Si Aria avait bien appris quelque chose de son futur époux, c’était que ce dernier n’était pas regardant des dépenses lorsqu’il s’agissait de dépenser pour elle. Habituée, certes, au luxe propre à l’aristocratie, elle se demandait si celui réservé à un Impératrice était bien égal réellement celui qu’Orel lui imposait.
La première question durant les préparatifs du mariage fut évidemment celle de la robe de la mariée. Il fallait qu’elle soit simple mais aussi opulente - équilibre délicat à atteindre pour Aria qui se noyait dans les innombrables catalogues des couturiers de l’Empire. Orel, soucieux qu’elle ne manque de rien, s’était assuré qu’elle ait l’embarras du choix. Dans tout l’Empire, les couturiers se battaient âprement pour obtenir l’honneur suprême: confectionner la robe de la future Impératrice.
Si Aria n’était absolument pas encline à faire de choix, il fallait bien s’y résoudre. Elle avait donc passé sa matinée à feuilleter des catalogues, sans parvenir à arrêter son regard sur une robe en particulier. L’une lui semblait trop provocante, l’autre trop austère. Trop de froufrous ici, pas assez de broderies là. Il était clair que cette robe finirait par lui donner mal à la tête.
C’est dans ce moment de doute que Dorian la surprit, assise au milieu des catalogues éparpillés, les yeux perdus dans le vide. Il éclata de rire :
“Moi qui pensait que choisir une robe serait plus simple que signer un traité de paix…”
Aria gémit en se massant les tempes:
“Ne riez pas ! L’Empereur m’a interdit de choisir une robe en dessous d’un certain montant.”
“Et ? Cela ne vous plaît pas ? Je croyais que les femmes préféraient toujours ce qu’il y a de plus cher.”
“Il y a tout de même certaines limites. Je trouve ça ridicule.” déclara-t-elle en désignant les catalogues éparpillés en face d’elle.
Dorian s’accroupit pour feuilleter quelques catalogues un peu plus en détail avant de se redresser et de dire avec un petit sourire:
“Si cela peut vous aider, sachez que ce choix est loin d’être anodin. Même si ce n’est qu’une robe que vous ne porterez qu’une seule fois, elle marquera les esprits. Ce ne sera pas simplement une robe de mariage, mais la robe de l’Impératrice de Geloria.”
Puis il croisa les bras avant de continuer:
“Peut-être devriez-vous demander conseils à l’Impératrice Mère ?” suggéra-t-il avec simplicité.
“Vous pensez ?” demanda-t-elle avec hésitation.
“J’ai entendu dire que votre entrevue avec elle s’était plutôt bien déroulée…Mieux que je ne le pensais.”
“C’est vrai. J’étais certaine qu’elle allait m’ordonner de quitter Geloria et de renoncer à son fils.”
“En théorie, c’est ce qu’elle aurait exactement dû faire.”
Aria soupira avant de regarder Dorian. Elle avait toujours du mal à cerner le bras droit d’Orel. Tantôt froid et distant, tantôt attentionné et même parfois protecteur, il y avait de quoi semer le doute.
“De quel côté êtes-vous Dorian ?” s’enquit-elle les yeux plissés.
Dorian haussa les épaules, répondant avec tranquillité comme si la question ne l’atteignait pas.
“Je n’ai pas de camps exact. Je suis fidèle à sa Majesté Impériale et à Geloria. C’est, il me semble, amplement suffisant.”
Aria ne donna pas de réponse car il n’y en avait pas à donner. Dorian avait raison, c’était amplement suffisant. Dorian l’observa avant de lui donner un conseil:
“Vous devriez songer à avoir une dame de compagnie.”
“Une dame de compagnie ? Pourquoi faire ?” demanda-t-elle mi-curieuse, mi-méfiante.
Dorian ne répondit pas de suite, se redressant les mains croisées dans le dos, le regard fixé sur la lumière filtrant les rayons de soleil par la fenêtre.
“Pour ne pas rester seule.” finit-il par dire. “A la cour ,la solitude est tout sauf un avantage. Et il serait regrettable que certains en profitent pour vous causer du tort”
“Vous trouvez que je suis seule ?” murmura-t-elle.
“Je pense surtout que vous êtes observée.” rectifia-t-il calmement. “Une dame de compagnie bien choisie peut bien faire plus qu’occuper vos journées. Une personne loyale et discrète à vos côtés pourrait bien jouer en votre faveur.”
Une fois encore, Dorian n’avait pas tort. Aria y songea sérieusement. Il était préférable de choisir une dame de compagnie issue de Geloria. Restait-il encore à savoir qui…Peut-être qu’Orel ou l’Impératrice Mère aurait une idée ?
“Merci pour vos conseils.” finit-elle par dire, soudainement requinquée par le fil de cette conversation.
“Je vous en prie. Mieux vous serez entourée, plus vous aurez l’avantage.”
Aria esquissa un rictus et désigna un catalogue au hasard:
“Ne voudriez-vous pas choisir une robe pour moi ? Vous êtes de si bons conseils.”
Dorian la fixa, un sourcil légèrement levé, partagé entre amusement et sérieux.
“Je doute avoir les compétences nécessaires en matière de dentelle, brocarts et de soie. Mais…Touchez-en quelques mots avec votre futur mari. Il semble avoir un avis arrêté à ce sujet.”
C’est lors du déjeuner avec Orel et l’Impératrice Mère -un moment qu’Aria redoutait malgré elle- qu’elle choisit d'aborder le sujet. Le repas se déroulait dans une pièce baignée de lumière, mais l’atmosphère était froide. Amarielle en bout de table, droite sur sa chaise, découpait son repas avec une précision militaire. Orel à sa gauche paraissait détendu, mais Aria commençait à connaître suffisamment son futur mari pour deviner la tension derrière son sourire.
“Votre Majesté” dit-elle doucement en s’adressant à l’Impératrice Mère. “J’aimerais solliciter votre avis sur un point…Disons protocolaire.”
Elle marqua une pause, son regard croisant brièvement celui d’Orel avant de continuer:
“Je songe à choisir une dame de compagnie. Une femme de Geloria, bien introduite à la cour.”
Amarielle releva les yeux, légèrement surprise, mais ne posa aucune objection immédiate à sa requête. Ses couverts s’immobilisèrent un instant au-dessus de son assiette, un signe discret mais significatif.
“Voilà une initiative…judicieuse.” répondit-elle enfin, d’un ton calme mais cette fois teinté d’un intérêt mesuré.
Elle posa sa fourchette avec délicatesse.
“Une future Impératrice ne peut se permettre d’être seule. Choisir une dame de compagnie, c’est choisir ce que vous souhaitez laisser transparaître au monde. Il faut choisir judicieusement. ”
Aria hocha la tête doucement.
“Peut-être auriez-vous des noms à me recommander ?” suggéra-t-elle.
Un sourire imperceptible se dessina sur les lèvres de l’Impératrice Mère.
“Effectivement, j’en ai quelques-uns. Je vous les ferai transmettre. Mais vous devriez les rencontrer vous-même avant de vous arrêter sur un choix…Il est important qu’elle vous convienne bien sûr. Et plus encore, qu’elle vous serve.”
Orel, jusque-là silencieux, adressa à Aria un regard encourageant.
Il savait que ce simple échange, anodin en apparence, était en réalité une avancée. En sollicitant l’avis de l’Impératrice Mère, Aria tendait une main prudente, mais significative.
Ce n’était pas encore de l’affection, ni même une véritable confiance, mais c’était peut-être le début d’une entente cordiale - une base sur laquelle il pourrait bâtir quelque chose de plus solide entre les deux femmes les plus importantes de sa vie.
Amarielle reprit ses couverts avant de poser une question à son tour:
“Avez-vous pu choisir une robe ?”
Ah.
Encore une de ces questions en apparence banale, mais dont le poids réel se faisait sentir entre chaque syllabe.
Aria le savait : dans la bouche de l’Impératrice Mère, même les sujets les plus frivoles pouvaient être des champs de mines.
Elle redressa légèrement le menton, cherchant à paraître assurée sans être sur la défensive.
“J’y travaille encore…” répondit-elle avec un fin sourire. “Le choix n’est pas simple. Mais je compte bien faire honneur à l’Empire.”
Amarielle acquiesça lentement, son regard fixé sur Aria avec une attention à peine voilée.
Il n’y avait ni moquerie ni critique, simplement cette acuité propre aux femmes de pouvoir, habituées à lire entre les lignes.
“C’est un choix délicat, en effet.” dit-elle finalement.
Elle posa sa serviette sur ses genoux avec soin, comme si elle s’apprêtait à entrer dans un tout autre type de conversation.
“La robe dira beaucoup de choses à votre place, surtout le jour où vous serez le centre de l’Empire.”
Une pause, puis un regard vers son fils.
“Ne vous laissez pas trop influencer par les goûts disons plutôt…originaux de mon fils.”
Le ton n’était ni moqueur ni hostile, mais il portait cette pointe d’ironie maîtrisée, caractéristique des joutes verbales de cour. Un commentaire léger en apparence - mais à double tranchant.
Orel se contenta de hausser un sourcil, amusé.
“Voilà qui est injuste. J’ai un goût très sûr… pour ce qui me tient à cœur.”
Aria se permit un petit rire léger. À sa grande surprise, elle crut discerner un véritable sourire sur les lèvres de sa future belle-mère - pas le sourire mesuré et réservé qu’Amarielle affichait en public, mais un vrai sourire, presque complice.
Ce bref éclat brisa un instant la rigueur de la salle, comme un secret muet échangé entre deux femmes.
“J’ai conservé quelques croquis de mon propre mariage…Des pièces que j’avais commandées mais jamais je ne les ai portées. Peut-être trouverez-vous de l’inspiration ?” reprit-elle après avoir repris son habituel sérieux.
Elle n’en disait pas plus, mais la proposition était claire : une invitation à marcher dans ses pas - ou du moins à s’y aligner, symboliquement.
“J’en serai honorée” finit-elle par répondre avec sincérité.
Amarielle n’en dit pas plus, avant de reporter son attention sur son fils.
“Avez-vous eu des retours sur les réactions extérieures vis-à-vis de votre mariage ?”
Ce fût au tour d’Orel de se figer. Visiblement le sujet était délicat mais il répondit avec prudence, conscient que chaque mot devait être pesé:
“Dans l’ensemble, les réponses sont positives. Le Grand-Duc de Zakar m’a fait parvenir une lettre pour nous féliciter. Seul Lysdor n’a pas encore émis de réponse.”
Aria se tendit également à la mention de son ancienne patrie. Sa fourchette suspendue en l’air, Aria ne dit rien comme hésitante. Orel le remarqua et tint à la rassurer.
“Ne vous en faîtes pas. Un silence de leur part ne signifie pas un refus. Ceci dit, il est vraisemblable que notre annonce ait eu l’effet escompté.”
Orel marqua une pause mesurée avant d’approfondir:
“Le mariage et le couronnement du Prince Héritier Lucas et de votre sœur se tiendra avant le nôtre. Il est clair que notre union ait jeté de l’ombre sur cet évènement.”
Aria baissa les yeux sur son plat et acquiesça. Elle ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer la tension qui devait régner à Lysdor en ce moment même. Et Orel avait vu juste.
À Lysdor, lorsque la lettre pourpre, scellée des armoiries impériales, arriva au château, le Prince Héritier Lucas y vit aussitôt un présage funeste. Ses doigts tremblaient à peine lorsqu’il rompit le sceau, mais sa voix s’étrangla sur le premier mot. Il tendit la lettre à un serviteur :
“ Lisez.”
Annonce Officielle de la Maison Impériale de Geloria
Par décret de Sa Majesté l’Empereur Orel III,
Et avec l’approbation de l’Impératrice Mère Amarielle,
Il est officiellement proclamé que
Sa Majesté Impériale Orel III de Geloria,
fils unique de Sa Majesté Impériale, héritier du Trône de Geloria et Gardien de la Couronne de l’Ouest
épousera en justes noces et couronnera
Dame Aria Vanthorn de Lysdor,
fille du Maréchal de Lysdor, issue de la Maison de Lysdor, selon les rites et traditions reconnus par les deux Royaumes.
L’union aura lieu à Geloria, dans la Grande Chapelle Impériale, à la date du solstice d’été, et marquera l’alliance officielle des deux Maisons.
Cette union, guidée par la volonté de paix, de prospérité et de stabilité, symbolise l’avenir commun des peuples de Geloria et de Lysdor.
Par la présente, l’ensemble des Maisons Nobles et des délégations étrangères sont conviées à prendre part à la cérémonie et aux festivités qui s’ensuivront selon le protocole impérial en vigueur.
Pro Gloria Geloriae
Fait en la Cité de Geloria,
Au Palais Impérial,
Le 7 du mois de Tharnis,
Sous le Sceau Impérial.
Lucas détourna le regard, la mâchoire crispée. Il ne dit rien, mais tous dans la pièce virent son poing se refermer sur l’accoudoir de son siège, jusqu’à en faire blanchir les jointures.
Le mariage d’Aria était désormais scellé par la loi. Et avec lui, l’humiliation publique du royaume de Lysdor.
Aux yeux du Prince Héritier Lucas, ce n’était pas une alliance. C’était une sentence, une moquerie à peine dissimulée.
Un rappel cinglant que Lysdor n’avait plus son mot à dire sur le destin d’une de ses sujets. Depuis la mort d’Adrian, il portait une couronne invisible, trop lourde pour ses épaules. Il n’avait jamais voulu être roi. Il n’avait même jamais été préparé à le devenir.
Et pourtant, le voici : seul devant l’Histoire, à devoir sauver un royaume qui s’effrite à vue d’œil.
Ce mariage ? Une déclaration voilée de suprématie, signée de l’Empire lui-même.
Un message clair, glissé entre les lignes dorées :
" Vous avez abandonné ce que nous avons eu l’intelligence de prendre. "
Lucas n’y voyait ni paix, ni promesse. Seulement une provocation, habillée d’or et de rubans.
Et le pire, c’était ça : il n’avait rien à opposer.
Aucune stratégie, aucune manœuvre. Rien qu’un silence contraint et un avenir qu’il n’avait jamais choisi. Pire, il était obligé de féliciter cette mascarade, de faire bonne figure au nom de leur entente cordiale et de la Paix.
Et ce n’était là que la scène internationale.
La plus difficile, pourtant, allait être la scène privée : composer avec sa future épouse. La sœur cadette de celle qu’on avait exilée un mois plus tôt. Juliana Vanthorn.
Autre visage. Même sang.
Mais pourtant déjà disgraciée par son aînée acculée par l’opinion publique. Aria avait quitté la scène en silence, emportant avec elle l’ombre de son nom. Et la voilà qui revenait sur le devant de la scène, annonçant avec fracas un plus grand destin encore qu’elle devait recevoir. Il le savait déjà, peut-être que sa fiancée ferait profil bas en public, mais en privé ? Selon ce qu’il avait déjà constaté, elle se sentirait probablement frustrée par cette annonce.
Frustrée ? Non.
Rage, fureur, blessure d’orgueil.
Au Manoir Vanthorn, un exemplaire du Lys D’Or froissé entre les mains, Juliana faisait les cents pas dans sa chambre tel un fauve en cage. Sa colère était telle qu’elle balança le journal où l’on pouvait lire en première page: “L’Empereur Orel III de Geloria & Aria Vanthorn: le mariage du siècle. Le journal n’était pas le seul objet à joncher au sol: elle avait balayé ses flacons, ses poudres, ses bijoux au sol.
“C’est…C’est impossible !” couina-t-elle frénétiquement en se tenant la tête.
Juliana avait l’occasion de briller, d’être enfin sur le piédestal qu’elle pensait mériter à sa juste valeur. Mais il fallut que sa sœur, son aînée qu’elle avait longtemps tolérée mais qui à ses yeux était d’un ennui… lui vola son instant de gloire qui n’avait même pas encore eu lieu. Elle en était persuadée, c’était ici un acte de vengeance. Juliana s’assit sur son lit défait, essayant de se calmer.
“Être reine ne te suffisait pas grande soeur…?” murmura-t-elle avec un rire nerveux presque hystérique. “Je te surpasserai là où tu as échoué. Reine ou Impératrice, peu importe...C’est moi qui doit briller.”
Elle en était persuadée, Aria n’était pas faite pour le poids de la Couronne. Et elle était prête à le prouver, peu importe les moyens.
Tandis qu’Aria tissait dans l’ombre les fils d’un avenir impérial, sa cadette s’empressait de conquérir la lumière. Le jour du mariage et du couronnement du couple princier, Aria brilla par son absence - non par choix, mais parce qu’on ne la reconnaissait toujours pas comme l’épouse d’Orel. C’est donc seul que celui-ci s’y rendit. Bien sûr il s’était préparé aux regards, aux chuchotements et peut-être même aux attaques verbales à peine dissimulées du Roi Lucas et de la Reine Juliana. Evidemment il n’en avait cure, mais il avait un objectif en tête: parler au Maréchal.
Ce dernier était bien présent lors des noces de sa fille cadette. Même si l’émotion était présente, il était clair qu’il manquait quelque chose - ou plutôt quelqu’un. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Aria. Depuis son exile, le Maréchal avait perdu l’espoir de la revoir, mais avec cette soudaine annonce impériale, secrètement, il se sentait soulagé de penser qu’Aria était en sécurité et entre de bonnes mains. Orel le savait, et même si sa fiancée n’avait exprimé son désir de faire passer un message, l’Empereur avait décidé de lui-même de donner des nouvelles à ce père qui semblait se tenir seul au milieu de cette foule.
Le Maréchal leva les yeux et fut surpris de voir que l’Empereur de Geloria se tenait face à lui, un verre de champagne à la main. Il se dépêcha de lui faire un salut digne de son rang avant de balbutier:
“Votre…Votre Majesté, j’ignorais que vous étiez ici…”
“Je vous en prie, je voulais simplement saluer le père de ma future épouse.” répondit Orel avec un sourire chaleureux et qui se voulait rassurant.
Le Maréchal était étonné. Il n’avait jamais eu l’occasion de parler à cet homme, mais il pensa immédiatement qu’il avait l’air plus doux que ce qu’il n’y paraissait.
“Je…Comment va Aria ?” demanda-t-il plus bas alors qu’il observait les alentours, comme s’il avait peur que leur conversation soit surprise.
“Elle va bien.” répondit Orel. “Elle ne m’a pas demandé de vous transmettre quelques mots, mais je vous dois bien cela. Elle est arrivée un bon matin avec mon ami. Je lui ai fait part de mon…désir de faire d’elle l’Impératrice.”
Le Maréchal demeura silencieux quelques secondes, figé comme s’il cherchait à s’assurer qu’il avait bien entendu.
Puis, lentement, il baissa les yeux. Un bref soupir lui échappa, à peine audible sous le vacarme feutré de la réception. Il porta une main gantée à son torse, à hauteur du cœur, geste qui tenait autant du soulagement que du recueillement.
“ Alors… elle a trouvé sa place”, murmura-t-il.
Il releva les yeux vers Orel, un éclat nouveau dans le regard - mélange d’émotion retenue, de reconnaissance, mais aussi de douleur passée qu’il n’avait jamais oubliée.
“Vous n’êtes pas obligé de me dire cela, Votre Majesté. Ce que j’ai laissé faire… ce qu’on m’a ordonné de laisser faire… je ne l’ai jamais oublié. Ni pardonné.”
Orel soutint son regard, sans un mot. Il comprenait. Il respectait cette confession brisée, rare chez un homme comme le Maréchal.
“Vous n’avez pas à vous excuser, dit-il enfin. Ce que vous pouvez faire désormais, c’est attendre. Le jour viendra où elle reviendra. Et je veux qu’elle trouve en vous un allié - non un fantôme. Elle serait si triste.”
Le Maréchal hocha lentement la tête.
“ Je le lui dois. Et je vous le dois aussi… pour l’avoir sauvée.”
Il leva son verre, cette fois avec plus de fermeté.
“À la future Impératrice.”
“ À la future Impératrice” , répéta Orel, plus bas.
Leurs verres s’entrechoquèrent doucement, un éclat discret dans le tumulte des célébrations. Autour d’eux, personne ne prêta attention à ce bref serment silencieux. Mais entre ces deux hommes, l’alliance était désormais scellée.
Cet échange, en effet, n'était pas passé inaperçu.
Depuis son trône, le nouveau roi Lucas scrutait la salle avec une attention dissimulée sous un masque de neutralité. Ses yeux, eux, trahissaient une nervosité grandissante. Si le couronnement et le mariage s’étaient déroulés sans accroc, ce moment-là, il l’avait redouté : l’instant où l’Empereur Orel III s’approcherait du Maréchal.
Il avait bien tenté de se convaincre que ce ne serait qu’un échange de politesses… mais il n’en croyait rien. Orel était venu avec un objectif - et Lucas le savait. Bien sûr, il ne pouvait pas l’en empêcher.
Pas sans provoquer une crise immédiate. Alors il se contentait d’observer. De loin. De faire comme si tout était sous contrôle.
À ses côtés, Juliana - son épouse, sa reine - semblait ailleurs. Ses doigts effleuraient distraitement les broderies dorées de sa robe, ses yeux fixés sur les lustres, les tissus, les regards tournés vers elle. Elle avait toujours su aimer le pouvoir, mais elle préférait ses formes visibles : les parures, les révérences, le trône. La politique ne l’intéressait que si elle venait avec une couronne sertie de diamants.
Après quelques minutes, Orel s’approcha enfin des deux souverains.
Il avait observé de loin, attendu que le moment se prête à la courtoisie… ou à la stratégie.
Arrivé devant le trône, il s’inclina selon l’usage : une courbette mesurée pour le Roi, et une plus profonde - parfaitement calculée- pour la Reine.
“ Vos Majestés” , dit-il d’une voix calme. “Au nom de l’Empire de Geloria, je vous adresse mes plus sincères félicitations pour votre union… et votre couronnement.”
Lucas hocha la tête, sans sourire, le regard acéré. Il n'aimait pas l’Empereur.
Il le trouvait arrogant, imbu de lui-même, toujours trop sûr, trop calme — comme s’il jouait une partie dont lui seul connaissait les règles.
Mais au fond, ce n’était pas de l’antipathie. C’était de la jalousie.
Lucas n’avait jamais été préparé à régner. On l’avait destiné très tôt à une vie monacale, loin du trône, loin des intrigues. Le deuxième fils - sans importance, sans avenir. Puis la tragédie s’était abattue, son frère avait chuté, et tout à coup, la couronne s’était posée sur sa tête comme un fardeau trop grand. Trop lourd.
Il faisait ce qu’il pouvait.
Il jouait son rôle.
Mais cela ne suffisait jamais.
Orel, lui… n’avait pas besoin de jouer.
Il n’avait même pas besoin d’imposer le respect - il l’inspirait. Par sa posture, par sa voix, par cette certitude tranquille qui se dégageait de lui comme une seconde peau. Il était né pour cela, et ça se voyait. C’était insupportable.
Lucas détourna les yeux, comme pour se libérer de l’emprise silencieuse de cet homme.
Il savait qu’il ne l’égalerait jamais.
Pas dans un an, pas dans dix. Pas même en feignant.
Et cette vérité, qu’il refusait de dire à voix haute, le rongeait lentement.
“Votre présence nous honore, Empereur. Les relations entre nos deux couronnes sont précieuses, surtout en ces temps… changeants.”
Juliana, toujours silencieuse jusqu’ici, prit la parole avec une douceur qui masquait mal une curiosité tranchante.
“Nous aurions été ravis d’accueillir votre future épouse. Mais peut-être n’était-elle pas prête à affronter la Cour ?”
Elle sourit, faussement aimable. Elle cherchait à provoquer chez lui une réaction. N’importe quoi: de l’irritation, de la colère ou de la frustration.
Orel ne perdit rien de sa contenance. Il tourna brièvement les yeux vers elle, puis revint à Lucas.
“Elle n’a pas encore été officiellement reconnue comme telle, Majesté. C’est pourquoi sa présence aurait été… inappropriée, selon les convenances. Je me conforme à votre protocole.”
Il marqua une pause, puis ajouta, le ton toujours égal mais avec sourire énigmatique :
“ Mais cela ne saurait tarder.”
Un silence s’installa. Lucas croisa les bras, les doigts crispés sur l’accoudoir de son trône.
“Voilà une annonce bien audacieuse” lâcha-t-il enfin. “Certains diraient… prématurée.”
“D’autres diraient inévitable” répondit Orel sans hausser le ton.
Et pendant une fraction de seconde, ses yeux brillèrent d’un éclat qui n’avait rien de diplomatique.
Juliana ne répondit pas tout de suite. Elle se contenta de fixer Orel, les lèvres toujours étirées en un sourire poli. Mais derrière ce masque parfaitement maîtrisé, une rage froide montait en elle.
Il ne cillait pas.
Pas un froncement de sourcil, pas un souffle d’agacement. Et pourtant, elle avait piqué - volontairement, avec précision. Mais l’Empereur ne s’était pas laissé effleurer. Pire encore : il lui avait rendu la politesse avec un calme désarmant. Une élégance sèche. Fière.
Elle en fut profondément irritée.
Et… troublée.
Lucas n’aurait jamais tenu ce genre d’échange avec autant de retenue. Il en était incapable. Il aurait serré les mâchoires. Hausser le ton. Peut-être même fait une remarque déplacée. C’était une chose qu’elle avait toujours su sur son époux : il portait la couronne, mais pas le sang froid. Pas la grâce. Et certainement pas cette… aura.
Orel, lui, avait quelque chose d’infiniment dangereux - et c’était précisément ce qui le rendait si magnétique.
Même lorsqu’il parlait d’une autre femme. Même lorsqu’il parlait d’Aria.
Juliana ravala son amertume en inclinant la tête, comme si elle mettait fin elle-même à l’échange.
“Alors nous vous souhaitons… un prompt accomplissement” dit-elle d’un ton parfaitement neutre.
Orel répondit d’un signe respectueux avant de se retirer avec lenteur.
Juliana le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la foule.
Depuis la haute fenêtre de sa chambre au Palais Impérial, Aria observait les lourds nuages gris qui s’amoncelaient au-dessus de Théris. Leur ombre semblait se répandre jusque dans son esprit, où tourbillonnaient ses inquiétudes.
Lorsqu’Orel s’était préparé à partir, elle l’avait accompagné jusqu’au carrosse impérial. Il lui avait répété, avec cette assurance tranquille qui le caractérisait, que tout se passerait bien, qu’il reviendrait rapidement. Elle voulait le croire, bien sûr. Mais ses pensées glissaient inévitablement vers son père - ce père qu’elle n’avait pas vu depuis trop longtemps - et vers Juliana, qui devait savourer en ce jour l’attention et la lumière que lui portait la Cour.
Son regard descendit lentement vers le livre qu’elle tenait dans ses mains, un emprunt précieux de la Bibliothèque Impériale. La lecture était son seul refuge, son îlot de paix dans cette mer agitée.
Ces derniers jours, elle s’était donnée corps et âme à l’apprentissage. Entre les leçons dispensées par un précepteur impérial exigeant, le texte cérémoniel qu’elle devait réciter sans faute, et les leçons de maintien imposées par sa future belle-mère - Amarielle elle-même - Aria sentait la fatigue peser lourdement sur ses épaules.
Mais elle ne pouvait se permettre de faiblir. Elle devait se montrer à la hauteur et montrer qu’elle n’était plus l’exilée de Lysdor. Cela faisait déjà deux jours qu’Orel était parti. Il devait revenir d’un moment à l’autre. Ce n’est que lorsqu’elle entendit les sabots des chevaux sur les pavés qu’elle tendit l’oreille et regarda par la fenêtre pour voir que l’Empereur était revenu. Délaissant son livre, Aria s’empressa de dévaler les longs couloirs, les escaliers pour arriver à son fiancé.
Lorsqu’Aria atteignit le grand vestibule du Palais, deux gardes impériaux étaient déjà postés de part et d’autre de l’entrée. Le carrosse venait à peine de s’immobiliser, et déjà les valets s’activaient pour ouvrir la porte et descendre les malles.
Mais elle ne vit que lui.
Orel descendit avec cette élégance qu’elle lui enviait parfois, drapé dans un manteau sombre encore piqué des embruns du voyage. Il leva les yeux… et son regard fatigué trouva aussitôt le sien.
Autour d’eux, tout sembla ralentir. Les domestiques s’étaient figés, conscients qu’ils assistaient à quelque chose d’inattendu -et d’illégalement sincère pour un lieu aussi codifié.
Un préposé au protocole s’avança timidement pour annoncer le retour de Sa Majesté, mais s’arrêta net à la vue de la jeune femme qui franchissait déjà les dernières marches.
Aria s’inclina, légèrement - il le fallait, les murs avaient des oreilles. Mais ses yeux parlaient pour elle.
“Votre Majesté” dit-elle avec retenue.
Orel ne répondit pas tout de suite. Il la fixa, comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle. Puis seulement, il inclina la tête à son tour.
“Aria. Vous êtes venue.”
Et, rompant l’étiquette, il lui tendit la main. Devant tous.
Un murmure traversa les couloirs.
Sans hésiter, elle la saisit. Il n’y avait rien de théâtral dans leur geste, juste une volonté partagée : se retrouver, malgré le monde.
Quelques instants plus tard, à l’abri derrière les lourdes portes capitonnées des appartements d’Orel, le silence s’installa. Un silence moins pesant que celui du palais, mais non dénué de tension.
Aria se tenait droite, les mains croisées devant elle, l’attente inscrite dans chacun de ses gestes. Orel retira lentement ses gants, les déposa sur une console, puis leva les yeux vers elle.
“J’espère ne pas vous avoir inquiétée” dit-il doucement.
Elle secoua légèrement la tête.
“Vous aviez dit que vous reviendriez vite. Et… vous avez tenu parole.”
Il esquissa un sourire discret. Pas un sourire triomphant, mais presque reconnaissant.
“La situation était tendue, mais rien d’inattendu. Votre père va bien. Il vous a mentionnée.”
Un léger frémissement traversa le visage d’Aria. Elle n’osa pas poser de question tout de suite, comme si le moindre mot pouvait briser l’équilibre fragile de ce moment.
“Je vous écouterai, quand vous en aurez le temps”, répondit-elle simplement. Puis après un bref silence elle ajouta “Prenez le temps de vous reposer après ce long voyage.”
Orel inclina la tête, avec une forme de respect sincère.
Un silence complice s’installa -non pas de ceux remplis d’élan passionné, mais celui d’un lien naissant, encore emprisonné dans les cadres du devoir et du protocole.
Mais malgré cette distance maîtrisée, dans leurs regards… il y avait déjà beaucoup. Aria s’en rendait compte. Même si elle ne comprenait pas toujours son Empereur de fiancé, elle s’habituait à lui. À son calme, à sa présence, à cette autorité discrète mais constante. Il n’était pas comme elle l’aurait imaginé. Et si elle n’osait pas encore parler de sentiments, elle s’était attachée à lui. Peut-être un peu trop.
Orel s’installa enfin dans un fauteuil, relâchant légèrement la tension du voyage. Son regard revint vers elle, plus direct, plus personnel.
“Êtes-vous prête pour notre mariage ?” demanda-t-il simplement.
Aria sentit ses muscles se raidir malgré elle. La question était directe, mais pas brutale.
Elle inspira doucement, puis hocha la tête, les yeux dans les siens.
“Je pense… qu’il reste encore tant de choses à apprendre, tant de détails à régler. Mais oui. Je suis prête.”
Orel sourit, levant son verre vers Aria.
“Pro Gloria Geloriae”
Pour la gloire de Geloria.
J'aime beaucoup que la Reine soit pétrie de jalousie et de colère envers sa sœur, ça donne du piquant mais celui qui m'intrigue le plus est Lucas car un être invisible peut donner bien des coups de griffes inattendus.