Chapitre 3 : Lananette

Notes de l’auteur : Aujourd'hui et rien que pour vous un chapitre un peu plus long.
ça me fait plaisir !

Avec trois sous… pourrais-je acheter de bons chaussons ?

Les pièces tenues fermement dans la main, je marchais dans les galeries Gripsous du quartier de l’Opéra. Les prix affichés dans les vitrines étaient exorbitants. C’était à se demander qui pouvait encore s’acheter des chaussons de danse dans le secteur.

L’air souffla sur mon manteau rouge. La fraîcheur était arrivée d’un coup et ce mois d’octobre était bien plus froid que celui de l’année précédente.

Ici régnait une atmosphère pompeuse, à des lieues du village dans lequel j’étais née. Les bâtiments somptueux gardaient une magie figée, comme la devanture de l’horlogerie que j’aimais bien regarder. Elle me rappelait le jardin de l’arrière-cour, où ma mère et moi profitions des soirées automnales.

Encore une fois, je m’arrêtais devant, prêtant attention au décor mécanique de milliers de feuillages en acier. Dès que midi sonnait, des fleurs en argent et en or écloraient. Aujourd’hui, il n’en était rien, alors je passai, le cœur lourd de nostalgie.

Comment avais-je fini ici ? Dans un univers plus grand que mon petit village éloigné de tout. Cette question revenait inlassablement, depuis que je vivais avec tante Alpine. Je ne retournais à Pétale-Ocre que lors des grandes fêtes religieuses. Maman me manquait énormément. Sa voix chantante, aussi. Sa caresse sur mes joues avant de dormir. Son rire clinquant. La joie dans ses yeux ancrés dans les miens. Même ses lettres se faisaient rares. Qu’est-ce qui pouvait l’occuper autant ?

Quand son manque devenait féroce, l’envie de rester dans mon lit m’emprisonnait. Je restais dans ma chambre à regarder les murs et nos souvenirs qui s’étalait sur le plafond et sanglotais comme une fillette inconsolable.

Je lâchai un soupir de frustration. Puis inspirais une grande goulée d’air. Le vent sentait la terre et l’humus humide, ainsi que la farine avec des relents de musc et d’ambre. La saison des champignons était là. Cette année encore, je n’irais pas en forêt pour en dégoter et en faire des poilées. Ces parfums me trouaient la poitrine. Ils me renvoyaient à ce que j’avais laissé derrière moi : une mère qui voulait mieux pour son enfant.

La sensation du feu bondit sous ma poitrine. Je luttais contre l’envie de pleurer et posais la main sur mon pendentif de naissance. Rester digne et courageuse ! Pour maman.

 

Dans les galeries, je me dirigeai à nouveau.

Ici, à la ville, le beau et la magie soufflaient encore dans quelques ruelles inquiétantes. La magie n’était qu’un bruit de couloir, des commérages, un vent qui paraissait au détour d’un carré de jardin ruiné. D’un jour à l’autre, le laid devenait beau. Le fané reprenait vie, sous le regard des passants fascinés, mais souvent effrayés. La magie n’avait pas bonne réputation et les sorciers n’étaient aux yeux de tous que des criminels infâmes. Personne ne semblait vouloir croire qu’un sorcier pouvait utiliser son don pour autre chose que faire le mal. C’était triste à imaginer. Moi, je ne pouvais le concevoir.

 

Vers un kiosque brillant, je m’attardais dans la galerie où la féerie s’échappait des boutiques. Un magisme illusoire voletait tout autour de moi. Je le sentais qui me traversait la peau. Il me laissait rêver à des fées et à des condors géants. La magie, je l’aimais autant que les tartes aux abricots qu’Alpine me faisait. C’était à la fois sucré et acide. Le mélange me laissait rêveuse.

Mon regard suivit le squelette de la galerie et ses montures en cuivre. Tout scintillait, même le bois.

Je triturais les trois pièces qui gisaient dans ma poche et me contentai de penser : j’ai eu une chance exceptionnelle d’intégrer les cours de danse à l’Opéra de Raken.

Raken…

Je l’avais rejoint sans mal, faisant naître des jalousies auxquelles je ne m’attendais pas.

Ici, la compétition était partout.

Je m’étais juré de résister pour maman. Être plus forte pour elle, c’était tout ce que je pouvais faire. Mais parfois, j’avais bien du mal à garder la tête haute. Un peu comme aujourd’hui, alors que je sentais la pauvreté dans chacun de mes pas, alors qu’il m’était de plus en plus difficile d’acheté mon matériel de danse sans priver ma tante d’un repas par jour. Je me sentis rougir de honte à cette seule idée qu’on se privait pour moi et que je n’étais pas fichue d’accéder à une bourse. Combien je m’en voulais d’avoir raté ma performance. Combien j’enrageais d’être si bête, si prévisible, si peureuse. Combien je me détestais de ne pas avoir été une tête brûlée et d’avoir tenu tête à Solène, l’une de mes camarades de promotion. Si elle ne m’avait pas pris en grippe ce jour-là, j’aurais pu obtenir une bourse pour les six années de ma formation. Ne plus être un poids financier pour personne. Au lieu de ça, je m’étais ridiculisée devant le jury, à cause de simples mots. Ma confiance en moi perdue, j’avais proposé une pâle copie de ce que je devais présenter. Les regards de l’assistance, plus scrutateurs que je ne l’aurais imaginé, furent déconcertants. Qu’avait-on pensé de ma calamiteuse prestation ? Sans doute rien de bon, car la bourse était un lointain souvenir.

Pourtant, après trois ans, j’avais encore espoir. Mon professeur de Francessiens m’avait inscrite à un concours de nouvelle le mois dernier. Si je parvenais à être dans les vingt premiers lauréats, j’aurais une bourse pour mes études et de l’argent pour mes chaussons. Peut-être aussi, pour tante Alpine et pour maman. Je croisais les doigts pour que ma nouvelle plaise. J’avais passé tant de soirée à la remodeler sous les consignes de mon professeur. Un matin, il l’avait lu et j’avais vu à son expression que c’était la bonne.

 

Je décidai de quitter les galeries Gripsous inondées par la lumière du jour et par le miroitement des dorures et des enseignes argentées. En face de moi, la statue de Darcan regardait sereinement les passants. Son habit de plumes sombres se répandait sur le sol dallé comme pour inviter les gens à venir près d’elle. Je m'approchai à mon tour, de sa clémence, et je joignis mes mains à mon front, signe de soumission et de recueillement.

— Darcan, sois indulgente et permets-moi d'aller plus loin, plus haut. Je veux aider ma mère. Mais voilà qu'une fois de plus le destin s'amuse de ma pauvreté. Aujourd'hui, la boutique où j'achetais mes chaussons a encore augmenté ses prix. Donne-moi la force et la chance de marcher la tête haute. Je dois réussir. Il me faut trouver une nouvelle boutique, de nouveaux chaussons. Fais-moi encore plus résistante que les années passées. Libère mes craintes. Fais-moi oublier les critiques passées. Tends-moi une main douce et réconfortante, et laisse-moi l’attraper.

Mes mains glissèrent jusqu'à mon cœur et ma sincérité. Les anciens Dieux n'écoutaient plus depuis que la magie s'affaiblissait sur Telvéna. Quand j'habitais encore mon village, un vieillard disait que le siècle dernier les Dieux étaient visibles dans le ciel et sous les mers. Ils envoyaient des signes... C'était beau à imaginer, mais les symboles n'apparaissaient plus. Il ne restait que les représentations de ces Dieux et leurs sanctuaires pour nous rassurer, le temps d'un instant. La magie s’évadait, elle ne serait bientôt qu’une superstition, une histoire qu’on se raconte près du feu.

 

Je passais le dernier lustre composé de bulles colorées afin de suivre une ruelle dans laquelle de bonnes affaires étaient proposées à moindre coût. Elle restait mal fréquentée et je n’avais pas le droit d’y pénétrer, mais pour décrocher une ou deux étoiles à offrir à ma mère, j’étais prête à toutes les imprudences. Avais-je le choix ? On me poussait presque vers les ombres. Et je ne savais pas si c'était pour me cacher ou pour me détruire.

 

Devant la rue Froidanledos, je serrai les dents pour me montrer digne et ravalai ma peur. Elle ne devait pas transparaître sur mon visage, au risque de me faire dépouiller avant même de franchir les dalles de la sombre ruelle. J’inspirai profondément et pénétrai dans le noir qui s’emparait des murs humides. Il se dégageait des pierres usées une brume sinistre. Les façades décrépites des magasins et des bâtiments tombaient en lambeaux. Elles donnaient un aspect de vécu et de malveillance aux esprits harmonieux qui avaient été peints dessus. Même les figurines des déités de l’amour et de la prospérité me glaçaient le sang, perchées sur leur piédestal, contre les pierres vieillies, encastrées dans des rebords de fenêtres vides et opaques. 

Rien d’accueillant, mais au moins, ici, les gens ne me regardaient pas de haut. Cachés dans l’ombre du luxe qui se pavanait des mètres plus loin, ils attendaient de moi que je dépense mon argent dans leur boutique. De quoi rendre leur journée moins morose.

Je m’engageai entre une friperie et un marchand de plumes, lorsque j’aperçus la devanture rouge d’une cordonnerie. Elle irradiait le sol où de nombreux pavés manquaient. Plus que la couleur, ce fut sa coquetterie qui me tapa dans l’œil.  « Les Rubans », inscrit en lettres dorées, les rideaux orangés qui paraient la vitrine, ainsi que les mignons souliers qui posaient ci et là me guidèrent au seuil de la porte. Pas de coulure ni de craquelure de bois sur celle-ci, mais une poignée en arabesques qui m’invitait à entrer.

Je n’attendis pas une seconde de plus et plongeai dans une lumière tamisée. C’était comme si elle épargnait à mes yeux les imperfections qui auraient pu me pousser à faire demi-tour. Le visage tourné vers les étalages, je ne voyais rien d’autre que les chaussures, leur différence, leur finesse. Leur odeur de cuir ou de tissu nageait dans l’air. Ce n’était pas un parfum qui m’enchantait, mais le lieu, en revanche, était chargé d’une atmosphère magique. J’y cherchais un mystère, un trésor oublié entre les étagères débordant de jolies chaussures. Malheureusement, je ne trouvai qu’un homme de haute stature, la quarantaine et les cheveux blonds à peine grisonnants, derrière le comptoir, le regard fixe. Même la tête inclinée vers le bas, il possédait une étrange noblesse, un je-ne-sais-quoi à la fois troublant et attirant.

Je déglutis, impressionnée par ce gérant aux boucles rudement longues. Le regard bloqué sur son visage, je remarquai le sourcillement qui fit vibrer sa peau.

Ses lèvres bougèrent et un murmure s’échappa d’entre ses dents :

— Tu m’apportes une enfant.

Une enfant ? C'était ce que tout le monde voyait de moi. Menue, les joues encore rondes, des formes à peines visibles. Qui songerait que j'avais soufflé ma seizième bougie ? Je l'admettais, je ressemblais à une gamine. Mais c'était toujours frustrant de l'entendre dire par des inconnus.

Je haussai les épaules, un peu vexée, et demandai, incertaine :

— Bonjour. Auriez-vous des chaussons de danse pour trois sous ?

Le marchand, au regard d’un gris sauvage, sembla me juger. Une honte soudaine, plus redoutable que celle qui chatouillait mon cœur depuis des heures, flamba dans ma poitrine. L’impression de brader le travail qui avait usé et épaissi la peau de ses mains envahit mon esprit. Je sentis mes joues s’empourprer et je me ravisai, tout en baissant la tête. Ma main chemina vers mes pièces que l’homme venait de saisir. Je relevai les yeux pour croiser les siens à nouveau. Ils me parurent plus cléments, une note de douceur plongée dans ses prunelles ranimait en lui de la nostalgie.

— Depuis combien de temps danses-tu ? souffla-t-il, d’une voix plus douce que je ne l’aurais pensé.

— Depuis toujours, monsieur. Mais, seulement depuis de deux ans, en académie, répondis-je. Je suis à ma troisième année.

Son maintien fit écho à celui de mon professeur, monsieur Garabonde. Un ancien danseur ?

— Me montrerais-tu comment tu danses ?

Il détailla mon soulier d’un noir sans âme.

— C’est pour mieux te chausser.

Son expression devint de plus en plus douce. Une certaine mélancolie ponctua son regard. Je me surprenais à le scruter, comme j’aurais pu le faire avec un tableau dans un musée ou avec une illustration dans les livres que ma voisine me prêtait.  Un élan de réflexion et j’acceptai de danser. D’abord, je fis quelques demi-pointes, puis un enchaînement appris en cours la veille. Je gardai mon port de tête levé, et fermai les yeux pour me libérer de ceux du marchand. Même sans le voir, je sentis la puissance de son regard, de sa surprise, de… d’un sentiment que je ne distinguais pas clairement. J’ouvris les paupières, le contemplais. Quelle tristesse au fond de ses iris !

— Tu danses bien, dit-il en posant sa grande main sur mon épaule. Suffisamment pour devenir la plus belle des étoiles.

Je m’installai sur une chaise qu’il me tendit, sans faire paraître la joie qu’évoquait son compliment en moi.

— Pourquoi aimes-tu la danse ?

Il poursuivait ses questions monotones tout en farfouillant dans des boîtes rangées d’une façon singulière. J’imaginai que seul lui aurait pu prendre l’une d’elles sans faire tomber les autres empilées par-dessus.

— Je n’aime pas particulièrement la danse. C’est un art pour lequel je suis tout simplement douée, alors quand on m’a donné ma chance, j’ai sauté sur l’opportunité…

— Est-ce pour la gloire que tu te forces ? demanda-t-il avec plus de sérieux. 

Son regard évoquait le trouble. J'imaginais échanger avec un passionné et pensai bêtement que je l'avais vexé avec ma légèreté.

— Oh ! Je ne me force pas. Quelque part, la danse me laisse m’évader. Je l’apprécie plus que je l’aime, voilà tout.

— Moi, elle m’emprisonnait… se confessa-t-il. Bien que je l’adore, elle me faisait souffrir…

Mon instinct avait vu juste, cet homme était bien un danseur.

— Si nous souffrons, même ce qui nous plaît devient…

— Insipide. Castrateur, me coupa-t-il, sur un ton plus rude.

Il me présenta de jolis chaussons bleus — peu importait la couleur de nos justaucorps ou de nos chaussons hors des ballets et des performances sur scène — que je trouvais trop grands, et me posa une dernière question, comme si elle était décisive pour la suite de l’essayage.

— Pourquoi danses-tu ?

Je n’eus pas à réfléchir longtemps. La réponse rythmait ma vie depuis le jour où j’avais quitté Pétale-Ocre.

— Essentiellement pour voir ma mère heureuse.

Les yeux du marchand se teintèrent de cette tristesse éprouvante qui d’un seul coup peut nous faire suffoquer. Ses expressions me tordaient le cœur. Je désirai le consoler, frotter son dos comme le ferait maman.

Il retira mes souliers les remplaça par les chaussons qui me parurent toujours grands. Il les noua à mes chevilles d'un geste délicat et comme par enchantement ceux-ci enveloppèrent mes pieds comme si deux mains chaudes venaient de les recouvrir.

Je me redressai et fis quelques pas avec eux. Ils étaient doux, confortables et leur rigidité ne me dérangeait pas.

— Ils sont parfaits ! m’emportai-je, joyeusement.

— Alors c’est qu’ils sont faits pour toi. Rares sont celles qui prétendent à enfiler des chaussons si honnêtes.

Était-ce une tactique de marchand pour me convaincre, tout à fait, de les acheter ?

— Ai-je assez ?

Il hocha la tête, ses boucles dansèrent à nouveau et se répandaient sur ses épaules comme une fourrure albâtre.

Il me tendit la boîte. Je retirai ses créations, retrouvai mes souliers noirs. J’étais prête à partir avec un sourire irradiant mon visage, lorsque l’homme me rappela :

— Attends, n’oublie pas ta monnaie.

Il me rendit deux pièces des trois que je lui avais tendu, s’abaissa jusqu’à moi et murmura à mon oreille :

— Montre à tous tes souliers et fais venir à moi tous les petons les plus faux.

Sa voix avait perdu de son charme et j’écoutai ses paroles comme j’aurais pu m’abreuver d’un mauvais sort. Ma tête tourna un instant et je vis le monde en blanc.

Je me retrouvai dehors, l’air frais jouait avec ma capuche.

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