C’était incroyable. Gaius avait en fait écrit une thèse sur le ramassis de bêtises qu’on trouvait dans les journaux avant la Première Pandémie. Hétaïre avait du mal à y croire : pour elle, la Recherche était une quête de vérité ; même lorsque l’on prouvait qu’une théorie était fausse, qu’une expérience n’avait pas été menée dans de bonnes conditions, c’était dans l’objectif de s’approcher d’une hypothèse valide, d’un résultat plus fiable. On ne passait pas des heures à analyser l’erreur et ses conséquences.
Elle avait toujours été férue d’histoire et comprenait mal son propre agacement. Elle connaissait par cœur les dates essentielles qui avaient marqué la Première Pandémie, les taux de mortalités à l’issue de la première, de la cinquième et de la dixième année. Elle savait comment les gens vivaient alors, quelles règles, souvent inefficaces, ils étaient contraints d’appliquer. On lui avait expliqué comment le monde, dans son ensemble, avait dû évoluer pour faire face à la catastrophe. Tout cela, c’était des faits, vérifiables et vérifiés.
La thèse de Gaius abordait des idées qui avaient peu de liens avec la réalité. En quoi cela pouvait-il amener qui que ce soit à comprendre qu’un virus, bien réel, avec un ADN et des conséquences visibles et sensibles sur les organismes vivants, ait émergé ? Le virus n’avait pas d’idéologie. Le virus ne voulait pas tuer les hommes. Comment avait-on même pu croire, à l’époque, que les femmes voulaient tuer les hommes ? Elle n’avait jamais entendu parler de telles théories. Le monde était écorché, exsangue, mais de là à abandonner toute raison ? Toute logique ?
L’introduction, écoutée à travers la voix rauque de Gaius, l’avait donc prodigieusement troublée. Elle s’était pourtant sentie obligée de lancer le second fichier qui s’avéra contenir un chapitre essentiellement méthodologique, dans lequel la voix de son ancien sujet égrenait les intitulés des sources consultées et toutes une série de statistiques dont elle serait incapable de se rappeler l’utilité, puisqu’elle s’endormit très vite.
Ce fut la douleur qui sillonnait sa nuque qui la réveilla, quelques heures plus tard, bien davantage que l’annonce diffusée dans son compartiment l’informant que le train était arrivé à Bergen, son terminus. Elle se frotta les yeux et frissonna : les portes de son compartiment s’ouvraient sur le quai, d’où parvenaient de violents courants d’air qui semblaient lancer de minuscules fléchettes glacées sur ses avant-bras. Elle jeta un œil à travers la vitre sur laquelle elle avait dormi et laissé un mince filet de bave : le paysage était à couper le souffle. La gare était nichée dans une vallée cernée par de grandes collines, garnies de sombres forêts de sapins sur lequel se découpait, par endroits, le tracé plus clair d’une rivière. On était en début de soirée, selon l’horloge, mais la lumière du jour était vive en cette fin d’été : elle éclairait une mer de nuages bas, donnant ainsi le sentiment que le sommet des montagnes s’engouffraient dans du lait en suspension.
La voix de Gaius continuait de déplier son propos. Transportée qu’elle était par le paysage, elle aurait été bien incapable d’expliquer ce qu’il racontait mais quelques termes retinrent son attention : « fécondation purement féminine », « fécondation d’un ovocyte par un autre »… De quoi parlait-il ? Il faisait dans la science-fiction maintenant ? Elle n’avait pas le temps de se concentrer sur cette partie, elle devait quitter le train. Elle interrompit l’enregistrement en se promettant de réécouter ce chapitre plus tard.
Hétaïre rassembla ses affaires et quitta le train après avoir observé attentivement le quai désespérément vide : soit elle était bien seule dans le train, soit les autres voyageurs étaient déjà partis depuis longtemps. La gare était petite : une voie unique, devant laquelle se dressait un petit bâtiment blanc dans lequel Hétaïre se rendit immédiatement, espérant qu’on pourrait lui donner des renseignements utiles pour retrouver Lia Boumeddiene. A l’intérieur, nulle âme qui vive. Le guichet était une simple machine chargée d’imprimer les billets et seuls quelques bancs étaient disposés, ça et là, pour reconstituer une salle d’attente dans laquelle personne n’attendait jamais.
Hétaïre interrogea le guichet automatique afin de savoir quand elle pourrait quitter au plus vite ce qui lui paraissait être un désert, une ville perdue dans une faille temporelle : 7h36, le lendemain matin. Elle était aussi rassurée que perplexe : faisait-on réellement rouler un train tous les jours pour un unique voyageur ? Elle était incapable de se souvenir des arrêts précédant le terminus : des gens étaient-ils descendus ?
Un nouveau frisson lui parcourut l’échine : le vent se levait avec le soir. Il lui faudrait trouver des vêtements où un endroit où se mettre au chaud rapidement. Elle n’avait absolument pas pensé à cette partie de son voyage alors qu’il était évident qu’elle devrait passer la nuit sur place. Elle espéra que Lia Boumeddiene s’avérerait assez généreuse pour lui offrir l’hospitalité, mais encore fallait-il qu’elle la trouve.
Elle se mit en route et, sitôt qu’elle eut passé les portes de la gare, elle fut parcourue d’un nouveau frisson qui n’était pas provoqué par le froid mais plutôt par le paysage désolé qu’elle découvrit.
Bergen était une petite bourgade dont les maisons en bois peint semblait monter en file indienne le long des montagnes. Elles étaient toutes, sans exception, marquées par une forme de misère : la peinture – autrefois brillante – s’écaillait sous l’effet de l’humidité et du vent ; certaines présentaient des vitres cassées, des toits tordus. Les rues qui les reliaient étaient défoncées ; un lampadaire sur trois semblait fonctionner, ce qui était bien inutile à cette saison.
Quelques bâtisses affichaient des enseignes signalant qu’il s’agissait de commerces de première nécessité : les lumières y étaient allumées, malgré le jour. Il semblait que la vie n’était ici en accord avec rien, ni avec le temps, ni avec le paysage. Les femmes qui y habitaient étaient telles à ce point extérieures au monde ?
Où devait-elle se rendre ? Il lui semblait malavisé d’essayer d’interroger quelqu’un : tout d’abord il n’y avait personne, ensuite, elle était à peu près persuadée d’essuyer un accueil pour le moins glacial. Si personne ne venait jamais ici, il y avait peu de chance qu’on lui ouvre grand les bras.
Elle sortit le lecteur de nanodossier et remplaça celui de Gaius – qu’elle rangea soigneusement dans une poche intérieure de son sac - par celui de Veluca. Celle-ci lui avait transmis l’ensemble du dossier de Lia Boumeddiene ainsi qu’une carte de Bergen sur laquelle elle avait localisé son adresse. Forcément, cela n’était pas situé dans le centre, mais de l’autre côté des hauteurs ; des heures de marche à pied, certainement, par ce froid…
Alors qu’elle se maudissait d’avoir quitté Bruxelles-la-Nouvelle sans même penser à prendre un pull, elle se sentit violemment tirée en arrière. On la faisait basculer sans ménagement et, sous la vitesse du mouvement, sa tête heurta le sol. Sous le choc, sa vue se brouilla temporairement mais elle sentait qu’on lui arrachait le lecteur de mains, malgré les efforts maladroits qu’elle faisait pour s’y agripper. Des coups vigoureux dans les côtes lui firent lâcher prise : elle manquait d’air. Elle entendit vaguement des rires puis sentit, au martèlement des pas sur le béton, qu’on s’enfuyait en courant.