Einold
Le souverain et son escorte aperçurent de loin les lumières des tours de guet de la petite cité de Diryne où ils allaient faire étape. Ils étaient entrés en Tercebrune, la province du roi où se dressait la capitale, peu avant le mitan du jour. À présent, seules quelques heures de chevauchées les séparaient encore de Terce. En se remettant en route à l’aube le lendemain, ils y seraient rendus en milieu de journée.
Tandis qu’ils avançaient, l’esprit d’Einold tournait toujours autour du bouleversement subi par son cousin et son épouse. Le pire leur avait été épargné puisque leur fille n’était pas une bouchevreuse, mais la vie de la petite — et par extension, de toute la maisonnée — n’allait pas être simple pour autant. Jusqu’à ce qu’ils foncent, ses yeux transparents représenteraient un danger permanent. Hénan devrait non seulement veiller à ce qu’elle ne sorte pas d’Arc-Ansange, mais également à s’assurer la loyauté et la discrétion de ses gens. L’émouvante joie de Godmert et de Mélie en avait été rudement altérée. Bien entendu, Einold ne s’était pas dérobé à sa promesse d’être le mentor de l’enfant ; cependant la cérémonie s’était déroulée à huis clos. Quoiqu’il sache que la fillette était normale, le roi n’avait pu s’empêcher de frissonner en la prenant entre ses mains pour la lever vers le ciel, comme le voulait la tradition. Tout en prononçant le prénom choisi par les parents — Flore — il avait supplié le destin d’épargner un sort semblable à ses enfants à naître. Almena et lui, après tout, possédaient tous deux des yeux bleus, même s’ils étaient moins clairs que ceux de Godmert et Mélie.
Barnoin d’Elmond lui-même n’avait pas assisté à la cérémonie du mentorat. Il devait se douter que quelque chose clochait, car, s’il avait eu la délicatesse de ne poser aucune question, il lançait par intermittence des regards interrogatifs au roi depuis leur départ d’Arc-Ansange, trois jours avant.
À mesure qu’ils approchaient des remparts de Diryne, ils distinguèrent un grand feu et les lueurs de nombreux flambeaux devant les portes de la ville. Une foule s’amassait sur l’esplanade.
— J’envoie des hommes en avant, Sire, annonça le chef de la garde.
— Que peuvent-ils bien faire à cette heure de la nuit ? interrogea Barnoin d’Elmond en suivant des yeux les deux cavaliers qui s’éloignaient.
— Nous ne tarderons pas à le découvrir, estima Einold.
À travers l’étendue sans obstacle qui les séparait du rassemblement, des cris leur parvenaient, à présent. Quelqu’un haranguait l’assistance qui répondait par des vociférations. Les propos étaient encore incompréhensibles, mais la haine et la rage qu’ils contenaient portaient bien jusqu’au roi. Soudain, un soldat de l’escorte s’écria :
— Je vois un billot ! C’est une exécution !
— Au trot ! ordonna Einold.
L’heure nocturne, la foule en colère, tout indiquait qu’il n’assistait pas là à l’application d’une sentence établie par un magistrat local. Il devait interrompre immédiatement cette mise à mort sauvage. Il entendait que la justice soit respectée dans son royaume. Elle se fondait sur des lois, des édits et des règles. Il ne pouvait laisser un homme se faire tuer sous ses yeux sans jugement, surtout dans sa propre province.
Dans la lumière des hautes flammes, les éclaireurs débouchèrent au galop sur le terre-plein. Ils annoncèrent d’une voix forte l’arrivée imminente du souverain et ordonnèrent de suspendre l’exécution. Cependant, une partie de l’assemblée, chauffée à blanc, se retourna contre eux en beuglant, tandis que le condamné était traîné vers un large tronçon de chêne. Effarés par cette désobéissance, les cavaliers de la troupe royale prirent le galop, les yeux rivés sur la place.
Le grondement des sabots sur la route ne fit même pas tourner la tête aux bourreaux. Ils forcèrent leur prisonnier à s’agenouiller et à poser la joue sur le billot. Sur un geste d’Einold, le chef de la garde sonna le cor alors qu’un homme brandissait une hache. Au son de la trompe, il leva les yeux sur les soldats qui approchaient au pas de charge, hésita un court instant, mais une voix tonitruante domina le brouhaha :
— À MORT !
La cognée s’abattit dans un sifflement.
La trajectoire de la lame s’interrompit toutefois au milieu de sa courbe : le bourreau fut projeté en arrière par la lance d’un éclaireur qui s’enfonça dans sa poitrine. La hache tomba à quelques pouces du billot avec un tintement métallique, tandis qu’Einold et sa troupe rejoignaient l’esplanade. La moitié des soldats mirent pied à terre pour contenir toute nouvelle tentative de rébellion et maintenir les villageois en respect. Ces derniers s’inclinèrent bien vite pour montrer qu’ils ne comptaient plus désobéir. Le sort du bourreau avait interrompu leur transe.
À la lueur des flambeaux, tous paraissaient effrayés. Leurs yeux s’écarquillaient, ils se serraient les uns contre les autres. Ils ne ressemblaient plus en rien à la foule vengeresse qui avait bravé les soldats quelques instants plus tôt. On aurait dit des enfants pris en faute, attendant l’annonce de leur punition.
— Vous avez ignoré l’ordre des envoyés du roi ! cria le chef de la garde. Qui commande, ici ?
Les regards se tournèrent vers un grand homme rougeaud dont la figure se décomposa.
— Qui es-tu ?
— Grambon. Je suis forgeron.
Einold reconnut sa voix rocailleuse : c’était son injonction qui avait décidé le bourreau à abattre sa hache. Soudain, Barnoin descendit de cheval et pointa son doigt vers la silhouette toujours agenouillée dans la boue devant le billot.
— Qui est-ce ? s’écria-t-il. Il a l’air d’un enfant !
En effet, la corpulence légère, le visage aux traits fins, les longs cils noirs sur les yeux clos étaient ceux d’un très jeune homme. Il ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans. Il restait immobile, la joue collée contre le bois. Peut-être s’était-il évanoui.
— Vous ! commanda-t-il en désignant Grambon. Relevez-le !
Le forgeron obéit de mauvaise grâce. Il remit le condamné sur ses pieds, puis le lâcha avec une grimace de dégoût. Le garçon avait juste la force de tenir debout, sa tête penchait sur son épaule et ses paupières demeuraient fermées. Il resta planté là, absent.
— Cette exécution a-t-elle été ordonnée par un juge ? Y a-t-il eu un procès ? interrogea encore Barnoin d’une voix autoritaire.
Personne ne répondit. Il continua :
— La justice sommaire est interdite. Gardes, allez chercher le bourgmestre !
Les villageois frémirent. Certains s’agitèrent en lorgnant du côté du cadavre du bourreau. Ils encourageaient Grambon à les défendre. Le forgeron s’avança vers Einold, s’inclina de nouveau et parla en se tordant les mains :
— Sire, nous sommes d’honnêtes gens, sans histoire. Jamais nous ne mettrions une personne à mort sans jugement.
Déconcerté par la contradiction entre ces mots et la scène à laquelle il avait assisté, le roi se demanda si l’homme n’était pas simplet. Celui-ci s’efforçait de rester humble, mais la colère sourdait dans ses paroles, celle de quelqu’un dont la bonne foi est mise en doute.
— Mais contre les bêtes qui nous menacent, nous et nos familles, nous pouvons nous défendre, n’est-ce pas, Sire ?
— Allons, cesse d’inventer des excuses, forgeron, réprimanda Einold en le toisant depuis la selle de sa monture. J’ai assisté moi-même à ce qui s’est passé ici. Comment ce gamin a-t-il bien pu vous menacer ? Que lui reprochez-vous ?
— Impertinent ! intervint Barnoin d’Elmond. Ne crois-tu pas te trouver en assez mauvaise posture, que tu mentes au roi en personne ?
Grambon se tourna d’un bloc vers son accusateur. Quand il se dirigea vers lui à grands pas, le visage crispé par la rage, plusieurs soldats firent mine de s’interposer, armes pointées vers lui. Sa carrure le rendait menaçant, mais Barnoin ne broncha pas. Le forgeron attrapa le condamné par les cheveux et le poussa devant le grand prévôt.
— C’est de cette sorte de bête là que je parle. Regardez ses yeux.
Comme le jeune homme gardait les yeux fermés, il souleva de force une des paupières, découvrant un iris d’un bleu presque invisible. Barnoin fit aussitôt un pas en arrière.
— Rhaaa, lâcha-t-il en signe de profond dégoût, un bouchevreux !
Einold frissonna en entendant ces mots. Une rumeur s’éleva du groupe des villageois, soulagé que les raisons de leur geste aient enfin été énoncées.
Grambon se tourna vers le roi :
— Sire, comprenez-nous. Comment laisser un bouchevreux roder près de la ville ? Fallait-il attendre qu’il se glisse dans nos âmes, qu’il nous change en démon ? Qu’il fasse de nous ses jouets ? Il a déjà utilisé sa mange-pensée contre cet étranger, plaida-t-il en désignant un homme dans l’ombre des remparts.
Le roi mit pied à terre.
— Est-ce vrai ? demanda-t-il en se tournant vers l’inconnu.
— Oui, confirma la voix de l’interpellé depuis la pénombre.
Einold essaya de percer l’obscurité. Il ne voyait pas le visage de celui qui avait parlé, mais il portait un habit d’une couleur peu commune : sa longue veste ornée d’un écusson, son large bouffetin aux jambes resserrées sur les bottes, il était entièrement vêtu de cuir vert sombre.
Se détournant, le roi parcourut la courte distance qui le séparait du forgeron et de son prisonnier, puis il s’arrêta à un pas et détailla la figure livide souillée de boue. La tête tordue vers l’arrière par la poigne de Grambon, la créature répondait à son regard en dardant sur lui des yeux suppliants et apeurés. Ses iris étaient si clairs qu’on peinait à distinguer leur contour. Ils provoquèrent chez Einold un malaise immédiat, diffus.
— Sire, souffla le jeune homme d’une voix étranglée, Sire, ayez pitié. Je n’ai rien fait. Je ne suis pas un bouchevreux, je vous le jure. Je n’y peux rien si mes yeux sont pâles, mais c’est mon seul tort. Sire, croyez-moi, je vous en prie.
L’assistance était maintenant suspendue au verdict d’Einold. Celui-ci n’avait pas pour habitude de prononcer ses décisions à la légère. Sur le trône depuis ses dix-sept ans, il était devenu réfléchi et posé, un roi de raison qui rendait ses jugements et donnaient ses ordres sans passion. Et jamais ceux-ci n’étaient discutés. Les yeux toujours rivés sur le regard troublant du prisonnier, il chercha comme pour la petite Flore de Hénan un signe qui indiquerait que celui-ci non plus n’était pas une bête dénaturée. Mais il n’en trouva pas et ces yeux-ci semblaient empoisonnés. Il cligna des paupières en reculant malgré lui. Le témoignage de l’étranger suffisait, il ne se laisserait pas influencer par la jeunesse du monstre.
— Exécutez-le, ordonna-t-il.
Le garçon exhala un vagissement rauque. Sous les hourras des villageois, deux soldats le tirèrent jusqu’au billot. Il fut de nouveau mis à genoux, la joue posée sur le tronc. Quelques instants plus tard, sa tête tomba avec un bruit spongieux dans la boue laissée par la récente pluie. Einold contempla le sang coulant du cou tranché qui inondait le bois par vagues à l’odeur métallique. Le spectacle ne lui apportait aucun plaisir, mais il se sentit en paix : il avait protégé son peuple.
Se ressaisissant, il s’adressa au bourgmestre, tiré de son lit par deux gardes royaux.
— Je ne peux laisser passer la désobéissance. Aussi j’attends que le forgeron et les deux hommes qui ont tenu le bouchevreux soient châtiés. Qu’ils commencent par nettoyer la place, puis qu’ils reçoivent chacun cinq coups de fouet.
Une rumeur de protestation agita les rangs des villageois qui réprouvaient la punition. Elle s’arrêta bien vite sur un geste du chef de la garde.
— Quant à cette… créature, poursuivit le souverain en fronçant le nez, je comprends que vous ayez voulu épargner à vos familles le danger de cette vermine. Cependant, il existe toujours un risque de jugement hâtif. Pour prévenir toute erreur, ces individus doivent être soumis à l’examen d’un magistrat avant d’être éliminés. Eux seuls seront en mesure de prononcer une condamnation.
— Bien, Sire, répondit le bourgmestre en s’inclinant. J’espère surtout qu’aucun de ces diables ne se représentera dans les environs.
— Fort heureusement, ils sont rares. Faites jeter le cadavre loin d’ici. Les charognards se chargeront du reste.
Une heure plus tard, seuls quelques hommes s’affairaient encore sur l’esplanade. Grambon et les deux autres avaient reçu le fouet et le corps du bourreau avait été ramené vers la ville. Les soldats installaient le camp à une cinquantaine de pas de là.
— Votre sentence était juste, Sire, dit Barnoin d’Elmond, observant avec le roi les derniers villageois qui nettoyaient le sang et chargeaient le cadavre du bouchevreux dans une charrette. J’admire votre capacité à rester mesuré, même face à des situations comme celles-ci. Quant à moi, j’aurais presque pardonné à ces braves gens leur désobéissance. Cela aurait été un tort, bien sûr, mais je ne peux les blâmer d’avoir voulu se débarrasser de cette plaie aussi vite que possible.
— Les bouchevreux sont dangereux, c’est certain. J’ai du mal à comprendre comment la nature a pu leur donner une apparence humaine. Ou bien s’en sont-ils dotés eux-mêmes, par quelque artifice magique ?
— Ils peuvent ainsi se fondre parmi nous pour mieux entrer dans nos esprits ! frissonna le grand prévôt. Heureusement que leurs yeux les trahissent. Par ailleurs, Sire, on dit que quelques-uns d’entre eux vivraient dans les faubourgs de Terce.
Einold hocha la tête. Des rumeurs prétendaient que certains membres de la noblesse avaient recours à leurs pouvoirs de prédiction. C’était bien la faiblesse des hommes : ils reconnaissaient l’abjection des bouchevreux, mais s’arrogeaient le droit de les utiliser pour leur intérêt personnel. Peut-être était-ce un mal nécessaire. Il avait lui-même envisagé à plusieurs reprises d’en consulter. Connaître l’avenir pouvait offrir des avantages considérables, mais sa répugnance s’était avérée plus forte. Et puis si le ciel avait voulu qu’il puisse lire le futur, c’est à lui qu’il aurait attribué ce don, pas à ces bêtes.
— Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, Barnoin, je sais que certains font commerce avec eux. Je peux fermer les yeux, tant que ces créatures ne se mettent pas à voler les pensées de ceux qui passent à leur portée sans leur consentement ! Cela, je ne le tolérerai pas. Qu’ils restent à leur place : dans les trous, les marécages et les faubourgs puants ! Quoi qu’il en soit, je ne peux laisser le peuple les pourchasser lui-même. Cela donnerait lieu à des règlements de compte. Un voisin dérangeant se verrait bien vite soupçonné de mange-pensée. Des innocents seraient raccourcis pour le seul tort d’avoir les yeux trop clairs. Cette fois, ils étaient si pâles que le doute n’était pas permis, mais ce n’est pas toujours le cas. Et puis, il y avait un témoin.
— Certes ! Inutile de semer des sujets de discorde ! Et puis ces rats sont peu nombreux, par chance ! conclut Barnoin en bâillant.
Il loucha vers le camp avec envie.
— Quelques heures de sommeil seront les bienvenues, je ne tiens plus debout !
Le roi n’entendit pas. Il observait les hommes encore présents sur le terre-plein. L’un d’eux, dont l’allure indiquait un individu de haute extraction, retint son attention. L’habit vert sombre était aisément identifiable : c’était l’inconnu qui avait été victime du bouchevreux.
Einold mit pied à terre et se dirigea vers lui.
— Présentez-vous, Seigneur, ordonna-t-il en arrivant à sa hauteur.
L’homme inclina la tête brièvement.
— Je suis Garavem de Lostia, Sire, Maître-Érudit de l’Ordre du Haut-Savoir, du Haut-Collège de Listène.
Ainsi cet uniforme vert était celui du Haut-Savoir ? Einold se remémora immédiatement l’histoire du métayer d’Arc-Ansange. Il n’avait pas entendu parler de l’Ordre depuis des années, et voici qu’il avait deux fois affaire à lui en quelques jours. C’était un signe à ne pas ignorer.
— C’est vous qui avez prévenu la population de Diryne que ce bouchevreux menaçait la ville, n’est-ce pas ?
— En effet, Sire. Cette créature s’était construit une mauvaise cabane dans un bois à trois lieues d’ici.
— Comment l’avez-vous repéré ?
— Il a usé de ses pouvoirs sur moi, lorsque je suis passé à proximité. J’ai senti la mange-pensée entrer dans mon esprit. C’est une sensation effroyable. Heureusement, j’ai l’intelligence nécessaire pour lutter contre ces maléfices, mais ce n’aurait pas été le cas de la plupart de ces braves gens, sans doute. Je regrette cependant de ne pas avoir prévenu directement le bourgmestre ou le magistrat de la ville, cela aurait évité cette scène.
— Vous avez fort bien agi, vous ne pouviez pas savoir que ces villageois s’échaufferaient aussi vite. La peur engendre parfois des réactions si vives sur les esprits non éduqués !
L’Érudit approuva d’un discret mouvement de tête.
— À propos d’éducation, on m’a justement rapporté récemment l’histoire d’un jeune fermier qui avait accepté d’échanger des soins pour sa mère contre cinq années au service de votre Ordre et une promesse d’instruction. Est-ce une pratique courante ?
L’homme se troubla un instant, perdant son air impénétrable. Einold eut la sensation qu’il se sentait pris en faute.
— Non, c’est rare, répondit-il d’un ton hésitant, mais il arrive en effet que nous proposions ce genre de marchés à ceux qui ont besoin de notre savoir.
— Ne vous y trompez pas, le rassura le roi. Je constate avec plaisir que votre confrérie est passée outre sa tradition de n’avoir aucun commerce avec le monde extérieur. Et l’instruction que vous pouvez procurer aux jeunes paysans est plus que bienvenue. Vous savez peut-être que je souhaite depuis longtemps éduquer plus largement le peuple de Cazalyne ? Comme vous, je considère que le savoir et la science sont des enjeux majeurs. La connaissance est mère de prospérité et de paix, pour un royaume.
L’Érudit ne répondit pas, mais ses yeux fixés sur ceux d’Einold prouvaient qu’il lui accordait toute son attention.
— Malheureusement, poursuivit le souverain, les finances de Cazalyne ne me permettent pas de créer les écoles qui déboucheraient sur cela. Or, vous disposez de vos Hauts-Collèges. Et j’ai cru comprendre que vous en construisiez de nouveaux. J’imagine que leur capacité ne serait pas très importante, mais si vous vouliez élargir cette pratique, même à une petite échelle, vous auriez ma bénédiction. De jeunes paysans volontaires recevant une instruction de base en échange de quatre ou cinq années à votre service, c’est déjà plus que je ne peux faire. Je pourrais, en retour, faciliter votre installation dans les provinces où vous souhaitez vous étendre.
— Détrompez-vous, Sire, notre capacité n’est pas si limitée.
Einold sourit, agréablement surpris. Il se félicitait d’avoir eu l’idée d’engager cette discussion, entrevoyant enfin la solution au problème qui le préoccupait depuis longtemps.
— Je connais mal votre organisation. Êtes-vous en mesure de prendre des décisions sur le sujet ? Ou de rapporter nos échanges à vos… chefs ? Je pense que nous tenons -là un moyen de nous rendre mutuellement service.
Le Maître-Érudit s’inclina à nouveau, cette fois beaucoup plus bas que la première.
— Comptez sur moi, Sire. J’informerai les Grands-Maîtres de votre volonté et je ne doute pas que vous receviez sans tarder un message de leur part. Je crois aussi que nous pouvons nous entraider pour remettre le savoir et l’instruction à leur juste place.
Plus que satisfait, le roi remonta en selle et rejoignit le camp. Il voulait rapporter à d’Elmond qui l’y avait précédé ce dont il venait de convenir avec l’Érudit.
Une peau de louble sur les épaules et sa silhouette replète avachie sur une chaise, Barnoin attendait près du feu que la tente soit dressée. Einold confia son cheval à l’un des soldats et se dirigea vers les flammes. Il sentait la fatigue tirer chaque fibre de son dos comme un archer bandant sa corde. Son ordonnance lui avança un siège et lui tendit une timbale de bouillon. Il allait prendre la parole quand le grand prévôt le précéda.
— Avant que nous partions de Terce, j’ai appris que le seigneur Laïn de Kelm était entre la vie et la mort, dit Barnoin en tirant le roi de sa réflexion. Il est tombé de son roussin, si j’ai bien compris. S’il trépasse, je ne le regretterai pas : j’ai rarement connu d’individu si colérique et si violent !
— Il a bien changé, en effet. Autrefois c’était un homme bon. Et brillant. Quelque chose lui aura pourri l’esprit. À sa mort, ce sera donc l’aîné de ses fils — il me semble qu’il se nomme Baudri de Kelm — qui prendra sa place comme successeur au trône. Enfin, s’il reparaît, car je crois savoir qu’il a disparu de chez son père il y a un an.
— Mais la question du prochain souverain ne se pose plus, s’exclama Barnoin en lui tapotant l’épaule, puisque dans quelques jours, vous aurez des enfants.
Décidément, tout ramenait le roi à sa future paternité. Tant mieux : lui-même avait le plus grand mal à se concentrer sur d’autres sujets. La conversation à propos de l’Ordre du Haut-Savoir pouvait sans doute attendre le lendemain, tout compte fait.
Alors qu’il portait le bouillon brûlant à ses lèvres, un roulement de galop se fit entendre. Un garde royal, venant de la route de Terce, sauta de sa monture écumante et s’inclina devant le souverain :
— Sire, vos enfants vont naître, la reine est alitée.
Einold se redressa d’un bond.
— Si tôt ? Mon cheval ! Vite !
Tout son corps protesta en se hissant sur son coursier, mais il ne songea pas un instant à différer son départ. Il allait tenir ses enfants dans ses bras. Deux petits héritiers Kellwin, enfin !
Il lui avait fallu patienter jusqu’à sa quarante-deuxième année pour rencontrer sa reine. Il avait ignoré les possibilités d’alliances stratégiques pour écouter son cœur. N’ayant pu se résoudre à faire de son mariage une raison d’État, il avait continué à espérer un amour tendre et doux, partagé avec une épouse choisie par goût et non par calcul. Et lorsqu’il l’eut trouvée, après vingt-cinq années de règne, il en fallut cinq autres pour qu’elle tombe enceinte. Aussi affrontait-il sans hésiter quelques heures de chevauchées nocturnes pour rejoindre ces nouveau-nés qui s’étaient tant fait désirer.
Les enfants étaient probablement venus au monde, maintenant. Il les trouverait dormant paisiblement, emmaillotés dans les bras de leur mère. À moins que celle-ci ne se repose.
— Comment la reine se portait-elle, quand vous avez quitté le château ? demanda-t-il au messager en ajustant ses rênes.
Celui-ci baissa les yeux.
— Elle n’allait pas très bien, Sire. La naissance s’annonçait difficile.
Einold lança son cheval au grand galop vers la capitale.
Toujours un immense plaisir de revenir à Cazalyne ! Je suis presque sûr qu'il y a des modifications pour le coup, je me rappelle très bien de ce chapitre, déjà marquant dans la première version. L'échange avec l'érudit est très intéressant, on voit que tu veux développer davantage le Haut-Savoir, je pense que c'est un très bonne idée. Même s'il ne faut pas trop en dire non plus, mais je te fais 100% confiance pour doser ça.
Je trouve que ce chapitre un peu trop introspectif par moments. Il y a des infos pas forcément nécessaires à ce stade qui, je pense, peuvent embrouiller des nouveaux lecteurs. Par exemple, parler des De Kelm ça peut être difficile à suivre malgré le prologue parce qu'on se concentre plutôt sur la famille du roi à ce stade du récit. Parfois, je trouve Einold un peu bavard. Par exemple quand il disserte sur les écoles, je trouve que simplement dire que la Couronne manque de moyens suffit pour comprendre.
Sinon, j'ai adoré ce chapitre, qui entre en résonance avec la naissance de Flore. C'est hyper intéressant cet enjeu autour des bouchevreux. On (re)découvre leurs pouvoirs et la haine qu'ils suscitent.
La chute est très bonne (c'est un peu comme dire l'eau ça mouille en lisant les princes liés mais bon xD)
Mes petites retours au fil de la lecture :
"La tête tordue vers l’arrière par la poigne de Grambon, la créature répondait à son regard en dardant sur lui des yeux suppliants et apeurés." wow l'utilisation de "créature" est hyper violente
"qui rendait ses jugements et donnaient ses ordres sans passion." -> donnait
"il chercha comme pour la petite Flore de Hénan un signe qui indiquerait que celui-ci non plus n’était pas une bête dénaturée. Mais il n’en trouva pas et ces yeux-ci semblaient empoisonnés." mdrr le déni is back
"même face à des situations comme celles-ci." -> celle-ci ? (les deux si disent peut-être, j'ai un doute)
"— Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, Barnoin, je sais que certains font commerce avec eux." la réplique qui suit ne me paraît pas si nécessaire, du moins un peu longue
"permettent pas de créer les écoles qui déboucheraient sur cela." -> de créer assez d'écoles ?
Un plaisir,
A bientôt !
Oh la la, la honte ! J'avais laissé ce commentaire sans réponse depuis si longtemps, toutes mes excuses !
Dans la version précédente, ce chapitre était coupé en deux, en fait, mais effectivement, la scène de l'exécution était déjà bien ressemblante.
Comme tu l'as deviné, j'essaie en effet de préserver un mystère autour du Haut-Savoir, alors qu'on était tout de suite fixé dans la version d'avant. Je verrai bien si ça marche et puis (en essayant de ne pas trop spoiler) ça va me donner de la matière qui me manquait pour rendre la partie 2 plus intense.
"Je trouve que ce chapitre un peu trop introspectif par moments. " : ok, très intéressant. C'est vrai que comme je rajoute des éléments sous forme de dialogue mais aussi d'introspection, ça double la dose XD J'ai eu des remarques allant dans ce sens pour le chapitre précédent aussi. Ce n'est pas facile de rajouter des passages dans un texte préexistant. Il faudra vraiment que je fasse un passage pour harmoniser !
Je garde précieusement tes remarques de détails (beurk, les vilaines coquilles !)
Merci pour ta lecture et ton retour comme d'habitude très utile et encourageant !
J'ai beaucoup aimé (comme à chaque fois) et garde le désir de découvrir la suite <3.
Je me sens un peu perdue avec Baudri de Kelm cité sur la fin. Si c'était un livre entre mes mains, je reviendrais en arrière, j'ai l'impression que c'est le nom du prologue. Ou lu ailleurs. Le Roi ne serait donc pas son père et ce que j'aurais pris pour le passé est un présent dans une autre géographie ? Ne me réponds pas, je découvrirai tout cela par moi-même, ça fait partie de ce qui donne envie de poursuivre. :) (Je suis du style à nourrir plein d'hypothèses et à chercher les liens partout quand je lis :p Sûrement pour ça que c'est hyper compliqué pour moi de lâcher une lecture en cours, mdr.)
Petit rien à voir : en lisant ce chapitre, j'ai repensé à mon dernier roman lu, Les marins ne savent pas nager. C'est une fausse fiction historique qui reprend codes et vrai jargon avec de léger écart. ?(bon, là, c'est vachement plus poussé avec le jargon vieux français). Tout ça pour dire que j'aime beaucoup ce que tu as créé comme ambiance dans cette histoire. :)
Trop bien toute cette construction avec les Bouchevreux. Parfait et complètement crédible. (Peur et attirance entremêlées, teintés de croyances qu'on soupçonnent pe fausse du fait de l'époque- jugement d'une femme de science moderne, bien sûr. Mais peut-être savent-ilsréellement prédire l'avenir- on retrouverait alors ce petit soupçon de magie).
Génial aussi l'interraction avec cet homme de l'ordre. (J'ai aussi construit une hypothèse ici ^^ liée à ces manteaux bleus. Pas sûre qu'ils ne soient guidés que par un saint désir de faire circuler le savoir et la connaissance. Ça me paraît un peu trop totalitaire cette uniformisation qu'il impose à leur ouailles :p (ne dis rien non plus ici ^^). Ton écrit est très bon Isa <3.
Bon, je pourrais en dire plus, mais je m'arrête ici.
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louble : loup ?
pense que nous tenons -là un moyen de nous rendre mutuellement service. -> espace en trop avec le tiret
Hénan devrait non seulement veiller à ce qu’elle ne sorte pas d’Arc-Ansange, mais également à s’assurer la loyauté et la discrétion de ses gens. -> j'ai envie soit d'enlever le 2e à soit d'ajouter veiller, nn ?
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À bientôt :)
Très heureuse que tu apprécies ta lecture en tout cas. Et si tu aimes faire des hypothèses, en principe tu vas être servie : je me suis beaucoup amusée à semer des indices et des pistes, justement pour que les lecteurices essaient de comprendre. C'est très marrant d'ailleurs de voir les différents types de lecteurices : les actifs qui veulent absolument trouver, les passifs qui se laissent porter, les attentifs, les étourdis... certains ont vu presque tous les indices et ont été très près de tout comprendre, et d'autres ont été très surpris. Je sens que tu seras une vraie détective.
Tu as bien reconnu le nom : Baudri de Kelm est effectivement le fuyard du prologue. En principe, je fais en sorte de resituer les persos jusqu'à ce que je sois sûre qu'on puisse les reconnaître à leur nom ou à leur surnom. Si ce n'est pas le cas et que tu galères, dis-le moi.
Tant mieux si tout ce qui concerne les bouchevreux te plaît : c'est évidemment un élément important de l'univers. On en apprendra plus sur eux assez rapidement.
"Génial aussi l'interraction avec cet homme de l'ordre. (J'ai aussi construit une hypothèse ici ^^ liée à ces manteaux bleus. " : bon, je vois qu'il y a un risque de confusion, ici. En fait, les uniformes de l'ordre sont vert foncé. Le manteau bleu, il n'y en a qu'un, c'est le surnom du personnage du chapitre précédent qui est invité à faire partie d'un complot. C'est un détail, hein, à part ça j'aime beaucoup les questions que tu te poses ;)... auxquelles je ne répondrai pas, bien évidemment :P
Pour les détails : le louble est effectivement une sorte de loup (on en verra un plus tard), mais ce n'est vraiment pas très important.
Pour les coquilles, je regarde ça.
Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour adorable. Le chapitre suivant ne devrait pas trop tarder.
A bientôt !