- Bonjour, Freijat, dit le trieur.
- Bonjour, supérieur, répondit Freijat.
Freijat se trouvait près de lui avec aisance. Peu après la naissance de son deuxième enfant, Ajar avait indiqué le nom de son futur partenaire. En soi, la nouvelle n’avait rien d’extravagante sauf que le trieur n’était pas le même que d’habitude. Qu’était-il arrivé au précédent ? Pourquoi le poste avait-il été confié à un autre ? Freijat se demandait si c’était à cause d’elle. Le guérisseur avait-il demandé son éloignement ?
Freijat ne s’était pas plainte. Elle ne supportait que très mal la proximité avec le précédent l’ayant mordue à la gorge. Avec celui-là, elle se sentait bien, confiante, d’autant qu’il l’avait prévenue que les partenaires suivants lui plairaient et seraient célibataires. Afin de ne pas risquer de les blesser, elle leur avait indiqué qu’elle refuserait de vivre avec eux et le leur avait signifié dès leur rencontre. Ainsi, elle leur avait évité un espoir brisé.
Son quatrième enfant venait d’être sevré. Elle s’attendait à ce que le trieur vienne lui désigner son partenaire suivant, avec qui elle refuserait également de vivre mais certainement pas de se reproduire, faisant ainsi honneur à son village.
- Tu partiras demain pour ta nouvelle affectation de nourriture. Ton supérieur attitré t’attend.
Freijat frissonna. Nourriture ? Elle en eut immédiatement envie de pleurer. Elle n’avait refusé ses partenaires que dans l’espoir que la femme de Kre-mi finirait par mourir en couche, le libérant. Cette nouvelle affectation l’éloignerait à jamais de lui. Elle ne reviendrait jamais. Elle ne le reverrait jamais. Tout espoir venait d’être anéanti. Elle serait malheureuse toute sa vie. Elle espéra qu’Ajar avait raison et qu’être nourriture était une promesse de mort rapide. Au moins, elle ne le pleurerait pas trop longtemps.
- Freijat ?
- J’ai compris, supérieur, murmura Freijat. Puis-je partir immédiatement ?
- Tu ne veux pas dire adieu à tes enfants ? Prévenir les tiens de ton départ ? s’étonna le trieur.
- Pourriez-vous vous en charger ? De les prévenir, je veux dire.
- Si tu veux, dit le trieur visiblement troublé. Tu es certaine ? Une fois partie, il n’y aura pas de retour en arrière possible !
Freijat hocha la tête.
- Soit, annonça le trieur. Ce n’est pas ton receveur qui refusera !
Freijat s’en fichait. Elle voulait juste mourir, le plus vite possible de préférence. Le trieur lui fit signe de le suivre. Elle obtempéra, l’esprit vide, marchant mécaniquement, un pas après l’autre. Le trajet se fit en traîneau à chiens, elle dans les bras du trieur qui guidait. Elle ne chercha même pas à savoir où elle allait ni le chemin emprunté. Qu’importait ? Elle ne reverrait jamais son village de toute façon.
Elle se figea à l’arrivée devant l’immense mur en bois infranchissable courant à droite et à gauche dans une courbe légère donnant une impression d’infini à l’ouvrage. Le trieur lui laissa volontiers le temps de prendre la mesure de ce qui se trouvait devant elle avant de franchir la porte qui s’était ouverte à leur approche.
Ils descendirent du traîneau et Freijat découvrit de nombreux bâtiments en bois. Comment parvenaient-ils à en construire d’aussi hauts ? Habituée aux tentes en peaux de bête et aux cavernes lors des hivers longs et rigoureux, ces bâtisses la pétrifièrent de terreur.
De nombreuses personnes allaient et venaient, portant de la nourriture, de l’eau ou des vêtements.
- Les travailleurs, indiqua le trieur. Il faut bien que les sources mangent, boivent, se lavent, se changent et dorment. Voici Chenoa. Elle s’occupera de toi.
Freijat observa la jeune femme qui s’inclina. Elle n’était probablement pas encore devenue adulte. Elle proposait un visage très clair et des cheveux blonds courts. Freijat fronça les sourcils devant ses beaux yeux bleus, une couleur inconnue dans son village, même si Freijat la savait possible via des chants courants de villages en villages. Chenoa portait des vêtements très couvrants et chauds, nécessaires sous ce vent glissant sur la neige glaciale.
- Demande-lui n’importe quoi et elle s’efforça de te satisfaire, continua le trieur. Tu n’as désormais que deux choses à faire : prendre soin de toi et t’offrir à ton receveur. Il t’apprendra la position d’offrande lors de votre première rencontre.
- Je la connais déjà, indiqua Freijat.
Le trieur fronça les paupières.
- Votre prédécesseur me l’a apprise juste avant de me mordre à la gorge, précisa Freijat.
- Il n’avait pas le droit de faire cela, gronda le trieur. Sahale a bien fait de le dénoncer. Son exécution était méritée.
« Exécution », répéta Freijat en pensées. Elle frémit. Le supérieur avait-il vraiment perdu la vie à cause d’elle ? Elle n’aurait jamais cru avoir un tel pouvoir. Elle enregistra le prénom de son guérisseur attitré, consciente que cela ne servait à rien puisqu’elle ne le reverrait jamais. Au moins pourrait-elle le nommer dans sa tête lorsqu’elle se souviendrait de lui, de sa gentillesse, de ses soins, de son écoute chaleureuse.
- Je te laisse avec Chenoa, souffla le trieur avant de s’éloigner.
Freijat constata que deux hommes s’occupaient des chiens et du traîneau.
- Tu veux que je te montre tes appartements ? proposa Chenoa.
- Mes appartements ? répéta Freijat, abasourdie.
Chenoa lui fit signe de la suivre. Une bâtisse dévoila plusieurs pièces. Chenoa désigna l’une d’elle.
- C’est chez toi, indiqua-t-elle.
La grande pièce contenait un objet étrange.
- C’est un lit. Tu fermes les rideaux pour ne pas avoir froid, expliqua Chenoa. On m’a prévenue que tu trouverais tout bizarre mais que tu t’y ferais vite.
Freijat lui lança un regard interloqué.
- J’ai vécu ici toute ma vie, précisa Chenoa. À mes yeux, c’est ça qui est normal. Ma chambre est juste à côté. Appelle-moi ou secoue la cloche et je viendrai. Souhaites-tu boire ou manger ?
Freijat observa l’immense pièce presque entièrement vide. Elle avait envie d’être seule, de pleurer, de mourir. Chenoa dut le sentir car elle s’éclipsa discrètement sans attendre la réponse à sa question. Freijat se mit en boule dans un coin et pleura.
Les rayons du soleil l’éveillèrent alors qu’elle n’avait aucun souvenir de s’être endormie. Elle avait mal à la tête. Elle se sentait assoiffée. Elle sortit de sa chambre, se demandant comment trouver de l’eau. Chenoa apparut.
- Bonjour, Freijat. Tu as bien dormi ? demanda Chenoa, le visage souriant et plein d’entrain.
- J’ai soif, répondit Freijat, l’esprit sens dessus-dessous.
Chenoa lui proposa de la suivre. Dans une autre pièce de la grande demeure se trouvaient une dizaine de personnes. Toutes mangeaient et buvaient. Les hommes et les femmes levèrent les yeux sur la nouvelle venue avant de reprendre leurs activités et leurs discussions. La source aux yeux et cheveux bruns ne requérait pas leur attention.
Freijat s’assit par terre loin de ces gens. Elle ne voulait pas parler. Elle voulait mourir. Elle prit volontiers le verre que lui tendait Chenoa et avala d’une traite le jus – au demeurant excellent – qu’il contenait. Elle mâcha machinalement, sans porter attention au délicieux goût envahissant ses papilles. La salle se vida. Freijat se retrouva seule avec Chenoa.
- Nous pouvons aller nous promener, si tu veux, proposa Chenoa. Nous pouvons jouer aussi. Tu connais le…
Freijat suivit le regard de Chenoa pour tomber sur un supérieur. Il fit signe à Freijat de le rejoindre.
- Je suis ton receveur, annonça le supérieur.
- Bien, supérieur, souffla Freijat.
- Allons dans ta chambre.
- Comme vous voulez, supérieur, répondit Freijat.
Mourir ici ou ailleurs, qu’importait ? Elle marcha en premier, lui suivant derrière elle. Freijat constata que Chenoa était restée dans la salle à manger. Le supérieur referma la porte après elle. Sans attendre de recevoir la moindre instruction, Freijat se plaça à genoux puis pencha la tête vers la droite, comme le lui avait montré son précédent trieur.
Le supérieur se plaça derrière elle. Il l’enlaça comme l’ancien trieur l’avait fait : bras gauche maintenant les bras, bras droit saisissant la tête. L’esprit de Freijat voulut se rebeller. Le souvenir de la morsure de l’ancien trieur lui revint comme une tornade violente. Elle lutta contre son receveur qui ne se plaignit pas.
La douleur l’envahit, partant du cou pour remonter dans le crâne puis redescendre dans tout le corps. Elle voulut s’enfuir mais le supérieur tenait bon, fermement, sans blesser.
Elle sentit son énergie décroître et sut la mort proche. Elle était heureuse de rejoindre les ancêtres et enfin, de cesser de souffrir. Les aiguilles s’éloignèrent et Freijat s’écroula.
- Chenoa ! appela le supérieur.
Freijat la vit apparaître dans la pièce. Le regard qu’elle lui jeta fut terrifié.
- Je ne me suis pas nourri depuis longtemps. J’avais faim, indiqua le supérieur avant de s’en aller.
Chenoa se jeta sur Freijat et la porta sur le lit. Lorsque Freijat ouvrit les yeux, Chenoa se trouvait près d’elle, la veillant.
- Tu m’as fait peur ! s’exclama l’adolescente. Il n’y a pas été de main morte. Tiens, je t’ai amené de quoi reprendre des forces.
Chenoa aida Freijat à s’asseoir. Elle mangea et but mais une seule question la hantait : pourquoi était-elle encore en vie ? Elle avait espéré mourir et voilà qu’on le lui refusait. Elle ne comprenait pas.
- Je vais subir ça pendant combien de temps ? demanda-t-elle sans attendre de réponse.
Elle se parlait avant tout à elle-même.
- Le plus longtemps possible, je l’espère, répondit Chenoa. Je t’accompagne dans la mort le jour où ça se produira.
- Quoi ? s’exclama Freijat.
- C’est la dure loi des suivants et suivantes. Nous devons prendre soin des sources car le jour où elles décèdent, nous les suivons dans l’au-delà. Si je veux vivre assez pour connaître l’amour, j’ai tout intérêt à te satisfaire.
- L’amour fait souffrir, répondit Freijat, amère.
Chenoa fronça les sourcils et choisit de ne rien répondre. Elle observa Freijat se nourrir. La source avait espéré une mort rapide. Si elle décédait, la pauvre servante la suivrait dans l’au-delà. Quelle cruauté ! Freijat se remit à pleurer. Elle ne se contenait plus. Les larmes coulaient toutes seules.
Le repas terminé, Chenoa sortit pour ramener les ustensiles en cuisine. Freijat resta sur son lit, prostrée. Par la fenêtre, elle vit des personnes se promener, toujours par deux : la source et son suivant. Parfois deux hommes, parfois deux femmes, parfois les deux, il ne semblait pas y avoir de norme. Ils riaient ensemble, binôme crée artificiellement surmontant ensemble cette difficulté.
- Combien de temps vit généralement une source ? demanda Freijat à Chenoa lorsqu’elle fut revenue.
- Freijat… murmura Chenoa.
- Combien de temps te reste-t-il à vivre ?
- Toutes les sources passent au moins un hiver. La plupart en tiennent trois. Il paraît qu’une source a déjà nourri un supérieur pendant cinq hivers, mais il ne la mordait pas quotidiennement.
- Tu vas mourir dans trois hivers, trembla Freijat.
- D’ici là, j’aurai connu l’amour, assura Chenoa.
- Je te le souhaite, répondit Freijat. Laisse-moi.
La suivante s’inclina et s’éloigna. Freijat ne comptait pas bouger. Son receveur, apparaissant dans sa chambre alors que la nuit était sombre, l’obligea à le faire. Il lui fit signe de le suivre. Elle se retrouva sous les arbres, seule. Elle n’avait pas peur, pas vraiment. L’idée de se faire mordre la pétrifiait mais elle savait également qu’elle n’avait pas le choix. Plus que tout, elle comptait bien faire honneur à son village et se comporter correctement.
- Offrande, dit le supérieur.
Freijat s’agenouilla sur la mousse. Là-haut, les étoiles brillaient. Les ancêtres la regardaient-ils ? Les sources ayant servi avant elle l’encourageaient-elles ? Si c’était le cas, la jeune femme ne percevait pas leurs mots.
Freijat pencha la tête et les aiguilles de feu brisèrent sa peau tendre. Elle hurla et se débattit mais perdit rapidement conscience.
Elle s’éveilla dans son lit, Chenoa à ses côtés.
- Tu as passé une bonne nuit ? demanda la suivante avant de froncer les sourcils. Tu as l’air encore plus mal qu’hier !
Entre temps, Freijat avait dû nourrir son receveur. Rien de plus normal que d’être plus mal. Elle se sentait faible et épuisée. Elle mangea et but puis voulut sortir faire quelques pas dehors. Son receveur apparaissant la fit se reculer.
- Non, s’il vous plaît, non ! supplia-t-elle.
Elle n’en pouvait déjà plus. C’était trop. Il lui semblait que la morsure précédente venait à peine de se produire. Chenoa baissa les yeux en tremblant.
- Offrande, ordonna le supérieur.
- Je vous en prie, supplia Freijat en restant debout.
Chenoa s’écroula, les yeux vides.
- J’en tuerai autant qu’il faudra, précisa le supérieur.
Freijat n’en revenait pas. Il venait de priver cette gamine d’amour. Comme ça, en un claquement de doigts, tout prenait fin. La môme qui rêvait d’un bel homme, de sentir son cœur battre, ne sentirait plus jamais. Il venait de lui prendre ses rêves. Freijat tomba à genoux et pencha la tête, en larmes. Ce prélèvement fut court. Freijat parvint à ne pas s’évanouir malgré la douleur.
Le supérieur quitta la pièce, la laissant seule avec le cadavre de Chenoa. Elle resta ainsi un bon moment, sans bouger, naviguant entre colère et tristesse, peur et ahurissement.
Elle ne fut tirée de son hébétude que par l'arrivée d'un jeune homme à peine plus vieux qu'elle. Il se figea à l'entrée de la chambre, observa Freijat encore à genoux, puis le cadavre de Chenoa. Son regard alterna ainsi plusieurs fois de l'une à l'autre. Finalement, il se présenta :
- Bonjour, source. Je m'appelle Tadi. Je suis ton nouveau suivant.
Freijat ne fut pas en mesure de répondre. Elle resta muette, prostrée, déconnectée de ce moment. Tadi ressortit de la pièce pour y revenir un long moment plus tard, transpirant de la tête aux pieds. Il attrapa Chenoa et l'emmena dehors. Freijat décida enfin de bouger et le suivit jusqu'au trou qu'il avait creusé dans le sol. Elle le regarda la mettre en terre, ne trouva rien à dire, puis lui prit la pelle des mains.
- C'est à moi de faire, murmura-t-elle la voix hachée.
Tadi ne s'opposa pas. Freijat eut beaucoup de mal à remplir cette tâche. Elle subit la douleur tel un soulagement qui lui permit d'extérioriser sa souffrance. Ses bras la lançaient, ses mains couvertes d'ampoules la brûlaient, mais elle se sentait mieux. Tadi ramena Freijat la maison et pansa ses mains douloureuses.
- Je serai obéissante, murmura Freijat. Tu ne mourras pas, promit-elle.
Tadi ne répondit rien. Il n’y avait rien à dire. Il venait d’enterrer l’une des siens, morte à cause de la source dont il devait maintenant prendre soin.
Freijat s’enferma dans ses pensées. Elle ne sortait que pour suivre son receveur dehors. Tous les jours, en milieu de matinée, il venait la voir dans sa chambre. En pleine nuit, il lui demandait de le suivre dehors. Chaque morsure devenait plus difficile que la précédente. Freijat avait l’impression que la douleur ne la quittait plus.
Tadi la nourrissait, la changeait, la lavait, tentait de lui parler. Elle ne lui répondait jamais. Elle voulait mourir mais refusait de l’emmener avec elle. Cette horreur ne s’arrêterait-elle donc jamais ?