Elle demeura par terre, en chien de fusil, essayant de bouger le moins possible pour éviter de ressentir la douleur irradiait dans tout son corps. Elle sentait couleur un liquide froid sur sa nuque. Si sa carcasse la faisait souffrir, ce n’était rien à côté du bouleversement intérieur qui la paralysait.
Elle n’avait plus rien pour l’aider : elle devait empêcher la propagation d’un virus et elle était toute seule et on l’avait frappée. Plus rien pour la guider, dans une ville fantôme où elle était juste une proie facile. Hétaïre savait qu’elle aurait pu rester ici toute la nuit sans que quelqu’un ne lève le doigt, juste parce qu’elle n’était qu’une intruse qu’on avait déjà certainement repérée depuis longtemps.
Elle était secouée de tremblements convulsifs et ce ne fut qu’en entendant un bruit de pas lourd et lent s’approcher vers elle qu’elle esquissa un mouvement afin de protéger son ventre de son bras. Elle n’osait lever les yeux vers le prochain agresseur. On s’arrêta près d’elle, on attendit un peu, avant de passer deux mains immenses sous ses avant-bras pour l’asseoir. Hétaïre se laissa faire, toujours crispée, se refusant à regarder la personne qui la manipulait sans ménagement. Celle-ci prit son menton dans sa grosse main pour l’obliger à tourner la tête vers elle.
Hétaïre découvrit alors une face rougeaude, où la couperose semblait vouloir concurrencer les tâches de rousseur. La femme qui l’examinait était immense, avait des cheveux gris et des petits yeux d’un bleu intense. Elle posait sur Hétaïre un regard soupçonneux, sans être réellement hostile. Après l’avoir observée de près, elle lui lâcha le menton et demanda, dans une voix de baryton :
« Qu’esstu fous là té ? »
Hétaïre dut faire un effort pour comprendre celle qui s’adressait à elle avec un accent lourd qu’elle n’avait jamais entendu. La femme semblait dévorer les mots et les vomir à la fois.
La question avait beau être récurrente, Hétaïre ne savait jamais réellement comment y répondre. Après avoir considéré rapidement sa situation, perdue au Nord, seule et dépouillée de ce qu’elle avait de plus précieux, elle décida de dire la vérité à cet être massif, aux jambes comme des pylônes.
« Je cherche Lia Boumeddiene. C’est important. »
Le sourcil de la Colosse prit la forme d’un accent circonflexe ; du moins c’est ce qu’il parut à Hétaire depuis son poste d’observation, un mètre quatre-vingt plus bas.
« Et qu’esstu lui veux ? »
Cette fois-ci, le ton était presque hostile.
« Elle est peut-être malade. Je dois l'examiner. »
Une expression indéfinissable traversa le visage de la Colosse. Elle ne voyait pas Hétaïre d’un meilleur œil, mais elle venait de susciter son intérêt. La Colosse lui tendit une main effroyablement massive et l’aida à se relever. La douleur fut intense et pour la première fois de sa vie, Hétaïre dut admettre qu’elle avait trouvé plus grande qu’elle.
« Tu viens cheu mé. De t’façons faut t’débarbouiller. »
Ce n’était pas une proposition mais un ordre. Hétaïre prit son sac, convaincue qu’une fois encore elle n’avait pas franchement le choix.
La Colosse vivait sur la colline, dans un pavillon qui avait certainement été bleu. Même si ce n’était pas très loin de la gare, le trajet fut un calvaire. Les côtes d’Hétaïre se rappelaient sans cesse à elle à travers des éclairs de douleur froide. Lorsqu’elles arrivèrent, la Colosse introduisit son invitée dans une petite cuisine tout aussi délabrée que l’extérieur de la maison. Néanmoins, les lieux étaient propres et une chaleur agréable se dégageait d’un petit bloc sombre affublé d’un tuyau qui s’engouffrait dans le toit. Hétaïre n’avait jamais vu un objet pareil.
« Tu t’assois. », maugréa la Colosse.
Hétaïre trouva une chaise bancale et s’exécuta. La Colosse sortit de la cuisine pour s’engouffrer dans un petit couloir sombre. Cela laissa le temps à Hétaïre d’observer davantage son environnement. La première impression de vétusté s’estompa : les lieux n’étaient pas spécialement en ruines, ils étaient surtout constitués de matières qu’elle n’avait pas l’habitude de voir. Le bois était omniprésent : des meubles de cuisine, à la table, en passant par les lambris. Ceux-ci arboraient des éléments de décoration assez laids : des portraits de famille peu réussis, des travaux d’aiguilles, une assiette absurdement ornée d’un paysage de montagne bleu. Il se dégageait de l’ensemble, malgré le mauvais goût ambiant, un certain confort. Elle aurait pu dormir ici sans problème, si elle ne craignait pas autant ce qui risquait de lui arriver.
Le pas lourd sur le plancher lui annonça le retour de la Colosse. Celle-ci ramenait une serviette humide et une masse de laine qui s’avéra être un tricot trop grand. Hétaïre faillit pleurer sous l’effet de la reconnaissance. En apercevant ses yeux humides, la Colosse détourna les siens, lui tendit ce qu’elle avait dans les mains et alla s’asseoir en face d’elle, dans un silence pensant. Hétaïre essuya son visage avec la serviette ; en la passant sur nuque, elle vit que son sang avait laissé des traces rougeâtres, ce qui la gêna un peu. Elle enfila le pull qui dégageait une odeur d’humidité mais l’enveloppa très vite d’une chaleur réconfortante.
« C’est quoi té nom ?, demanda soudain la Colosse.
- Chafalos. Hétaïre Chafalos. Et vous ?
- C’est moi qui demande, répliqua sèchement la Colosse.
Hétaïre avait eu bon espoir d’attendrir un peu la femme qui la regardait toujours d’un air soupçonneux. C’était manqué.
« Pourquoi qu’t’es là ?, demanda la Colosse, toujours aussi brusque.
- Je vous l’ai dit, je cherche Madame Boum…
- Je sais ça. Pourquoi qu’tu crois qu’elle est malade ?
- Je ne peux pas le dire. »
L’air décidé qu’elle afficha alors sembla convaincre la Colosse que l’affaire était grave et qu’elle n’avait pas affaire à une bleue. Elle se leva, se dirigea vers un placard et en sortit une bouteille contenant un liquide doré, ainsi que deux verres. Elle posa lourdement la liqueur sur la table et remplit deux verres. Elle en posa un devant Hétaïre et vida instantanément le sien. Comme ragaillardie, elle lança ses yeux bleus droit dans ceux d’Hétaïre et déclara froidement.
« On n’aime pas qu’les nanas d’la ville s’pointent comme ça cheu nous. Ici, c’est pauvre et malheureux ; les filles passent leur vie sur les chalutiers ; elles gagnent rien. Les p’tits joujous qu’on t’a chouré c’est parce qu’on voit jamais ça ici, on n’a pas d’argent. Le train, on l’prend jamais ; y a qu’les négociants qui passent pour ach’ter le poisson en nous arnaquant comme y faut… Alors, toi t’es pas c’genre. Et Lia, c’est la dernière à avoir pris l’train. Nous, on va plus en ville, on a honte… Lia, l’y est allée, l’est revenue et, ça fait longtemps que j’lai vue en fait… »
A la fin de ce monologue, la Colosse semblait se parler davantage à elle-même, comme si elle entrevoyait une réponse à une question qu’elle ne s’était pourtant jamais posée. Hétaïre décida d’intervenir :
« Depuis combien de temps vous ne l’avez pas vue ? »
La Colosse sembla sortir de sa rêverie et répondit :
« Y a bien trois semaines. El’vit de l’aut’côté du flanc d’montagne. El’sort pas beaucoup, sauf pour ach’ter à manger dans la vallée. J’l’ai pas revue… »
Elle ferma les yeux, passa sa main sur son front puis jeta un regard acéré sur Hétaïre.
« Y aura pas de bébé, hein ? »
Hétaïre ne put dissimuler son étonnement : on attendait donc bien l’arrivée d’un enfant ici ? Dans ce coin perdu ? dans ce désert sanitaire ?
« C’est ce que je voudrais savoir », répondit-elle doucement, en voyant les yeux de la Colosse rougir. Celle-ci détourna le regard et le fixa à travers la petite fenêtre de la cuisine. Tout en observant le ciel cotonneux, elle soupira et entama un nouveau monologue, à voix basse, comme si elle révélait un secret honteux.
« J’y ai eu un bébé, tu sais. Un gars. C’était un gars. On me l’a pris. Que j’étais pas capable de m’en occuper ; que c’était dangereux ici… Les gars doivent être en ville… Moi j’en voulais même pas au départ. Le père c’était un type de passage, j’pensais jamais tomber enceinte. Depuis y a pas de bébé. Les filles ici sont vieilles ou c’est des folles qu’on nous envoie pour pêcher… On nous choisit pas, on sait pas qu’on existe.. Alors, quand Lia m’a dit qu’on l’avait contactée pour faire un bébé, j’ai pas compris. Je savais qu’elle voulait, mais « N’y va pas », j’y ai dit, « Y prendront ton bébé, surtout si c’est un gars. » Elle voulait rien savoir, elle y est allée. Et puis, elle est revenue, toute contente, mais elle devait rester chez elle, elle a dit, pour protéger l’bébé. J’lui en voulais, j’ai pas voulu aller voir chez elle après ça. J’étais jalouse. »
Hétaïre vit la Colosse s’affaisser. Elle semblait bien plus petite, tout d’un coup, sous le coup du regret et de la honte. Cette posture ne présageait rien de bon et Hétaïre ressentit une impatience insupportable.
« Emmenez-moi la voir, s’il-vous-plaît ! », dit-elle subitement.
La réaction escomptée n’arriva pas immédiatement. La Colosse se servit un nouveau verre, le but d’un train et s’essuya la bouche avec son bras. Elle jeta un regard vitreux à Hétaïre et répondit, platement :
« Ce sera trop tard, mais on y va. »