Silas soupira. Il alla ouvrir la bouche quand un détail l’interrompit.
— Vous ne craignez pas les incendies, avec ce poêle ?
Il désigna le foyer ceint d’une fonte épaisse en forme de tonneau qui, tour à tour, faisait office de chauffage et de cuisinière et qui occupait un angle de la pièce. Une marmite en fonte y glougloutait paisiblement. Il se dégageait d’elle une fragrance appétissante de viande grillée, celle-là même qui se répandait dans la prairie alentour.
Une autre des déformations professionnelles du fossoyeur était qu’il estimait l’espérance de vie – avec une certaine justesse, se targuait-il. Une main qui tremblait, un nez rougeaud, un œil jauni, tout était autant de signes qui vous rapprochez du tombeau. Silas pouvait alors prévoir la commande du cercueil sans devoir s’acquitter des frais supplémentaires exigés lors des urgences. Ce détail qu’il venait de repérer pouvait s’insérer dans la case des morts stupides dues à l’imprudence la plus élémentaire. Un feu entouré de papier. La moindre étincelle s’échappant des buches incandescentes réduirait l’entièreté de la chaumière en un tas de cendres fumantes. L’espérance de vie de leur hôte venait d’en prendre un coup, main tremblante ou pas.
Les yeux du vieux Malak suivirent la direction qu’indiquait le croquemort.
— En ma demeure, tous respectent les livres. Le feu y compris. Rassure-toi, fossoyeur.
Bizarrement, alors même qu’en tout autre lieu, la déclaration parût absurde, Silas la prit au sérieux. Il soupira.
— Bien, je pense qu’il est temps à présent. Je vais vous révéler le secret que je garde depuis presque sept ans.
Il porta son regard sur Pousse. La fillette se tenait là, immobile, buvant les paroles de celui qu’elle avait toujours considéré comme son père adoré. Le voir ainsi, inquiet, hésitant, la tétanisait.
— Pousse, tu veux bien aller jouer un peu, s’il te plait ? demanda Silas. Nous devons parler… Entre grandes personnes.
L’enfant ne bougea pas. Le vieux Malak secoua la tête.
— C’est son histoire aussi, fossoyeur. Permets-lui de rester. Ce sont ses origines, son identité. Même si aujourd’hui, elle n’est pas en mesure de tout comprendre, les mots que tu t’apprêtes à prononcer sont probablement les plus importants qu’elle entendra jamais.
Silas hocha la tête. Il comprit. Après avoir inspiré un grand coup, il se lança.
— C’était un jeudi et, bien sûr il pleuvait…
L’ermite, tout en soufflant sur la vapeur s’échappant de sa tasse brûlante, écouta sans ciller. À un moment, un observateur assidu aurait peut-être remarqué un léger changement, un frémissement d’un sourcil, un coin de lèvre se crisper légèrement.
— Voilà, c’est à peu près comme ça que ça s’est passé.
Silas conclut ainsi son récit. Il n’avait rien passé sous silence. Rassemblant des souvenirs désormais vieux de presque sept années, il avait tenté de n’oublier le moindre détail. Pour lui, l’exercice fut cathartique, libérateur. Ce secret lui pesait depuis tellement longtemps. Au fur et à mesure que les mots s’étaient échappés de sa bouche, cela avait été autant de poids en moins sur sa poitrine. Autour de lui, il s’aperçut que le silence s’était fait et que, pour le moment, rien n’était venu le briser. Ce fut Pousse, la première, qui le rompit.
— C’était qui, la dame, papa ? Elle était gentille ou méchante ?
Cette question naïvement enfantine, en vérité, était tout le nœud du problème et, bien souvent, tard le soir, Silas continuait de se la poser.
« Qui était la dame ? »
« Était-elle gentille, ou méchante ? »
Le fossoyeur se tourna vers sa fille.
— Je ne sais pas, Pousse, reconnut-il. Elle n’avait pas l’air méchante, en tout cas.
— Mais ! Et le couteau alors ! Elle voulait me blesser ?
Silas haussa les épaules.
— Je ne sais pas…
Pousse allait une nouvelle fois ouvrir la bouche mais fut coupée dans son élan.
— Ce n’était pas un couteau, Pousse, affirma le vieux Malak. – l’ermite plongea son regard glacé dans celui de Silas – Fossoyeur, tu es bien certain des mots que tu as entendus ?
— Je pense, oui. Mais c’était il y a longtemps ! se défendit-il par avance, comme s’il avait commis une faute dont il ignorer encore la teneur.
Les yeux de l’ermite se détachèrent un instant de Silas, se posant sur un point, au-dessus de la porte du salon. Situé dans le dos du fossoyeur, il ne put voir tout de suite de quoi il s’agissait, avant que Pousse, qui avait suivi le regard de l’ermite, ne prononçât :
— Ho ! Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est un couteau aussi ? Il est super grand !
À ces mots, Silas se retourna vivement. Il y avait des mots, tels que celui-ci, qui le faisaient réagir avec virulence. Il se tourna également et aperçut, suspendue au-dessus de l’encadrement de la porte, une longue lame, celle d’une épée parfaitement entretenue.
— Par les Dieux, murmura-t-il. C’est pas un livre ça ! Elle est à vous, cette épée ?
Le vieux Malak soupira.
— Oui. C’est à moi. Et ce n’est pas une épée, mais un sabre. Mais, désolé, ce n’est pas le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui. Je n’aurais pas dû le regarder. Cela vous a déconcentré, tous les deux. Veuillez accepter mes excuses.
Silas fronça les sourcils et croisa les bras. Quel genre d’ermite se baladait avec une maison en vieux bouquins, mais conservait une lame aussi impressionnante ? Pas un ermite ordinaire, ça, c’était certain.
— Je vois, grogna-t-il. Y en a ici qui ont le droit de garder leurs secrets.
Le vieux Malak ne rebondit pas sur la remarque acerbe.
— Lux aeterna, préféra-t-il prononcer. Tu es bien sûr de ces mots ?
Silas grommela.
— Puisque je vous dis que oui.
À nouveau, le silence se fit.
— Ça veut dire quoi ? demanda Pousse. Tu le sais, toi, grand monsieur ?
Le vieux Malak soupira.
— Je crois, petite. Je crois. Si ce sont bien là les mots que ton père a entendus, si c’est bien de la Lux Aeterna dont il s’agit, alors, ça change la donne. Tu n’es pas une simple Karishma, Pousse. Mais… je dois avouer…
Pour la première fois, Silas perçut du trouble chez l’ermite. Que cela pouvait-il signifier ?
— Et c’est quoi, alors ? s’impatienta-t-il. Vous devez nous le dire.
Malak, une nouvelle fois, regarda le sabre qui ornait le sommet de l’encadrement de la porte.
— Je dois avouer que c’est bien difficile à croire. J’imagine que je n’ai pas le choix. Vu les dangers que vous courrez, tous les deux, et surtout toi, petite Pousse, je dois vous dire ce que je sais. Lorsque j’étais jeune, j’ai entendu parler de cet artefact. Il était la propriété du Roi. Il s’agissait du plus puissants des Karishmas fabriqués par l’ancien monde. Du dernier avant que ce monde-là ne prenne fin, et que le nôtre ne se reconstruise péniblement sur ses ruines fumantes. Il prenait la forme, racontait-on, d’une longue dague d’or. Cela corrobore ce que tu as vu, ce jour-là, fossoyeur. Il se disait que celui ou celle qui ferait materiaSymbiose avec lui serait doté d’immenses pouvoirs. Mais ce n’était apparemment pas possible. Le secret de sa libération s’était perdu, et les essais s’étaient tous soldés par d’effroyables échecs. Si Pousse a réussi à absorber la Lux Aeterna, c’est…
— Minute, l’interrompit Silas. Le Roi, vous avez dit ? Vous voulez parler du Baron ? De Cussaque ?
Le vieux Malak secoua la tête.
— Cussaque n’est que le dirigeant des humains, fossoyeur. La baronnie qu’il dirige n’est qu’une partie du monde.
— Des… humains ? – dans la tête de Silas, des rouages mentaux se mirent en branle à toute vitesse - Alors le Roi est le dirigeant des Elfes ?
Un frisson glacé parcourut son dos. Il n’aimait pas prononcer ce mot-là.
Malak soupira.
— Nous y voilà, Pousse. Ta première leçon. Ton papa va nous écouter aussi, puisque ses connaissances semblent limitées. Ce sera aussi intéressant pour toi, hein, fossoyeur.
Silas resta interdit. Venait-il de se faire traiter d’ignare, et ce devant sa fille ? Et puis à quel moment cette discussion s’était-elle transformée en « leçon » ?
L’ermite se leva, il se dirigea vers une pile de livres qui s’élevaient à côté du poêle, une de ces piles qui inquiétaient le fossoyeur tant leur proximité avec les braises était grande.
Il tira un ouvrage de l’amoncellement avec une telle précision et une telle vitesse que le reste des livres se broncha pas le moins du monde.
— Voilà, annonça-t-il. Cartographie des espèces. C’est un vieux livre, pas forcément à jour, mais ça vous donnera une idée du monde dans lequel nous vivons. Je te le prête, fossoyeur. Prends-le, et lis-le à Pousse le soir.
Silas grommela tout en s’emparant du livre. Il ne s’attendait pas, en plus du reste, à recevoir des devoirs !
— Pour résumer, continua le vieux Malak, il y a quatre espèces dites majeures. Nous, les humains, sommes une de ces quatre espèces. Il y a aussi les elfes, les nains et enfin les ombres. Nous sommes dirigés par le baron Cussaque et les elfes, par le comte D’Éliénel.
— Je connais les Elfes et les Nains, reconnut Silas. Mais je ne connais pas les ombres. Qu’est-ce que… c’est une espèce aussi ?
Malak hocha la tête.
— Ils sont beaucoup moins nombreux. Ce sont eux qui composent pour l’essentiel l’armée du Roi. Ils ne sont pas dirigés par un noble. Le Roi est lui-même leur seigneur. C’est pour cela qu’on l’appelle parfois le Roi des Ombres. Ce sont des guerriers nés. Ils ne savent que faire la guerre et sont doués d’une force et d’une habileté inhumaine. Cela étant, leurs visages sont profondément marqués par les déformations structurelles que leurs ancêtres ont subies lors de leurs materiaSymbiose. Ainsi revêtent-ils la plupart du temps un masque qui dissimulent leurs faces monstrueuses.
Les lèvres de Silas formèrent un ‘o’. Une illumination le submergea.
— Ce sont eux ! s’écria-t-il. C’étaient des ombres ! Les quatre cavaliers !
Malak hocha gravement la tête.
— Oui, et vous avez beaucoup de chance, Pousse et toi, d’être encore là pour en témoigner. La seule explication que j’y vois, c’est que leur mission, ce jour-là, était parfaitement explicite. Ils devaient retrouver cette femme, dont tu as parlé, et rien d’autre. D’autant que… - Malak inspira – les masques en crâne de chèvres ne sont réservés qu’à une élite. Les quatre prévôts noirs.
Silas fronça des sourcils. Il se rappela tout à coup du sabre.
— Vous semblez bien les connaître, jugea-t-il. Bien plus que par le simple biais de la lecture de vos bouquins.
L’ermite soupira.
— Cela ne te regarde aucunement. Sache cependant que je n’ai pas toujours vécu dans cette maison, que ma vie a été plus longue que tu ne peux l’imaginer. Enfin. Si effectivement c’est bien de la Lux Aeterna dont cette jeune femme a usé sur Pousse, alors le Roi voudra la récupérer, tôt ou tard. Vous êtes en danger, tous les deux. En très grand danger.
Le fossoyeur secoua la tête, alors que Pousse se serrait contre sa jambe.
— Ils ne sont jamais revenus, depuis. Au bout de tout ce temps, je pense qu’on est tranquilles.
— Je suis désolé de te contredire, mais malheureusement, cela ne veut rien dire. Le Roi suit sa propre logique, une logique qui n’a que faire du temps qui s’écoule. Et il n’est pas seul. Son plus proche conseiller, un dénommé Rasponte, a probablement été chargé de retrouver l’artefact. Si ma théorie est juste, Pousse doit au plus vite apprendre à se défendre. Et pour cela…
Le vieux Malak se leva, il se dirigea vers une autre pile, qui formait un des pieds de la table et en tira un nouveau livre. Il le tendit au fossoyeur.
« Le b-a-ba au rhum. Méthode de lecture efficace et amusante. »
Silas leva des yeux emplis d’incompréhension vers l’ermite.
— Elle doit savoir lire. Avant toute chose. Tu vas te charger de cela.
— Mais… Ce n’est pas…
Malak secoua la tête.
— D’abord la lecture, ensuite le reste. Je ne suis pas instituteur. Revenez quand elle sera prête.
— Mais moi non plus je…
Avant qu’il ait eu le temps de terminer sa phrase, lui et Pousse se trouvaient déjà sur le seuil de la porte. Avec une détermination semblable à celle de la coulée d’une avalanche, le vieux Malak les avaient poussés vers la sortie. De toute évidence, l’entretien était terminé.
— Une dernière question, si vous voulez bien, demanda Silas en tentant de résister à l’irrésistible pression.
— Mmh ?
— Cette femme, celle du cimetière. Vous savez de qui il s’agit ?
L’ermite ne cilla pas. Cependant…
— Non, affirma-t-il. Allez, rentrez chez vous. Au revoir.
La porte claqua dans leur nez.
L’ermite n’avait pas cillé, donc, cependant Silas en fut absolument convaincu : il mentait.
Un chapitre intéressant au niveau du worldbuilding mais que j'ai trouvé un peu trop bavard au niveau des enjeux. Le fait que Pousse est en danger à cause de ses pouvoirs apparaissait déjà à mon avis assez clairement avant ce chapitre, du coup on apprend pas tant que ça. C'est cool de découvrir les ombres etc mais tu peux à mon avis raccourcir le chapitre sans problème.
L'ambiance de la caverne de l'ermite est cool et comme souvent, l'humour bien dosé. La lecture est toujours plaisante. La conclu de chapitre est plutôt cool.
Mes remarques :
"Il alla ouvrir la bouche" -> il allait ?
"qui vous rapprochez du tombeau." -> rapprochaient
"Silas pouvait alors prévoir la commande du cercueil sans devoir s’acquitter des frais supplémentaires exigés lors des urgences." ahah excellent
"Vu les dangers que vous courrez," -> courez
"Il s’agissait du plus puissants puissant un masque qui dissimulent" -> dissimule
"C’étaient des ombres ! Les quatre cavaliers !" je pense au seigneur des anneaux ahah
"Cela ne te regarde aucunement. Sache cependant que je n’ai pas toujours vécu dans cette maison, que ma vie a été plus longue que tu ne peux l’imaginer." peut-être raccourcir ce passage ? dans le sens où il dit que ça ne le regarde pas mais lui répond quand même et puis la répétition je n'ai toujours pas vécu ici avec la phrase suivante n'apporte pas forcément tant de mystère, juste une suffit je trouve.
« Le b-a-ba au rhum. Méthode de lecture efficace et amusante. » excellent !! j'adore xD
Un plaisir,
A bientôt !
Hey, ça va ? C'est toujours un plaisir de te lire :)
Je suis d'accord avec toi. Y a des trucs dans ce chapitre qui mériteraient un bon coup de réécriture.
Pour tout te dire, je suis pas à l'aise encore avec le personnage de Malak. Tu sais ce que c'est, y a des personnage plus difficile à appréhender que d'autres, et lui, ben il entre dans cette catégorie :) M'enfin ça viendra j'imagine :-P
Huhuhu, je suis très fier de mon B-a-ba au rhum... c'est nul je sais, mais des mois après, ça me fait encore sourire hihi
Merci en tout cas pour ton commentaire !
À bientôt :o)
Tu peux l'être, ça me fait aussi beaucoup rire xD
Et j'adore les meubles faits de livres XD
Oui, j'ai pas entretenu le mystère bien longtemps autour de la dague, c'était pas vraiment l'objectif et en effet, on le comprend assez rapidement, je pense.
je te remercie du coup, parce que ça me permet de savoir ce que le lecteur comprend!
Ouaip, j'essaye d'explorer la fantasy post-apo lol
Merci pour les meubles faits de livres ;) Ils me plaisent aussi beaucoup ! J'avoue que j'ai hésité, quand même, mais si ça passe, c'est super !