeux embués. Elle se les frotta dans un soupir, et détourna le regard.
<<Pourquoi t’es là, du coup ?
— Tu vas finir par me vexer, plaisanta sa camarade, un sourire taquin sur les lèvres.
Claire grommela. Son interlocutrice s’en amusa, et pouffa dans sa barbe. Elle se pencha néanmoins pour attraper un sac, qui jusque-là patientait par terre. Elle le posa sur le ventre de la guitariste.
<<…
Cette dernière lui retourna un regard torve.
— Ne me regarde pas comme ça ! Ce n’est pas une bombe. C’est ta veste…Je l’ai lavée.
Claire se décrispa.
— Oh…Merci>>, murmura-t-elle.
Elle s’était tendue car elle avait cru que Chiara lui offrait de nouveau quelque chose. Elle ne voulait pas recevoir de cadeaux; ce n’était qu’une perte d’argent, compte tenu qu’elle ne pourrait ni ne savait en profiter. La brune ouvrit le sac d’une main pour jeter un coup d’œil au contenu. Sa veste y était soigneusement pliée…Une odeur de lessive s’échappa du tissu. Elle embauma l’air.
Sa veste allait sentir comme Chiara, réalisa-t-elle, brise de pensée fugace. Son cœur se serra.
Des étincelles happèrent son regard. La musicienne s’aperçut qu’il y avait aussi des bonbons dans le sac, emballés de papiers brillants qui scintillaient avec la lumière. Ils semblaient des concentrés solides de couleurs, et se détachaient comme superposés au décor en filigrane blanc de sa vision périphérique. Son visage se réchauffa.
<<Tu dois encore avoir de la fièvre. Tu es rouge, Claire.
— Et toi, t’es pâle comme une aspirine, se défendit-elle du tact-au-tact, embarrassée.
— Mais ?! C’est faux ! Tu ne vois pas mon blush ?! Je suis maquillée aujourd’hui !>>
Claire se frotta la nuque. Elle daigna enfin s’assoir, ses draps chutant de ses épaules pour choir en monticules sur ses cuisses. Un regard vers Chiara la lui montra en train de taper la pose pour lui montrer son maquillage immaculé.
Son cœur palpita derechef.
<<…Oh…Oui. Pardon, concéda-t-elle pour lui faire plaisir, crispée.
Pourquoi s’était-elle maquillée alors qu’elle était malade…? S’interrogea-t-elle dans le même temps en son for intérieur…Mais ça, elle préféra le garder pour elle. Elle faisait ce qu’elle voulait, après tout…
— Je préfère…Ta voix est éraillée.
— J’ai toussé toute la nuit…
— Je m’en doutais. Tiens. Bois>>, lui intima Chiara en sortant du sac qu’elle avait ramené une bouteille de couleur rose.
Claire se retrouva avec une bouteille mise d’autorité entre les mains. Elle cligna des yeux, étonnée. Après une seconde de latence, elle la tourna entre ses mains pour lire l’étiquette.
<<…Jus de fraise ?
— Oui. C’est tout doux.
— C’est tout doux ?
— Oui, confirma encore la lycéenne dans un sourire. Le nom est tout doux, le goût et la texture. Et puis la couleur est jolie aussi.>>
Claire écouta son interlocutrice gloser sur le jus de fraise avec un émerveillement silencieux. Elle pouvait parler de n’importe quoi et être intéressante et passionnée. Ça l’impressionnait. Enfin, elle glosa si bien sur la petite bouteille rose parsemées de grosses fraises dessinées qu’elle prit la paille et en percale l’opercule. Chiara attendait sa réaction l’air de rien; mais Claire voyait bien qu’elle lui lançait des œillades qui se voulaient furtives du coin de l’œil.
La brune fit mine de ne pas l’avoir remarqué et sirota le jus. Ce dernier remplaça l’amertume sur son palais d’un goût fruité bienvenu, doux comme une caresse. La texture soulageait l’irritation de sa trachée.
<<…C’est tout doux, c’est vrai.>>
Chiara acquiesça. Elle semblait contente de sa réponse, puisqu’elle rayonnait de satisfaction.
<<Tant mieux. Puisque ça, c’est fait, dit-elle, tiens.>>
Chiara lui tendit un papier. Claire reconnut sa fameuse liste du premier coup d’œil. Elle la prit tandis qu’elle sirotait toujours sa boisson comme demandé, la paille coincée entre les lèvres.
<<Oh. Déjà ?
— Mais certainement. On a beaucoup de pain sur la planche !
Claire soupira doucement.
—…Du pain sur la planche…Tu utilises toujours de ces expressions…
Chiara pétilla.
— Quoi ? Désuètes ? Surannées ? se moqua-t-elle, goguenarde.
— Oui.
La ton assertif et direct de son interlocutrice l’amusa. Chiara riota.
— Je sais. J’aime bien. Je trouve que la langue française est trop belle pour jurer.
— Ça, j’avais compris…Puisque tu m’agresses dès que j’ai le malheur de laisser échapper un pu…>>
L’expression de Chiara la découragea de donner son exemple. Son front s’était assombri, ses yeux fixes comme en avertissement, l’air de la défier de jurer juste en face d’elle et de voir ce que ça lui vaudrait. Claire ravala son juron, qui se coinça en travers de sa gorge. Euh, lâcha-t-elle d’une voix serrée, intimidée.
<<…Pu…Juron. Dès que j’échappe un juron…>> se reprit-elle, non sans un rictus tordu et un rire blanc.
Son interlocutrice se relâcha et lui adressa un sourire. Claire expira du bout des lèvres: pfiou…
<<Oui, et je continuerai. Tout particulièrement lorsque c’est toi, d’ailleurs. Je m’en vais te corriger, ahahah !>>
La musicienne ne savait pas quoi répondre; alors, elle reporta son attention sur la liste froissée, le rire machiavélique franc de son interlocutrice comme fond sonore.
Comme elle avait pu le remarquer la veille, l'encre avait bavée, et la dernière case était illisible.
Celle de la rivière était cochée.
<<Alors, la prochaine étape est...>>
□ "Donner un concert de rue".
<<Ah, ça, c'est dans mes cordes>>, se réjouit-elle, un peu rassurée de ne pas avoir trouvé de choses comme adopter un serpent ou sauter en parachute écrit plutôt.
Chiara attendait patiemment qu’elle finisse sa lecture de la liste, les mains dans son dos. Un sourire éclaira son visage lorsqu’elle croisa le vert appliqué de ses yeux.
<<Tu sais jouer d'un instrument ?>> interrogea Claire, faisant fi de son expression pour rester concentrée.
Sa camarade secoua la tête pour dire non.
<<Tu sais chanter, alors ?
— Oui. Enfin, je pense que oui ?>>
La musicienne posa son menton sur sa main, sceptique. Elle ne doutait pas de sa parole, mais...
<<Chante moi quelque chose.
— Tout de suite ? S'affola son interlocutrice.
— Oui…On a du pain sur la planche, non ? Tout va bien, Chiara. Je suis là pour t’aider avec ta case, pas pour te juger>>, acquiesça la brune, impitoyable.
Elle aspira une gorgée de sa boisson pour lui laisser le temps de se décider. Chiara joua avec ses doigts, pas très convaincue.
<<Palsambleu...S'il le faut...>>
La lycéenne se concerta un instant de plus. Elle tergiversa encore, inclina la tête, lâcha un mmmm incertain et puis enfin entreprit de chantonner une chanson tout bas. Au fur et à mesure, elle prit confiance et chanta à un timbre de voix normal, concentrée, les yeux fermés pour ne pas voir l'expression de Claire.
Cette dernière la regardait, et écoutait. Lorsque sa voix s’affermit, elle plissa les yeux. Wow; elle était impressionnée.
Elle ignorait qu'il était possible de chanter aussi faux.
Sa case ne serait jamais cochée de cette manière. Au mieux, elles seraient payées pour se taire; au pire, elles seraient arrêtées pour tapage diurne. Chiara...
Ne savait pas chanter. Du tout.
Aux apparences pourtant, elle aurait parié le contraire, et lui aurait donné un micro sans vérification. La vérité des choses était toutefois en train d’attaquer son audition et son sens interne du rythme.
Chiara ne savait pas chanter, littéralement: elle déclamait les paroles, comme au théâtre, sauf qu'elle appuyait sur les dernières consonnes en montant dans les aiguës, ou en modulant sa voix pour aller dans les graves. La chanson se termina. La voix de la blanche descendit, et ne remonta pas, ses derniers mots laissés en suspens dans l’air.
Un ange passa.
Claire ne savait pas par où commencer. Elle redoutait le moment où Chiara allait lui demander son avis. Devait-elle mentir ? Devait-elle lui dire, qu’elle chantait comme une casserole ? La brune s’efforçait de réfléchir le plus vite possible, pressée par le temps et le silence qui s’allongeait. Elle ne trouvait pas de mots; de mots justes.
<<Alors ? s’inquiéta, inévitablement, Chiara, indécise face au masque stoïque de son amie. Tu en penses quoi ?>>
Un raclement sonore signifia que Claire avait fini la bouteille; plus d’excuse pour elle de retarder sa réponse. La jeune fille l’abaissa sur ses genoux lentement pour se laisser le temps de tourner sa phrase dans sa tête, de la retourner, d’en examiner tous les angles pour s’assurer qu’aucun ne la prendrait en traître. Elle inspira.
<<Je pense que sans micro, ta voix ne portera pas assez, déclara-t-elle, très professionnelle. …Tu devrais essayer les percussions, je pense. Je pense que c’est important dans un groupe que quelqu’un…Donne le rythme. Ce sera aussi, plus simple pour toi de jouer d’un instrument que de chanter en face de personnes que tu ne connais pas, surtout pour une première fois.
— Vraiment ?
— É-vi-demment, affirma la musicienne, laquelle en appuyant sur chaque syllabe du mot pour mieux la convaincre réussit malgré elle le tour de force de rendre un adverbe suspicieux. Évidemment, crois-en mon expérience ! J’ai déjà chanté en concert, continua-t-elle maladroitement, avec une sorte de sourire bancal puisque retourné dans ses joues. Les percussion, c’est plus drôle.>>
Tout ce qu’elle voulait était préserver Chiara. Elle aimait chanter, avait-elle dit; du moins la brune l’avait deviné. Elle ne voulait pas qu’elle arrête du fait d’éventuels commentaires haineux de passants moins bienveillants que les autres. Certains aimaient être méchants pour oublier leur propre malheur. L’objectif n’était pas que la blanche regrette l’expérience.
<<Je vois…D’accord. Je te fais confiance, tu le sais mieux que moi.>>
La musicienne se mordit l'intérieur de la joue pour retenir un soupir de soulagement. Chiara lui adressa un sourire.
Claire lui retourna sans y penser. Ses épaules s’affaissèrent.
<<Le club de musique prête des instruments le mercredi…Alors, faisons ça demain. Ok ?
— Ok ! s’enthousiasma la blanche. Tant que tu ne t’évanouis pas sur ton vélo.
— Ah, arrête d’en parler…>>

<<...Je vais jouer, demain.>>
Claire remonta ses genoux contre sa poitrine, et s'enfonça dans le dossier mou du canapé. 
Elle ne l’avait jamais aimé. Elle s’y sentait engoncée.
<<Vraiment ?>> sa mère questionna.
Cette dernière ne l’écoutait pas vraiment, toute plongée qu’elle était dans son livre. Elle en tourna une page délicatement, le papier ne chuintant qu’à peine sous ses doigts.
La brune lui lança une œillade furtive.
La lumière vive et agressive des publicités diffusées par le poste de télévision en face d’elles éclairaient par intermittence le visage de la femme d’âge mur assise de l’autre côté du canapé. Claire l’observait du coin de l’œil. Elle retraça sa mâchoire rose, la courbe verte de son nez, bosseuse, la forme butée de son front orange. Les lumières alternaient. Ces traits, elle les retrouvait dans son miroir, parfois; lorsqu’elle prenait le temps de s’y attarder. De moins en moins souvent.
<<...Oui.>> acquiesça-t-elle, plus pour elle-même que pour être réellement entendue.
Le silence s'installa. Il affluait comme une vague, sur le sol, le tapis, lavait les pieds du meuble sur lequel la brune avait trouvé refuge. Cette dernier s’assit en tailleur, pour ne pas se mouiller les pieds. Elle observa l’écume échouée sous elle lorsque la vague reflua, l’œil lointain. Le grésillement de la télévision était le fond sonore de cette mer.
Sa mère était assise d’un côté, appuyée d’un bras contre l’accoudoir.
Et elle se tenait prostrée de l’autre.
Les épaules de Claire s’affaissèrent.
La femme avec une mâchoire saillante, comme son caractère; elle s’y ridait par endroits.
Elle aurait aimé lui parler, parfois. 
Mais elle ne comprenait pas. Elle avait l’impression que sa mère n’était pas réceptive au langage qu’elle parlait; et elle, n’était pas réceptive au sien. De fait, elles étaient comme deux radios posées l’une près de l’autre, qui émettraient sur des fréquences différentes. Elles grésillaient, elles faisaient du bruit, et existaient sous le même ciel: mais sur deux parallèles qui ne se croisaient pas. Similairement leur monde ne se croisaient pas non plus: parfois leurs parallèles se superposaient, comme en ce salon, l’espace de quelques heures dans la semaine. Mais la distance demeurait. Et peut-être était-ce cette distance-ci que Claire ressentait, lorsque par hasard elles se retrouvaient ensemble sur un canapé. Le vide entre les fréquences. Le silence. Leur silence, qui ne se mêlaient pas. Le vide.
Ce qui était pour le mieux. Certainement.
Les voix-off des publicités la narguaient. Claire saisit la télécommande et appuya sur le bouton off, irritée. La télévision se coupa. Elle lui donnait la migraine.
Sa mère releva enfin le regard vers elle.
<<Tout va bien ?
La lycéenne hocha la tête.
— Je suis juste fatiguée.
— Tu es toujours fatiguée. Pourtant tu ne fais que dormir.>>
La commissure des lèvres de la brune tiqua; elle se releva en un rictus sardonique imperceptible.
Est-ce que son interlocutrice croyait vraiment ce qu’elle disait ? Est-ce qu’elle était celle qui ne la comprenait pas ? Elle avait envie de rire. C’était comme ça que sa mère la voyait: une fainéante.
Mais ce n’était pas faux. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle ne faisait rien, sinon dormir; essayer.
Elle était fatiguée, d’une fatigue de laquelle dormir n’était pas un remède, mais un symptôme.
<<J’ai rencontré des personnes épuisantes.>>
Sa mère la contempla quelques instants silencieusement, impassible. Le salon avait toujours été une pièce sombre. Les fenêtres étaient noires. La seule lumière désormais venait de la lampe de lecture de sa mère, haute et vaillante. La nuit l’avait surprise.
La jeune fille lui retourna son regard de la même manière.
<<Tu devrais ramener tes amis ici. Et me les présenter, un jour. Peut-être que ça te fera ranger ta chambre, c’est un capharnaüm>>, dit-elle enfin, avant de rebaisser sa tête vers son livre.
Ce n’était pas une vraie offre. Sa mère intervenait dans sa vie qu’en cas d’extrême nécessité.
Claire ne répondit rien. Elle posa plutôt son menton entre ses genoux, tendue. Elle était toujours crispée lorsque la femme était aux alentours. Elle n’aimait pas mentir, mais…
<<Bien sûr.>>
<<D’ailleurs, l’infirmerie de ton lycée m’a appelée. C’était pour quoi ?
— Rien…
— Si tu n’as rien, arrête d’y aller. Ne dérange pas les infirmières. Et la prochaine, si prochaine fois il y a, dis leur de ne pas m’appeler. Je ne peux pas répondre quand je suis en bloc, je pensais que tu le savais.
—…Ok.>>
La mer lui arrivait au niveau de la taille lorsqu’elle quitta la pièce.

Claire arriva la première au vélo, cette fois. Elle laissa tomber son sac dans le panier et d’une main, tira ses clefs de sa poche, tandis qu’elle déclipsait de l’autre son casque du guidon.
Pas de Chiara aux alentours, vérifia-t-elle après un regard par-dessus son épaule. Cela signifiait qu’elle devait être dans la salle de l’option musique pour emprunter son instrument. Les emprunts étaient autorisés, avec l’accord du représentant lycéen de l’option: Félix.
Claire avait averti le jeune homme au gré de déambulations près de sa classe (elle l’avait en vérité choppé par le col alors qu’il en sortait) qu’une amie passerait certainement plus tard, et qu’il ferait mieux d’aller au club dès la fin de ses cours pour ne pas lui causer de tracas. Du moins, s’il ne voulait pas subir ses foudres, et se retrouver malencontreusement victime d’un accident (prémédité, sous-entendait son ton alors grave) qui impliquerait et sa tête bleue, et la guitare de la brune, au détour d’un couloir.
Le terme d’amie lui avait semblé naturel, et elle l'avait utilisé sans y penser: erreur de débutante. Elle l'avait compris en voyant les yeux de son interlocuteur s’allumer d’un éclat d’intérêt qui l’alarma, et son éternel rictus papelard et goguenard ouvrir son visage. Oh, avait-il pratiquement ronronné en répartie, tu as des amies, toi ? Le mal était fait: il était intrigué.
Claire passa sa main derrière son cou pour se frotter la nuque. Elle grogna entre ses dents, tiraillée par ce souvenir.
Félix et elle s'entendaient plus ou moins comme des frères et sœurs. Ses amies, il les connaissait: ce qui n'était pas compliqué, car Cassiopée était la seule. Alors, une nouvelle personne inconnue au bataillon ? Assez importante pour qu'elle, humaine asocial et dédaigneuse de la société des pauvres mortels qu’étaient ses semblables, fasse l’effort de se déplacer pour le menacer ?
Délectable. Le sourire de Félix s’était élargi. Bien sûr qu’il y serait, avait-il assuré, beaucoup trop gaiement pour être honnête.
Depuis Claire était nerveuse. Elle avait récupéré sa guitare le matin-même, pour s’éviter de se retrouver prise entre les deux. Cette dernière était sanglée dans son dos. Son poids la réconfortait.
Félix et Chiara partageaient la même énergie chaotique. Nul doute qu’ils allaient s’entendre merveilleusement bien, s’ils prenaient la peine de discuter: ce qu’elle redoutait, car de toute évidence ils partageaient aussi la même passion sadique pour se moquer d’elle. Elle n’avait pas envie qu’ils sympathisent. Enfin, si; un peu. Mais qu’un peu. Pas plus; pas beaucoup. Pas…Peu importe ! s’agaça-t-elle elle-même. Claire secoua la tête. C’était ridicule. Elle s’en moquait. Qu’ils fassent ami-ami si ça leur chante, en quoi c’était son problème ?
<<Ah>>, soupira-t-elle de frustration, l’arête du nez pincée entre ses doigts.
Elle se préoccupait de cette histoire bien plus qu’elle ne le devrait.
Chiara arriva sur ces entrefaites. Elle l’entendit de loin, car elle tenait dans ses bras une boîte en carton d’où provenaient des sons métalliques mélodieux, de plus en plus nets alors qu’elle approchait. Ils rythmaient ses pas rapides. La musicienne tourna la tête vers elle, soulagée. Un sourire ourla ses lèvres en voyant sa camarade avaler le chemin d'un pas gai et trottinant, et la boîte qu’elle leva triomphalement une fois près d’elle.
<<Alors ?
— C'était plus rapide que ce que je pensais. Beaucoup de gens doivent emprunter le mercredi, car tout était prêt quand je suis arrivée, s'enthousiasma naïvement sa camarade. Le chef de l'option était déjà là, aussi. On aurait presque cru qu'il m'attendait.
Claire tira sur le col de son pull, gênée.
— Hah. Ah-ah-ah...Quoi ? Non...Ricana-t-elle nerveusement. C’est fou..>>
Félix, s’atterra-t-elle. Il était incapable de la moindre discrétion. La brune désigna le carton d'un geste du menton pour changer de sujet.
<<Ehm, fais voir ce que tu as déniché ?
— Oki doki. Attends.>>
Chiara posa le carton par terre pour se libérer les mains et l’ouvrir. Elle en extirpa un tambourin, ancien et usé; ce qui ne l’empêcha pas de le brandir fièrement au-dessus de sa tête, radieuse. Son geste s’accompagna d’un concert de cymbales qui tintèrent glorieusement, comme enorgueillies de l’attention. Dans sa main, le tambourin avait l’air précieux.
<<Ta-da !>> s’enthousiasma-t-elle.
Claire percuta, au vu du regard que son interlocutrice lui lança, que cette dernière espérait d’elle un enthousiasme similaire. La musicienne leva donc ses mains pour applaudir, son sourire toujours au coin des lèvres. Claire s’impliqua avec bon cœur, même si Chiara était vraiment la seule personne qu’elle connaissait qui s’extasierait de la sorte pour un instrument poussiéreux.
<<Magnifique. Est-ce que tu veux y aller tout de suite ?
— Mm…Et si on allait manger, d’abord ? J’ai faim.
— Si tu veux. Où ? Tu as une idée ?>>
Les yeux de son amie brillèrent. Visiblement, oui: elle attendait seulement qu'elle pose la question.
<<Il y a un endroit où j'ai toujours voulu aller...>>
Elle était vague. Elle était vague sciemment. Un beau sourie éclot sur son visage: uh oh, sua Claire, pour laquelle il valait mieux prévenir que guérir. La dernière fois que Chiara avait eu cette tête, elles s’étaient retrouvées en train de barboter dans une rivière, puis avec la crève le lendemain. Alors:
<<Est-ce que c’est un plan foireux ? questionna Claire suspicieusement.
Elle était sur ses gardes, davantage encore que Chiara cochait toutes les cases du plan foireux. Utiliser des termes flous pour la duper, coché; sourire enjôleur pour l’enjôler, coché; ton mielleux, coché…
La brune plissa les yeux.
— Pas cette fois, s’amusa sa camarade, et elle leva la petit doigt d’un air solennel. Je te le promets ! Tu me fais confiance ?
La musicienne lui retourna une œillade torve, renfrognée. Elle enfouit ses mains dans ses poches. Bien sûr que non. Lui faire confiance était du suicide.
— Qu’est-ce que tu fais avec ton doigt ?
— Donne-le tien, je te fais une promesse du riquiqui.
— C’est trop sacré pour être utilisé comme ça. On ne rigole pas, avec les promesses de l’auriculaire>>, râla la brune dans sa barbe.
Chiara baissa son doigt et inclina la tête, mi-perplexe, mi-amusée par son pseudo coup de gueule. Claire s’embarrassa du regard attentif qu’elle posa sur elle, lequel jeta des coquelicots dans sa nuque. Elle se cacha derrière ses mèches dans un soupir, rougissante. Elle l’avait écoutée. Pour une fois qu’elle l’avait écoutée, ça devait être sur ça ? Pourquoi ne l’écoutait-elle que lorsqu’elle se ridiculisait ? Était-ce là que disparaissait toute sa crédibilité ? La brune se dépitait.
<<…Ok. Allons-y.>>
Un cri de joie et des tintements claironnants célébrèrent son acceptation.
Claire détourna la tête. Elle cacha ses oreilles pivoines sous son casque.

Claire scrutait le camion-restaurant.
<<...Tu es sûre que c'est là ?>> hasarda-t-elle.
Elle avait imaginé autre chose.
Elle tourna la tête vers sa passagère, laquelle s’efforçait de faire tenir la boîte de l’instrument qui avait voyagé sur ses cuisses sur le porte-bagage.
<<Mm-mm, confirma Chiara, concentrée sur sa tâche. Je le vois chaque année quand il s’installe, mais je n’ai jamais pris le temps de venir. J’ai toujours voulu essayer.>>
Elle avait troqué son sac de cours contre l’étui de guitare de sa camarade pour le temps du trajet, lequel dépassait donc de derrière sa tête blanche. Elle en paraissait plus petite qu’elle ne l’était en vérité, plus menue aussi. Claire la regarda faire, perplexe, puis reporta son attention sur ce qui était visiblement, bel et bien leur destination.
Le vélo était arrêté sur le trottoir de l’entrée du parking. Il penchait dramatiquement du côté de la pédale baissée, en position de dame qui se pâme; pour faire culpabiliser Claire, sans doute, la propriétaire du véhicule antisocial et aigri comme elle. Leurs deux sacs étaient enfoncés dans le panier. Le vélo n’avait pas apprécié la charge supplémentaire; il le faisait comprendre avec l’air misérable qu’il se donnait. Il n’aimait pas grand-chose, de toute manière.
De la lutte de Chiara pour faire tenir son carton en équilibre résultait des tintements et des sons de grelots criards. Elle s’agaçait. Claire pensa l’aider, mais Chiara s’anima davantage: elle en avait fait une affaire personnelle. La brune se contenta donc de passer sa main dans sa nuque et de se la frotter, incertaine. Son casque gêna son geste.
<<Tu y arrives…? Demanda-t-elle maladroitement, l’air de dire: tu veux de l’aide ?
— Ça ne se voit pas ? Sourit Chiara, l’air de dire: tu veux te battre ?
Claire sua. Elle battit en retraite derrière ses mèches brunes et recula d’un pas.
— Euh…Si, si…>> mentit-elle entre ses dents: non, elle passait son tour.
Chiara réussit enfin. Elle se redressa, contente d’elle-même, et se tourna vers la brune. Cette dernière capta aussitôt ce qui était attendu d’elle. Elle leva les deux pouces, crispée.
<<Top, la félicita-t-elle, quelque chose comme un sourire sur les lèvres. Super. Bravo.>>
Chiara déclipsa son casque avec triomphe, contente de Claire. Cette dernière respira, soulagée; elle ne réalisa qu’alors qu’elle avait été tendue tout du long de la discussion.
Chiara faisait peur, parfois, sua-t-elle, et pour reprendre contenance, elle reporta son attention sur le camion-restaurant.
Ce dernier était une sorte de véhicule, qui après la tête comme celle d’une camionnette, était prolongé d’un espace fendu sur la longueur en deux pans amovibles. L’un était relevé, et constituait un pare-soleil comme un abri en cas d’averse; l’autre était baissé entièrement pour révéler un comptoir. Ce faisant, la paroi du véhicule s’ouvrait sur l’intérieur en un rectangle comme une fenêtre sur une cuisine fumante, dans laquelle une personne en tablier noir s'affairait. Des pans de tissu en guirlande décoraient le plafond du camion-restaurant. Un chevalet publicitaire rouge proclamait des udon délicieux en lettres de craie.
Udon. Claire n’avait jamais vu ce mot.
Chiara s’avança de quelques pas légers. Elle tourna sur ses talons pour plonger ses yeux dans les siens, enjouée.
<<J’ai hâte. Je sais que tu n’es pas convaincu, mais on peut bien leur laisser une chance, pas vrai ? Je te l’offre pour te remercier de pédaler autant pour moi ! déclara-t-elle, tout sourire. Et puis, c’est aussi sur ma liste. Comme ça, on fait d'une pierre deux coups !>>
Claire cligna des yeux. Elle les écarquilla soudain, étonnée:
<<Attends. Attends, quoi ? C’est sur ta liste ? Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt ?
— Ah ! Tu ne savais pas ? Ah…J’ai dû oublier de te le dire.
— Mais ?!
— Oups>>, riota son amie, et elle tira la langue dans une moue étourdie.
Claire la fixa. Son sourcil tiqua. La jeune fille tombait des nues: ‘’Oups’’, qu’elle disait. Oups.
<<Oups ? répéta-t-elle, incrédule. Oups ?! Mais comment ça, oups ?!
Le smaragdin de ses yeux la fusilla involontairement. La liste: c’était le cœur même, l’objectif de leurs rencontres, et elle oubliait de lui en parler ? Mais comment c’était possible d’être aussi tête en l’air ?
— Ahh ! Claire ! s’écria la jeune fille en joignant ses mains devant son visage dans un claquement de ses paumes. J’allais te le dire, vraiment ! Aies pitié !
Elle était tout sauf désolée; ses manières théâtrales le montraient bien assez. Claire tomba néanmoins dans le panneau, et se hérissa, interloquée par le manège de la blanche et le fait qu’elle puisse sous-entendre qu’elle lèverait la main sur elle, même pour plaisanter. La brune vérifia que personne n’assistait au cirque qu’elles faisaient:
— Aies pitié ?! feula-t-elle dans le même temps. Mais, je ne vais même pas te toucher ?!
— Oh, se désappointa Chiara.
Sa réponse redoubla l’agitation de la brune.
— Oh ?! Oh toi-même. Tu ne veux pas plutôt t’excuser ?
— Non.
— Non>>, souffla la jeune fille, qui ne savait plus si Chiara était sincère ou se payait sa tête.
En toute honnêteté cette dernière la vidait de ses forces.
Chiara hocha la tête. Elle paraissait sérieuse.
<<Je ne m’excuse jamais, expliqua-t-elle. Quand je suis désolée, je me rattrape avec mes actions. Les paroles ne restent pas. Ça ne répare rien, ou qu’en apparence. Ça ne fait que déculpabiliser la personne en tort. Je ne m’excuse qu’en cas de situations désespérées, dans laquelle je ne peux rien arranger.
— Ah.>>
La musicienne marqua un temps d'arrêt. Elle coula un regard en coin vers son amie, déstabilisée. Cette dernière avait revêtu cette expression songeuse qu'elle arborait quelques fois, lorsqu'elle disait des choses que la brune ne pouvait pas intégrer entièrement. Une expression un peu distante, qui lui rappelait qu'elle ne connaissait d'elle que ce qu'elle voulait bien lui révéler.
La lycéenne n’était pas d’accord avec ce qu’elle venait d’entendre. Elle pensait qu’au contraire, les mots étaient puissants, et que s’excuser était nécessaire. Seulement, ceux qui possédaient les mots ne s’en rendaient pas compte, car ils les avaient, eux, et n’en manquaient pas. Et ceux qui devaient donner les excuses non plus. Claire garda toutefois ces pensées pour elle.
Elle n’aurait pas su les formuler.
<<…Euh…Articula-t-elle donc gauchement. J'imagine...Que ça se…Tient…?>>
Chiara tourna la tête vers elle. Claire la regardait avec une moue toute tordue de confusion, ses grands yeux verts perdus au milieu de leurs paroles. Le visage de la blanche s’éclaira.
<<Pffuah>>, pouffa-t-elle.
Son interlocutrice fronça le nez.
<<Quoi…>>
Chiara secoua une main. Elle tentait de réfréner son rire pour que sa camarade ne se sente pas raillée, mais plus elle se retenait, et plus la moue de la brune s’accentuait, et plus il lui était dur de se retenir.
<<Rien, rien…C’est juste que, tu aurais  vu ta tête…dégoisa-t-elle, sa voix serrée. Pfuaha…
— Arrête de te retenir, soupira Claire, consternée. C’est pire. Ris.>>
Chiara ne se le fit pas répéter. Elle éclata de rire.

Claire était assise sur le bord du trottoir, les genoux repliés contre la poitrine. Chiara était partie (seule) commander au camion. Elle se rattrapait avec ses actions (?). Quoiqu’il en soit, elle avait refusé qu’elle l’accompagne: et la brune n’avait pas insisté, car elle ne voulait pas l’accompagner.
Elle s’était ainsi retrouvée avec l’importante (pas vraiment) mission de veiller sur leurs maigres possessions, lesquelles consistaient en un vélo grincheux, un tambourin du siècle précédent et deux sacs de cours. Ce qu’elle ferait, bien sûr, au péril de sa vie. Elle était une chevalière, adoubée par la Reine Chiara de l’empire du Soleil, ironisa-t-elle non sans un soupir. Splendide combattante; intimidée par un camion-restaurant…
Elle coula un regard vers ce dernier.
Chiara était en grande conversation avec le cuisinier.
Claire admirait ses capacités de socialisation. Elle était vraiment incroyable...Elle avait toujours les mots justes, quand la brune, elle, s’empêtrait dans la moindre virgule.
Elle se demandait de quoi ils pouvaient bien parler, là-bas, pour avoir l’air aussi investis. Elle ne pouvait pas entendre ce qui se disait, mais elle pouvait voir que les deux s’animaient des paroles échangées.
Claire se crispa lorsque la jeune fille la pointa soudain du doigt. Elle détourna la regard par réflexe, crispée, et se redressa d’un coup pour corriger sa posture qui avachie, qui était peu glorieuse. La jeune fille fit mine de se passionner pour le paysage. Elle ne voulait pas avoir l’air de fixer Chiara. Elle n’était cependant que peu crédible, compte tenu que le seul ‘’paysage’’ alentour était celui d’une aire de stationnement, soit des figurés rectangulaires au sol et des morceaux de trottoir, ainsi que quelques maisons. Vraiment, l’endroit le plus notable consistait en une parcelle d’herbe comme un trou dans l’asphalte, quelques mètres plus loin, en bordure de route. La nature était étroitement serrée dans celui-ci, retenue captive. Noir, vert, noir. La guitariste n’aimait pas ces couleurs.
C’était disharmonieux.
C’était sinistre: contre-nature.
Elle perçut des bribes d’éclats de rires. Claire se persuada qu’elle en était la cause. Elle s’en accabla: ils riaient d’elle. Dans une vaine tentative pour disparaître, la lycéenne remonta le col de sa veste jusque sur son nez, les oreilles chauffées de honte. En même temps, pour ce qu’elle faisait sur le moment, elle aurait tout aussi bien pu être un poteau; un arbre; un rectangle de gazon ceint de goudron.
Cette pensée l’oppressait. Elle l’oppressait dans son corps, entouré de goudron, l’oppressait dans la ville, l’oppressait dans cette Terre; elle en devenait claustrophobe.
Elle détestait quand son squelette faisait ça.
Lorsqu’il se manifestait, et lui rappelait qu’il était captif de sa chair, et de sa peau; mais que ce n’était que temporaire, et que de fait, il comptait les jours. Comme elle. Elle comptait les jours, aussi.
Elle comptait les cases de la liste.
Claire soupira, et remua les épaules, comme pour les réajuster (?), réajuster la peau dessus. 
Elle était mal à l’aise.
Après une attention qui lui sembla durer des années, des pas légers se rapprochèrent d’elle. La tension qui raidissait la brune s’allégea lorsqu’elle les reconnut. Elle tourna la tête; et tomba sur les genoux de Chiara. Son regard remonta. Enfin, après s’être tordu le cou, elle croisa les yeux de sa camarade de classe. Le ciel. Étrangement, elle respira.
<<C'est dangereux de s'assoir là.>>
Chiara la sermonna gaiement; pourtant, elle ne se fit pas prier pour s’assoir elle-aussi sur la bordure du trottoir. Au contraire, elle ponctua son mouvement d’une onomatopée, hop !, alors qu’elle surveillait dans le même temps les deux coupes dans ses mains.
Le monde se relâcha de son onomatopée innocente. Comme, quelqu’un qui expirerait après avoir trop longtemps retenu son souffle. La boule dans le cœur de Claire se relâcha, aussi. C’était pour ça qu’elle pouvait respirer de façon plus libre. C’était l’effet que lui faisait la présence de la blanche.
Un souffle d’air.
C’était évidemment, incongru de dire que le monde se voyait soulagé par un seul être humain, un ciron, donc, lorsque comparé au reste de l’univers, compris en sa métonymie. Et pourtant.
<<…T’es là, expira Claire.
— Je t’ai manquée ? s’amusa son interlocutrice, rayonnante.
— Pff.>>
Oui.
La lycéenne reporta son attention sur les coupes en carton que son amie tenait dans ses mains. De la fumée odorante s’en dégageait, et sinuait dans l’air au-dessus d’elles en volutes. Ses doigts ne pouvaient pas en faire le tour. En longueur, ils faisaient, approximativement, un peu moins que la taille d’un avant-bras, du poignet jusqu’au coude.
<<C’est quoi ?>> questionna la guitariste, qui se pencha pour jeter un œil au contenu.
Raté. Les bords étaient top hauts pour voir, plutôt qu’apercevoir. Chiara lui renvoya un sourire mystérieux pour toute réponse, l’un de ceux qu’elle affectionnait tant, et lui tendit un récipient. La brune hésita, mais finit par le prendre prudemment, enveloppant ses mains autour de celle de la jeune fille pour s’assurer de ne rien renverser. Elle pensait qu’une fois que Chiara aurait vu qu’elle tenait bien la coupe, elle enlèverait sa main.
Mais Chiara ne le fit pas.
La guitariste lui lança un regard interrogateur.
<<…>>
Chiara enleva enfin sa main.
<<Ah, c’est chaud !
— Oui…Tu ne vois pas la fumée ?>> gloussa la blanche, narquoise.
Son interlocutrice esquissa un rictus, la commissure de ses lèvres crispée dans sa joue. 
Si: ça avait même été la première chose qu’elle avait vue. Mais elle n’avait pas fait attention.
La chaleur du liquide transperçait l’épaisseur du carton, lui réchauffait les paumes.
Elle se sentait bête. Elle n’aimait pas ça.
<<Tu aurais pu me prévenir, rouspéta-t-elle avec mauvaise foi.
Claire cala sa portion entre ses cuisses le temps de s’organiser. Chiara d’hausser les épaules. Son sourire ne quittait plus ses lèvres.
— Tu es toujours de mauvaise humeur ?
La guitariste grimaça: touché. Elle zyeuta son interlocutrice. Cette dernière avait l’air de rigoler, mais par mesure de précaution elle s’excusa, d’une voix coupable:
—…Désolée.>>
Claire détourna le regard. Elle s’admonesta en son for intérieur; pourquoi est-ce qu’elle était comme ça ? Elle devait faire des efforts, surtout qu’elle appréciait le moment. Comment pouvait-elle faire comprendre qu’elle les appréciait, si elle ne faisait que grommeler et se plaindre ? Idiote.
<<Je trouve ça mignon.
— Quoi ? s’éberlua la brune.
Chiara lui adressa un sourire taquin, imperturbable. Elle hocha la tête.
— Tu es grognon comme un chat…C’est mignon, développa-t-elle, et puis elle lui fourra un sachet rouge entre les mains. Tiens, prends ça ! Tu vas en avoir besoin.
— Euh. Euh…Euh, merci.>>
La guitariste le réceptionna faute de mieux, hébétée. Chiara s’était reconcentrée sur son propre bol. Son commentaire avait pris la brune par surprise. Elle ne savait toujours pas quoi en faire, d’ailleurs, et fixait le sachet d’un œil lointain, perdue dans ses pensées. Un chat ? Elle ? Elle détestait les chats. Claire releva la tête, chercha ses mots, ne les trouva pas. Elle pinça les lèvres, passa une main dans ses cheveux, rechercha sans trouver, et enfin décida de lâcher l’affaire.
Certainement n’entendrait-elle plus jamais cette comparaison, alors ce n’était pas grave.
Claire déchira le sachet rouge, pour en sortir deux bâtons collés ensemble. La jeune fille marqua un nouveau temps d’arrêt. Elle examina la chose et après l’avoir tournée dans ses mains, releva le regard vers Chiara, indécise.
<<Tu te moques de moi…? hésita-t-elle, le bâton coincé entre son pouce et son index.
La volleyeuse éclata de rire.
— Mais non, enfin !>> s'exclama-t-elle, hilare.
Elle posa son plat par terre entre ses pieds pour attraper son propre sachet, qu’elle déchira pour en extirper le bout de bois. Observe, dit-elle prosaïquement en le saisissant. Elle le craqua en deux; ce faisant, elle révéla deux baguettes. Ah, lâcha Claire.
La guitariste se passa une main sur le visage. Ok. Elle aurait souhaité disparaître de honte.
Chiara lui tapota le dos, sensible au malheur de son amie. 
<<Allez, allez. Je sais le faire car j'ai regardé beaucoup d'anime, c'est tout, la rassura-t-elle et en bonne empathe, choisit de ne pas l’enfoncer plus.
— Tu regardes des anime, toi ? grommela la brune.
— Oui.
— D’accord.>>
Elle n’en avait pas le profil. Mais une nouvelle fois, elle jugeait aux apparences; ce qui n’était qu’un moyen de défense pour se préserver d’un monde qu’elle ne voulait plus voir.
Claire reporta son attention sur le récipient fumant entre ses cuisses, qu’elle scruta pour se changer les idées. Elle fronça involontairement les sourcils. Dedans, il y avait…C'était...Des pâtes épaisses dans un liquide brunâtre, mêlées de tranches de champignons qui flottaient en surface. Elle apercevait aussi des choses (?) oranges, jaunes et vertes, qu’elle identifia comme des bouts de légume. Mais ce qui la perturbait le plus, ça devait être la moitié d’œuf qui naviguait au milieu de tout cela comme un navire égaré.
<<Ça refroidira, si tu ne fais que le fixer>>, s’amusa la volleyeuse aux cheveux blancs.
Pour donner l'exemple, elle attrapa un bout de légume de ses baguettes et le goba. Son visage s’illumina de nouveau. Étrange, se dit la brune. Chiara était étrange. Claire décida quand même de l’imiter: elle s’essaya au repêchage d’un champignon, mais ses baguettes ne cessaient de glisser entre ses doigts. Elle ignorait si elle mettait trop de pression, ou pas assez: en tout cas, elle échoua d’autant plus lamentablement que Chiara à ses côtés excellait dans ce domaine. 
Impatientée, elle finit par les tenir dans son poing comme une fourchette et touilla dans le tas, s’efforçant d’enrouler les pâtes en une masse compacte autour d’elles pour les saisir. Ce qui fonctionna, plus ou moins. Au point où elle en était, un moins lui suffisait.
Un pffu étouffé en une toux sèche s’éleva du côté de Chiara. L’air de rien, elle assistait au massacre de la brune, et ne retenait de rire qu’avec beaucoup de mal. 
Sadique, grogna la guitariste. Elle resta néanmoins focalisée sur la tâche, son succès trop précaire pour qu’elle puisse se permettre de se déconcentrer. Son repas en dépendait, après tout.
Claire entreprit de manger avec la grâce et l’élégance d’une tortue serpentine.
<<…Ne regarde pas, s’accabla-t-elle, très consciente d’être ridicule lorsqu’elle croisa le regard de Chiara, laquelle était devenue rose de ses éclats de rire refoulés. Ne me regarde pas manger. S’il te plaît.
— C’est bon ? demanda malgré tout cette dernière.
— Oui, c’est bon.
— Fffu…>>
Claire abandonna cette technique également (pour le bien de Chiara, qui pensait qu’arrêter de respirer était la solution pour rester sérieuse). Elle n’en était que plus rose. Claire soupira, la fumée de son bol lui revenant dans le visage. Elle décida de simplement boire le bouillon, pour le moment. 
Ça, elle maîtrisait.
Chaque chose en son temps.
<<J’ai une idée ! >>
La jeune fille aux cheveux blancs attrapa des pâtes de ses baguettes et les égoutta soigneusement. Elle se tourna vers elle, espiègle. La musicienne lui retourna une moue méfiante. 
Elle n’aimait pas trop quand elle avait des idées.
<<Fais ‘’ahhhh’’…
— Plutôt mourir.
— Bouh, tu n’es pas drôle.>>
■ "Manger à l’échoppe de nouilles."

<<…Merci Chiara, au fait.
— Avec plaisir. Mais si tu veux vraiment me remercier, tu peux ouvrir grand et faire…
— Toujours pas, non.>>

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Caribou
Posté le 23/05/2024
Bonjour,
J'ai adoré la scène de la rivière, j'ai bien aimé découvrir la liste de Chiara, et c'est super de voir Claire et Chiara se rapprocher grâce à celle-ci.
Malgré tout, j'ai trouvé le début un peu lent... La fin du chapitre est un peu plus dynamique, notamment grâce à la liste.
Par ailleurs, j'ai hâte d'en découvrir plus sur la relation que Claire entretient avec sa mère.
En tout cas, j'ai hâte de lire la suite !
Milo.rd
Posté le 09/11/2024
Merci !
C'est noté pour le rythme, je ne m'en étais pas rendue compte. J'en prendrai compte pour la réécriture.
Merci de suivre l'histoire, et merci aussi pour les commentaires et leur pertinence :)
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