Chapitre 4 - La jeune garde

Le blé se plie sous la brise. L'horizon est couvert d'un manteau de verdure qui contourne quelques rares habitations. Les reflets d'or venant des céréales mêlées à l'odeur de la chlorophylle offrent un moment de contemplation. Il est neuf heures et demie, Raphaël est posé sur son banc, il attend l'arrivée de son professeur d'histoire médiévale en dégustant des cerises.

Au bout du couloir arrive un jeune professeur, il n'y a désormais plus de doute, il y aura cours. Le suspense est quotidien ; les étudiants se sont-ils levés à raison ? Ce pari de tous les jours repose surtout sur le paiement ou non de l'intervenant ; du vacataire si vous préférez. Tous ces mots désignent l'enseignant qui s'inscrit à un degré hiérarchique variable, mais ils partagent quelques éléments communs. Un salaire payé à la fin de chaque semaine, et c'est là le terreau de l'absentéisme, car les temps sont durs et selon les résultats des étudiants des semaines seront impayées. À partir de ce moment, pourquoi venir travailler gratuitement ? À l'inverse il y a aussi une prime d'intéressement qui récompense ceux qui ont eu de bons résultats. Ils gagnent une majoration ponctionnée sur les salaires des enseignants aux résultats déficients.

Sans parler vulgairement d'argent, tous les universitaires partagent des locaux inscrits dans l'histoire et encore dans leur jus. Les lézardes aux murs observent les pauvres étudiants et professeurs ayant échoué leur sélection sur dossier pour intégrer un établissement privé.

Raphaël rejoint une place en amphi avec désinvolture. Il salue beaucoup de monde en passant, les bises s'enchaînent et il s'installe en posant son sweat rouge bordeaux. Il vérifie quelque chose, il regarde à quelques places de là, mais la déception survient vite. C'est constatable, et plus que visible. Effectivement il n'y a rien. Plus précisément il y a une absence, celle d'un étudiant à laquelle on s'est accoutumé. Il pourrait être là, c'est du moins le scénario le plus souhaitable, mais il n'en est rien. Lors de ses apparitions qui pourraient être assimilées à celles d'un fantôme, nous sentons les effluves de l'alcool, parfois nous pouvons saisir un regard fuyant perdu dans le vide. Il ne parle pas au présent, il ne parle que des festivités de la veille qui ont conduit à son absence. En dehors de ce sujet, il n'est question que de l'année prochaine. Ce qui l'en sépare ne semble pas exister. Il s'agit peut-être du vide, le même qu'il laisse derrière lui au quotidien.

Raphaël est ce qu'on pourrait appeler un bon élève. Ses notes sont plus que satisfaisantes, même si ce n'est pas dans ce but qu'il dépense l'essentiel de son énergie. Il passe bien plus de temps à faire du soutien scolaire sauvage en mangeant à la cafette ou à boire des coups le soir dans les bars environnants. Tout ceci est ce qui le fait vibrer. Il aime donner une pièce quand il peut se le permettre, parler de tout et surtout de rien avec son voisin de table et rejoindre ses potes pour bouger à des soirées. C'est un quotidien rodé qui touche à ses limites au moment de rentrer. Le conducteur de bus est son chauffeur, et il le conduit à sa tour où il partage un appartement avec ses parents et ses deux sœurs. Il use de ses maigres ressources avec parcimonie afin de ramener tel un butin quelques paquets de céréales bio, du riz, et des pâtes. Des aliments de qualité qui sont rapidement inaccessibles dans ce monde. L'école, les sorties, et la participation aux frais du foyer sont payées par un petit boulot chez un libraire. C'est fût le seul endroit pour lequel il a été possible de trouver un emploi pour Raphaël. Cette situation n'est pas seulement liée à une carence d'emplois étudiants, mais surtout à autre chose.

Les grâces que Raphaël reçoit de son entourage sont strictement limitées à la sphère de la faculté et parmi la jeunesse. En dehors de celle-ci un tout autre traitement l'attend, il est jugé inconvenant, déviant, dangereux. Son comportement serait source de misère s'il se diffusait à autrui. Les personnes qui auraient partagé ses idées auraient commis des massacres innommables aux noms de la solidarité et de l'égalité. Il sait qu'il n'en est rien, qu'ils ont avant tout versé leur sang à eux pour résister et s'opposer à l'exploitation des peuples. Les dictateurs peuvent venir de n'importe quel horizon, mais il est indéniable qu'il y en a davantage à dîner à la table des grands de ce monde qu'à celle de quiconque. Alors que l'on se targue d'être une société civilisée, on fait des courbettes à des monstres pour lesquels on polit le tapis rouge, pour qu'il rutile davantage à chacune de leurs visites. Leur vendre des armes ne pose pas de problème, pas plus que de leur donner les moyens de surveiller leur population pour prévenir tout écart. La seule limite serait que ces dictatures oublient quelle est leur place. Aujourd'hui comme chaque jour Raphaël lutte comme il peut dans un monde qui l'a abandonné. Tel un totem sur son sac à dos qui l'accompagne partout est brodé un mot d'un fil rouge grenat résumant son esprit « Révolution ».

La révolution, il en parle, il en rêve, mais il ne l'a jamais vue. Dans la société actuelle, ce mot a un sens à mi-chemin entre la folie et le terrorisme. Ceci traduit une hypocrisie certaine de la part de ceux qui écrivent l'histoire, car tout résistant en son temps a été qualifié de terroriste. Ceci montre bien la capacité d'un état à calomnier toute opposition pour ne pas se séparer du pouvoir.

Comme vous le savez, Raphaël n'a pas vécu son rêve. Pueblo, son ami l'a vécu, et il a viré au cauchemar. Il y a perdu ses parents, il ne lui reste désormais que sa petite sœur restée au pays avec sa tante. Pueblo vient d'un endroit lointain, là-bas ils ont vu la révolution. Mais elle a échoué. Une puissance étrangère hostile à ces idées est intervenue et selon ses termes à « pacifier » la nation. Elle mit en place un gouvernement en adéquation avec ses valeurs qui fusilla ses opposants. Le père de Pueblo en faisait partie. Au quotidien il attisait le foyer de la dignité de ses camarades oppressés. Ils étaient écrasés, leur travail emportait leur sueur, mais aussi leurs doigts, leurs bras et parfois leur vie. La vie sous ce régime impliquait une société de caste où les classes sociales ne se mêlaient pas. La police, qui se confondait avec l'armée avait un pouvoir de vie ou de mort sur quiconque circulait. Il n'y avait plus de droit pour protéger Pueblo. Il dut se réfugier pour fuir la traque qui l'attendait.

Pour autant il n'a pas perdu foi en l'humanité. Il continue à penser que toutes les vies se valent et qu'aucune ne devrait être broyée dans les rouages d'un système cupide. Une fois à l'abri, il dépensa ses faibles avoirs afin de poursuivre ses études dans le but de s'intégrer. Ce projet était à contrecœur, car un sentiment de malaise le poursuivait. En quittant un pays exploité pour se réfugier dans un pays exploitant, la vie était plus douce, mais amère. Sa rencontre avec Raphaël a été une chance. Elle lui permit de se sentir moins seul et de rêver avec lui d'un monde meilleur.

« Et ce sera tout pour aujourd'hui, la semaine prochaine nous terminerons le cours. » Sur ces mots le cours d'histoire se termine. Raphaël et Pueblo profitent de la pose qui suit pour partager une cigarette avec leur enseignant. Ceci est courant sans pour autant être systématique. Ils échangent sur le cours, leurs ressentis, leurs appréhensions de la prochaine évaluation et plus largement de la vie. C'est la nécessité de s'approcher d'un cendrier qui disperse la tribune éphémère.

Le duo se retrouvera le soir même dans un petit bar à proximité du campus. Il n'a pas vraiment de thème, sa seule spécificité est d'offrir une scène aux musiciens qui peuvent improviser un bœuf. Elle peut être aussi occupée par des chanteurs, ou encore des slameurs engagés. Toutes ces activités enrobent celle de la vraie star de l'établissement. Il est là et assure le service, il jongle avec les bouteilles tel un alchimiste.

Il est derrière son comptoir, c'est un mur particulier, qui ne crée pas de distance, mais attire à sa rencontre la venue de tout un chacun qui souhaite « sociabiliser ». « Salut ça va ? Tu prendras quoi ? » Ces formules qui attirent la sympathie invitent à la convivialité. L'échange est franc, et se convertit en euros ; une fois en main, c'est au suivant. Ailleurs dans des salons armés de ciseaux les gens sont accueillis. « Bonjour, vous voudrez un thé pour patienter ? » Les sourires sont toujours prescrits, tout comme la sympathie, au milieu de la danse des lames un échange léger prend forme. Une fois la transaction complétée, c'est encore au suivant. Dans le couloir aux odeurs de javel, se perçoit une frénésie. La course aux soins bat son plein ! « Bonjour, vous allez bien ? Je viens faire votre pansement ! » Ici, pas le temps de répondre, du moins pas plus que le temps nécessaire à l'installation du petit outillage. Dans le sillage de ses gestes, les compresses fusent, les pinces jonglent. Avant d'avoir pu décrire la météo, il n'est plus à vue. « Je dois y aller, bonne après-midi, vous savez il n'y a pas le temps de chômer ».

Il y a toujours « un suivant », quelqu'un qui attend au tournant. Ce n'est jamais le même, tout le monde attend, jusqu'à être le fameux « suivant ». L'échange est creux, mais sous les yeux de ceux qui entretiennent les infernales machineries, les visages défilent et se déforment sous la vitesse des non-dits.

Pour les deux amis le suivant n'existe pas, il n'y a qu'une étape collective. Il faut reconsidérer l'individu qui n'est pas une marchandise, mais surtout ne pas oublier que l'on fait partie d'un groupe, une communauté, qui partage en plus de trésors culturels distincts, une capacité humaine formidable qu'est l'empathie. Dans leur vision il n'y a qu'un cap à passer ensemble. Un virage qu'ils espèrent voir de leur vivant. Il permettrait de fédérer les peuples par-delà le monde dans le partage et éradiquerait la misère et l'exploitation.

C'est après quelques verres et une fois engagé sur le chemin du retour de la soirée, que Raphaël découvre sur son téléphone un grand nombre d'appels. Il consulte rapidement ses messages pour en connaître les motivations. Il s'agit d'un ami qui tient absolument à le voir tout de suite. Alors que Raphaël s'apprête à lui répondre, il tombe sur lui dans le hall de son logement collectif.

Il est certainement là à l'attendre depuis un moment, debout adossé aux boites aux lettres. Son dos se détache de la tôle vert pomme et ensemble ils s'installent sur les sièges à côté du distributeur. Il salue son ami avec une accolade fraternelle, puis entama le conversation :

« Alors ça va bien ? Le boulot, la famille ; t'arrives à supporter le travail de banque ? déclame Raphaël avec humour.

 – J'ai tout plaqué, répond sans plus de fioritures son ami.

 – Tu veux dire quoi par tout plaquer ? T'as quitté une copine ? Tu veux partir à l'étranger ? Ça va ?

 – Oui ça va, c'est juste que j'ai quitté mon boulot, j'ai compris que je ne pourrais qu'y compromettre mes valeurs, et ce n'est pas ce que je souhaite, que ce soit pour moi ou ma famille.

 – Ah c'est bien que tu t'en sois rendu compte, je n'aurais jamais pu y travailler non plus ; et c'est quoi qui t'a décidé à passer le pas ? Parce que ce n'est pas faute de t'en avoir parlé non plus. Tu m'écoutais gentiment, mais tu me répondais que j'exagérais et que je diabolisais tout. »

Les gestes qui accompagnent les mots de Raphaël sont comme à leur habitude amples et attirent la sympathie. Tel un tribun, il porte sa parole et l'élance. C'est comme s'il tricotait un monde de ses doigts pour illustrer ses propos. Ses mains accompagnent sa voix ainsi que l'attention de son interlocuteur. Ceci est devenu un spectacle informel et presque invisible pour ceux qui ont l'habitude de parler avec lui.

« C'est de ça que je voulais te parler. Je ne me suis pas décidé sans raison. J'ai vu quelqu'un, un gamin par hasard à mon bureau, et c'est idiot à dire, mais il m'a fait comprendre la détresse qu'il y avait juste à côté de moi.

 – T'es sérieux ? En quoi son intervention était-elle si particulière ? s'esclaffe son ami.

 – C'est dur à dire, c'est comme s'il avait vu ce qui me semblait invisible, et me l'avait montré simplement, répond-il d'un ton blême. C'était une expérience très étrange, mais je me sens mieux désormais ; comme si je ne portais plus de poids. Comme si sans le savoir je nourrissais une dissonance cognitive, ou quelque chose dans le genre.

 – C'est bien si tu te sens mieux. On se sent toujours mieux avec soi-même quand on est en accord avec ses valeurs profondes c'est sûr. Je te félicite pour le courage que tu as eu en prenant la porte, mais ça ne me dit toujours pas pourquoi tu m'as appelé avec une telle précipitation. C'est vrai que ce que tu me racontes est cool, mais on aurait pu attendre de prendre un verre.

 – Justement non on ne peut pas attendre. Je voulais te voir, car tu es la personne que je pense la plus qualifiée pour résoudre un problème. Il dépasse largement ma personne et la tienne, mais je sais que tu vis dans l'espoir de le régler.

 – Heu ouais, si tu le dis. Le ton perplexe et l'air interrogatif sur le visage de Raphaël suscitent davantage de détermination dans la parole d'Abdel qui poursuit !

 – Je veux faire la révolution ! Je suis sûr qu'on peut y arriver, veux-tu nous aider ?

 – Super, bienvenue au club ; alors bien sûr, je ne pourrai jamais répondre non à cette question, mais pourquoi maintenant ?

 – Maintenant, car la situation est urgente, et que je sais qu'on peut la gagner. Il faut que tu voies Théo, ça peut paraître fou, mais il a le potentiel de soulever les foules, j'en suis convaincu.

 – Je vois pas de raison de ne pas le voir au contraire, vu comment il t'a convaincu, je suis impatient de le rencontrer. J'inviterai Pueblo aussi, je pense qu'il sera heureux d'entendre que tu as rompu tes chaînes. »

En toute réponse à sa dernière déclaration, Raphaël reçoit un sourire léger assorti d'un au revoir, ainsi que la promesse de trouver du temps pour se revoir rapidement.

Après le départ de son ami, Raphaël rejoint son appartement au troisième étage. Tout le monde dort à poing fermé depuis déjà un moment. Discrètement il abandonne ses baskets et gagne rapidement sa chambre. C'est avec un air pensif qu'il toise l'horizon. Il aperçoit les résidences universitaires depuis sa fenêtre ; il sent d'ici la vie, et le repos des méninges de ses camarades. Ils préparent leur avenir, il se cache à ce qu'il paraît derrière de multiples années d'études. En parallèle, au pied de sa barre d'immeuble il voit d'autres personnes de son âge réalisant leurs affaires qui ne savent certainement pas où ils seront dans deux ans.

Un peu plus tard dans la semaine Théo reçoit chez lui toute la troupe. Il a averti sa mère qu'il recevrait des amis, sans qu'elle se doute du caractère hétéroclite de la bande. Mistigri ; lui est ravi de voir ces nouvelles têtes arriver. Il ronronne le long de la jambe de Chloé, il miaule pour attirer l'affection d'Abdel. Abdel qui est il faut le dire peu enclin à donner une quelconque attention à ses congénères félins. Pueblo quant à lui ne se prive pas de caresser le doux ventre de la bête qui s'allonge sur le dos dans l'attente de marques de tendresses. Elle signifie sa satisfaction par de petits miaulements roulés, similaires à des roucoulements d'oiseaux.

Tous autant qu'ils sont, trouvent un endroit pour s'installer dans un salon bien trop petit pour ce genre d'accueil. Face à son jus d'orange, Raphaël amorce la conversation :

« C'est très gentil de nous avoir invité chez toi Théo. Je n'en attendais pas tant, et du coup ça fait longtemps que vous êtes potes toi et Abdel ?

 – Heu, pas vraiment. En fait je cherchais à comprendre quelque chose, un mal-être. C'est comme si la misère venait d'apparaître pour moi, et puis j'ai été voir plusieurs personnes pour savoir ce qu'elles en pensaient, et j'ai été à la banque où j'ai rencontré Abdel.

 – On a compris qu'il y avait un problème et maintenant le but c'est de le résoudre, poursuit Chloé.

 – C'est formidable que vous en ayez conscience. Notre monde ne peut évoluer si on ne saisit pas les souffrances qui nous entourent, reprend Pueblo d'une parole calme tout en massant l'abdomen du petit félin sur ses genoux. Si vous voulez faire une révolution, il faut en être sûr. Il se peut qu'il ne se passe rien, mais si le mouvement prend, il faudrait être prêt à aller jusqu'au bout.

– Pour ma part il n'y a plus de doute possible, j'ai déjà été trop longtemps en léthargie dans un petit bureau à escroquer les gens en pensant les aider, je ne peux plus me permettre de rester passif. »

À peine Abdel finit sa phrase, que l'on entend une respiration bruyante ; c'est celle de Pueblo qui regarde l'assistance avec des yeux brillants. Mistigri, posé sur ses genoux a les yeux écarquillés et le regarde avec insistance. Le jeune homme reprend :

« Il faut savoir que ce n'est pas un jeu, un peuple se soulève par nécessité. Il n'est pas question de douter de la nécessité, on est visiblement d'accord sur celle-ci, mais il faut être prêt... C'est avec le regard braqué vers le sol et les dents serrées que, péniblement, il continue à développer son propos. Mes parents, mes amis, beaucoup de personnes importantes pour moi ont été écrasés par la répression suite à la révolution. Je n'ai pas été assez fort, ni pour les protéger, ni pour mener celle-ci à bien. Il faut que vous sachiez que c'est dangereux c'est tout... »

Un silence lourd de sens plane dans la pièce, et pèse sur la réflexion de chacun. Tous regardent au loin comme s'ils tentaient d'apercevoir l'avenir et les risques encourus. Leurs consciences s'éloignent dans le champ des possibles et tentent d'imaginer l'indicible, et ce pour le meilleur et pour le pire. C'est après de longues secondes, qui ont très bien pu être des minutes qu'une voix se fait à nouveau entendre :

« Il faut le faire ! Le jeune Théo se dresse gonflé de détermination. Il n'y a pas à douter, si ce qu'on voit est réel, il ne s'agit que d'une question de temps avant que d'autres en prennent conscience et en souffrent. Tout ça sans parler des premiers concernés ; les invisibles qui ne parlent pas, qu'on ne voit pas, et qui supportent plus que la douleur. Ils sont niés, tout simplement.

 – On dirait que le moment de tenter notre chance est venu, ça me va, s'exclame Raphaël avec un sourire radieux.

 – Nous devons le faire pour ceux qui n'en ont pas la capacité, pour être dignes de trouver le sommeil, reprend Abdel.

 – J'ai confiance en nous, on peut le faire Théo, conclut Chloé.

Tout ceci se déroule sous le regard ému de Pueblo qui confirme sa détermination d'un hochement de tête approbateur. »

L'élan collectif de congratulations laisse rapidement la place aux directives de Raphaël :

« Nous voulons faire la révolution, et pour cela il faut fédérer les victimes d'un système totalitaire. Nous sommes prisonniers des mots de notre oppresseur, de ses lois à plusieurs vitesses, de ses castes sociales qu'il nous impose ! » Le discours motive encore davantage l'avant-garde révolutionnaire en devenir qui s'accorde pour aller à la rencontre du peuple et renverser la table du pouvoir.

En attendant, chacun rejoint son foyer avec un cœur léger et une tête emplie de rêves. Des rêves qui ne sont pas une utopie ! Ils peuvent se former dans ce monde ! Raphaël et Pueblo ont parlé d'histoire de pays où les peuples ont réussi à être égaux. Ils ont évoqué aussi les livres qui les ont inspirés. C'est une foule de nouvelles idées et de concepts qui se bousculent dans l'esprit de Théo qui souhaite faire une grande action. Il désire parler à sa mère de ses projets, et plus largement de son regard sur le monde. Il ne peut accepter qu'elle puisse rester aveugle à la misère et victime de chaînes qu'elle ne sent pas.

Le lendemain, peu avant le déjeuner Théo, prend son courage à deux mains. Il inspire profondément en espérant que son élan ne sera pas vain. Que celle qui lui a donné un jour le sein ne le reniera point !

« Maman, il faut que je te dise quelque chose, souffle-t-il à demi-mot.

 – Qu'est-ce qui y a ? Quand tu fais une tête comme ça, c'est que t'as un souci. Tu as cassé quelque chose ? On t'embête ? Raconte-moi, dans tous les cas ce n'est pas grave.

 – C'est un peu plus compliqué que ça.
Une fois assise face à son fils, en tenant une de ses mains entre les siennes sa mère tente de le rassurer.

 – Tu veux un câlin ? Ça soulage tous les tracas...

 – Oui, mais faut quand même que je te le dise ; alors, en fait je sais pas si t'as vu, mais il y a plein de soucis.

 – De quoi tu parles ?

 – Je parle des gens à côté des halles, de ceux qui n'ont pas de quoi manger, ou d'endroit où dormir, de tous ceux qui subissent.

 – Tu en rajoutes, il n'y en a pas tant que ça, sinon ça se verrait mon chou.

 – Non, justement c'est ça le problème c'est que tu ne les vois pas, que personne ne les voit. »

Les yeux de Théo se mettent à briller ; humidifiés par sa peine. Il explique tout ce qu'il a vu, la détresse au coin de chaque rue qu'il ne peut supporter. Il fait ensuite part de sa décision d'y remédier. Ces idées ne sont pas que les siennes et sont partagées par d'autres. L'espoir qu'il a qu'elles soient partagées par sa mère est immense. Il ne veut pas l'inquiéter ou trahir son amour. Pour toutes ses inquiétudes, il n'y a pas de réponses satisfaisantes. Théo scrute un visage pensif, passant par l'inquiétude, la colère. Finalement il se stabilise sur une expression ; la bienveillance. Après cela viennent des bras qui l'enlacent tendrement ainsi que des mots dépourvus de jugement : « Je te fais confiance, mais fais attention à toi. ».

Théo est stupéfait il ne comprend pas. Comment ceci a-t-il pu être si simple. Sa mère a-t-elle compris l'ampleur de la nécessité d'agir ? Son choix est-il motivé par le souci de ne pas paraître égoïste ? Est-ce par souci de la communauté ? Théo doit-il se sentir vexé de ne pas être davantage retenu, n'y a-t-il pas là une carence affective qui se serait exprimée ? Il n'en est rien. Il n'y a que l'amour, de la confiance et l'action d'une force qui les dépasse visiblement.    

 

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