Chapitre 4 : La montre à gousset

Par Luna

Cette nuit-là, Aaron refit le même rêve étrange que le soir où Evanna était arrivée. Il était revenu dans son corps d'enfant, toujours encerclé par les arbres gigantesques d'un bois sombre. Sa tête le lançait terriblement. Ça lui revenait maintenant : il s'était écorché au-dessus de l'œil en tombant et il s'était perdu. Comment allait-il retrouver le chemin de l'auberge ? Allait-on le gronder ?

Les ténèbres glissaient sur lui, déposant une à une ses ombres sur les cimes. La forêt lui faisait peur. Elle était pleine de bruits sinistres. Il se boucha les oreilles pour ne plus les entendre. Un lourd silence lui tomba dessus, mais il ne dura qu'un instant.

Une voix de femme.

Elle était faible, claire et douce, comme l'eau des ruisseaux. Il se retourna pour voir d'où elle venait et se retrouva nez-à-nez avec l'une des ombres.

Sauf que ce n'était pas une ombre. C'était un homme immense.

 

Aaron se cogna la tête au mur de l'écurie en se réveillant en sursaut. Il massa son front douloureux et tenta de calmer sa respiration haletante. Passé ce premier choc, il sentit son corps se glacer. Malgré ses laines, ses doigts étaient gelés. Il lui fallut un petit moment pour se rappeler où il se trouvait. Lorsqu'il posa les yeux sur la jeune fille endormie à quelques mètres, tout lui revint.

Evanna était encore là. Il n'avait pas insisté auprès d'elle et s'était résolu à ne pas le faire. Il fallait qu'elle parte ? C'était son choix. Qui était-il pour lui dicter ce qu'elle devait faire ? Évidemment, il y avait ce lien étrange et indéfinissable qui lui sautait à la figure à chaque fois qu'il la voyait.

Si elle partait, il ne saurait jamais.

Tant pis, il faudrait qu'il compose avec et bientôt qu'il agisse comme si rien de tout ça n'était arrivé.

Il balaya l'écurie du regard, mais un rayon de lumière l'éblouit. Une faible lueur perçait le carreau sale de l'écurie ; certainement l'aube qui pointait le bout de son nez. Le lever du jour avait englouti les derniers lambeaux de tempête ; le calme régnait. Même le vent s'était éteint. Aaron n'entendit que les chevaux de l'écurie mâchonner leur foin avec ferveur, l'observant d'un œil curieux. Autour de lui, la lumière rassurante des lanternes s'était évanouie et le maigre filet de chaleur qui leur avait permis de résister au froid mordant avait disparu avec elle.

Il émit un bâillement sonore qui abrégea ses observations. Il tenta de se lever, mais, endolories par le froid, ses jambes lui arrachèrent une grimace. Son corps entier était courbaturé et empestait la paille. Il en retrouva même dans ses cheveux ; eux aussi devaient avoir fière allure. Les matelas du Vieux-Chêne n'étaient peut-être pas les plus luxueux du monde, ils valaient tout de même mieux que n'importe quelle litière pour le bétail.

À peine avait-il fait trois pas, qu'il remarqua près de la jeune fille le carnet qu'elle avait tentée de lui cacher la veille. Il se gratta la tête pensivement. Cet objet était-il lié à son arrivée à Kerlann et à sa prétendue perte de mémoire ? Il ne put s'empêcher de s'approcher pour l'observer avec plus de minutie et en toucher la reliure.

Il n'allait pas l'ouvrir, simplement regarder de plus près.

L'ouvrage était plus délicat qu'il ne l'avait d'abord cru : une couverture finement ornementée, cousue dans un cuir fin mais de bonne qualité qui ne pesait pas trop lourd. Il paraissait en revanche assez vieux. Par endroits, la patine du cuir grignotait certains dessins et des feuillets de la tranche menaçaient de s'envoler. En passant son doigt sur le dos du carnet, Aaron avisa des initiales. Un trait élégant, enrobant de deux larges boucles les lettres W.B., encadraient avec grâce le dessin épuré d'un renard. Quelque chose de vaguement familier s'en dégageait.

Comment faisait-elle ? Comment s'y prenait Evanna pour bousculer ainsi sa mémoire et ses certitudes ?

Il ne résista pas : il fallait qu'il comprenne. D'une main tremblante, il ouvrit le carnet à sa première page. Il n'y trouva qu'une phrase :

La vérité n'est jamais là où on la croit ; elle est là où l'on n'ose pas même la soupçonner.

Evanna se retourna soudain dans son sommeil. Le cœur battant, Aaron referma  le carnet avec nervosité et le reposa, un peu honteux d'avoir une fois de plus cédé à sa curiosité.

Il patienta quelques instants, pétrifié. La jeune fille ne se réveilla toutefois pas. Son visage ne présentait aucun trait tiré et n'affichait pas l'expression de lapin apeuré qu'Aaron lui connaissait. Ses deux mains recroquevillées sous sa tête et le rose de ses joues lui donnaient l'air d'une poupée de porcelaine ; fragile et sereine.

Aaron soupira. La laisser partir, était-ce la meilleure des choses à faire ? Les Feginn et lui ne pouvaient-ils vraiment pas l'aider ?

Un gargouillis peu élégant souleva l'estomac d'Aaron. Il ne parviendrait à rien le ventre vide, il fallait qu'il avale quelque chose. Une fois ragaillardi, ses idées seraient plus claires.

En mettant un pied dehors, il se demanda sérieusement s'il était bel et bien réveillé.

Il crut d'abord que la neige ne tombait plus. La lande se devinait à travers une fine brume opaline et l'on pouvait même apercevoir au loin les silhouettes biscornues de l'auberge et de son chêne centenaire. Mais très vite, ses poumons se comprimèrent sous un froid mordant ; l'écurie, qui lui avait semblé si fraiche quelques instants auparavant, lui apparut comme un havre de chaleur, un cocon tiède et rassurant, si bien qu'il dut lutter contre l'envie de faire demi-tour. En un battement de cœur, une maigre couche de givre avait enveloppé le bout de son nez ; il ne sentait plus rien, ni l'arôme âpre et piquante des bruyères, ni les effluves de cuisine du Vieux-Chêne, souvent charriées par le vent dès l'aube. Le monde se retrouvait tout à coup dépouillé d'odeurs.

Jamais Aaron n'avait vécu d'hiver semblable.

Un souvenir le frappa pourtant. Un artiste avait autrefois séjourné à l'auberge durant la morte-saison. Sans le sou, il n'avait pu payer ce qu'il fallait aux Feginn. Il leur avait alors peint le Vieux-Chêne dans un paysage féérique d'hiver où la neige tombait sans jamais toucher le sol ; des flocons suspendus dans un instant sans fin qui durait depuis sept ou huit ans. Un décor de glace que cette nuit de tempête semblait avoir recréé pour lui. Il n'y avait pas de brume, mais bien des flocons. Ils s'étaient cristallisés avant de se poser sur le sol de tourbe, coincés eux aussi dans fragment de temps qui n'en finissait plus.

Un mal-être le gagna bientôt. Il lui sembla incarner le témoin gênant d'une scène à laquelle il n'était pas censé assister ; quelque chose de contre-nature.

Il plongea ses mains gantées déjà engourdies au fond de ses poches et avala la distance qui le séparait du bâti, prenant garde à ne pas glisser sur le verglas. Son malaise redoubla quand il arriva sur le perron.

La porte était grande ouverte.

Toujours aucun bruit, pas même le ronronnement de la pendule de la salle commune ou le craquement intempestif du parquet qu'on entendait d'ordinaire.

Le Vieux-Chêne était plongé dans une telle obscurité face à la clarté aveuglante du dehors qu'Aaron dut d'abord avancer à tâtons pour que ses yeux s'habituent. Un geste maladroit le fit buter dans un verre. Le tintement résonna dans l'entrée, puis s'évanouit dans un écho. Et finalement, la pénombre se dissipa peu à peu.

La salle commune était vide et le feu de la cheminée éteint.

Plus rien. Pas même quelques braises grésillantes. Et une atmosphère polaire s'immisçait jusqu'aux murs saupoudrés de givre.

Aaron fut saisi d'un pressentiment affreux. Quelque chose de grave était arrivé, car rien, durant la nuit de Genvred, ne pouvait justifier l'absence du crépitement du foyer. La peur le prit à la gorge ; une terreur souterraine commençant à lui tordre le ventre. Que s'était-il passé ici ? Où était tout le monde ? Qu'est-ce qui les avait poussés à abandonner l'auberge aux rigueurs de l'hiver ?

Le désordre engendré par la fête avait été laissé en l'état, et il n'y avait strictement personne, comme si le temps s'était brusquement figé ; chacun ayant disparu en plein milieu de son occupation. Aaron fit rapidement le tour de l'auberge. Personne. Il ne trouva même pas Elouan endormi dans son lit. Leur chambre était dans un sacré bazar : tous les tiroirs avaient été tirés, vêtements, livres et objets gisaient sur le sol. Les autres pièces avaient été traitées de la même manière et tous les lits étaient vides.

Toutes, sauf une : la chambre numéro 6.

Il descendit les escaliers à pas de loup, le cœur battant. Était-on en train de lui faire une grosse blague ? Peut-être les Feginn et ceux qui étaient restés s'étaient-ils rassemblés dans la cuisine ? Il s'y dirigea sans grande conviction.

Toujours personne, mais la porte qui donnait sur le salon privé était entrouverte.

Aaron respira et sentit son estomac se dénouer. Sa peau frissonna sous ses laines en sentant la proximité d'une source de chaleur. Une lueur vacillante dessinait de longues ombres jusqu'à ses pieds, et le craquement familier d'une bûche le rasséréna.

— Ah, vous êtes là, je me demandais où...

Sa voix resta en suspens face au chien qui lui coupa la route.

L'énorme molosse du campement se dressait à nouveau devant lui, plus menaçant que jamais, un filet de bave coulant entre ses crocs. Aaron déglutit.  L'animal se contenta toutefois de tourner la tête vers l'âtre de la petite cheminée. Le garçon suivit son regard en frémissant. Un haut-de-forme était juché sur le bout de la table à manger. Le fauteuil, quant à lui, était complètement tourné vers le feu. Et sur l'un des accoudoirs s'étaient agrippés de longs doigts effilés, habillés de cuir sombre.

— Approche.

La voix rauque s'était élevée du fauteuil. Chancelant, Aaron s'exécuta, davantage poussé par la bête qu'il savait dans son dos que par sa propre volonté. La stupeur le saisit lorsqu'il découvrit qui s'était recroquevillé près de ce feu d'ordinaire si chaleureux.

L'homme releva son menton pour le détailler, révélant sa moitié de visage brûlée.

— Vo... vous ? bafouilla Aaron. Qu'est-ce que vous voulez ? Qu'est-ce que vous faites là ?

L'homme ne répondit pas tout de suite, mais appuya son regard dur dans le sien. Il était empreint d'une hostilité et d'un dégoût si intenses qu'Aaron n'arriva pas à le soutenir.

— Hier, j'ai cru voir un fantôme dans cette hôtellerie sordide. Et maintenant je trouve cette... chose, fit l'homme d'un air écœuré.

Aaron avait senti les yeux de l'homme se détacher de lui. Il trouva alors le courage de relever la tête pour découvrir près du feu ce que l'étranger lui désignait.

Une montre à gousset.

— Si j'avais su, ajouta l'homme dans un sifflement.

Aaron cilla, déconcerté. À qui appartenait cette montre ? Pourquoi lui en parlait-il ?

— Je... je ne comprends pas.

Pour toute réponse, l'étranger se baissa pour ramasser l'objet et le lança avec force à Aaron. Pris au dépourvu, ce dernier n'arriva pas à le rattraper au vol et le laissa s'écrasa sur le tapis. Il ne bougea pas, se contentant de rester bêtement les bras ballants.

— Pourquoi ne récupères-tu pas ce qui t'appartient ? gronda la voix de l'homme.

— Elle n'est... elle n'est pas à moi.

Aaron vit les doigts resserrer leur emprise sur les accoudoirs du fauteuil.

— Eleanor, n'est-ce pas ainsi que s'appelle ta mère ?

Il avait presque craché son prénom, comme s'il s'agissait d'un poison.

— Si... souffla Aaron interloqué, mais comment...

— Alors, où est-elle ? le coupa l'homme, sa voix montant d'un cran supplémentaire. Où est cette maudite femme ?

C'était insensé. Pourquoi cette vieille montre évoquait sa mère à cet inconnu ?

— Elle... elle est morte, bredouilla Aaron, ma mère est morte il y a douze ans.

Les yeux de l'homme se figèrent un court instant. Il ne répondit rien, mais haussa finalement les sourcils. Il s'absorba dans l'observation de la cheminée, happé par le mouvement hypnotique des flammes. Pendant quelques secondes, Aaron crut presque que l'homme l'avait oublié. Il en profita pour ramasser la montre. Elle était faite d'argent, largement patiné par le temps. Un objet bien précieux pour un garçon comme lui. Et selon cet homme, elle lui appartiendrait ? D'où tenait-il ces informations ? Et où avait-il trouvé cette montre ? Il paraissait savoir des choses qu'Aaron lui-même ignorait.

Le cœur battant, il fit un pas vers le fauteuil.

— Comment connaissez-vous ma mère ? Qui êtes-vous ?

L'homme se redressa, comme s'il reprenait soudain contact avec la réalité.

— Qu'est-ce que vous voulez ? reprit Aaron puisqu'il ne lui répondait pas.

— Ce que je veux ? Rien qui n'ait à voir avec toi, répliqua-t-il enfin. Comment peux-tu être là ? Comment peux-tu seulement exister ?

Aaron se figea.

— Cette idée me révulse.

C'était plus que du dégoût ; c'était de la haine qu'il y avait dans sa voix. Aaron sentit les prémices d'une migraine s'installer à l'intérieur de sa tête. Il tenta de faire le tri dans ses pensées confuses.

Les autres. Où étaient les autres ?

Avant qu'il parvienne à l'interroger à voix haute, l'homme reprit, plantant de nouveau ses yeux d'encre dans les siens :

— Il n'y a pas de doute, c'est elle que je vois quand je te regarde. Faible, incapable et absurde. As-tu seulement quelque chose de lui ?

Il marqua une pause, dévisageant Aaron de la tête aux pieds.

— Ton père... ce monstre.

— Mon père ?

La question avait fusé toute seule, sans qu'Aaron puisse la retenir. L'étranger se leva subitement, et ce fut comme si sa silhouette se déployait jusqu'au plafond. Ses longs doigts attrapèrent le col de la chemise d'Aaron, dont le seul réflexe fut de fermer les yeux. Encouragé par son maître, le chien se mit à aboyer avec fureur.

— Ton père, mon garçon, articula l'homme avec violence, est un meurtrier.

Aaron rouvrit ses paupières avec lenteur pour constater le regard fou qui lui faisait face.

— Un meurtrier ! Un homme sans honneur ! À quoi t'attendais-tu ? À un conte de fées ? La voilà ta merveilleuse histoire !

Il le lâcha d'un coup et lui tourna aussitôt le dos. Aaron tomba lourdement sur le tapis, incapable de faire autre chose que d'enserrer avec force la montre à gousset dans ses mains moites. Des larmes, dont il n'avait même pas eu conscience de faire couler, dégoulinaient sur ses doigts tremblants. Son corps entier frémissait comme une feuille morte. Il se releva aussitôt et tituba vers la sortie. Le chien n'eut même pas à tenter de l'arrêter ; un second homme en uniforme se dressa en travers de la porte, l'empêchant de s'enfuir. Alors qu'il aurait pu l'immobiliser sans difficulté, il lui envoya un soufflet au visage. Aaron s'effondra, le sang se mêlant à ses larmes.

— Assez ! intervint l'homme aux gants noirs, laissez-moi régler cette histoire.

— Où sont les Feginn ? supplia Aaron. Où sont-ils ? Qu'est-ce que vous avez fait d'eux ?

Il ferma les yeux, essayant de se convaincre que tout ceci n'était qu'un cauchemar et qu'il allait se réveiller. Bien sûr, lorsqu'il les rouvrit, l'homme était toujours là. Il s'accroupit à côté de lui, et de sa voix rauque, lui murmura :

— Les misérables qui te servent de famille ne reviendront pas. Tu ne les reverras jamais. C'est douloureux, n'est-ce pas ? Ressens-tu seulement la douleur ? Il n'a jamais su ce qu'était la douleur, lui.

Recroquevillé, Aaron entendit des pas supplémentaires dans son dos, un bruit de lutte et quelque chose de lourd qui tombait sur le plancher à ses côtés.

— J'ai trouvé la fille, cracha une voix.

Aaron tourna la tête.

Effondrée sur ses genoux, Evanna lui lança un regard terrifié les yeux humides. Aucun son ne sortait de sa bouche tremblotante, mais elle semblait répéter en boucle : « Je suis désolée, je suis tellement désolée ! »

— Enfin, fit l'homme aux gants noirs.

Il saisit d'un geste brusque le visage de la jeune fille qui ne put réprimer un mouvement de surprise, coupant court à ses pleurs.

— Si ta pauvre idiote de tante voyait ce que tu es devenue. Se familiariser avec des gens comme eux. Tu n'es rien. Rien de plus qu'une gamine pourrie gâtée et une sale petite voleuse.

Sous la surprise générale, Evanna lui cracha soudain au visage, et repoussa ses mains avec violence. L'homme se releva, dégoûté et s'essuya d'un revers de manche.

— Ta tante a perdu son temps toutes ces années. Elle n'a pas réussi à t'inculquer le moindre savoir-vivre.

Il se tourna vers le deuxième milicien qui avait amené Evanna.

— Vous l'avez retrouvé ?

— Ici, monsieur, répondit le soldat en lui tendant un objet.

Aaron reconnut le carnet de cuir qu'Evanna avait tenté de lui dissimuler.

— Non ! cria Evanna. Rendez-le moi !

— Tu n'as donc rien compris ? articula l'homme en déployant ses longs doigts gantés pour le récupérer. Tu es tellement prévisible !

Il lâcha un rire dément en rangeant le carnet dans une poche intérieure sa redingote. Evanna se figea, interloquée.

— Tu m'as fait perdre suffisamment de temps, reprit-il finalement d'un ton âpre, mais d'un calme redoutable. À cause de toi, j'ai pris du retard. Tu vas suivre ces deux hommes, rester le temps qu'il faudra avec nous jusqu'à ce que nous en ayons terminé ici. Après quoi, je te renverrai chez ta tante qui parviendra peut-être à faire rentrer un peu de bon sens dans ta tête.

La jeune fille ne bougea pas. Elle semblait ne plus trouver de mot. De son côté, Aaron observait la scène, complètement abasourdi. Une pensée, une seule, se répétait en boucle dans sa tête.

Ils se connaissaient.

— Emmenez-la, ordonna l'homme aux miliciens.

La phrase sembla redonner à Evanna la décharge électrique qu'il lui fallait. Elle se releva et se recula contre le mur.

— Non.

— Non ? reprit l'homme d'un rire mauvais.

— Dites-moi d'abord ce que que vous faites ici, exigea-t-elle. Qu'avez-vous fait de ces gens ? Et les conscrits ? Ils sont aussi là pour exécuter votre travail infâme ?

— J'ai perdu suffisamment de temps à cause de cette petite sotte, déclara l'homme aux miliciens, ignorant obstinément Evanna. Faites le nécessaire pour qu'elle suive sans faire d'histoire.

C'était peut-être un instinct primaire qui se réveillait, mais Aaron sentit soudain monter en lui une énergie puissante. Il se releva et se dressa entre Evanna et les soldats qui eurent un mouvement de recul, surpris.

— Ne les touchez pas.

Tous les regards convergèrent vers la porte. La silhouette qui venait de parler sortit de l'ombre, un fusil de chasse dans les mains et un labrador à ses côtés.

M. Ferrec et son fidèle Herbert.

Aaron sentit son cœur bondir dans sa poitrine.

— Vous ? souffla l'homme aux gants noirs, les yeux exorbités.

— Laissez-les partir, ordonna le vieillard en levant davantage son arme.

L'homme ganté s'approcha de Ferrec, insensible à la menace de l'arme pointée sur lui. Il semblait véritablement choqué de le voir ici. Mais ça n'avait rien à voir avec son fusil.

— C'était donc ici que vous vous cachiez tous durant toutes ces années ?

Les questions fusèrent à nouveau dans la tête d'Aaron dans un tourbillon. Qu'est-ce que Ferrec avait à voir dans cette histoire ?

— Vous n'avez pas osé lui dire la vérité sur ses chers parents ? continua l'homme d'un ton provocateur. Vous ne pensiez pas qu'il avait le droit de connaître la véritable histoire de sa naissance, aussi répugnante soit-elle ?

Ferrec ne répondit rien. Il se contentait de pointer inlassablement son arme. L'homme se détourna de lui et se dirigea vers Aaron, un sourire mauvais sur les lèvres.

— Il t'a trahi. Toutes ces années, et il ne t'a jamais rien dit. Oh... comme je serais en colère si j'étais toi.

— Ça suffit ! coupa le vieillard.

Les lèvres d'Aaron se mirent à trembler. Une douleur fulgurante lui traversa le crâne. Durant quelques instants, il ne parvint plus à discerner ce qui se passait dans la pièce de ce qui avait brusquement surgi dans sa tête. Une voix lui hurlait quelque chose.

La voix de femme. Encore. Sauf qu'il ne comprenait pas ce qu'elle disait.

Il vacilla, la vision trouble, mais sentit Evanna l'empoigner pour l'empêcher de tomber. Peut-être à cause de ce contact, il reprit conscience de la réalité et la voix s'évanouit.

— Fiston, écoute-moi, dit fermement Ferrec, tu vas faire ce que je dis sans discuter et sans poser aucune question. Tu vas partir avec la fille. Tu ne te retournes pas. Tu n'essayes pas de revenir. Tu m'entends ? Sous aucun prétexte. Tu ne reviens pas.

— Mais... commença Aaron.

— Ne discute pas !

Evanna saisit aussitôt la main d'Aaron, et esquissa un mouvement vers la sortie. L'énorme molosse au pelage noir se rua sur eux. Herbert lui barra le passage, tous crocs dehors. Il était ridiculement petit à côté, beaucoup plus âgé, mais ne s'en montrait pas moins déterminé.

— Si vous croyez que je vais la laisser me filer entre les doigts comme ça, grogna l'homme aux gants noirs, j'ai besoin de ramener cette idiote à sa tante.

Il logea une main dans la poche intérieure de sa redingote. Les deux miliciens s'approchèrent également, dessinant un arc de cercle autour d'eux. Ils  étaient incontestablement plus nombreux ; plus jeunes et plus forts. Et surtout, ils avaient avec eux le molosse terrifiant.

Ferrec ne ferait pas le poids.

— Maintenant, hurla le vieillard, fuyez ! FUYEZ !

Ce fut comme si le temps s'était arrêté. Aaron n'arrivait plus à réfléchir. Il se sentit entraîné dans une course folle. Il n'ordonnait pas à ses pieds de bouger et pourtant son corps suivait le mouvement. N'était-ce pas là la preuve qu'il n'était ni plus ni moins victime d'un cauchemar ? Ce paysage irréel, ce silence et cette sensation de flotter ; tout ça ne pouvait pas exister.

Une pression exercée sur son bras le fit peu à peu émerger. Tiré par Evanna, dont les longs cheveux blonds battaient furieusement le dos, il courait dans la lande. Au creux de sa main, Aaron sentit le métal tiède de la montre à gousset coller à sa peau.

Ils ne voyaient pas où ils allaient, ni où ils mettaient les pieds. Et avant même de se rendre compte qu'il tombait, Aaron gisait sur le sol, parmi les bruyères gelées. La chaleur de la main de la jeune fille s'était évanouie. Autour de lui, il n'y avait rien sinon ce semblant de brume ; ces flocons impossibles en apesanteur.

Ou plutôt si... entre les cristaux apparut le début d'un tronc, puis les contours de quelques buissons se dessinèrent. Et dans le silence incertain, un craquement sinistre retentit, laissant émerger une silhouette nouvelle. Elle n'avait rien de végétal ou d'humain ; une forme immense, surmontée d'une tête à l'allure curieuse. Des cornes ? Non, c'était bien trop gros. Ça ressemblait à... des branches.

Ses observations s'arrêtèrent là, coupées par un enchaînement d'évènements. D'abord, une ombre démesurée s'avança au-dessus de lui. Il releva la tête vers le ciel et aperçut, quelque part, loin dans les nuages, une silhouette gigantesque en forme d'oiseau qui vrombissait comme le tonnerre. Puis, un coup de feu déchira l'atmosphère. Enfin, Evanna réapparut subitement de nulle part. Elle saisit Aaron par la main pour l'entraîner dans les bois.

La forêt les engloutit et la lande cessa d'exister. Ils s'enfoncèrent dans un dédale de branches et d'entrelacs de ronces qui vinrent griffer leurs visages, les obligeant à fermer les yeux.

Et sans prendre garde, Aaron glissa, dévala une pente, perdant conscience du haut et du bas. Il fut arrêté brusquement, le souffle coupé et une douleur fulgurante fusant à l'arrière de sa tête.

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Benebooks
Posté le 18/06/2020
Un chapitre très intriguant ! Je ne trouve rien de spécial à y redire
Je pensais que les deux héros étaient peut-être de la même famille, mais apparemment non !
L'oiseau qui vrombit m'intrigue beaucoup aussi. Un avion ? ^^ à voir ! XD
Luna
Posté le 18/06/2020
Hello Benebooks :D

Contente que ce chapitre t'ait convaincue, il m'a donné du fil à retordre, que ce soit pour son premier jet ou ses quelques réécritures xD

Pour le lien qui unit Aaron à Evanna, je ne dirai rien hé hé... mais comme je ne suis pas si sadique il y aura quelques indices et une résolution de ce mystère, même s'il faudra attendre quelques chapitres pour qu'elle arrive ;)

Et pour l'oiseau qui vrombit... tu le sauras aussi, mais pas tout de suite ;)

Merci encore pour toutes tes lectures et commentaires !
Svenor
Posté le 27/05/2020
Salut, j'aime beaucoup ce chapitre ! Il apporte beaucoup de questions et de mystères, et renforce le lien entre Aaron et Evanna (c'est pas trop tôt). Reste à savoir quelle est leur relation. J'ai cru qu'ils étaient frères et sœurs pendant les premiers chapitres, mais j'ai l'impression que ce n'est pas le cas, même s'il doit y avoir autre chose x)
Luna
Posté le 27/05/2020
Salut Svenor !

Je suis contente que ce chapitre t'ait plu :) Eh oui compliqué de faire se rapprocher Aaron et Evanna avant, mais là c'est parti pour de bon, promis ! Je ne dirai rien sur la nature de leur lien haha mais c'est super chouette de voir les hypothèses :D il y aura d'autres indices au fur et à mesure, et bien entendu une vraie réponse, mais je ne dis ni quand, ni comment héhé !

Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour !
Shangaï
Posté le 16/05/2020
Salut !
Hé bien dis donc cette ambiance si douce et chaleureuse à laquelle tu nous avais habitué n'existe plus ^^'
Je suis un peu inquiète pour les gens de l'auberge, j'espère qu'ils vont bien !
En tout cas tout ceci est très mystérieux et j'ai hâte d'en savoir plus :)

J'ai relevé deux petites coquilles :
le reliure. -> la reliure
La voix de femme. Encore. -> La voix d'une femme (je trouve cela un peu étrangement autrement)
Luna
Posté le 18/05/2020
Coucou Shangaï (copine de litté british *w*)

Haha désolée pour ce changement un peu brutal d'ambiance xD mais il faut bien les tourmenter un peu nos héros, mettre un peu de piment.

Oups, les vilaines coquilles ! Merci beaucoup de me les avoir relevées, je vais corriger ça, et merci de ton passage ici ♥
Isapass
Posté le 12/05/2020
Si je me souviens bien, ce chapitre est assez proche de l'ancienne version. Mais tant mieux parce qu'il marche très bien. Le face à face avec l'homme au visage brûlé (décidément, son nom ne me revient pas) est à la fois inquiétant et déroutant, mais c'est normal parce qu'on se place du point de vue d'Aaron qui ne comprend pas la moitié de ce que dit le gars, alors que lui il est dans son délire de répugnance et de colère. Le fait de ne pas comprendre pourquoi rend d'ailleurs ses mots presque ridicules, plutôt qu'effrayants. Mais ensuite, le chien et les deux autres hommes ne laissent pas de doute : Aaron, puis Evanna, sont en très mauvaise posture.
J'ai bien noté quand même que tu as introduit dès maintenant les caprices du temps qui semble s'être arrêté. C'est bien fait parce qu'on ne sait pas trop si c'est une impression d'Aaron ou si c'est vrai. Tu sèmes des pistes, quoi, et je trouve ça très bien.
J'aime beaucoup aussi le nouvel Aaron, qui se pose beaucoup plus de questions. On sent que laisser partir Evanna est un vrai sujet de débat intérieur pour lui parce qu'il n'aura pas ses réponses, si elle s'en va.
La seule remarque que j'aurais c'est que j'ai trouvé la fin un tout petit peu confuse. Peut-être qu'il y a juste un peu trop d’éléments (la fuite, la chute, le brouillard qui s'arrête, les ombres-arbres, le truc qui vole, Evanna qui disparait puis réapparait, une seconde chute...) en seulement quelques lignes. Je ne suis pas sûre que ça soit utile. Si je comprends bien, tu veux montrer qu'il est paumé et que sur ce coup-là, c'est Evanna qui prend les commandes ? Peut-être qu'un ou deux éléments en moins seraient moins "confusants" ? Quitte à les introduire plus tard ? Par contre, j'aime beaucoup l'apparition de l'oiseau qui vrombit :)
En tout cas, c'est toujours très sympa à lire !
A très vite !
Luna
Posté le 15/05/2020
Coucou Isa !

Oui effectivement ce chapitre a subi moins de changements que les premiers. Mais il y a quand même un certain nombre de petits détails qui ont changé par souci de cohérence, j'espère que ça fonctionnera mieux ainsi :)
Aie aie aie j'espère que mon grand méchant ne fait pas trop rire non plus s'il en devient ridicule xD c'est pas évident de se mettre dans sa peau, encore une fois il faut espérer que sur la longueur il tiendra son rôle sans être trop lisse ou pas assez effrayant.
Je note ta remarque concernant la fin du chapitre. C'est vrai que j'ai essayé de montrer qu'Aaron est totalement perdu à ce moment-là, mais je voulais aussi introduire au moins deux autres éléments cruciaux pour la suite. Cela dit si c'est trop brouillon, il faudra en effet que je revienne dessus et que je réfléchisse à une autre manière de faire.

Merci encore pour tes lectures, tes retours et tes conseils ♥
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