Chapitre 3 : La taverne du Lève-Tard

Par Phémie
Notes de l’auteur : Nous restons avec Ondine et Amandrille pour ce chapitre, j'avais peur de trop casser le rythme en intercalant un autre protagoniste entre ces deux scènes. Merci encore pour votre lecture et vos retours précieux !

Quelques minutes plus tard, elles jetaient un œil à travers les vitres de la taverne. L’homme qui s’appelait Bojun, et qui leur avait racheté Cassis pour une bouchée de pain, n’était pas difficile à repérer. Il était le centre d’attention de toute une tablée d’hommes et de femmes aux visages rouges, que l’alcool avait gonflés de bonheur. Ondine et Amandrille entrèrent discrètement pour entendre le récit qui accaparait tant l’auditoire, et que le palefrenier faisait à grand renforts de gestes excessifs.

– … chez moi, et pas seulement ! J’ai fait tous les fonds de tiroirs ; et chez Jo aussi. Un peu plus et j’aurais pu remplir une brouette de petits blancs !

Les compagnons de beuverie du palefrenier riaient sans pouvoir s’arrêter en écoutant comment Bojun avait réussi l’arnaque de l’année. Entre deux hoquets, il ajoutait un détail qui relançait l’hilarité :

– Une jument de quatre ans !

Lorsqu’elles s’approchèrent dans son dos, les rires de certains convives s’interrompirent en les voyant. Bojun, cependant, ne les avaient pas entendu venir, et il poursuivait sur le même ton :

– Vous auriez dû voir les têtes qu’elles faisaient, toutes fières de leur bonne affaire !

Finissant cependant par se demander pourquoi ses compères ne riaient plus si fort, le palefrenier finit par suivre les regards appuyés qu’ils lançaient derrière lui. Découvrant les jeunes filles qui braquaient sur lui quatre œils mauvais, il eut d’abord l’air surprit, mais retrouva en un instant toute sa bonhomie aux senteurs d’eau de vie.

– Mesdemoiselles, bien le bonsoir. Que puis-je faire de plus pour vous ? Autre chose à vendre peut-être ?

Tous ses amis se remirent à rire à s’en taper les mains sur la table. Ondine, qui sentait la rage de la naine grandir, lui demande à voix basse :

– Dis-moi, tu ne vas pas le tuer tout de même ?

– Je sais résoudre mes conflits autrement que par la violence, figures-toi, lui répondit Amandrille sur un ton qui laissait toutefois place au doute.

Elle s’avança de deux pas, atterrit d’un bon souple au centre de la table, face à Bojun, et devant ses yeux, elle retourna complètement son sac à dos. La poche contenant son bol et ses carreaux d’as était soigneusement fermée, en revanche, celle dans laquelle elle avait fourré les cent quarante-six pièces laissa s’échapper un flot de monnaie, qui rebondit sur le bois de la table, dégringola au sol, et bien sûr, tomba dans les verres qui éclaboussèrent leurs propriétaires proportionnellement à la quantité de breuvage que chacun contenait. Chaque chope, verre à pied, bolet, se retrouva garni d’au moins deux ou trois sous.

– Nous sommes venues vous prévenir que nous récupérons notre cheval, déclara Amandrille de claire voix. Ainsi qu’un petit supplément pour l’humiliation que vous avez osé nous infliger. Vous apprendrez de cette façon que personne ne se moque ainsi de l’un des miens, et surtout pas un piètre humain dont la survie dépend d’un système monétaire aussi arbitraire qu’inutile.

Des chuchotements parcoururent l’assemblée.

– Qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Elle est en colère.

– J’ai dis, bande de poivrot stupide, que vous n’êtes pas plus évolués que des turcules si vous tirez la moindre fierté de votre addiction démesurée pour ces petits bouts de métal. Buvez-les donc ! Comme vous buvez le fruit de votre dur labeur, cela reviendra au même, et il y a peut-être une chance pour que cela vous mette un peu de plomb dans la cervelle !

– Mais elle nous insulte !

– Elle chercherait pas la bagarre, tout de même, la gamine ?

– La gamine ? reprit Amandrille. Je comprends mieux d’où vient le malentendu. Vous me prenez pour une enfant.

D’un seul geste, elle jeta loin d’elle la longue cape grise qui masquait son corps, dévoilant son mètre trente de peau grise légèrement bleutée, assez translucide pour qu’on puisse distinguer chacun des muscles qui s’étiraient sur ses membres fins. Le gris mat de la tenue minimaliste qui masquait le strict nécessaire faisait d’autant plus ressortir son teint pâle, presque luminescent.

– Je suis une naine des profondeurs, je ne cherche pas à me battre, mais j’exige réparation. Et s’il faut que je l’obtienne par la force, cela ne sera pas un problème. Je pourrais vous égorger tous jusqu’au dernier avant qu’un seul d’entre vous ne soit parvenu à extraire son gros derrière de sa chaise.

C’en était trop pour le tavernier. Il était habitué aux menaces, mais préféraient qu’elles soient mise à exécution dans la ruelle, dont la terre battue absorbait le sang avec un bien meilleur effet que son carrelage en pierre poreuse.

– Nous sortons, le rassura Amandrille. Après vous, monsieur Bojun.

Sa manœuvre avait produit son petit effet, et un calme troublé régnait autour de la table. Face à l’insistance du tavernier, plusieurs convives commencèrent à se lever, prétextant l’heure tardive et le besoin de rentrer chez eux. Voyant qu’il était aussi facilement délaissé dans cette situation délicate, le palefrenier repris du poil de la bête.

– Hé ! Comment, vous partez ? Mais j’ai de quoi vous offrir encore plusieurs tournées mes amis. Tavernier, si vous voulez bien faire sortir ces deux troubles fêtes, et nous resservir à tous la même chose. Mettez ça sur mon ardoise.

Le doute s’empara de tous. Tavernier et clients observaient la situation, certains de pouvoir en tirer avantage si la naine acceptait d’en rester là. Mais personne ne voulait prendre le risque de parler en premier.

– Je ne partirai pas sans vous, insista Amandrille.

Bojun se leva, portant son visage presque à la même hauteur que celui de la naine, toujours debout sur la table. Un souffle nauséabond surgit de sa bouche lorsqu’il lui dit avec méchanceté :

– Un marché est un marché, un cheval vendu est un cheval vendu. La jument est à moi, maintenant, c’est entièrement de votre volonté. Et maintenant vous venez m’insulter, insulter mes amis, alors que vous devriez retourner vous terrer de honte dans un de vos trous à rats, avec les autres de votre espèce ? Je vais vous dire ce qui va se passer, vous allez dégager vos sales pattes de ma table, et me laisser me saouler tranquillement avec l’argent que vous allez me faire gagner.

Amandrille eut un sourire triomphal.

– Je vous préviens, dit-elle calmement, ne rajoutez pas trop de lignes sur votre ardoise. Car je sais où vous habitez, et croyez-moi, je n’ai aucun scrupule à dépouiller ceux qui me volent.

Rougissant de colère, le palefrenier brandit son poing à l’endroit où la naine s’était tenue un instant plus tôt en hurlant :

– Je n’ai rien volé…

Mais la table était vide. Le temps qu’il se retourne, il ne vit que la porte claquer dans un courant d’air. Les deux jeunes filles avaient disparu.

– C’est du bluff, assura-t-il, elles ne peuvent pas savoir où j’habite. Tournée générale !


 

– Comment tu peux savoir qu’il habite dans cette rue ? demanda Ondine pour la seconde fois.

– Je te l’ai dit, je l’ai écouté marcher jusqu’ici quand il est allé chercher l’argent. Maintenant, concentre-toi sur ce qu’on cherche, s’il te plaît. Mon ouïe n’est pas très bonne, je ne sais pas exactement laquelle de ces maisons est la sienne, mais je l’ai entendu taper trois fois à la porte à l’aide d’un heurtoir en métal et appeler sa femme.

– Un heurtoir en métal, tu dis ? Il y en a presque à toutes les portes.

– Celui qu’on cherche produit un son plein et profond, légèrement obtu.

– Ça ne m’aide pas du tout.

Amandrille s’arrêta sous une nouvelle porte. Elle tendit devant elle une lanterne, qu’elle était allé décrocher tout en haut du premier réverbère qu’elles avaient croisé.

– Encore un anneau, dit-elle en observant le heurtoir fixé sur le bois de la porte, ça ne peut pas être ça.

– Approche un peu la lumière pour voir, dit Ondine… Ici c’est une main.

– Une main ? répéta Amandrille en approchant. Oui, ça pourrait tout à fait correspondre à ce que j’ai entendu.

Elle monta les deux marches du perron et saisit doucement le heurtoir en cuivre en forme de main pour le soulever légèrement.

– Non, dit-elle, celui-ci tape directement contre le bois de la porte. J’ai entendu un heurt métal contre métal.

Doucement, elle déposa le heurtoir dans sa position initiale, et se dirigea vers la maison voisine.

– Comme ici, tu veux dire ? demanda Ondine dans son dos.

Elle était devant une des maisons mitoyennes étroites et hautes qui constituaient la ruelle, et tenait dans sa main un heurtoir en forme de fer à cheval. Il devait cogner contre la gorge de la grosse tête de cheval qu’il encerclait. Avec un pincement de lèvre mesquin, Ondine laissa lourdement retomber le fer, qui produisit un son qui devait être plein et profond, puisque Amandrille déclara :

– Gagné. Et je n’entend personne à l’intérieur, pas le moindre mouvement.

– La porte est fermée à clef, constata Ondine avant de remarquer que la naine n’était plus là.

Elle chercha tout autour d’elle, et n’aurait jamais repéré Amandrille si, au-dessus d’elle, un bruit de verre brisé n’avait pas retenti. Elle leva les yeux juste assez vite pour apercevoir la naine se faufiler par la fenêtre du premier étage.

Il ne faisait pas très froid, mais immobile dans sa robe d’été, dans un village situé plus en altitude que les pleines qu’elle avait l’habitude de fréquenter, Ondine eut vite des frissons. Heureusement, elle entendit le loquet s’ouvrir, et un instant plus tard, elle se faufilait dans la maison.

– Merci d’être venu m’ouvrir.

– Pas de quoi, tu sais mieux que moi ce dont on a besoin. On trouvera peut-être tout ce qu’il nous faut ici.

La naine avait trouvé une lampe à huile, qu’elle alluma avant de la lui tendre.

– D’accord, dit Ondine, je fouille le premier, toi le rez-de chaussé, on se retrouve au dernier. Tu m’emmènes tout ce qui peut servir de gourde, de vêtements chauds, de pierre à feu, et de la nourriture, bien sûr. On fera le tri là-haut.

– Et toi, tu regardes aussi pour un couteau. Un bon couteau, long comme mon bras, et qui coupe vraiment ; pas vos ridicules cure dents d’humains.

– J’essaierai de trouver ça, répondit Ondine sceptique.

– T’as intérêt. Ton cousin à gardé ma machette, alors tu m’en dois une.

Elle se séparèrent avec un hochement de tête de connivence. Amandrille explora les caves, qui contenaient principalement des accessoires pour chevaux en tout genre. qu’elle n’aurait su nommer, tandis que sa complice fouillait la pièce de vie. Celle-ci était assez pauvre en mobilier, mais pour Ondine, qui avait presque toujours vécu dans une yourte familiale ne contenant que le strict nécessaire, elle regorgeait d’endroits à explorer. Tiroirs, placards, coffres et étagères, Ondine ouvrait, soulevait, s’émerveillait. Comme son sac était rempli de poires, elle décrocha un gros pull de laine et une besace d’un porte manteau et s’équipa des deux, puis garni poches et sac de couverts, d’amadou, de pommes de terre, de farine, de bougies, d’une petite marmite, de fromage et de viande séchée. Elle trouva la précieuse pierre à feu sur le rebord de la cheminée, et un pain de savon et un couteau à dépecer sur l’égouttoir de l’évier.

Exaltée, elle grimpa la volée de marche jusqu’au second le cœur léger, les pas alourdis par son butin.

– Mais qu’est-ce que tu trafiquais ? la réprimanda la naine, une fois qu’elle fut en haut.

Elle l’attendait, au centre d’un petit halo de lumière, au début d’un couloir qui accueillait deux portes et une fenêtre.

– Je prenais des trucs, dit Ondine en éteignant sa lampe pour l’économiser. Elle tendit la besace bien remplie devant Amandrille. Cette dernière se saisit du couteau et l’inspecta brièvement

– Il n’est pas très long, mais j’aime bien cette forme courbe et ce petit grappin au bout, approuva-t-elle avant de le glisser sous sa cape.

– Et toi, t’as quoi ? demanda Ondine.

La naine glissa une main dans son sac à dos et en sortit une gourde en peau et un petit sac d’avoine.

– C’est tout ?

– Il ne leur en reste pas beaucoup, je pouvais pas tout leur prendre non plus. Toi en revanche, t’as pas laissé grand-chose on dirait… T’as pris des fourchettes ! Pourquoi ?

Honteuse, Ondine entreprit de délester la besace d’une partie de son chargement, envoyant au sol couverts et charbon de bois.

– Bojun, c’est toi ? demanda-alors une voix endormie.

Amandrille se figea, Ondine posa une main sur son bras en chuchotant :

– C’est sa femme !

Amandrille serra les dents, et maudit une fois de plus sa mauvaise audition. Elle aurait dû percevoir la respiration de la dormeuse dès son entrée dans la maison. Il était trop tard maintenant.

La femme du palefrenier se leva et avança droit vers elles, guidée par la lueur de leur lanterne. Amandrille hésita un instant à filer en douce en abandonnant sa lampe, mais elle frissonna rien qu’à l’idée de se retrouver dans le noir. Puis, pour être honnêtes, elles devaient une explication à cette femme, qui n’y était peut-être pour rien dans toute cette affaire. Aussi, elle déposa sacs et lanterne à ses pieds, et se releva, les mains pacifiquement levées, juste avant que la femme du palefrenier ne sorte dans le couloir, à quelques mètres d’elles, en chemise de nuit.

– Nous pouvons tout vous expliquer…

Amandrille fut interrompue par un cri perçant. Ondine tenta de la calmer en ajoutant :

– Toutes nos excuses, madame, nous ne voulions pas vous effrayer.

La femme tourna son regard vers elle et hurla de plus belle, puis se mit à leur lancer tout ce qui lui venait sous la main. Ses chaussons, une carafe posée sur le rebord de la fenêtre, puis le verre qui l’accompagnait. Renonçant aux explications, elles prirent la fuite. Elles dégringolèrent l’escalier après avoir ramassé leurs affaires, poursuivie par des insultes et des jets de tout ce qu’elles avaient sorti du sac d’Ondine. Et si Amandrille ne reçut que du charbon et évita fourchettes et cuillères, son acolyte fut moins chanceuse. En arrivant en bas des escalier, se tournant vers la sortie, elle reçut une pomme de terre, qui, lancée depuis l’étage, lui infligea un sale coup à la mâchoire.

Lorsqu’elles furent de retour dans la rue, Amandrille commença à partir au pas de course, Ondine sur les talons, lorsqu’une vitre vola en éclat à quelques pas d’elle, dans un grand fracas. La femme du palefrenier se tenait sur le pas de sa porte, lance pierre à la main, et ce n’était plus des pommes de terres qu’elle leur lançait. Aussitôt, Ondine cessa de courir. Tenant sa mâchoire douloureuse d’une main, elle se protégea le visage de l’autre, tétanisée.

Amandrille soupira, dépitée, puis revint sur ses pas pour bondir devant l’humaine au moment ou la femme expédiait un autre caillou dans sa direction. Levant la seule chose qu’elle avait dans les mains pour protéger sa camarade, Amandrille dévia le projectile avec sa lampe à huile en cuivre, puis elle glissa à l’oreille d’Ondine :

– Fais-moi confiance. Prends ma main, et cours sans t’arrêter.

Expulsant toutes ses craintes dans un lent soupir, Ondine attrapa la main d’Amandrille, et se mit à courir. Celle-ci allait l’entrainer dans la rue voisine, qui leur permettrait de quitter le village rapidement, lorsqu’elle entendit qu’une foule de pas titubants lancés au pas de courses se déversaient en dehors de l’auberge. Bojun et ses acolytes allaient leur barrer la route.

– Changement de plan, décréta Amandrille en tournant dans la direction opposée. Je t’emmène à l’écurie, on va récupérer ton cheval et déguerpir le plus loin et le plus vite possible de ce maudit village.

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ANABarbouille
Posté le 20/11/2024
Je pense que c'est une bonne idée d'enchainer avec tes deux personnages ça marche pour le rythme et on était pas sur un suspens trop intense à faire durer par douce cruauté, alors que là.... ;) à voir si tu en fait qu'un chapitre si tu as dans l'envie d'alterner de façon régulière :)

Pas bon caractère le palfr et sa femme en tout cas !

Les coquillettes:
l’air surprit --> surpris
J’ai dis, bande de poivrot stupide, --> J'ai dit, bande de poivrots stupides
addiction --> c'est un terme assez récent pour un monde moyenâgeux, peut-être dépendance ou emprise ou asservissement ou assujettissement ?

Bravo pour ce chapitre !
Vous lisez