L’antichambre administrative était sobrement décorée et d’une propreté absolument exemplaire. Les traces boueuses de Sylvain y détonaient tout particulièrement, et une concierge, visiblement épuisée, était déjà en train de les balai-brosser. Sa petite silhouette voûtée n’adressa pas le moindre regard à Honorine, et pour cause : déjà cinq autres personnes patientaient sur les fauteuils d’attente où les allées et venus semblaient récurrents. Chaque individu semblait d’ethnie différente, un journal ou une radio portative à la main, aux aguets des nouvelles ou de mots croisés. L’un d’eux sortait du lot par son accoutrement : un homme grisonnant aux longs cheveux gris ondulés, couvert de bijoux par dessus son uniforme noir et or. Un patchwork détonnant et négligé pendait par dessus sa poitrine. Il était impossible de capter ses yeux sous sa visière de bismuth de très mauvais goût aux yeux de la jeune fille, mais elle était persuadée qu’un regard de marbre y logeait.
— Madame Santin, c’est à vous, entrez. Tiens, mais c’est Honorine ! Vous n’êtes pas en leçon ?
La silhouette squelettique qui venait de l’interpeler appartenait à la Responsable des Élèves, Demoiselle Cassandra. Même le châle le plus ample ne permettait pas de dissimuler son anorexie avancée, qui, étonnamment, n’influait pas sur sa jovialité et son énergie. Seul le coffre de sa voix était altéré : chaque mot en ressortait soufflé comme un soupire d’enfant. Honorine appréciait la Responsable pour son honnêteté et sa bienveillance, mais elle la soupçonnait de ne survivre que grâce à une puissante magie. Ce petit regard noisette, toujours si jovial, ne tenait peut-être qu’à un fil. Heureusement, travailler constamment assise derrière ce grand bureau de bois ne devait pas être si énergivore.
— Je cherche Sylvain. Je sais qu’il est rentré.
— Bien sûr, il est aux douches. Tu peux venir l’attendre dans la salle des professeurs si tu le souhaites.
Elle ne se fit pas attendre. Parcourant les couloirs aux murs de bois de marbres structurés par des piliers de bronze encastrés, manquant par trois fois de glisser sur le sol en parquet sombre bien trop lustré, elle atteint enfin la salle des professeurs. Une pièce qui sentait le café, plus large que longue, ou deux tables basses étaient cerclées de fauteuils bleu nuit capitonnés. Aucune fenêtre, seulement des portes fermées dans tous les sens, et un éclairage par bâtons de tungstène illuminés sillonnant le plafond. Et pourtant, la lumière tamisée semblait venir d’une toute autre source.
Malgré l’absence de qui que ce soit, Honorine ne savait pas où se mettre. Elle saisit un fauteuil, le moins massif du lot, et l’approcha le plus possible d’un coin isolé. Sa plus grande crainte, à l’instant, était qu’un professeur décide de venir partager son espace. Elle n’avait pas envie de parler, encore moins à Dame d’Ambroisie qui, elle le savait, profitait d’un temps libre l’heure qu’il était. L’imaginer franchir la porte, son fichu dispositif oculaire scrutant chaque coin de pièce, mettait Honorine en colère avant l’heure. Elle avait cru pouvoir faire confiance à cette remplaçante, que cette tentative d’assassinat n’était qu’une mise en scène exacerbée au service de son caractère sévère, mais découvrir Sylvain couvert de blessures et de saleté avait dissipé toute sa tendresse. Sa magie d’or s’enflamma à nouveau à travers ses organes, déclenchant une braise destinée à immoler cette remplaçante.
Ding. Ding.
Qu’est-ce que c’était ?
Le son se faufilait à travers deux piliers soutenant le mur, face à Honorine. Clairement étouffé par le plâtre peint de bleu, il ressemblait… à une sonnette de pneumoposte.
Fwomp !
Bingo. En même temps qu’une petite trappe métallique dissimulée s’ouvrait dans un fracas grotesque, une lettre fut propulsée à l’autre bout de la pièce, s’écrasant juste à droite de l’élève, confuse. La trappe se referma aussitôt, l’enveloppe était fumante. Cette-dernière était adressée à une certaine C., sans aucune spécification particulière. C., ce n’était pas Honorine.
Des pas précipités surgirent du couloir vers l’antichambre. C. comme Cassandra ? Oui, c’était probable.
— Bon sang, bon sang ! Cette lettre n’était pas censée du tout arriver par-ici, Honorine. Je suis désolée pour le désagrément. Bonne attente !
Sous un sourire digne d’un horizon côtier, ses deux yeux en guise de mouettes, la secrétaire s’éloigna dans un fracas de talon étonnamment bruyant pour un poids si faible. Pourquoi s’était-elle précipitée ainsi ? Et surtout, pourquoi cette lettre avait-elle surgi ici ? Les pneumopostes ne se trompent jamais de destinataire.
La magie d’or d’Honorine s’était complètement affaissée dans ses entrailles. La confusion avait fait table rase de toute cette journée. Elle se promit d’en toucher deux mots à Tenailles dès qu’elle le verrait. Pour l’instant, ce n’est pas le vieux jeune mécanicien qu’elle attendait, mais Sylvain. Et le-voilà justement, bousculant une des treize portes de la salle des professeurs, intimant un remerciement à une silhouette derrière lui. Son étonnement à la vue de sa camarade faillit lui faire percuter la porte qu’il venait de refermer si délicatement.
— Honorine ? Tu… Tu as été convoquée ?
— Non, je viens te voir.
Le jeune homme, sous sa cape de lin d’étudiant toute propre à la forte odeur de lessive à la lavande, s’empourprât en une fraction de seconde. « Evidemment » pensa Honorine, « une fille qui parle à un garçon ».
— Je vais bien… merci. Je retourne à la verrière. Tu me suis ?
La jeune fille acquiesça en emboîtant le pas, bien décidée à s’entretenir seule à seul avec ce mystérieux garçon. Non pas qu’elle souhaitait accroître les soupçons de ce dernier, mais elle devait absolument en apprendre davantage sur sa chute.
Ils croisèrent cinq automates en descendant vers la verrière un peu plus bas, chacun était complètement apathique à la situation. En fait, Honorine aurait juré qu’ils étaient désactivé. De plus, elle ne les avait pas remarqués à l’aller. Tenailles était-il dans le coup ? Peu importe, car le couloir vide de témoins leur mit à disposition un banc à mi-chemin, où les deux camarades pourraient enfin discuter calmement. Et mine de rien, Honorine mourrait d’envie de soigner son camarade, ne serait-ce que pour tester son nouveau...
Son catalyseur. Elle l’avait oublié dans la verrière.
Tant pis, elle ferait sans.
Elle encouragea vivement (elle força) Sylvain à s’asseoir à sa gauche sur le banc tout en faisant appel à sa magie du bout des doigts. Elle avait l’habitude de soigner des plaies, c’était protocolaire pour elle. Entretenir une discussion aussi sérieuse, par contre, était encore au stade d’apprentissage. Comment devait-elle aborder le sujet ? Comment devait-elle seulement justifier sa venue à la salle des professeurs juste pour le retrouver ? Elle n’y avait même pas encore réfléchi. Sylvain, sous ses cheveux bruns mi-longs encore trempés, dégoulinant sur ses joues et ses tempes, ne supportait pas ce long silence. L’odeur de lavande ne dissipait aucunement le malaise.
— Tu peux m’expliquer ce que tu veux ? On doit rejoindre la verrière, maintenant.
— Je vais te soigner.
C’était une manière pour elle de s’occuper les mains et de ne pas trop se perdre dans sa propre tête. Lorsqu’elle entreprenait une guérison, Honorine passait en pilote de dialogue automatique, à l’instar des véritables médecins diplômés. Rien de plus pratique pour quelqu’un de si maladroit de ses mots.
— Pourquoi me soigner ? Non, je n’en ai pas besoin, j’ai à peine quelques égratignures.
— Tu viens de changer de cape mais elle est déjà tachée de sang. Laisse moi faire.
— Je te dis que…
A peine Sylvain put-il terminer sa plainte qu’Honorine puisa une grande quantité de magie en elle. Elle n’était pas du genre à négliger le consentement, mais du peu qu’elle connaissait à propos de ce timide borné, il n’aurait pas accepté de soins même en cas de jambe arrachée.
Cette fois-ci, la décision de la jeune fille était toute justifiée. Aux premiers circuits de sa magie d’or à travers les veines du jeune homme, une quantité phénoménale de fer s’agita dans tous les membres de ce dernier, et surtout dans son dos. Elle craignait de découvrir l’étendue des dégâts sous cette cape rougie.
— Tu n’as pas mal ? C’est un sacré bazar là-dedans.
— Ça va. En fait, je ne sens rien.
Les sourcils de la soigneuse s’arquèrent. Anesthésié, carrément ? Sa chute aurait pu lui endommager sa colonne vertébrale, peut-être même le tuer sur le coup. Il fallait qu’Honorine mobilise davantage de magie si elle voulait soigner Sylvain assez vite, mais le temps était compté : les automates, bien qu’inanimés, se tenaient juste au-dessus de leurs têtes, et des professeurs rôdaient toute la nuit dans l’établissement.
Foutu catalyseur. Elle qui était si impatiente de l’essayer en conditions réelles.
— Tu as l’air inquiet depuis que tu es remonté des Limbes. Camilla y est déjà allée, pourtant, et elle n’a rien rapporté de spécial. Que s’est-il passé… en bas ?
Elle adressa un regard le plus bas possible par-dessous la rambarde. Quoi qu’il fut arrivé à Sylvain, cela se tenait sous leurs pieds à ce moment présent.
— Il ne s’est rien passé, répondit l’élève clairement embarrassé. La remplaçante m’a… Enfin, elle m’a…
— Projeté ?
— … projeté dans les Limbes, oui. J’ai fait une chute de plus de dix secondes, au moins. J’ai cru que j’allais y passer. Finalement, j’ai senti mon poids s’alléger, en bas. Je me suis tout de même fracassé le dos au fond… au fond du gouffre, mais rien de bien grave. Je vais bien.
Il annonça cela alors qu’Honorine lui comblait une profonde plaie d’un centimètre carré par du métal, sur son biceps. Elle était loin d’avoir terminé. Il lui fallait impérativement se dépêcher.
— Qu’est-ce qu’il y a en bas ?
Sylvain marqua une hésitation, les yeux non plus posés sur le sol, mais au travers.
— De la poussière, des insectes, quelques plantes. Il y a de la glaise, de la pierre, des chutes de métal, de la sciure… et le début de l’escalier qui monte jusqu’ici. Cela m’a pris plusieurs dizaines de minutes pour remonter toutes ces marches.
Effectivement, le corps du jeune homme était affaibli par l’ascension et le soin n’en était que plus lent.
— Il y a quelque chose d’autre ! Dis-moi, je dois le savoir. Si tu veux faire sauter d’Ambroisie de cet établissement, il faut que tu me dises ce que tu as vu en bas.
— Je n’ai rien vu en bas !
— Tu ne peux pas laisser ta vie couler sans rien faire indéfiniment.
Honorine avait prononcé ces mots avec une froideur arctique, tout en se levant de tout son haut face au jeune homme. Elle devinait ses propres yeux destructeurs, imposant une réponse des plus immédiates. Elle voila entièrement le jeune homme de son ombre face à la lueur de la lune, et derrière elle encore se dressait l’ombre de la pointe de la verrière astrologique. A ce moment précis, elle ne fut pas témoin de ce qui s’incarna derrière elle, mais Syvlain, de toute évidence, l’était : ses yeux, à peine relevés, s’écarquillèrent comme à la vue de la mort en personne. Ou celle d’un feu d’artifice imprévu, en fait.
Sa natte de platine tourbillonna quand elle se retourna d’un tour de tout son corps. Sa magie ondoyait encore entre ses doigts lorsqu’elle la vit. Sa magie, ou plutôt, ce qu’elle en avait laissé dans la voûte cristalline de la verrière avant de quitter la pièce, furieuse. Dans un sillon fantomatique, toute cette énergie d’or se déversa vers la jeune soigneuse sans un bruit mais avec une vitesse effrayante. Honorine n’avait jamais été témoin de ce phénomène, et pourtant, il était logique : la magie d’or ne s’abandonne pas au milieu de nulle part. On la retrouve toujours un jour, si ce n’est pas elle qui nous retrouve.
Toujours immobile, sa surprise ne s’arrêta pas là. La magie ne faisait pas que rejoindre son hôte. Elle avait établi un pont avec la verrière, où à son origine se trouvait un haut rayon, fin comme une épingle, planté dans le cristal.
Le catalyseur, dans le sac.
La voix de Sylvain surgit de l’ombre, comme placée au mauvais endroit au mauvais moment.
— Et ça… qu’est-ce que c’est ?
— Je l’ignore, mentit-elle à moitié. Laisse moi terminer mes soins, et on rentre à la verrière.
Pourquoi Honorine ne veut-elle pas retourner dans la verrière, comme le propose Sylvain, et récupérer son catalyseur pour le soigner ?
Sylvain n'a-t-il pas remarqué ses blessures pendant sa douche ?
La pneumopompe qui s'est trompée de destination et les automates en panne, c'est à cause de la magie d'Honorine ou quelque chose d'autre ?
Sinon je trouve ce chapitre assez court comparé aux autres
balais-brosser : bizarre, balai-brosser plutôt ?
les allers et venus : allées
elle est déjà tâchée de sang : tachée (sans accent)
Maintenant, pour répondre :
-Honorine ne part pas chercher son catalyseur car sa magie d'or est censée être interdite dans l'enceinte de l'établissement. De plus, on ne vagabonde pas à son gré dans une académie
-Sylvain a remarqué ses blessures mais les néglige consciemment par soucis de discrétion.
Enfin, merci encore pour tes corrections. Je vais m'empresser de m'en occuper !