Je fixais encore le montant de la porte qui s'était refermé depuis déjà quelques minutes. Une envie de m’exorciser envahit mon cœur. Je ressentais le besoin de revenir à une chasse plus ancienne, plus personnelle. Me délecter de quelques pas de danse me serait profitable. Depuis combien de temps n'avais-je pas épié des danseurs entre les murs d’une académie ? Depuis l'étoile de Silla, il y avait trois ans déjà...
— Le passé refait-il surface, ma couleur ?
J’ignorai la voix qui vibrait en moi, s'éparpillant en écho aux quatre coins de la pièce et de mon âme.
Une ombre, celle de mes ténèbres, se prolongea sur le mur de ma cordonnerie. Une silhouette se forma, s'allongea, se modela. Je la suivis du regard. Cette ombre, je devais m'en méfier comme de la peste. Vile créature constituée de mes démons passés.
Me détournant d’elle, je m'installai sur ma chaise usée et redessinai les traits de ma nouvelle rabatteuse. Il y avait chez elle, une profondeur, un monde paisible bousculé par quelques désagréments. Ses yeux racontaient une histoire, celle d'une ballerine qui voulait réussir pour soigner le cœur d'une autre. Tendresse. L'adolescente correspondait à ce mot. Et cette phrase qu'elle avait prononcé avec une pointe de candeur et un ballet de vérité : Je danse essentiellement pour ma mère. Une promesse. J'avais distingué une promesse dans cette confession emplie d'amour, de respect et d'une infinie affection. J’avais un jour dansé pour ma mère, mais c’était pour l’affection de mon père que j’avais continué.
Assis derrière le comptoir, je fermai les yeux puissamment. Ne pas se souvenir des temps heureux.
Je revis le visage de papa.
Aussitôt, je les rouvris, le cœur dans la gorge.
Devant l'étagère d'escarpins, il apparut, étirant mon ombre et faisant d’elle son corps. Ses yeux bleu ciel se plantèrent dans les miens, et je me sentis basculer dans un autre monde. Dans un souvenir, pour être plus précis. J’étais à nouveau un enfant. J’empestais l’innocence et la dévotion.
Je sentis ses mains me soulever haut dans le ciel printanier, aux portes de notre manoir. Il me faisait tourner avec lui dans une farandole de joie. Son rire me parvenait à travers l’espace-temps. Claquant. Sincère. Je désirais enfouir mon visage dans sa chevelure blonde gonflée de boucles. Respirer son odeur, embrasser cette gentillesse que les années et la mort de maman avaient ternies. Ne jamais le quitter… J'aurais pu être qui il désirait que je sois.
La phrase de la ballerine retentit à nouveau en moi.
— Papa... soufflai-je. Qu'as-tu fait de moi, de mon affection pour toi ?
Il me levait vers le soleil, et la voix de ma mère détonait vers le ciel. Son rire ébouriffait l'air et transcendait nos cœurs. Était-ce pour l’entendre qu’il me souriait, qu’il m’amusait ? Maman m’aimait tant. Elle était faite de beauté céleste et plus encore quand ses lèvres s’étiraient.
Les yeux rouverts sur la réalité, j’observai mon reflet dans le miroir. La surface ondula et mon père se modela à nouveau. Son visage avait cette jeunesse que j’avais quelque peu perdue au fil des années. Une peau lisse, sans la moindre ride, réanimait son manque et les souvenirs trop heureux qui allaient de pair. Mon cœur s’emballa, activa les blessures du passé. Aussitôt, le chagrin me prit à la gorge. Il me tordit l’âme, me poussa dans mes retranchements, là où le noir était le plus dense, le plus tortueux. La peine me traversa. Lancinante. Déchirante. Elle aimait me faire mal, m’attraper entre ses doigts crochus et faire jaillir un flux invisible et brûlant sur l’étendue de ma chair. Rapidement, elle céda sa place à sa cousine la rage, qui me menotta à elle. Je ne voyais plus que mon père ensoleillé par sa chevelure blonde. Il leva son regard vers moi. Ses yeux pleins de repentir m’écœuraient.
Mes poings se serrèrent de toutes leurs forces, comme si la douleur que je m’infligeais pouvait faire disparaitre ce visage, ce regard dégoûtant qui me fixait encore. Qu'il disparaisse !
Ma mâchoire se crispa, de quoi m’empêcher de pleurer et de garder un semblant de maîtrise.
Les prunelles de Père plongèrent dans les miennes, pareilles à celles d'un aigle, et semblèrent me sonder.
Son image me happait les sens, me saisissait au cœur. Il débordait de moi, pareil à l’eau du lit d’un ruisseau les jours de déluge.
Le souvenir de son intonation douce et pénétrante chatouilla mes oreilles :
— Pardon, fils.
L’une de mes mains percuta un rouleau de cuir, l’autre se serra sur mon pantalon et en froissa le tissu. Un rire irraisonné sortit de mes lèvres. J’avais tant à lui dire. À lui hurler le calvaire que j’avais vécu par sa faute. Mais à quoi cela servirait ? La tristesse enserra ma raison. Il ne fallait pas pleurer.
Je tentai de reprendre contenance. Le calme ne revint qu’en surface. Tout mon être bouillonnait à la simple pensée qu’il n’entendrait jamais ma vérité.
— Nous aurions pu rester tous les deux, me plaignis-je. Mais tu as tout gâché… Regarde ce qu’elle m’a fait ! hurlai-je, brisé de l’intérieur. Regarde les traces sur mes bras ! Regarde son œuvre.
Père prit un air affecté, baissa la tête.
Je me levai, étirai les bras théâtralement. Ses yeux se posèrent sur mes manches relevées, ainsi que sur les fines cicatrices qui transparaissaient sur ma peau. Elles sillonnaient entre mes veines comme des filons d’or blanc. Légèrement plus blanches que la carnation de ma peau. Père me fixait. Sa main se tendit vers moi, traversa la surface du miroir qui se gondolait. Elle s'approchait lentement, mais avant qu'elle ne frôle mon visage, je la giflai.
Il était l’adulte, son rôle était de me protéger. Mais il avait préféré se complaire dans son chagrin et me laisser aux mains de Galabria. Il avait refusé de voir mes tourments, et à présent, je tuais tous ceux qui me rappelaient l’époque de mes malheurs. Tout restait à sa place, inexorablement.
Galabria. Je la haïssais bien davantage que lui, plus que moi, plus que les ombres qui certains soirs, me soulevaient le cœur.
La tension m'entourait. Les larmes que je gardais au fond de ma gorge montèrent, et embuèrent ma vision. Finalement, elles s’écoulèrent sur le bois du comptoir. Les tremblements reprirent de plus belle. La douleur souffla, plus folle. J’attrapai mon corps entre mes bras, les enroulai pour me calmer. Pour dissoudre le trou béant qui se formait dans ma poitrine. Je gelai, tout en m’agitant d’avant en arrière sur ma chaise.
Le visage détruit par les affres de mon passé, je me souvins bien malgré moi de ces années cauchemardesques.
Du matin au soir à l’endroit même où mon père m’avait confié que la danse était un bonheur sans nom, Galabria me torturait. Je revis sa canne s’agiter. J’entendis sa voix basse me mépriser. Je sentis à nouveau happé par les ténèbres dans lesquels elle m’enfermait quand je ne répondais pas à ses attentes ou que la frustration lui donnait le droit de meurtrir ma psyché.
Un rire étouffé m’échappa. Je ris en pleurant. C’était tout à fait moi. Un homme qui cherchait à garder sa dignité, alors qu’au fond de lui, tout se brisait. Mon rire s’intensifia. Je me redressai, plaquai mes mains sur mon père, mon père fit de même. Je sentis ses doigts s'entrelacer aux miens derrière le miroir. Son visage était gonflé par les larmes, et cela m’agaça. Je secouai le cadre, cette porte vers son souvenir, en murmurant :
— Tu n’avais qu’un mot à dire et je l’exécutai… Je voulais un sourire, un baiser. Mais c’est elle que tu m’as donnée !
Ma voix trembla autant que la vitre.
Exaspéré, je me laissai glisser contre lui. Mon père restait là, collé de l’autre côté du miroir. Il me regardait, les yeux pleins de larmes et de désespoir.
Je le soupçonnai de m’avoir rendu responsable de la mort de maman. Ma naissance l’avait rendue si faible.
L’image de mon père se déforma revêtant le corps luisant de mon monstre intérieur : Ieugres. Il sortit du miroir et passa sa main froide et ténébreuse sur mon visage. J’étais incapable de bouger, déjà perdu dans mes souvenirs corrompus.
— Si pitoyable, ma couleur, murmura-t-il, de sa voix profonde et dédaigneuse.