Chapitre 3 : La rencontre de Maya Aztèque

Eileen était à son bureau. Face à elle, une jeune femme était assise, nerveuse. Toute sa posture indiquait son mal être. Les cuisses serrées l’une contre l’autre, les chevilles collées au pied de la chaise. Elle ne cessait de frotter ses mains l’une contre l’autre, les épaules entrées en avant. Son regard était mobile, attentif au moindre mouvement dans la pièce. Ses cheveux, tirées en arrière dans une queue de cheval serrée, accentuaient son impression de fatigue. On ne voyait que ses immenses cernes, son teint blafard, ses lèvres presque transparentes.

La directrice de l’agence l’observait en attendant patiemment. Elle avait l’habitude de ce type de cas. Rien qu’en scrutant son vis-à-vis, elle pouvait dire pour quelle raison qu’on lui adressait la personne. Certaines causes réclamaient son savoir-faire et son savoir -être. Lors de ses missions sur le terrain, cela lui avait été tellement utile. Devant elle, le dossier qui lui avait été transmis par le service juridique lui indiquait que les choses étaient complexes à traiter.

Le silence devenant trop pesant, Eileen, d’un sourire rassurant, pris la parole :

       - Donc vous vous appelez bien Maya Aztèque.

       - Oui.

       - Vous comprenez que je vais reprendre le dossier avec vous, point par point !

       - Oui.

      - Vous vous doutez que je ne remets pas en cause votre histoire.

      - Oui.

      - Mes questions risqueront d’être intrusives. Vous en avez conscience ?

      - Oui.

Face à ce dialogue peu élaboré, Eileen décida de changer de stratégie et lui proposa une boisson chaude. Avec un sourire soulagé, Maya accepta un café brûlant. Le cabinet juridique auquel elle s’était adressée l’avait envoyé là, en lui précisant que pour eux, le dossier était, certes, très léger, mais que ce mystérieux bureau nommé APS pourrait l’aider à le compléter. Elle était désespérée et ne savait plus quoi faire. Son seul désir était que ce cauchemar cesse. Les mots étaient noués au fond de sa gorge, étouffés par les déceptions et la surdité des personnes qui auraient dû l’écouter pour l’aider.

       - Bien ! Nous allons commencer. Vous êtes prête ?

       - …

       - C'est un simple contrôle de routine pour confirmer l’exactitude.

       - …

       - Je vois que sur la profession vous avez noté « ex gestionnaire de rayons en recherche d’emploi ». C’était un CDD ?

      - Non, c'était un CDI.

       - Vous avez démissionné ?

     - Non. J’ai été contrainte de faire une demande de rupture conventionnelle. Je n’avais pas les moyens de démissionner, et il fallait que ça s’arrête tout de suite, lâcha-t-elle en explosant en sanglots.

Ce brusque aveu déconcerta quelques instants Eileen qui se reprit. La situation était peut-être plus grave qu’elle ne le pensait. La jeune femme qu’elle rencontrait avait les nerfs à fleur de peau et c’était un euphémisme. Eileen prit le parti de prendre le temps de mettre Maya en confiance afin de fournir un travail bien plus efficace. Elle se leva et fit signe à Maya de la suivre vers une partie du bureau aménagé en petit salon. Un cadre moins formel permettait souvent de se sentir plus en confiance pour formuler son besoin.

Une fois installée, elle reprit de sa voix douce :

      - Vous auriez préféré démissionner. Pourquoi ?

     - Pour ne pas me taire et pouvoir parler.

     - …

     - Je n’avais pas les ressources financières pour une procédure longue et sans possibilité de toucher le chômage. Il fallait que je parte. C’était trop toxique.

     - Comment cela ? En quoi une rupture conventionnelle vous empêchait de parler ?

     - En gros, c’est soumis à validation de l’inspection du travail. S’ils considéraient que je partais sous une pression quelconque, comme le harcèlement, ma demande aurait été invalidée. Et, je le répète, je n’ai pas les moyens de renoncer au chômage.

     - Je vois que vous allez mal. Comment avez-vous pu le cacher ?

     - C’était une lettre écrite, confirmée par un entretien avec un supérieur hiérarchique. J’ai évoqué des problèmes de santé. Ils ne sont pas allés chercher plus loin.

     - Voulez-vous bien me dire pourquoi vous teniez autant à partir ?

     - J’avais des problèmes avec une responsable du magasin. Vos collègues ne vous l’ont pas dit ?

     - Si. Mais je vois que vous avez besoin de parler et ça m’aidera à vous aider. Dites m’en plus, s’il vous plaît. Et pardonnez-moi si mes réactions vous donnent une impression de jugement. N’en tenez pas compte.

Maya prit le temps d’avaler une gorgée de sa boisson chaude avant de se lancer :

     - J’adorais mon travail que j’exerçais dans un milieu qui me plaît. J’ai accepté de commencer au bas de l’échelle alors que j’étais la seule diplômée. J’avais les qualifications pour progresser quand je me serais sentie prête. La première année tout s’est bien passé. Je pensais bien m’entendre avec tout le monde. J’étais flattée quand les deux responsables de boutique me demandaient conseil, en rapport avec ma formation. Puis, brusquement, tout a basculé. L’une d’elles à fait le choix de me prendre pour souffre-douleur, après m’avoir longuement prise pour confidente.

     - Peut-être le syndrome de l’imposteur, commenta Eileen. Ne pensez-vous pas ?

     - Possible. Elle se vantait de ne pas avoir le bac et n’avait jamais travaillé dans le libre-service auparavant.

     - Ah oui ? C’est étrange. Savez-vous comment elle a obtenu son poste ? Je suppose qu’elle l’a voulu pour l’obtenir.

     - Aucune idée, répondit Maya, les yeux dans le vide. Elle ne cessait de répéter qu’elle n’avait jamais voulu de ce poste. Que ça lui pesait. Dans le même temps, j’ai appris indirectement qu’elle m’accusait de vouloir lui voler son poste.

     - Étrange comportement, effectivement. Comment s’en prenait-elle à vous ? Je vois que vous en avez peu parlé.

     - …

La jeune femme contempla un long moment le sol. Elle déglutit. Tout se bousculait dans sa tête. Comment avait-elle pu en arriver là ?

     - C’était bizarre. En réalité, je crois que ses remarques blessantes ont commencé dès le début sous couvert d’humour.

     - Comment cela ?

     - Elle insistait lourdement sur le fait que je venais de la montagne avec un rappel à tous les clichés sur le sujet. Comme si pour elle, je n’étais qu’une arriérée malgré la culture accumulée. Elle s’efforçait de correspondre à tous les clichés sur les Parisiens et méprisait tout ceux qui n’étaient pas Parisien, tout en affectant d’être celle qui était parfaitement intégrée dans le paysage local. Elle jouait un rôle en permanence.

     - Un peu caricaturale cette personne.

     - Malheureusement oui. Et je m’en veux de pas avoir su mettre un stop direct. Je suis passée de celle qui a de l’humour à la rabat-joie à laquelle on ne peut rien dire parce que j’ai osé me rebeller contre ses piques.

     - Vous n’avez pas à vous en vouloir. Vous n’y êtes pour rien si elle ne connaît pas ses limites. Je suppose qu’il n’y a pas eu que cela.

     - En effet, selon elle, tout ce que je faisais était mauvais. Et si l’une de mes idées lui plaisait, elle s’arrangeait pour en attribuer le mérite à une favorite.

     - …

     - Une favorite que Frénégonde-Modestie avait intronisée après l’avoir brisée, sans qu’on s’en aperçoive avant qu’elle ne s’attaque à moi.

     - Comment cela ? Elle avait déjà commencé avec quelqu’un d’autre ?

     - Oui et elle se faisait passer pour une victime. Après coup, j’ai réalisé que ce n’était que du flan.

     - Elle semble avoir un sacré niveau de sournoiserie.

     - Des fiches de commandes que j’avais prises ont été modifiées par Frénégonde-Modestie lorsqu’elle s’occupait de la saisie informatique.

     - Vous lui avez fait la réflexion ?

     - Je n’ai pas osé car je pensais que mes preuves étaient insuffisantes. Par contre, pour me protéger, j’ai redoublé de vigilance. J’écrivais à l’encre, la seule à le faire. Je vérifiais systématiquement avec les clients références et dénominations. Surtout je faisais deux copies de l’originale ; une pour moi, une pour le client.

     - Les commandes étaient prises à la main ? Ça a suffi ? Vous avez pu la confondre ?

     - Ça n’a pas été nécessaire. La photocopieuse était dans son bureau. Elle me voyait passer systématiquement. Ça devenait trop risqué pour elle de recommencer. D’autant que toutes les entreprises captent très bien les fréquences de radio potin.

     - Ingénieux, approuva Eileen. Ce sont les seules choses que vous aillez subies.

     - Non. J’ai également eu mon lot de commentaires graveleux sous couvert de blagues potaches. Si je me montrais seulement que ça me mettait mal à l’aise, je me prenais la réflexion que je manquais d’humour et que j’étais coincée.

     - Pardon ?

     - Oui, pour elle ce n’était que du niveau « maternelle ».

     - Mais c’est ridicule sa manière de penser ! Vous n’êtes nullement obligée d’adhérer à son humour, ne put s’empêcher de s’indigner Eileen. Quelles étaient ces pseudos blagues ?

     - Eh bien. Un soir. Peu avant la fermeture. Je renseignais un client réputé difficile, j’ai eu le malheur de me passionner pour la problématique qu’il m’exposait et de plaisanter avec lui. Quand il est parti, j’ai eu le droit à une réflexion que j’estimais inappropriée.

     - Laquelle ?

     - J’espère que tu as réussi à gratter son numéro. J’ai bien vu qu’il te plaisait !

     - De quel droit s’est-elle permise ? Votre responsable ? Votre supérieure hiérarchique ?

     - Elle ne connaissait pas la frontière et avait pas envie de l’apprendre. Ce n’était pas la première fois qu’elle me faisait ce genre de commentaire sur un ton qui ne laissait aucun doute sur le sous-entendu. De préférence, devant quelqu’un pour encourager les moqueries alors qu’elle connaissait mon passé et savait que j’étais sensible sur le sujet. J’en venais à fuir les clients masculins tellement c’était lassant. Je n'osais même plus proposer de les enregistrer dans la base tellement j'avais peur qu'elle m'accuse de draguer les clients alors que je faisais mon travail et qu'on nous demandait ne pas avoir de tickets anonymes. Cela impactait notre prime. Et je me doute qu'elle faisait cela exprès pour me pénaliser si cette prime devait passer de collective à individuelle, mon taux de transformation étant bien supérieur à celui de sa favorite.

     - Si vous m’en parlez, c’est qu’il y a eu quelque chose. Comment avez-vous réagi ?

     - Ma réponse a fusée. Je n’ai pas su la retenir, fit Maya sur le ton de l’excuse.

     - Et c’était ?

     - Ce n’est pas parce que tu es en manque que c’est mon cas.

     - Bien répondu ! approuva Eileen. Comment a-t-elle réagi ?

     - Elle m’a répondu qu’elle avait ce qu’il lui fallait à la maison. Elle a tiqué face à mon air sceptique. J’ai su qu’elle n’en resterait pas là. Et ça n’a pas loupé. Trois jours après, en plein magasin, elle m’a affichée avec ce type de commentaire, quitte à mettre mal à l’aise un client. De plus, ce jour-là, je n’ai jamais pu prendre le temps de souffler en dehors de l’heure du repas et j’étais épuisée car je dormais à peine trois heures par nuit à cause du stress qu’elle provoquait chez moi.

     - Pourquoi vous êtes-vous montrée sceptique ? C’était un peu risqué.

     - Son comportement avec les clients masculins était plus que parlant et elle s’était largement étendue sur sa vie privée durant la période où elle me considérait comme fréquentable.

     - C’est-à-dire ? Comment était son comportement ?

     - Dès qu’un client masculin lui plaisait, elle s’empressait de lui faire des courbettes. Étrangement, elle pouvait faire de l’encaissement alors qu’elle ne cessait de nous répéter qu’elle ne devait pas s’en charger.

     - Effectivement…

     - Un jour, j’ai eu le malheur d’encaisser et de répondre à l’une de ces cibles, elle m’a fait tout un cirque avec des menaces à peine voilées : « je n’en resterai pas là » a-t-elle dit. Et elle est repartie dans son bureau car elle avait obtenu ce qu’elle voulait malgré moi. Je n’ai jamais compris pourquoi elle était venue derrière les caisses pour un travail qu’elle pouvait réaliser ailleurs.

     - Vous pouvez préciser ?

     - Elle m’a accusée de toujours chercher à lui couper la parole. Sauf que je faisais tout pour me tenir loin d’elle à cause de ses accusations perpétuelles. Dans ce cas précis, je ne pouvais pas voir qu’elle qu’il s’adressait à elle puisque je mettais dans un sac les articles du client et je ne le regardais pas en permanence. Elle a refusé d’entendre raison.

     - Elle avait choisi de se faire passer pour une victime et de provoquer les situations problématiques. Qu'en pensez-vous ?

     - …

Eileen laissa à Maya le temps de répondre. Elle devinait que des mécanismes se mettaient en branle. Qu’est-ce qui avait réellement motivé Frénégonde-Modestie ce jour-là ? Quel avait été son but ? Avait-elle cherché à déstabiliser un peu plus sa victime ? Comme les papillons attirés par la lumière, ne pouvait-elle pas s’empêcher de jouer avec le feu ? Ou était-ce autre chose ? Ces questionnements étaient en train de faire réagir la jeune femme.

     - En y réfléchissant, je pense que c’était cela. Le seul truc dont j’étais sûre, c’était que je devais me tenir loin d’elle, sinon j’étais en danger.

     - Vous vous êtes plainte à la direction ?

     - Ça n’a servi à rien. En dehors de mon témoignage, de la lettre de ma psychologue et de mon arrêt maladie, je n’avais rien à produire. Pire encore, je suis convaincue qu’elle était et est toujours protégée. De ce fait, en interne, aucune mesure préventive n’a été prise.

Même si Maya semblait prendre la mesure de ce qu’elle avait vécu, elle n’était pas encore capable de mettre les bons mots sur une triste réalité. Sans doute par principe et peur d’essuyer d’infâmes accusations. Eileen compris qu’il était urgent d’envoyer un de ses agents pour faire assumer à cette responsable exceptionnelle les conséquences de ses actes. Justement, l’un d’eux pouvait être intéressé par une mission en magasin et semblait avoir le bon profil. Elle pourrait ainsi le mettre à l’épreuve.

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Ety
Posté le 27/12/2023
Comme le précédent, ça traite de sujets sérieux tout en étant dans notre contexte sympathique, j'aime beaucoup :)
Hâte de voir à quelle sauce va être mangée Frénégonde-Modestie (sérieusement le nom xD j'ai explosé en pleine lecture)
plumedencre
Posté le 28/12/2023
Tu n'es pas la seule pour le nom. Je voulais un nom qui sonne plus ou moins ridicule pour rendre moins terrifiant les harceleurs et harceleuses, et les renvoyer à leur condition d'humain(e)s lambda qu'on peut affronter.
Elle va devoir faire face à certaines choses...
CrazyFeathers
Posté le 26/11/2023
Maya Aztèque, c'est amusant comme nom ahah.

Dns ce chapitre, on a le plaisir de découvrir un nouveau personnage et d'en apprendre sur son triste passif. J4ai pris un peu de temps à comprendre où tout ça venait se placer dans notre histoire mais je me doute maintenant que Gus va intervenir pour la venger de Frénégonde, héhé.

Quelques petites choses que j'ai remarqué :

"- Je vois que sur la profession vous avez noté « ex gestionnaire de rayons en recherche d’emploi ». C’était un CDD ?
- Vous avez démissionné ?" N'est-ce pas Eileen qui parle pour les deux répliques ? ^^

Et au cours du chapitre, il y a eu un souci d'édition et les dialogues sont marqué d'un "point" et suscite une grande majuscule en début, ce qui ne facilite pas la lecture. Il y a du y avoir un petit souci ^^

Bonne continuation :)
plumedencre
Posté le 27/11/2023
Merci pour ton passage. Effectivement j'ai eu un bug de mise en forme et il manque un morceau.
Velandra Sélène
Posté le 22/11/2023
C'est le comportement type d'une personnalité toxique voire d'un pervers narcissique.

Les noms des protagonistes ne sont pas commun ce qui est sympathique et glisse une touche d'humour dans ce chapitre relativement anxiogène (je crois que nous avons tous eu une Frénégonde-Modestie dans notre carrière !!!)
plumedencre
Posté le 22/11/2023
oh oui! Et j'ai vraiment vécu ces choses avec Frénégonde-Modestie.
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