Chapitre Trois : Gabrielle se remet en question
- Alors ? s’inquiéta Jessica.
- Dépression nerveuse, diagnostiqua Lucile.
Jessica plissa sa mini-jupe, l’air contrariée. C’était l’automne et il faisait froid, mais ce n’était pas les saisons qui l’empêchaient de s’habiller comme à son habitude. Elle était assise sur le lit de Gabrielle et regardait fixement Lucile.
- Il faut la mettre sous antidépresseurs, déclara celle-ci. Et en arrêt de travail. Je vais appeler un médecin pour qu’il lui fasse une ordonnance.
- Tu veux la tuer ou quoi ?
- Tu ne vois pas qu’elle est déjà presque morte ?! Regarde-la !
Jessica observa Gabrielle d’un œil critique. La jeune femme était pelotonnée sous ses couvertures. Elle était blanche comme un cachet d’aspirine. Elle avait maigri. Elle était fatiguée. Elle pleurait souvent. Voilà le résultat après trois mois de confrontation quotidienne avec Valentin.
- Je n’aurais jamais pensé qu’on en arrive là.
- Moi non plus, murmura Lucile.
- Bon, je vais aller lui faire une ratatouille, elle a besoin de manger.
- J’aime pas la ratatouille ! brailla Gabrielle.
- Je t’ai pas demandé ton avis, répliqua sèchement Jessica.
Les deux amies la laissèrent se reposer, mais Gabrielle s’était mise à parler toute seule. À se plaindre. De Valentin. Toujours.
- Et en plus, il m’a traitée d’égoïste ! Et quand je lui ai dis que je ne voulais pas qu’il récolte les fruits de mon travail, il a dit « et orgueilleuse avec ça » ! Vous vous rendez compte ? C’est moi qui fais tout le boulot et…
Ses larmes l’étouffèrent. Depuis que Valentin avait débarqué dans sa vie, elle se ratatinait de jour en jour, et en fin de compte, elle ne voulait plus travailler. Son métier, qui l’avait toujours passionnée, devenait maintenant une trop grosse charge à porter pour elle. Elle ne voulait plus mettre le pied au Quai des Orfèvres. C’était ce qui inquiétait le plus Jessica et Lucile. Gabrielle n’avait jamais été aussi mal au point de ne plus vouloir retourner à son travail. Et maintenant que ça arrivait, elles se faisaient beaucoup de soucis, car cela prouvait que leur amie n’était réellement pas bien.
Trois mois avaient vite passé. Valentin en était conscient. Il n’aimait pas le temps, il le haïssait. Les pages de son petit calendrier s’étaient vite envolées. Juste après sa première arrestation avec Gabrielle, il avait essayé de s’occuper de plusieurs affaires en solitaire, comme l’affaire de Camille Laurier (où il avait d’ailleurs échoué, à cause d’un « abruti d’avocat », comme il disait souvent). Mais la plupart du temps, il était obligé de travailler avec la jeune femme. Il y’avait une grande tension entre eux, et cela gâchait leur travail.
- Valentin, avez-vous vu votre collègue cette semaine ? demanda le commissaire, en entrant dans le bureau du jeune homme.
- Non, j’ai pas ce souvenir.
- Je me disais bien qu’elle n’était pas venue travailler…marmonna son supérieur en quittant la pièce.
Valentin arqua un sourcil. Il se leva de son fauteuil et sortit de son bureau à sa suite.
- Anthony ! appela-t-il dans le couloir.
L’élève accourut aussitôt.
- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y’a ? Au feu ? Au meurtre ?
- T’as le numéro de téléphone de la femme avec qui je travaille ?
- Putain, tu m’as fait peur !
- Réponds.
- Non, je ne l’ai pas. J’ai pas la chance d’être assez intime avec elle pour pouvoir me vanter d’avoir son num’, figure-toi !
- Bon, c’est pas grave. Je vais me débrouiller.
Il tourna les talons mais Anthony le rappela aussitôt.
- Au fait…la femme avec qui tu travailles a un prénom !
- Je sais bien, merci. Tout le monde est obligé d’avoir un prénom, banane ! râla Valentin, qui ne supportait pas l’idée que son élève lui donne une leçon.
- Nan, mais je te dis ça, parce qu’il y a une vingtaine de femmes ici. Si tu veux retrouver « la femme avec qui tu travailles », mieux vaut utiliser son prénom !
Valentin ne répondit pas. À vrai dire, il était gêné. Il avait déjà passé une nuit entière avec Gabrielle, travaillé avec elle durant trois mois, et il ne savait même pas comment elle s’appelait. Il quitta Anthony, et se dirigea vers le bureau de la jeune femme. Il sortit son passe-partout de sa poche et s’acharna sur la serrure. Étant expert en la matière, la porte ne céda pas plus de deux secondes. Un parfum de vanille et de sucre flottait dans la pièce. Tout était parfaitement à sa place, rien n’avait été laissé sur le bureau, rien de personnel.
Valentin était déçu. Il aurait aimé y trouver un objet qui appartienne à la jeune femme, n’importe quoi, même un élastique à cheveux, ça lui était égal. Il était possessif et voulait un petit quelque chose d’elle rien que pour lui. À la place, il n’y discerna que son parfum. Il s’approcha de son bureau et ouvrit son tiroir. Il fouilla à l’intérieur et trouva les cartes de Gabrielle. Il y était marqué son nom, son prénom et ses coordonnées.
- Parfait…Gabrielle, murmura le jeune homme.
- Anthony ! Viens-ici !
Tout docile qu’il était, Anthony accourut une nouvelle fois auprès de Valentin.
- Appelle-la, lui ordonna-t-il en lui tendant la carte. Je veux absolument savoir pourquoi elle n’est pas venue au boulot depuis quelques temps.
- Tu te prends pour quoi ? Pour le Directeur des ressources humaines ?
- Ta gueule Anthony, et fais ce que je te dis !
- Okay…mais pourquoi tu l’appelles pas, toi ?
- Parce que si je le fais, elle va me jeter !
- Pas faux…
- Bon, t’attends quoi ? Une augmentation ?
- C’est possible ?
- Anthony ! rugit Valentin.
- Okay, okay.
L’élève prit le combiné et composa calmement le numéro de Gabrielle. Chez la jeune femme, quelqu’un décrocha.
- Bonjour mademoiselle, je suis bien chez Gabrielle de Caumont ?
- Elle vit seule, s’exclama Valentin.
Ce à quoi Anthony répondit par un non de la tête.
- Pourrais-je lui parler ? Non ?
- Qu’est-ce qu’elle a ? demanda l’officier, stressé.
- Oh…une dépression nerveuse…
- Bordel de merde…
- Oui, je suis son élève. On se demandait pourquoi elle ne venait plus au travail en ce moment... Ah…elle est en arrêt maladie ?
- C’est pas vrai ?! hurla Valentin, à bout. Passe-moi ce téléphone ! Il est hors de question que je bosse tout seul comme un con !
- Ouais, s’énerva Jessica. C’est toi qui as couché avec ma copine ?
- C’est elle qui l’a cherché, récria Valentin, à l’autre bout du fil.
- Je ne veux pas savoir !
- Alors ne me pose pas la question !
- Putain, t’es peut-être hyper canon, mais le cerveau, niente cacahuète hein !
- Parle pour toi ! Photographe à deux balles !
Gabrielle, au fond de son lit, se demanda qui pouvait mettre Jessica dans tous ses états.
- Qui est au téléphone ? demanda-t-elle à Lucile.
- Je ne sais pas.
La jeune femme se leva de son lit, malgré les protestations de son amie, et arracha de force le téléphone à Jessica.
- Et puis, d’abord, je t’emmerde ! Je gagne le triple de ton salaire ! hurla Valentin à ce moment-là.
- Vous ?!
- Oh putain ! s’exclama le flic, paniqué.
Il secoua le téléphone dans tous les sens, comme s’il cherchait une issue.
- Allez vous faire foutre ! grésilla la voix sèche de Gabrielle.
- Anthony ! À toi de jouer !
Valentin força son élève à prendre le combiné.
- Gabrielle, tu nous manques beaucoup. J’espère que tu te remettras vite, et reviens-nous en pleine forme.
Sur ses joyeuses paroles, il raccrocha au nez de sa supérieure. Valentin soupira de soulagement, très vite imité par Anthony.
Gabrielle resta figée deux minutes, le téléphone à la main, avant d’éclater à nouveau en sanglot. Ses deux amies accoururent pour la consoler et la recoucher de force dans son lit. La jeune femme resta trois semaines en arrêt, trois semaines sous antidépresseurs. Elle dut reprendre ensuite son travail avec le peu de courage qu’elle avait.
- Gabrielle ! brailla Anthony, lorsqu’elle arriva au 36 le lundi matin. Que je suis content de te revoir !
Il se rua sur elle et la prit dans ses bras pour la faire tourner.
- Arrête, tu me donnes le tournis !
- Dis, tu m’amèneras sur le terrain, hein ?
L’élève pensait sans doute à profiter de l’épuisement de la jeune femme pour obtenir ce qu’il désirait par-dessus tout.
- Anthony, arrête ton abus de faiblesse ! s’exclama Berthier, qui venait d’arriver.
- Mais…je lui disais bonjour !
- Ça va Gabrielle ?
- Bof.
La jeune femme s’éclipsa vers son bureau. Elle n’avait pas très envie de parler. Elle sortit les clés de sa poche, mais elle réalisa que la porte n’était pas fermée. Gabrielle entra doucement dans la pièce, et se figea. Son espace de travail avait littéralement changé. Il y’avait deux rangées de casiers contre les murs, deux téléphones, deux ordinateurs, deux sièges et deux bureaux. Comme si cela ne suffisait pas, Valentin l’attendait sagement, assis sur le sien. Lorsqu’il la vit, il leva les bras, signe d’innocence.
- J’ai rien fait ! C’est pas moi !
- Dites-moi que je rêve…
Gabrielle ressortit de la pièce, furieuse. Elle alla trouver le commissaire afin de lui demander des explications sur la situation et de le convaincre de remettre dans l’immédiat Valentin dans son ancien bureau. Par chance, son supérieur était de bonne humeur aujourd’hui. Il était au courant de la récente dépression nerveuse de la jeune femme.
- Je ne comprends pas pourquoi vous…
- Un officier se doit de travailler avec son partenaire. Monsieur Levesque partageait le bureau de trois gardiens de la paix, vous trouvez ça normal ?
- Non, mais…
- En plus, vous êtes sûrement au courant que certains de vos collègues sont cinq ou six à s’entasser dans le même bureau et que vous êtes toute seule dans le vôtre ! s’exclama joyeusement le commissaire.
- Oui.
- Donc…voilà. Ne vous inquiétez pas Gabrielle, ça se passera bien. J’ai parlé avec lui. Retournez travailler.
La jeune femme dut obéir. Sans un mot, elle retourna dans son bureau et y retrouva Valentin, qui n’avait toujours pas bougé.
- C’est arrangé ? demanda-t-il.
Gabrielle ne répondit pas, et il en conclut qu’elle n’avait pas, encore une fois, eu le dernier mot. Il l’observa s’asseoir péniblement sur son siège et enfourner son visage dans ses mains.
- Ça va ? s’inquiéta Valentin.
- Très bien, répondit la jeune femme, ironique.
- Je suis désolé.
- Et le pire, c’est que vous n’y êtes pas pour grand chose. Enfin, si, vous y êtes pour beaucoup, mais pour ça, non…
Il sauta du bureau et lui fourra sous le nez un panier rempli à ras bord de viennoiseries.
- Pain au chocolat ? Croissant ? Pain aux raisins ?
- Pourquoi pas ? soupira Gabrielle, en se servant.
- Café ?
Il n’attendit pas sa réponse. Il saisit une tasse posée sur une étagère et une cafetière tiède. En deux trois mouvements, le café de la jeune femme était servi. Ils restèrent silencieux pendant longtemps. Valentin observa Gabrielle s’étirer en baillant le plus discrètement possible.
- La nuit, c’est fait pour dormir, ne put-il s’empêcher de remarquer.
- Vous êtes mal placé pour me faire la morale. Difficile de dormir quand on fait des cauchemars !
- Vraiment ? Racontez-moi ce mauvais rêve qui fait que vous êtes -une fois de plus- de mauvaise humeur.
- Vous.
- Très drôle.
- N’empêche, c’est vrai.
Valentin jeta un coup d’œil à sa montre.
- Bon, je vais à la pause-café. Vous ne voulez pas venir ?
- Non.
- Comme vous voulez.
La pause-café était le moment de détente des policiers. Ils étaient tous réunis autour de la machine à café, et ils parlaient de tout et de rien. Certains critiquaient ou racontaient des blagues, d’autres se contentaient d’écouter. Aujourd’hui, le sujet de conversation du jour était l’un des plus populaires : Gabrielle.
- Non mais vraiment, elle me saoule cette nana ! s’exclama un flic.
- Putain, mais c’est clair ! T’as vu pour qui elle se prend ?!
- Le seul truc avantageux chez elle, c’est qu’elle est super bien foutu.
- Ouais, approuvèrent les autres.
- Moi, je me la ferai bien.
Anthony participait à toutes les pauses-cafés, parce qu’étant élève, il voulait se rapprocher au mieux des autres flics. Seulement le fait d’entendre parler de Gabrielle de cette façon le peinait beaucoup. Il appréciait énormément la jeune femme, mais il n’osait pas prendre sa défense (il tenait particulièrement à se fonder une bonne réputation). Comme lui, Valentin restait muet. Il écoutait ce que les autres disaient, mais il n’approuvait pas leur façon de parler très cru de sa collègue de travail. Il était très blessé pour elle.
- Elle doit être vierge !
- Ah ça, c’est certain !
Valentin eut un mauvais sourire que personne ne remarqua.
- Ah mais Val’, toi, tu bosses avec elle, non ?
- Ouais.
- Ça va, c’est pas trop énervant ?
- Pas du tout, mentit le jeune homme.
- Et ça ne t’énerve pas qu’elle soit si inaccessible ?
« Pas si inaccessible que ça. Un peu d’alcool et le tour est joué », pensa Valentin.
Il eut un second sourire mystérieux. Ses collègues en furent étonnés et l’interrogèrent du regard. Il dut prendre une décision importante : choisir sa dignité ou celle de Gabrielle. Évidemment, quand on veut faire monter sa côte de popularité, le choix est vite fait.
- J’ai déjà couché avec elle.
- Oh ! s’exclama Anthony, choqué.
- Hein ?
- Avec toi ?!
- C’est pas vrai !
- Elle n’est plus vierge ?!
- C’est impossible !
- Arrête de déconner Valentin, dis-nous la vérité !
- Croyez-le ou non, je m’en fiche, dit le jeune homme, en haussant les épaules.
Il jeta son verre en plastique dans la poubelle, et s’éloigna, Anthony sur les talons. Au dernier moment, il se retourna d’un air désinvolte vers les autres flics -qui n’en revenaient toujours pas.
- Juste un détail…rajouta-t-il, avec un sourire narquois. Elle a un grain de beauté sous le sein gauche !
- Anthony, arrête de me regarde comme ça, tu commences à casser les bonbons !
Valentin et son élève descendaient les escaliers du Quai des Orfèvres. Ils avaient prévu d’aller grignoter un peu dans un petit snack.
- Mais c’est vrai toute cette histoire ?
- À ton avis, pourquoi elle est « comme ça » avec moi ?
- Bah…euh…non…mais je ne sais pas…
- Et bien, tu sais pourquoi maintenant.
- Mais c’est horrible !
- Qu’est-ce qui est horrible ?
- Mais…ça !
- Tu couches bien avec ta copine, toi !
- Oui, mais c’est pas pareil !
- Ah, il existe d’autres façons de faire ? Faudra que tu m’expliques !
- Non, mais Sophie c’est ma petite copine, tandis que Gabrielle…c’est juste Gabrielle quoi !
- C’est bien ça le problème d’ailleurs, grogna Valentin.
- Et puis pourquoi t’as dit ça aussi ?
- Pour que les autres ferment leurs gueules !
- T’as mal calculé ton coup !
- Je me passerai de tes commentaires.
- Hey ! appela une voix. Attendez-moi !
Les deux jeunes hommes se retournèrent et virent Gabrielle descendre en courant les 148 marches de l’escalier. Anthony devint rouge pivoine tandis que Valentin prenait un air détaché.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- J’ai un suspect ! s’exclama la jeune femme. Et les résultats des empreintes, et aussi un…
Elle semblait de meilleure humeur. Il lui en fallait peu pour que son moral remonte.
- Stop, stop, stop ! coupa Valentin. Si vous avez un suspect, on va aller lui rendre une petite visite, et vous me raconterez le reste sur la route !
- D’accord ! Et bien Anthony, qu’est-ce qu’il y’a ? J’ai une verrue sur le nez ?
- Non, non, rien du tout, répondit l’élève, très gêné.
- Alors, arrête de me regarder comme ça, c’est déstabilisant !
- Oui, oui. Je peux venir avec vous ?
- Non, répliquèrent les deux officiers en cœur.
- Attrapez-le ! Attrapez-le !
Le suspect de Gabrielle s’échappait. Valentin s’était élancé à sa poursuite, et sa partenaire suivait loin derrière. Dans la police, tout le monde savait que les hommes avaient plus de capacités physiques que les femmes, et que les femmes étaient plus douées que les hommes pour la psychologie et la communication. Chacun et chacune se complétaient.
Gabrielle s’était aventurée dans une sorte de déviation, tandis que son coéquipier avait continué tout droit. Son objectif était de surprendre et de bloquer le suspect à l’autre bout de la ruelle. Le passage était très étroit. Gabrielle courait, une arme dans une main, un parapluie dans l’autre. Elle portait encore ses talons-aiguilles. Et ce qui devait arriver arriva… Son pied flancha et elle se tordit la cheville. Elle eut un gémissement de douleur, mais n’arrêta pas pour autant sa course. Finalement, elle atteignit l’autre bout de la ruelle. Elle se colla contre le mur et attendit patiemment Valentin et le suspect.
- Arrêtez-vous, c’est un ordre ! hurla une voix essoufflée.
Gabrielle redressa la tête, alertée. C’était Valentin, qui courait encore derrière le suspect, comme s’il cavalait après un chien. La jeune femme sortit de sa cachette et se planta au milieu du trottoir. D’un geste, elle ouvrit son parapluie et en fit un barrage. L’homme poursuivi avait le choix entre continuer sa route et s’enfoncer dans le parapluie noir (et éventuellement, se retrouver nez à nez avec l’arme de Gabrielle) ; ou s’arrêter et se rendre. La mention inutile fut vite rayée. Il stoppa sa course brutalement, et Valentin manqua de lui rentrer dedans. Il le plaqua contre une voiture mal stationnée et lui enfila de force les mythiques menottes.
- Je peux parler ? demanda l’homme, agacé.
- Non, répondit sèchement Valentin.
- Si vous n’aviez pas pris la fuite, vous n’en seriez pas là, expliqua Gabrielle.
- Allez, on y va.
Elle replia son parapluie et saisit le bras droit du suspect tandis que Valentin lui tenait fermement le gauche. Ils retournèrent jusqu’à leur voiture, mais le jeune homme remarqua que Gabrielle clopinait. Le retour jusqu’au quai des Orfèvres se fit dans le silence. Le véhicule des deux officiers stationna dans la cour du 36. Aussitôt, deux flics s’approchèrent d’eux.
- Mettez-le en garde-à-vue, ordonna Gabrielle.
- Ça va ? demanda Valentin, inquiet.
- De ?
- Votre cheville.
- Je ne…
- Pas la peine de me mentir, j’ai bien vu que vous boitiez.
- Ça va, répondit la jeune femme, crispée.
Elle marcha jusqu’à l’accueil tant bien que mal pour lui montrer que sa cheville n’avait pas besoin de susciter son inquiétude. Elle n’avait pas fait trois pas qu’elle se sentit soulevée dans les airs. Valentin, visiblement surpassé par son cinéma, avait décidé de la prendre dans ses bras pour la remonter jusqu’à leur bureau.
- Hey mais… ! s’affola-t-elle.
- Parce que sinon, demain on est encore là !
Il fallait être très courageux pour monter trois étages avec un fardeau de 47 kilos dans les bras, mais du courage, Valentin n’en manquait pas. Et quitte à se faire gifler une fois arrivé à destination, il continuait sa route avec sa cargaison (qui braillait comme une hystérique) dans les bras, sous les regards ahuris des autres flics.
- Vous m’avez humiliée ! hurla Gabrielle, une fois les pieds sur terre. Vous me prenez pour quoi ? Un sac de patates ?!
- Certes…soupira Valentin, en refermant la porte du bureau.
- Vous allez me le payer !
- C’est ça…en attendant, asseyez-vous ! fit-il en la poussant sur son fauteuil.
Étonnée, la jeune femme se tut. Quant à Valentin, il se dirigea tranquillement vers la boîte à pharmacie pour récupérer des bandages et une pommade contre la douleur. Il revint ensuite vers Gabrielle et s’agenouilla auprès d’elle.
- Quelle idée de venir bosser en talons-aguilles ! jugea-t-il en lui ôtant sa chaussure.
- Je fais ce que je veux ! Si j’ai envie d’en mettre, j’en mets !
- Il faudrait peut-être revoir vos priorités, parce que là, ça devient grave ! On n’a jamais vu un flic sur des échasses !
Il examina attentivement la cheville de Gabrielle.
- C’est pas enflé, je pense que c’est pas très grave.
- Évidemment, qu’est-ce que vous croyiez ? Qu’il fallait me plâtrer le pied ?
- Vous savez que vous commencez à me saouler ? J’essaie d’être sympa avec vous, mais vous ne m’aidez pas !
- Pourquoi je le ferais ?
- Par respect, peut-être, dit Valentin en relevant la tête. Bref, j’ai pas mon temps à perdre. J’ai la pause-café après.
- Encore ?
Il ne répondit pas. Il passa lentement la pommade sur la cheville de la jeune femme, et la massa pendant deux minutes.
- Oui, encore. C’est un excellent moment pour parler avec les autres. J’adore, même s’ils disent des conneries.
- Le café de la machine est dégueulasse, et vous avez déjà une cafetière attitrée, remarqua Gabrielle, étonnée.
- Ouais, je sais, mais j’y vais quand même.
- Je n’y mets même pas le pied…
- Et vous avez raison. Après tout ce que les autres disent sur vous… C’est plus une dépression nerveuse que vous ferez, c’est carrément un suicide.
Gabrielle fronça les sourcils.
- Je sais très bien ce que les autres disent sur moi, vous n’avez pas besoin d’en rajouter.
- On ne dirait pas. À votre place, je ne me laisserais pas faire.
- Je m’en fiche.
- Comme vous voulez.
Valentin banda doucement le pied de la jeune femme et lui remit sa chaussure.
- Voilà, faîtes attention maintenant. Vous êtes hyper lourde à porter ! 148 marches, c’est un peu fatiguant !
- Hey, attendez ! Je ne vous ai jamais demandé de me porter jusqu’ici !
- Mais je rigolais ! Ne le prenez pas mal !
Il rangea la pommade et le reste de bandages dans la boîte à pharmacie. Gabrielle se sentit gênée au moment où il se tourna vers elle. Elle savait qu’elle devait le remercier, mais la tâche semblait très difficile pour elle.
- Euh…hésita-t-elle. Merci…
Merci qui ? Elle n’en avait aucune idée. Elle ne connaissait pas le prénom de son collègue de travail. Il était absolument impossible d’ignorer l’identité d’une personne avec qui on collabore depuis trois mois, mais impossible n’est pas possible pour Gabrielle et Valentin. Ces deux-là avaient réussi à communiquer ensemble sans cet élément indispensable.
- Votre nom…c’est ?
Le jeune homme eut un sourire. Il était ravi de voir que Gabrielle ne connaissait pas son prénom et qu’elle le lui demandait.
- Valentin, murmura-t-il sur le ton de la confidence.
- Ah…
Gabrielle acquiesça. Elle aurait dû s’en douter, puisque Valentin avait absolument tout d’un homme qui s’appelait Valentin (et accessoirement, il était beau comme l’Amour).
- Merci Valentin.
- Ça fait plaisir ! Bon, j’y vais !
- Où ? s’étonna la jeune femme.
- Bah, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, à la pause-café seconde édition.
Il quitta le bureau de Gabrielle, un peu trop vite à son goût. Sur le chemin de la machine à café, il percuta de plein fouet Anthony qui courait dans le sens inverse.
- Ah Val’, je te cherchais !
- Tu me cherches toujours, mais c’est tout le temps moi qui te trouve.
- Ça va, ne commence pas s’il te plait ! Tu comptes faire quoi avec Gabrielle ?
- Hein ?
- Bah, comment tu vas t’y prendre pour qu’elle ressorte avec toi ?
Anthony semblait avoir remplacé ses idées par d’autres ; à présent, il voulait caser les deux officiers ensemble.
- Tu te fous de ma gueule ou quoi ? rugit Valentin.
- Hey mais t’énerves pas !
- Mais bien sûr que je m’énerve ! T’es en train de me dire qu’il faut que je ressorte avec elle !
- Non !
- Si ! En plus, j’ai pas du tout cette intention, et…merde Anthony, si tu continues comme ça, tu vas passer ta vie à faire des photocopies ! Crois-moi, fini le terrain ! Bonjour, les archives !
- T’oserais quand même pas me faire bosser aux archives ?! s’écria l’élève, scandalisé.
- Oh si ! J’en suis capable ! Alors, tu fermes ta gueule, compris ?!
- Mais…vous iriez bien ensemble quand même !
- Anthony ! Si on arrive d’abord à bien s’entendre et à faire du bon boulot ensemble, ce sera un miracle !
- Mais, t’es sûr que…
- Attend deux minutes, ordonna Valentin, soudainement calme.
Anthony le vit disparaître dans le bureau de Gabrielle et en ressortir deux minutes après, avec une dizaine de feuilles dans les mains. Il s’approcha de son élève, un sourire diabolique aux lèvres.
- Photocopies ! claironna-t-il, en lui tendant la masse de papier.
- Oh non, pas des photocop’s ! se lamenta Anthony. Pourquoi ? J’ai rien fait de mal !
- Tu te grouilles d’aller faire ces putains de photocopies sur-le-champ, sinon je te fous mon pied là où je pense ! C’est un ordre ! Allez ! Ça t’apprendra à m’énerver !
Valentin savait qu’Anthony détestait faire des photocopies, et il estimait que c’était la punition idéale. Quand son élève fut reparti bredouille avec son petit paquet de feuilles dans la main, il reprit sa route vers la pause-café.
- Ah voilà notre héros national ! s’exclama un flic, les bras tendus vers Valentin.
- Le seul qui ait réussi à coucher avec de Caumont ! ajouta un autre.
- Tiens, vous me croyez maintenant ? Je pensais que j’inventais tout…
- Mais non, on sait bien que t’es pas un menteur !
- Pas un gros menteur, corrigea le jeune homme, amusé.
- Sinon ça c’est bien passé ce matin avec elle ?
- Ouais…
Les autres policiers ne comprirent pas la raison d’une réponse si évasive. Valentin n’avait pas envie de leur parler de l’étrange complicité qui naissait entre Gabrielle et lui. De son côté, la jeune femme réfléchissait. Elle avait une idée générale de ce que les autres racontaient sur elle, mais elle était très tentée d’en savoir davantage, même si elle devait en souffrir. La curiosité est un vilain défaut, et malgré cela, elle mit le proverbe de côté. Elle se leva et marcha difficilement jusqu’à la porte. Elle jeta un petit coup d’œil dans le couloir et vit qu’il était désert. Gabrielle se rendit alors jusqu’à la machine à café, mais se cacha derrière un mur pour écouter la conversation de ses subordonnés.
Elle fut choquée d’entendre des mots très crus utilisés pour la désigner. Choquée et blessée. Comment des hommes pouvaient lui inventer une vie privée qui n’était pas la sienne ? Elle n’entendait pas Valentin parler et en fut très étonnée. Il n’avait pas l’habitude de donner ses avis sur les sujets qui ne l’intéressaient pas ou qui le mécontentaient. Il avait aussi remarqué une ombre se dresser derrière le mur et était certain qu’elle appartenait à Gabrielle. Il regrettait amèrement de lui avoir parlé des pauses-cafés. Les paroles qu’elle entendait se faisaient de plus en plus blessantes, et elle avait du mal à retenir ses larmes. Lorsque Valentin observa une seconde fois le carrelage, il s’aperçut que l’ombre avait disparu. Gabrielle était retournée dans son bureau, pour rester seule face à son chagrin.
- Bon, les mecs, désolé, mais je dois y aller, fit-il en jetant son gobelet vide à la poubelle. Comme dirait Berthier, j’ai de l’huile sur le feu.
- Du boulot ? s’informa un flic.
- Si on veut.
Il quitta sans regret ses collègues de travail et fonça jusqu’au bureau qu’il partageait désormais avec Gabrielle. Il la trouva assise sur son fauteuil, en pleurs.
- Je vous avais prévenue, gronda-t-il doucement.
- Allez vous faire foutre !
- Voyons…
Il sortit un petit mouchoir en tissu de sa poche et le lui tendit. Elle l’accepta et se moucha bruyamment. Après, Valentin voulut lui masser les épaules, mais elle réagit au quart de tour.
- J’aime pas qu’on me touche ! s’exclama-t-elle, en se dégageant.
- Okay, okay, pas la peine de s’emballer !
Gabrielle se mit à pleurer de plus belle et Valentin était de plus en plus gêné. Finalement, il rapprocha son fauteuil du sien, et resta à côté d’elle jusqu’à ce qu’elle s’arrête de sangloter.
- Ça ne doit pas être très facile de travailler avec des hommes, dit-il après un long silence.
- Ça ne l’est pas, approuva Gabrielle, en se mouchant une nouvelle fois. Puis, je ne vois pas pourquoi vous faites semblant de vous inquiéter pour moi. Vous, vous avez une vie toute simple. Vous sortez en boîte le soir, vous tombez sur des femmes qui ne savent plus ce qu’elles font et voilà. Vous n’avez pas de problèmes.
- Oh si, j’en ai des problèmes, croyez-moi. Vous pensez que je sors tous les soirs ? Qu’est-ce que vous en savez ? Depuis plus de quatre mois que j’habite Paris, je ne suis allé en boîte qu’une seule fois, et je suis tombé sur vous ! C’est pas ma faute !
- J’ai pas envie d’en parler.
- Écoutez-moi…vous ne savez rien de moi, et je ne sais rien de vous, mis à part que vous ayez deux copines plus ou moins cinglées…
- Mes copines ne sont pas cinglées ! s’étrangla la jeune femme.
- Bon, hors du commun, on va dire !
- C’est moi la plus bizarre d’entre elles.
- Vous êtes seulement différente…comme tout le monde ! Si vous étiez semblable à votre copine photographe (je ne sais plus son nom), je me serais vite taillé ailleurs, et j’aurais demandé une mutation ! Non, non, vous êtes très bien comme vous êtes, et heureusement !
Gabrielle haussa les épaules. Elle n’était pas très convaincue par les paroles de Valentin.
- Je ne sais pas.
Le jeune homme réfléchit un instant.
- Je vais vous proposer quelque chose. C’est pour votre bien, et pour le mien. Libre à vous de l’accepter ou pas. J’aimerais qu’on recommence à zéro. D’abord, si on ne le fait pas, on se fera engueuler tous les deux.
- C’est vrai, admit Gabrielle. Mais ça n’effacera pas ce qu’on…
- Oui mais ça, on s’en fout ! Moi, je veux pouvoir travailler efficacement avec vous, et je veux qu’on arrête de se prendre la tête pour un rien !
- Bon…
- Vous êtes d’accord ?
- Oui…répondit la jeune femme, à contre-cœur.
- Cool ! Topez là ! s’exclama Valentin, en lui tendant sa main.
Gabrielle topa faiblement et esquissa un demi-sourire. Elle était du même avis que lui. Elle ne voulait plus retomber en dépression à cause de leurs petites disputes incessantes. Elle décida donc de lui accorder sa confiance. Après tout, ça ne pouvait promettre que des bonnes choses pour la suite…
Les scènes avec Anthony sont toujours aussi amusantes.
Je crois que je l'ai pas encore dit, mais j'aime beaucoup (mais alors beaucoup beaucoup) le personnage d'Anthony. Il est frais, naïf et désireux de bien faire, il a sa vision du monde et est bien décidé à la voir se réaliser. Et dans sa vision du monde Gabrielle et Valentin sont ensembre, manque de bol, ça lui vaut une séance photocopies. C'était cruel XD
Quant aux descriptions, elles continuent, et cette fois, c'est au tour des pauses-café. Ca m'a laissé un arrière gout amer vu que ce genre de discussions sont malheureusement monnaie courrante dans des milieux d'hommes. Dans l'informatique où je suis la seule fille sur une équipe d'une trentaine de mecs, ça a tendance à nager dans ces eaux-là, à un degré moindre, mais quand même.
Bref, bon chapitre qui va permettre à nos deux protagonistes de repartir sur de nouvelles bases, ce qui n'est pas du luxe.
Tu as raison : ce chapitre était quand même essentiel, puisque tout ne peut que mieux évoluer par la suite.
Pour les pauses-cafés, j'ai peut-être exagéré le trait, mais comme tu le dis, ce genre de conversations existe un peu partout là où les femems sont très minoritaires... >_< J'imagine que ça doit être lourd par moment...
Quant à Anthony... XD Il est si innocent, n'est-ce pas, que tout le monde ne peut que l'adorer... À mes yeux, c'est l'élève parfait, docile malgré lui, le meilleur ami du photocopieur. XD Le pauvre ! XD XD
Bref, encore merci de me lire et de commenter. =D Bisous-bisous.
J'adore leurs échanges, cette tension, qui existent entre ces deux-là, même si une paire de gifles ferait du bien au deux. Enfin c'est normal, c'est que le début, il faut leur laisser le temps de comprendre qu'ils passeront le reste de leur vie ensemble...
Et puis Anthony, très mignon à sa façon de contempler le spectacle, de dire des choses vraies, qui lui valent une salve de photocopies. :)
Quant à l'échange entre Jessica et Valentin, classique, mais super bon à lire...surtout au moment où Gabrielle récupère le téléphone !
Un sympathique chapitre au final.
N'empêche, je te remercie pour le geste, parce que ça fait toujours très plaisir, je te le cache pas. :)
Hmmm... Pauvre Anthony oui. J'ai moi-même été punie pour l'avoir noyé sous la paperasse. Quand j'ai fait un stage à la mairie, l'an dernier, j'ai passé cinq semaines à faire des photocop'... Donc, Anthony, je m'excuse sincèrement du mal que j'ai pu te causer. T_T
Bref, je suis contente que ça t'ait plue, au final, et encore merci. :)
Une écriture toujours très claire, très fluide, très dynamique. Valentin est un personnage assez ambivalent : il y a des moments où je le trouve insupportable et d'autres où je le trouve touchant. Gabrielle est une personnalité à double tranchant, elle aussi, elle paraît tantôt froide et distante, tantôt attachante et vulnérable. Ils font la pair ! Bon, apparemment, les hostilités se calment entre eux deux, c'est déjà ça ^^ J'adore le personnage d'Anthony, il apporte un bon contrepoint à ces deux personnalités. Quant aux pauses-cafés, elles m'ont carrément aigries, j'ai horreur quand des hommes parlent ainsi des femmes, ça me révolte... mais c'est malheureusement bien vu. J'ai déjà évolué dans un environnement à prédominance masculine, c'était guère très différent. Ah, et les amies de Gabrielle, elles sont adorables aussi : même si elles se sont montrées un peu irresponsables avec Gabrielle sur ce coup-là (la faire boire puis la précipiter dans les bras d'un inconnu, moi je serai plutôt le genre à loucher un oeil mauvais sur le lascar). Mais bon, elles sont pleines de bonnes intentions... ^^'Reponse de l'auteur: Ah bon, productive ? XD Les deux histoires n'ont pas été écrites en même temps (didiou, je n'ose même pas imaginer mon état si ça aurait été le cas XD). Celle-ci m'a prise une bonne année complète.
Gabrielle porte presque toujours un "masque", pour une raison que tu n'as pas encore lue. Elle se protège, parce que comme tu l'as dit, elle est très fragile. Et Valentin..ben...XD Faut le supporter, c'est vrai. XD
Ca me révolt aussi, cette façon de parler des femmes derrière leur dos, et je pense que c'est comme ça que se passe les choses dans la fonction publique, où les hommes sont largement majoritaires (et je crois que l'armée, c'est pire).
Bref, je suis contente que cela te plaise toujours ; merci donc pour ta reviews ! XD Je te fais de gros poutouuuux ! Mouwak !