Chapitre 3 : Fuite nébuleuse

Par Zosma

Sombre.

Voilà comment était le monde.

Sombre et merveilleux.

 

Ma première rencontre avec le dehors se grava dans ma mémoire comme un souvenir précieux.

Parce que le dehors était un bon endroit. Parce que dans le dehors, il n’y avait plus aucune trace de blanc. Et il n’y avait plus de murs.

Je souriais. Je souriais et étrangement, alors que jusqu’ici elle avait tout fait pour que nous restions à l’intérieur, la folie partagea avec moi ce sentiment d’euphorie.

Mon corps ressentait enfin toutes ces choses qui lui avaient tant manqué.

Il y avait la caresse savoureuse de l’herbe sous mes pieds nus, la douceur tiède du vent sur mon visage et l’indescriptible odeur boisée qui emplissait mes narines et me rappelait que j’avais enfin quitté la prison blanche et son insupportable arôme stérilisé.

J’étais sortie.

Le trou du plafond débouchait auprès d’un tronc, lui-même entouré d’une multitude d’arbres. Ils étaient étroitement serrés les uns contre les autres et seuls quelques rayons de lune se frayaient un passage à travers les gigantesques branches entremêlées au-dessus de ma tête. Elles étaient comme de longs doigts anguleux, menaçant de s’abattre sur moi à tout moment.

C’était une forêt, le mot me vint naturellement. Une forêt faite d’ombres vivantes et sinistres.

Et je n’avais plus qu’une envie : m’y enfoncer.

 

J’entamai mon premier pas vers l’absorbante obscurité quand quelqu’un agrippa brusquement mon bras. Alors tout mon corps recula et je me retournai et il était là.

Il m’avait rattrapée.

L’homme silencieux raffermit sa prise. Il n’allait pas me laisser partir. Pas comme ça. Il desserra les dents et sa colère se glissa jusqu’au bord de ses lèvres. Il s’apprêta à gronder mais se stoppa avant d’avoir dit un seul mot. Et ce qui arriva alors nous laissa tous les deux stupéfaits.

L’homme silencieux changea.

Ici.

Sous mes yeux.

Et ce n’était pas normal.

L’homme silencieux, normalement, il ressemblait à tout le monde.

Normalement, il n’était ni trop gros, ni trop maigre, ni trop grand, ni trop petit, ni trop sombre, ni flamboyant.

Il était juste silencieux.

Effacé.

Et il suffisait de détourner le regard un instant pour oublier qu’il ait jamais existé.

Mais en cet instant, il changea.

Et son apparence s’imprima indéfiniment sur ma rétine.

Le changement s’attaqua d’abord à ses cheveux qui commencèrent à se confondre avec la nuit, puis c’est sa peau qui s’assombrit elle aussi, et il me parut devenir immense avant que tout en lui se courbe dans un lourd épuisement. Après, c’est sa taille qui se creusa, et son nez qui se tordit, et son menton qui s’affina, et son visage– son visage se déchira. Au-dessus de son œil droit, sur son front, apparut le début d’une ligne. Une ligne profondément enfoncée dans sa chair. Et la ligne descendit, et elle creusa la peau, traversa le nez, abîma la joue, frôla les lèvres, suivit la mâchoire, plongea dans le cou, se perdit dans le col, et cette ligne, elle était interminable. Et à la vue de cette cicatrice, la nausée s’installa dans ma gorge et tout mon corps trembla parce que, l’homme silencieux, il semblait être devenu une personne tout à fait différente.

Et ce n’était pas normal.

Puis les changements subis par son corps parurent l’ébranler jusqu’au plus profond de sa chair et ses yeux s’étaient subtilement agrandis d’effroi.

Il ne comprenait pas.

Et je vis que ses yeux, eux, ils n’avaient pas changé.

Ils étaient toujours là et ils étaient toujours noirs.

Et je ne pouvais toujours pas les atteindre.

Puis l’homme silencieux relâcha mon bras, comme si le contact entre nos peaux l’avait brûlé, et il resta là, il ne recula pas.

Il regarda.

Sa main.

Mon bras.

Sa main.

Crispés.

Mon visage.

Décrispés.

Ses doigts se refermèrent en un poing serré avant de se déplier à nouveau puis se replier puis se déplier.

Il regardait.

Sa main.

Moi.

Crispés décrispés crispés.

— Kaleb !

Nos deux têtes se tournèrent d’un mouvement synchrone vers l’origine de l’appel. L’homme à lunettes venait à son tour de s’extirper de la trappe et son regard était tombé avec horreur sur son compagnon.

Parce que l’homme silencieux avait changé. Et l’homme silencieux n’aurait pas dû changer. Et l’homme à lunettes le savait. Et était-ce encore le même homme silencieux ou quelqu’un l’avait-il remplacé ?

Il parut reprendre pied avec ce qui l’entourait, regagner sa raison et un clin d’œil plus tard il redevint celui qu’il avait toujours été. Peau blafarde, cheveux courts, posture solide et absolument plus aucune trace d’une quelconque cicatrice. L’homme silencieux était à nouveau l’homme silencieux.

Ma réalité flancha.

Les questions me submergèrent de nouveau.

Et ce fut comme si je me noyais.

Avais-je vu ce que j’avais vu ? L’homme silencieux était-il vrai ? Pourquoi avait-il changé ? Pourquoi était-il redevenu lui-même ? Est-ce qu’il était tangible ? Ou bien peut-être était-il comme la folie, peut-être qu’il était là sans jamais vraiment l’être, peut-être que lui donner une forme était absurde. Et puis, finalement, peut-être que c’était la folie qui l’avait créé.

La folie.

Elle en profita pour s’agripper à mes pensées avec plus de force. Elle voulait toucher, elle voulait savoir, elle voulait voir. Je n’avais qu’à lever mon bras. L’homme silencieux était tourné vers son compagnon, mais il n’avait pas l’air de le regarder. Il avait l’air de ne regarder personne. Je n’avais qu’à tendre la main et je pourrais toucher ses yeux. Parce que c’était ça qu’on voulait toucher, ses yeux. Peut-être même que je pourrai les lui prendre. Ils étaient ailleurs, et si noirs… Est-ce qu’ils étaient comme le vide dans ma tête ? Est-ce que mes doigts passeront à travers lui ?

Je me rétractai soudainement quand une lueur écarlate attira mon attention au loin, vers la gauche. L’homme silencieux la remarqua lui aussi et se tendit un peu plus, l’œil alerte.

— C’est elle qui a… ? commença l’homme à lunettes.

— On parlera de ça plus tard, l’interrompit l’homme silencieux.

Il nous poussa rapidement vers l’arbre le plus proche et son large tronc nous cacha de la lumière vacillante qui se frayait peu à peu un chemin à travers les bois. Puis il nous fit nous baisser et je compris que la lumière était dangereuse et qu’il fallait l’éviter.

L’homme à lunettes se décala pourtant discrètement et risqua un regard vers elle.

— Les renforts arrivent déjà, murmura-t-il étonné avant de sourire d’un air satisfait. Encore une preuve qu’on avait raison, la Reine cachait bien quelque chose d’important.

— Je me serais bien passé de cette preuve-là, grommela l’homme silencieux.

Il me jeta un coup d’œil et plongea dans une intense réflexion. Des renforts ? Poussée par la curiosité j’essayai d’imiter l’homme à lunettes. La lumière se balançait encore au loin et la nuit ne me permit de distinguer que quelques silhouettes.

Des ombres dans le noir.

Des formes mouvantes.

La lumière était accompagnée de gens et ces gens s’approchaient.

Je bondis pour me remettre à couvert derrière le tronc, le cœur battant. Mes ongles s’enfoncèrent dans l’écorce.

Ils étaient là pour nous ?

Ils étaient là parce que j’étais sortie ?

— Allons-y, décida l’homme silencieux.

Mais comment s’échapper ? Ils allaient forcément nous voir. Ils allaient nous entendre, nous pourchasser. Nous ne pouvions pas les éviter. Nous étions coincés.

Et ils disparurent.

Je ne les voyais plus.

L’homme silencieux et l’homme à lunettes étaient… partis.

Ils n’étaient plus là.

J’étais seule.

Seule. Comme avant. Dehors.

La lumière grandissait. Elle se rapprochait. Et je ne voulais pas qu’elle se rapproche.

 

Va-t’en.

 

Je me redressai et reculai de plusieurs pas, prête à m’élancer pour m’éloigner de l’arbre et de la lumière, et mon dos rencontra brutalement une paroi glacée. Il y avait des murs ici aussi ? Je regardai derrière moi, levai la tête si haut que ma nuque m’élança et me rendis compte que j’étais nez à nez avec un immense rocher. J’étais bloquée. Et j’étais seule. Derrière l’arbre, devant le rocher, dans le noir, j’étais seule et je ne savais pas où aller. Et la lumière allait me trouver. Et elle me ramènerait dans la pièce blanche et je ne voulais pas y retourner, je ne voulais pas y retourner. La plainte qui se forma dans ma gorge échoua à aller plus loin. J’aurais aimé pouvoir hurler en cet instant, mais je n’y arrivais pas. C’était coincé. J’étais coincée. Et seule, si seule. Incapable de hurler.

— Kaleb, elle n’est pas invisible.

— J’avais remarqué.

C’était leurs voix. Je ne les voyais pas, mais ils étaient là, il y avait leur voix. À moins que la folie ne sache imiter des voix maintenant… Qu’elle arrête, faites qu’elle arrête… Ils ne pouvaient se cacher nulle part ici, entre le rocher et l’arbre et sous la menace de la lumière.

Nulle part.

Et ils réapparurent, là, comme avant, perplexes.

— Incroyable, souffla l’homme à lunettes.

Quelque chose n’allait pas. Rien n’avait de sens. Les gens ne sont pas supposés changer, pas vrai ? Ils ne sont pas censés disparaître et réapparaître, non ?

 

Retiens-toi.

 

Et pourquoi ils me regardaient comme ça ? Eux deux, ils me fixaient comme si j’étais une erreur. Une erreur incompréhensible. L’erreur. Moi.

Mais ils étaient revenus.

Ils étaient revenus comme s’ils n’étaient jamais partis.

Pourquoi ce ne serait pas eux l’erreur ?

Je luttai furieusement contre l’envie de me mettre en boule et de me balancer.

L’homme silencieux m’observa d’un air mécontent. Sa paupière droite tiqua à plusieurs reprises, presque imperceptiblement. Je ne l’aurais pas remarqué si je ne m’étais pas à nouveau perdue dans le gouffre de ses pupilles. C’était facile de se perdre là-dedans. Peut-être que je pourrais les toucher maintenant ? Mon doigt fut pris d’un spasme.

 

Retiens-toi.

 

— Jemmy, commença-t-il d’une voix basse pour avoir toute son attention. Je vais faire diversion.

— Vous êtes sûr ? Mais, ce qu’il vient de se passer, votre don, il…

L’homme à lunettes se fit de nouveau interrompre.

— Toi, murmura gravement l’homme silencieux, tu vas partir avec elle. Je vous rejoindrai à la grotte. Tu te souviens ? Garde le cap vers l’est, suis la rivière, efface toutes vos traces et surtout – surtout, insista-t-il, ne parle pas aux arbres.

L’homme à lunettes hocha sérieusement la tête après avoir pris compte de toutes les instructions.

— Bien, termina l’homme silencieux, sois prudent.

Puis nos yeux se croisèrent une dernière fois et, malgré la pénombre, il me fut impossible de louper l’avertissement, plus inquiétant, qui transparaissait sur son visage. Comme si, ici, j’étais la principale source de danger.

Puis l’homme silencieux disparut.

De la même façon qu’auparavant.

Comme s’il n’avait jamais été là.

Il ne resta plus aucune trace de lui alors que j’avais les yeux rivés sur l’espace qu’il occupait une seconde plus tôt.

Où était-il parti ? Qu’allait-il faire ? Comment allait-il nous retrouver ?

Peut-être que je ne le reverrais plus jamais.

Soudain, la terrible lumière cessa de s’approcher, elle s’arrêta, hésita et finalement changea de chemin.

Quelque chose d’autre avait attiré son attention. Je m’avançai sans réfléchir, dépassai l’arbre et m’apprêtai à suivre leur pas.

Pourquoi étaient-ils partis comme ça, d’un coup ? L’homme silencieux avait-il fait quelque chose ?

Avait-il besoin d’aide ?

On ne voyait rien.

Il n’y avait plus de lumière.

Alors la nuit avait tout englouti. Et même la lune n’y pouvait plus grand-chose.

Et moi je ne pouvais pas savoir où ils étaient allés si je ne voyais rien.

Je sursautai. L’homme à lunettes venait de poser sa main sur mon épaule.

— On doit se dépêcher.

Et il me poussa doucement, sans me brusquer, le long de l’immense rocher, dans la direction opposée à la lumière, opposée à l’homme silencieux et opposée à tous ces gens qui les suivaient.

 

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Des zigzagues.

Nous faisions continuellement des zigzagues. Parce que les arbres étaient immenses et leurs racines aussi et j’étais incapable de les escalader alors il fallait les contourner.

L’homme à lunettes ne s’en plaignait pas.

L’homme à lunettes savait exactement où aller.

L’homme à lunettes ne parlait pas.

Il avait toujours une main posée sur mon épaule. Parce que c’était facile de se perdre et nous ne devions pas nous perdre. La main était brûlante, même à travers le fin tissu qui me recouvrait. À moins que ce soit ma peau qui soit trop froide.

L’homme à lunettes me guidait.

L’homme à lunettes était patient.

Même quand je me prenais les pieds dans les herbes hautes, même quand je m’arrêtais quelques instants à bout de souffle parce que mon corps était faible, trop faible.

L’homme à lunettes ne parlait pas.

Le poids de sa main quittait parfois mon épaule et il me laissait seule, dans le noir et il faisait si noir que je ne savais plus si j’avais les yeux ouverts ou fermés. Le noir ne dérangeait pas l’homme à lunettes.

Puis sa main revenait et j’avais peur que ce ne soit pas sa main à lui. J’avais peur que la lumière nous ait retrouvés. J’avais peur de retourner dans la pièce blanche.

Je préférais le noir.

Où allions-nous ?

J’avais aussi la curieuse impression d’entendre des murmures sur notre passage.

Mais L’homme à lunettes ne parlait pas.

Alors je me dis que c’était les ombres qui murmuraient. Ou les arbres. L’homme silencieux avait dit qu’il ne fallait pas parler aux arbres.

Peut-être que c’était pour ça que l’homme à lunettes ne parlait pas.

Peut-être que moi aussi j’étais un arbre.

Je frissonnai. Mes cheveux étaient encore mouillés. J’avais de plus en plus froid. Sa main était de plus en plus chaude. Et mon corps se souvint qu’il était blessé. Et il commença à boiter. Mes pieds me faisaient mal, ils étaient nus, à vif, et tout ce qui recouvrait la terre paraissait s’enfoncer dans mon épiderme pour ne plus jamais s’en déloger. Chaque pas faisait plus mal que le précédent.

C’était difficile de marcher.

 

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L’homme à lunettes laissa échapper un long soupir pour manifester son soulagement. Il me tapota l’épaule et sa main me quitta pour de bon.

Nous nous étions arrêtés au bord d’un cours d’eau.

Je le savais parce que les cours d’eau avaient un bruit particulier. Un bruit inoffensif et humide.

Peut-être que si j’avançais encore je tomberais dedans. Et dans ce cas, est-ce que je me noierai ?

La voix de l’homme à lunettes me saisit :

— C’est bon, tu peux te détendre on est assez loin maintenant, ils n’oseront jamais venir jusqu’ici. Et si Kaleb a bien fait diversion ils devraient tous être en train de nous chercher à l’autre bout du continent à l’heure qu’il est. Bon d’accord, peut-être pas aussi loin, surtout si tu as déréglé ses pouvoirs, mais suffisamment pour qu’ils nous laissent tranquilles pendant un moment.

Il vint se positionner à côté de moi, si près que je pouvais distinguer les traits de son visage emplis de curiosité.

— D’ailleurs comment tu as fait, hein ? Parce que c’est forcément toi qui as fait ça, Kaleb n’avait aucune raison d’effacer son illusion. Et puis c’est arrivé quand il t’a touché, pas vrai ? C’est sûrement lié. En tout cas c’était prodigieux ! Oh attend, pendant qu’on y est il faut que je réessaye…

Il me regarda intensément et je n’aimai pas ça. Il retira ses lunettes. Il regardait trop fort et c’était comme si son regard perçait la nuit pour parvenir jusqu’à moi. Mes doigts se tortillèrent les uns contre les autres.

— Ça ne marche toujours pas, dit-il stupéfait, impossible de te lire. Tu dois avoir un don toi aussi, quelque chose qui annule les nôtres, oui ça doit être ça… J’ai hâte de faire des tests !

Sa bouche s’engagea sur un sourire lumineux puis il réajusta ses verres et son corps bondit de surprise.

— Au fait, quel malpoli je fais ! Avec tout ça on n’a même pas eu le temps de se présenter. Professeur Jemmy. La plupart des gens m’appellent Professeur.

Ses lèvres formèrent peu à peu une moue et il reprit :

— En y pensant, je devrais peut-être juste me présenter en tant que Professeur, c’est mon nom officiel après tout. Et puis ce serait plus clair et sans doute un peu moins pompeux, un peu moins ridicule aussi. Je veux dire, deux noms, ça fait beaucoup pour une seule personne, tu vois. Quoique ça amène directement une forme de respect, après tout « Professeur Jemmy » ça fait tout de suite plus impressionnant qu’un simple « Professeur » ou un simple « Jemmy », mais en même temps ceux qui m’appellent Jemmy se comptent sur les doigts d’une main, et Professeur Jemmy, eh bien… non, personne ne m’a jamais appelé comme ça. Alors juste « Professeur », c’est sûrement suffisant. Je ne sais pas ce que tu en penses… Et puis ce nom je l’ai mérité, j’ai beaucoup étudié tu sais. Et mes travaux sont célèbres, je ne sais pas si tu as déjà lu l’un de mes écrits, mais si ce n’est pas le cas je serais ravi de t’en prêter un volume. Mince, je m’égare… Bref, tu peux m’appeler Professeur du coup. Enchanté de faire ta connaissance.

Il avait la main tendue et les informations commençaient à se bousculer dans ma tête et je le regardais. Immobile. Il abandonna après quelques secondes sans que son sourire ne s’efface.

— Tu es encore méfiante, je comprends. C’est pour ça que tu ne parles pas ou c’est un problème physique qui t’en empêche ? Savais-tu que la plupart des muets le sont parce qu’on leur a coupé la langue ? Tu as toujours ta langue toi, pas vrai ?

Sans hésiter, sa main vint englober ma mâchoire. Elle était toujours chaude. Sans réfléchir, ma bouche s’entrouvrit. Je la refermai aussitôt.

— Oui, c’est bien ce que je me disais. À mon avis, dans ton cas, il faut plutôt privilégier la théorie d’un blocage psychologique. Je suppose qu’on te faisait du mal là où on t’a trouvée. J’ai vu quelques-unes des pièces, j’imagine à peine ce qui a pu s’y passer… Mais c’est sûrement lié ! De toute façon tu n’as plus à avoir peur maintenant. Tu es avec nous, il ne va rien t’arriver, on ne va pas te blesser, crois-moi. Bon… sauf Kaleb, peut-être, si tu te mets à nous attaquer. Mais c’est normal non ? Si tu nous attaques, on va se défendre. Mais si tu restes tranquille, il ne fera rien. Je te l’accorde, c’est vrai qu’il a l’air menaçant comme ça, mais montre-lui qu’il peut te faire confiance et puis…

Au final, l’homme à lunettes aimait beaucoup parler.

Et il avait un nom.

Il en avait même deux.

Moi je n’en avais aucun.

Et il disait beaucoup de choses et ma tête cognait et mes pieds étaient atrocement douloureux. Son visage se brouilla petit à petit. Je manquai de tomber. Le Professeur me rattrapa très vite, un pli soucieux entre les sourcils. Je vis alors l’idée germer dans son esprit et atterrir sur ses lèvres dans un nouveau sourire.

Le Professeur aimait beaucoup sourire aussi.

— Tu ne pèses presque rien.

Comme si c’était une raison suffisante, il se baissa, me souleva et après plusieurs contorsions je me retrouvai assise sur ses épaules.

Au-dessus du monde.

C’était différent vu d’en haut.

La nuit mangeait le sol et formait une marée prête à m’avaler à mon tour si jamais je tombais.

Je m’accrochai au Professeur. Je ne voulais pas que le sol me dévore.

Il me portait moi et son sac et ça n’avait pas l’air difficile. Mais, à tout moment, il pouvait décider de me laisser tomber. Alors je le tenais fermement pour que ça n’arrive pas.

Et il se remit à avancer.

Et je compris que le silence n’était plus qu’un vieux compagnon que je pourrais vite regretter.

— Savais-tu que cette forêt n’a pas de fond ? C’est pour ça qu’on l’appelle la Forêt Sans Fond et normalement personne ne s’y aventure. Je veux dire, on en ressort rarement alors vaut mieux pas y entrer du tout, tu vois, mais…

Dès lors, mon esprit sembla s’éteindre et les mots qui m’atteignirent perdirent tout leur sens.

 

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Le thé récolté dans les steppes était bien meilleur que celui de la capitale, le Professeur en gardait toujours un pot avec lui. Par contre il ne fallait pas l’acheter aux marchands qui passaient au château, c’était beaucoup trop cher. J’appris aussi qu’il rêvait d’un bon bain chaud, l’eau de la rivière était glaciale, il avait hâte de rentrer, d’ailleurs l’hiver risquait d’être très froid cette année. Il me souffla aussi que, heureusement pour nous, les prochains cycles solaires devraient être réguliers, c’est ce que les oiseaux disaient en tout cas. Et les oiseaux s’y connaissaient plus que nous en ce qui concernait le ciel.

Ce que le Professeur racontait avait l’air important, mais, à moitié consciente et à moitié endormie, j’étais incapable de me concentrer. Puis l’une de ses questions s’adressa à moi et celle-ci, celle-ci je l’entendis clairement.

— Tu sais pourquoi tu étais enfermée ?

La question s’insinua en moi, s’enroula autour de toutes les autres, les rassembla et me regarda. Cette question-là était importante. Est-ce qu’y répondre répondrait aussi à toutes les autres ? Est-ce que je savais y répondre ?

Tu sais pourquoi tu étais enfermée ?

Je le savais, je devais creuser, c’était quelque part. Mes ongles grattèrent ma cuisse. Ils grattèrent et grattèrent et grattèrent…

— Oh, pardon je suis bête, c’est vrai que tu ne peux pas répondre.

Je m’arrêtai brusquement. Je baissai les yeux sur ses cheveux. Il avait beaucoup de cheveux.

— J’ai une idée ! En fait, quand je te pose une question tu pourrais... euh… tu n’as qu’à toucher ma tête pour dire oui et… mon épaule pour dire non. Mais oui, c’est brillant ! On pourrait communiquer comme ça, qu’est-ce que tu en penses ? Tu es d’accord ?

L’idée de parler avec quelqu’un me fit légèrement trembler. J’en avais envie et en même temps je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée. Cela dérangeait beaucoup la folie. Mais ce n’était pas vraiment parler, c’était juste répondre, c’était juste dire oui et dire non. C’était acceptable. Alors la paume de ma main entra en contact avec ses trop nombreux cheveux et exécuta une légère pression sur son crâne. Même si je ne le voyais pas, je l’imaginai sans mal sourire.

C’est ainsi que le code fut mis en place et que le Professeur se mit à me poser un nombre incalculable de questions. Pourtant mes mains ne bougèrent pas une seule fois. Et le Professeur et moi nous nous rendîmes compte que je ne savais pas grand-chose.

 

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Les monologues incessants du Professeur et sa marche rythmée bercèrent mon corps épuisé. Ses questions s’étaient essoufflées et mes yeux peinaient à rester ouverts plus d’une minute.

Je remarquai que la nuit avait une couleur différente et qu’elle était moins opaque et qu’on y voyait quelque chose.

Le cours d’eau était toujours là, nous ne l’avions pas quitté. Et je n’étais pas tombée dans le cours d’eau, ni sur le sol et rien ne m’avait avalée. La lumière non plus ne nous avait pas trouvés.

Le Professeur s’arrêta et je rouvris les yeux quand il pressa gentiment mes chevilles.

C’était toujours la forêt, mais il y avait quelque chose de différent devant nous. Ce que je distinguai n’était qu’un amas de rochers, perdus entre les arbres, à peine en équilibre et sous lequel se formait un trou large et inquiétant.

Le Professeur se baissa, je luttai quelques instants avant de comprendre que le sol était visible et qu’il n’allait pas me manger puis je me laissai glisser jusqu’à ce que la terre me réceptionne. Mes genoux n’apprécièrent pas que je sois à nouveau debout.

Puis le Professeur se dirigea vers l’entrée formée dans la roche sans vérifier que je le suivais. Je regardai tout à coup derrière moi.

Je pourrais partir.

Je pourrais partir et il ne le verrait même pas.

La folie se régala de cette idée.

Mais où irais-je ?

Parce que le Professeur me l’avait expliqué, ce sont des bois où on se perd, où on s’enfonce et où on oublie.

Mais pas eux. Ils connaissaient un chemin eux. Ils avaient éliminé mes geôliers. Ils ne m’avaient pas fait de mal. Et ils m’avaient fait sortir de la pièce blanche. Et cette raison-là, à elle seule, était suffisante pour leur faire confiance.

Alors je le suivis sans tarder, le corps douloureux, l’esprit fatigué, et la grotte nous happa.

 

Les premiers rayons de soleil illuminaient une roche terne qui se trouva être extrêmement froide au contact de mes doigts. Le plafond était juste assez haut pour qu’on ne soit pas obligé de se courber. Et on ne voyait rien de ce qu’il y avait tout au fond de la grotte.

Le Professeur y posa son sac et s’étira dans un large mouvement de bras.

— Je t’en pris, assieds-toi.

Je ne manquai pas de lui obéir, tout mon corps voulait être assis. Puis j’observai vaguement le Professeur aller et venir, puis récupérer du bois rassemblé contre une des parois.

— On est déjà passé par cette grotte à l’allée, m’indiqua-t-il comme si ce qu’il faisait nécessitait cette explication.

Puis je vis les branches dégringoler tout à coup de ses bras. Elles tombèrent sur le sol et firent un millier de petits bruits alors qu’une ombre étrangère apparut derrière le Professeur et qu’un couteau fut déposé sous sa gorge.

Il y avait quelqu’un.

Avec une arme.

Et le Professeur était à sa merci.

Je ramenai mes jambes contre moi pour me protéger.

Est-ce que la lumière nous avait trouvés ?

C’était fini. Le Professeur allait tomber, exactement comme les branches.

Et est-ce qu’il allait faire le même bruit qu’elles ?

Puis je serai la suivante et si je ne mourais pas j’irais dans la pièce blanche et je crois que je préférerais mourir que d’aller dans la pièce blanche. Je fermai les yeux.

J’attendais d'entendre le bruit du corps qui tombe, du sang qui gicle et des pas qui s’approchent de moi, mais à la place ce fut le rire du Professeur qui vibra dans la grotte.

Son rire.

Donc j’ouvris les yeux et je vis que le Professeur était content et que l’ombre n’était pas une ombre.

L’homme silencieux se tenait là, derrière le Professeur, la lame contre son cou.

L’homme silencieux.

Avec ses yeux noirs.

Le rire du Professeur s’effaça rapidement face au regard menaçant et je le vis déglutir. Le couteau était toujours là. Je ne savais pas quoi faire. Est-ce que je devrais l’aider ? Est-ce que j’en étais capable ? Est-ce que l’homme silencieux allait lui faire du mal ?

— Combien de fois je vais devoir le répéter ? gronda l’homme silencieux.

— Je…

— Tu n’es pas assez attentif. Et si ce n’était pas moi qui t’attendais dans cette grotte ? Et si à ma place il y avait un soldat de cœur prêt à t’égorger ?

Un mince filet de sang coula lorsque l’homme silencieux augmenta la pression de l’acier contre la chair de son ami.

— Rappelle-moi la règle Jemmy ? exigea-t-il.

— Il faut toujours examiner de fond en comble les lieux dans lesquels on rentre parce qu’on ne sait jamais où les ennemis se cachent, répondit machinalement le Professeur avant de déglutir.

Puis il fut relâché, mais le Professeur ne bougea pas, encore un peu mortifié. L’homme silencieux pointa ensuite sa courte lame vers moi et son ton ne fut pas moins sévère :

— Et comment se fait-il qu’elle était sur tes épaules quand vous êtes arrivé ? Tu te rends compte qu’elle aurait pu t’étrangler en un rien de temps ?

Le Professeur retrouva surprenamment le courage de répondre.

— Elle ne l’a pas fait.

— Considère-toi chanceux alors. Et sois plus prudent, ta bêtise finira par te tuer un jour.

Il retourna ensuite à l’entrée de la grotte et lança :

— Je vais voir si personne ne vous a suivi. Finis de préparer le repas en attendant.

Quand il fut hors de vue, le Professeur passa une main sur son visage et souffla bruyamment. Il me regarda et me lâcha son habituel sourire avant de ramasser les branches et de reprendre sa besogne comme si de rien n’était.

L’homme silencieux était là. Il nous avait rattrapés, il était même arrivé avant nous et je ne savais pas si j’étais soulagée ou inquiète. La folie se dit que c’était l’occasion de lui voler ses yeux, là, juste quand il dormirait et je ne pus qu’être d’accord avec elle.

Le Professeur avait allumé un feu au fond de la grotte. Et maintenant que je pouvais le voir, le fond de la grotte n’avait plus rien d’étrange. Comme j’avais froid je me rapprochai et les mains du Professeur atterrirent sur moi à une vitesse folle. L’éclat passionné dans ses yeux, juste derrière ses lunettes, m’empêcha de bouger. Ils étaient gris ses yeux, comme la pierre.

— Maintenant qu’on est tranquille, je vais pouvoir t’examiner. Ne bouge pas.

Et je ne bougeai pas. Il palpa ma peau et ses gestes me rappelèrent ceux de la prison blanche. Mes dents s’enfoncèrent dans ma lèvre. À vrai dire, je n’aimais pas trop ça. Mais je ne bougeais pas. Quand le Professeur ne me touchait pas, il gribouillait des tas de choses sur un carnet tout en ruminant des tas d’idées que je ne comprenais pas.

— Jemmy.

La voix avait tonné, gravement. L’homme silencieux était revenu et le Professeur s’arrêta, les mains levées dans un air d’innocence.

— Je pensais t’avoir dit de préparer le repas, non ? À moins que tu veuilles qu’elle meure de faim en plus du reste.

— Mais elle est blessée, objecta le Professeur.

L’autre homme le jugea avec un haussement de sourcil des plus circonspect. Il s’approcha de nous en quelques enjambées silencieuses et attendit que le Professeur s’écarte.

— Et tu comptes la soigner comme ça ? Sans bandage, sans médicament ? Je vais m’en occuper Jemmy, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

Il s’avoua vaincu, alla reposer son carnet et récupéra, aux abords de la grotte, le corps d’un animal qui semblait déjà entièrement dépecé.

L’homme silencieux s’accroupit devant moi, me bloqua la vue et c’était comme s’il prenait toute la place dans la grotte. Son regard parcourut mon corps et s’arrêta sur la tache de sang séché sur mon ventre. J’avais oublié qu’elle existait. Il décida de commencer par là. Il amena ses mains vers les rebords de ma robe pour la remonter assez haut et voir la blessure, mais il s’arrêta d’un coup et fut pris d’une hésitation quand il se rendit compte qu’il allait devoir me toucher. Il ne voulait pas me toucher. Lui et moi on se souvenait, la dernière fois, l’homme silencieux avait changé. Et l’homme silencieux ne voulait pas changer.

Il modifia sa position et amena son poids sur sa jambe droite alors qu’il remontait sa manche jusqu’à ce qu’elle recouvre sa main. Puis il toucha ma jambe nue avec le tissu de son habit entre nous. Je le regardai. Il attendit, plein d’appréhension. Et cette fois-ci l’homme silencieux ne changea pas.

Ses traits s’apaisèrent et il se releva et alla vers les sacs.

La lueur du feu me gêna un instant et je surpris le regard du Professeur sur moi, étonné. Puis ses yeux passèrent de moi à son carnet à plusieurs reprises. Il voulait y noter quelque chose. Je l’étudiai alors qu’il retenait sa pulsion du mieux qu’il pouvait. De la même façon que je me retenais d’attraper les yeux de l’homme silencieux. Et je fus émerveillée de la maîtrise qu’il avait sur lui-même.

L’homme silencieux revint et reprit sa position. Ses mains étaient différentes. Il portait des gants. Et je me dis que les gants le protégeraient du changement. Ils le protégeraient de moi.

C’était mal de changer ?

Il attrapa ma robe avec précaution, la remonta suffisamment pour avoir accès à la fine blessure puis commença les soins.

Cette blessure là ne faisait pas mal. C’était mes pieds qui faisaient mal. Et ma tête. À l’intérieur de ma tête. Mais l’homme silencieux ne le savait pas.

Il appliqua une sorte de crème.

Elle sentait mauvais.

Et un bandage sur mon ventre.

Il était serré.

Puis le processus se répéta. Rechercher la blessure, appliquer de la crème, mettre le bandage. Blessure, crème, bandage.

La crème était verte. Je n’aimais pas trop la couleur verte.

Les mains de l’homme silencieux ne ratèrent aucun bleu. Ni aucune coupure.

Toute la douleur n’était pas partie, mais la sensation de brûlure s’était apaisée. Et pour le moment c’était bien suffisant.

— J’ai oublié un endroit ?

L’homme silencieux me regardait dans les yeux et je finis par comprendre que cette question m’était destinée.

Je n’avais pas trop l’habitude qu’on me pose des questions, j’avais juste l’habitude de me les poser à moi-même.

En tout cas, les questions demandaient des réponses.

Le Professeur m’avait appris à répondre.

Je tendis la main pour toucher son épaule.

Toucher l’épaule ça voulait dire non.

C’était le code.

J’amorçai le geste, il frémit, comprit ce que je voulais faire et attrapa mon poignet avant que je touche quoi que ce soit. J’eus droit à un sourcil arqué.

L’homme silencieux ne connaissait pas le code.

— C’était pour dire non, intervint le Professeur qui n’avait pas cessé de nous observer du coin de l’œil. C’est…

— Un mouvement de tête aurait suffi.

Il me lâcha, je n’insistai pas et je compris qu’il ne fallait pas toucher l’homme silencieux. Jamais. Il me laissa remettre correctement ma robe et s’éloigna.

Le sourire du Professeur était désolé. Mais ce n’était pas son sourire que je regardais. Il y avait autre chose de bien plus intéressant. Je regardais le feu et ce qu’il y avait sur le feu.

C’était doré, juteux aussi, et l’odeur grillée et grasse arriva à moi et je n’avais jamais senti une telle chose.

Et mon corps réclama, saliva, gronda.

Il avait faim.

Il était bruyant.

J’entendis le Professeur pouffer puis l’écho d’une lourde chute. Mon attention changea de direction et je vis l’homme silencieux installer deux paillasses à côté du feu.

Il m’indiqua d’un regard que je devais m’asseoir sur l’une d’elles. J’obéis et m’assis et j’avais faim et un morceau de viande arriva entre mes mains.

Le Professeur était très près.

— Tu as appris des choses ? lui demanda l’homme silencieux.

J’amenai la nourriture vers ma bouche avide et croquai et ma gorge contint un gémissement de bonheur.

Manger procurait du plaisir.

— Non pas vraiment, expliqua le Professeur, elle a l’air de ne rien savoir du tout. Je pense même qu’elle a perdu la mémoire ou quelque chose comme ça… Un genre de traumatisme. Ça pourrait aussi expliquer pourquoi elle ne dit rien. Par contre, ça n’explique pas pourquoi je ne peux pas accéder à ses pensées, ni pourquoi elle annule vos illusions, ni… Oh ! Et si c’était une arme fabriquée par la Reine Rouge ? Vous imaginez ? Ou bien peut-être…

Je fixais le Professeur, et l’homme silencieux avait vu que je fixais le Professeur alors l’homme silencieux avait fait claquer sa langue et le Professeur s’était tu. L’homme silencieux avait un air très agacé. Je regardai l’un, puis l’autre, avalai encore un délicieux et tendre morceau de viande et le Professeur m’observa d’un air embêté. Il s’excusa :

— Oui, pardon, c’est vrai… Et de votre côté, tout s’est bien passé ?

L’homme silencieux commença à son tour son repas en piochant quelques bouts de viande sur la broche. Il n’avait pas l’air d’y prendre beaucoup de plaisir. Je regardai mes mains vides et sales. J’avais déjà tout englouti.

— Je suis inquiet, elle a envoyé un grand nombre de soldats dans la forêt.

— Ils n’en sortiront pas.

L’homme silencieux hocha la tête puis, avec le Professeur, ils laissèrent passer un long silence. J’avais encore un peu faim. Mais est-ce que c’était possible de ne plus avoir faim ? Le Professeur, qui était encore tout près – parce que le Professeur n’avait pas bougé – me passa sans réfléchir un nouveau morceau et je l’attrapai avec envie. Je pensai alors que j’aimais bien le Professeur, même s’il parlait beaucoup et qu’il était tout le temps trop près.

 

══════════════════

 

Il faisait complètement jour maintenant. Le feu était presque éteint.

Et je n’avais pas laissé un seul gramme de viande.

La fatigue qui m’avait surprise pendant le voyage s’abattit à nouveau sur moi sans vergogne. Elle m’avait juste laissée tranquille pour que je puisse manger. Mais j’avais fini de manger alors elle me fit m’allonger sur la paillasse, ramener mon corps contre lui-même et fermer les yeux.

Je ne voulais pas fermer les yeux.

Je voulais que mes yeux regardent l’entrée de la grotte parce qu’il faisait jour et le dehors en plein jour avait l’air si différent.

Mais la fatigue en avait décidé autrement. Et elle était très forte la fatigue.

— Je vais prendre le premier tour de garde, déclara l’homme silencieux à l’attention du Professeur.

Je les entendis beaucoup bouger, mais j’étais trop concentrée sur l’entrée de la grotte et sur mes yeux qui devaient rester ouverts.

— On va être obligé d’attendre la prochaine nuit pour se déplacer, ajouta l’homme silencieux, il y a trop de risque de tomber sur une patrouille en plein jour.

Je sentais que les choses ne devaient pas se faire comme ça, on ne devait pas dormir le jour. Mais tout était tordu ici et la fatigue se fichait bien de ce qui était normal et de ce qui ne l’était pas. Moi j’avais peur. J’attrapai le haut de ma tête.

— Kaleb, qu’est-ce qu’on va faire d’elle une fois arrivé ?

— Ce n’est pas à moi d’en décider.

Dormir faisait peur. Et si j’oubliais tout encore une fois ? Et si je me réveillais dans la pièce blanche ? Et si la folie avait inventé tout ça ?

J’avais peur et il y avait trop de questions.

Et de toute façon je n’avais pas le choix, c’était trop tard, mes yeux s’étaient fermés.

Alors je me concentrai sur le bruit, parce qu’il y avait un bruit, il était continu, rythmé et familier, et je crois que je l’aimais bien ce bruit-là.

Tic-tac.

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Tac
Posté le 12/11/2022
Yo !
Je suis très conditionné contes, alors j'ai vu Chapelière, j'ai pensé "Alice" de Carroll, puis j'ai vu "folie", "reine rouge", mon cerveau a hurle "Aliiiiiice" et je me suis lancé dans l'histoire avec la tête truffée de biais de lecture ! Très malin de ma part, n'est-il pas...
J'ai adoré cette description de la folie. ça m'a rappelé un bouquin que j'ai lu récemment, écrit par une personne qui a réussi à guérir de sa schizophrénie, et j'ai trouvé ça passionnant. heu, le bouquin, et le tien. J'ai été immergé dans la tête de ton personnage et j'ai adoré ce désemparement, cette réflexion en boucle, et j'ai presque regretté que l'histoire se mette en branle et la sorte si vite de cet enfermement. (Non pas que ce n'était pas la bonne chose à faire, mais voilà, j'étais très happé.)
En fait ça a fait tout pour moi. Ton personnage aurait été plus classique, je ne suis pas certain que j'aurais autant accroché à l'histoire. Mais là, mais là... ! J'adore découvrir un univers au travers des yeux d'un tel personnage. J'ai tellement adoré ce début que du coup, j'ai un peu peur d'être déçu par la suite de la tournure que l'histoire pourrait prendre, mais déjà : félicitations pour ce beau démarrage !
(Que l'histoire ait un lien avec l'oeuvre de Carroll ou non, d'ailleurs. Pur le moment je vois quelques liens possibles mais ça pourrait tout aussi bien être des leurres et ne pas s'agir d'une sorte de réécriture d'Alice au pays des merveilles)
Plein de bisous !
Zosma
Posté le 15/11/2022
Bonjour !

Oh non pas les biais xD (c’est un peu ma faute aussi) (je l’ai un peu cherché) (est-ce qu’on peut dire que je fais de la publicité mensongère ?) Non, je l’avoue, il y a un lien avec Alice au pays des merveilles, mais ça reste très subtil, et je suis pas sûre qu’on qualifierait ça de réécriture vu toute la liberté que j’ai prise

C’est fort gentil ! Je suis d’accord que l’histoire repose clairement sur le personnage, sans elle se serait pas aussi intéressant à lire, ni à écrire d’ailleurs. Je me suis pas encore intéressée aux livres qui traitent de la folie mais je devrais clairement m’y mettre, même si ici je cherche pas du tout à décrire la réalité, mais ça peut donner des pistes.

Ah, c’est vrai que j’aurais pu prendre plus de temps sur la partie enfermement, c’est intéressant, j’y réfléchirai.

Merci merci ! (j’espère que la suite sera pas trop décevante haha)
Tac
Posté le 15/11/2022
Yo !
Honnêtement ne te prends pas la tête pour les liens avec Lewis ! Fais ta sauce ;)
Si jamais tu souhaites te faire une bibliographie (oui même une bibliographie d'un seul livre, ça compte), le livre auquel je pensais s'appelle "Demain j'étais folle". Et la lecture est agréable, c'est pas un pavé illisible ! (je pose ça là, tu en fais ce que tu veux, et d'ialleurs je ne suis pas sponsorisé xD)
Plein de bisous !
Edouard PArle
Posté le 09/11/2022
Coucou !
Toujours aussi fan avec ce nouveau chapitre ! Le passage où elle découvre l'extérieur est très beau, je l'ai beaucoup aimé (=
L'arrivée des deux nouveaux personnages est intéressante, ils sont très bien caractérisés et identifiés. On oublie vite leur prénom pour les voir comme le "professeur" et "l'homme silencieux". J'aime beaucoup le décalage entre la première réplique interminable du professeur et les phrases très courtes des introspections de la narratrice. Je trouve que ça fonctionne bien.
Je suis curieux de voir le puzzle en entier parce que les indices que tu donnes semblent parfois très fantasy médiéval : la reine rouge, les soldats et parfois beaucoup plus modernes / SF : langage des persos, lunettes. On peut imaginer des tas de choses.
Mes remarques :
"si je ne m’étais pas à nouveau perdu dans le gouffre de ses pupilles." -> perdue ?
"et mes yeux peinaient à rester ouvert" -> ouverts ?
Je suis très content d'avoir découvert ton histoire !
A bientôt (=
Zosma
Posté le 15/11/2022
Merci beaucoup !!! (c’est beaucoup trop sympa)
C’est cool si on les identifie bien maintenant, c’est le truc sur lequel j’avais un peu de mal.
Mystère mystère (dit comme ça on dirait un univers méga bordélique, ce qui n’est pas tout à fait faux mdrr, mais je jure que tout cela est logique et a une explication, plus ou moins, oui...)
Ooooh des fautes d’accords, elles m’échappent tout le temps, merci !
Serdaigle
Posté le 31/03/2021
Je suis fan de ta plume et de tes descriptions : quand tu fais appel au cinq sens on arrive bien à s'imaginer la scène ^^

Et le duo Jemmy/Kaleb fonctionne bien un peu comme le Bon flic/ Mauvais flic
J'ai une nette préférence pour Jemmy, on sent qu'il a un bon fond, qu'il est plutôt curieux ou altruiste (notamment quand il établit un code pour dialoguer)

Kaleb je pense qu'il doit avoir bon fond aussi mais avec un vécut qui l'a endurcit et que la narratrice va devoir apprivoiser dans les prochains chapitres je pense ^^'

En tout cas c'est encore un "j'aime" que je met symboliquement pour ce chapitre ! :D

Tu as une façon de présenter les choses qui est fluide, pas trop complexe mais en même temps riche en quantité d'informations , tu arrives à bien doser pour avoir un rendu hétérogène

Continue sur cette voie ! ^^
Zosma
Posté le 31/03/2021
Encore :o Tu vas trop vite pour moi ! Du coup, encore merci !

Les descriptions, c'est si duuuuur à faire... A chaque fois j'en fais pas assez mais j'aurai peur que ça alourdisse justement. Et pour toutes les infos que je balance, si ça ne t'a pas assommé je suis contente

Personnellement je trouve Jemmy insupportable, même s'il est gentil x) Et Kaleb, le pauvre, il fait ce qu'il peut :p
Serdaigle
Posté le 31/03/2021
C'est parce que j'ai du temps libre devant moi XD (d'habitude je lis pas autant de chapitres d'un coup XD)

je te comprends pour les descriptions, perso j'arrive pas trop à en faire je sais ce que je veux écrire mais je sais pas comment l'écrire :')

c'est vrai que quelqu'un qui parle H24 alors que tu sais pas ce qui se passe ça peut être énervant XD Kaleb je le vois que le Papa/Maman du groupe qui empêche ses enfants de faire des bêtises XD
Zosma
Posté le 31/03/2021
Oui, tu as toute la scène dans ta tête et t'arrives pas à mettre les mots dessus !

C'est exactement ça, pauvre Kaleb x)
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