J’ouvris la porte à Thomas, l’accompagnais jusque dans sa chambre, puis l’aidais à s’allonger dans son lit.
Sergent et Capitaine n’arrêtaient pas de nous tourner autour, miaulant et aboyant pour réclamer notre attention.
Je tirai les couvertures sur Thomas, afin de bien le couvrir. Il était encore assommé de fatigue après les semaines passées à l’hôpital, où l’on n’avait cessé de le bourrer de morphine.
Les médecins avaient recommandés beaucoup de repos dans les jours à venir, afin qu’il se remette parfaitement de sa blessure.
Albin Nozière, qui se trouvait maintenant à l’hôpital, avait reçu d’un tribunal l’annulation de son jugement. Nous étions parvenus à prouver que le pauvre garçon avait été incarcéré de manière tout à fait illégal, sans aucun juge ni juré, sans qu’aucun crime ne lui soit reproché. Homme libre, l’adolescent, dès ses soins terminés, viendrait vivre chez nous, le temps de remettre en place sa vie bousculée.
Je fis mine de sortir de la chambre, quand j’entendis Thomas chuchoter :
- Attends...
Je me tournais vers lui. Ses yeux verts étaient à moitié-clos.
- Qu’y-a-t-il ? Lui demandai-je en revenant vers le lit.
- Est-ce que... tu as prévenu mes parents, de...
- Oui, je leur ai envoyé une lettre. Ton père a même proposé de nous reloger autre part. Il a déjà trouvé une maison, paraît-il, un peu plus loin d’ici. Il dit qu’il s’agit d’une grande propriété, vers la campagne.
- Oui, la campagne, j’aimerai bien y séjourner. Un peu d’air frais, loin de la capitale, c’est ce dont nous avons besoin...
Il ferma les yeux, s’assoupit tranquillement.
J’attendis qu’il s’endorme assez profondément pour m’autoriser à sortir de la pièce. L’après-midi touchait bientôt à sa fin.
Je promenais Capitaine, lui fit faire le tour du quartier. En rentrant, il s’écroula dans son panier. Pour ce chiot, cette promenade d’une vingtaine de minutes avait dû lui sembler être une aventure de plusieurs heures.
M’assurant que tout était en ordre, que Sergent dormait aussi profondément que Thomas, je me décidais à sortir de la maison. J’avais besoin d’air frais, moi aussi, et la faveur du soir m’aidait toujours à y voir plus clair.
Mes pas m’amenèrent vers un parc encore bien fréquenté. Un lac s’écoulait en son centre, et petits et grands avait choisis de se pavaner au sein de ces arbres, au creux de ces bois. Les enfants jouaient, se baignaient. Les adultes discutaient entre eux de potins croustillants. Les plus vieux s’assoupissaient à l’ombre d’un saule.
Heureusement pour moi, j’aperçu un banc assez reculé de l’agitation humaine. Je m’assis, et contemplais le lac qui s’offrait à mon champ de vision. Des oiseaux s’y posaient, flottant tranquillement, attrapant de temps en temps un pauvre poisson dans leur puissant bec.
Mes pensées me ramenèrent vers Thomas, et une lourde culpabilité pesa sur mon cœur. Depuis qu’il m’avait rencontré, depuis qu’il avait eu cette folle envie de me suivre, il n’avait eu de cesse de se confronter à la mort, tout cela pour me protéger, moi, un inconnu qu’il ne connaissait même pas il y a encore quelques mois.
Je fermais les yeux un instant, me concentrant sur les rares rayons de soleil qui refusaient de s’endormir, sur le chant des oiseaux, le son des criquets... Un étau compressa mon cœur, et une panique m’envahit.
Je rouvris les paupières, soudain angoissé, le souffle court. Quelqu’un vint s’assoir à ma droite. En jetant un rapide coup d’œil, je vis qu’il s’agissait d’un jeune homme, probablement la trentaine, aux cheveux bruns et au visage carré, la mâchoire bien dessinée. Vêtu simplement d’un pull noir et d’un pantalon de costume, il se mit lui aussi à observer les gens autour de nous.
Je m’apprêtais à me lever, encore sous le choc de ma soudaine angoisse et n’appréciant guère de partager un aussi petit espace avec un parfait inconnu, quand ce dernier se mit à parler.
- Connais-tu l’histoire de Vassilissa-la-très-belle ? Demanda-t-il.
Je perçu dans sa voix chantante un accent assez prononcé, décelant de toute évidence une origine nordique.
Etonné par sa question, je ne lui répondis pas. Mais ça ne l’empêcha pas de continuer.
- L’histoire est assez longue, alors je vais te faire le plaisir de la raccourcir au mieux. Un jour, alors que le père de Vassilissa est parti pour un long voyage, sa belle-mère envoie la pauvre fille chez la sorcière Baba Yaga, sous prétexte d’aller chercher du feu. En chemin, Vassilissa rencontre trois cavaliers. Elle voit le premier, tout vêtu de blanc, à l’aube, le second tout de rouge à l’aurore et, enfin, le troisième tout de noir lorsque la nuit est tombée. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’avant de mourir, la mère de Vassilissa lui avait offert une poupée magique. C’est grâce à cette poupée que la jeune fille parvient à s’acquitter des épreuves que lui infligent Baba Yaga. Elle rentre alors chez elle avec un crâne aux orbites en feu que la sorcière lui a donné. En arrivant chez la belle-mère, les yeux du crâne consument la marâtre et ses cruelles filles. Vassilissa est alors recueillie par une vieille dame et, toujours aidée de sa poupée, elle tisse une extraordinaire toile de lin qu’elle seule est capable de découper. La toile est offerte au tsar qui, en voyant Vassilissa, tombe immédiatement amoureux d’elle, et la demande en mariage.
Quelques secondes passèrent. Je scrutai son visage, interloqué, quand il tourna enfin la tête vers moi. Des yeux bleu aux éclats gris plongèrent dans les miens.
Voyant mon incompréhension, l’homme éclata de rire. Je fronçai les sourcils, ma frustration s’accroissant.
- Qui êtes-vous ? Demandai-je d’un ton sec.
- Tu ne me connais pas. Mais moi, je te connais bien.
- Qui êtes-vous ? Réitérai-je.
Il soupira en secouant la tête.
- Je m’appelle Swerker Falk, duc de Kalmar en Götaland.. Cela t’évoque quelque chose ? Non, évidemment, je t’avais prévenu...
- Comment savez-vous qui je suis ? Et comment m’avez-vous trouvé ?
- Grâce à une technique imparable qui fonctionne à tout les coups : je t’ai fait suivre, l’ami. Quant à savoir qui tu es, j’ai des sources à ma disposition qui m’informent de tout ce dont j’ai besoin de savoir. Toi, le pauvre orphelin devenu détective... Dis-moi, est-ce que tu crains le feu, depuis cet incident à l’orphelinat ?
- Assez ! M’emportai-je.
J’aurai voulu contenir ma colère, mais sa dernière réflexion me fit trembler. Je sentis mon cœur palpiter à toute allure.
- Je ne suis pas votre ami, repris-je. Que me voulez-vous ?
- Je veux que tu deviennes ma Vassilissa, l’ami. Apporte-moi le feu afin que j’embrase mes ennemis.
J’eu un mouvement de recul, décontenancé.
- Dis comme ça, rit mon interlocuteur, c’est assez étrange, j’en conviens ! Mais laisse-moi te raconter une autre histoire, l’ami.
- Je ne suis pas votre am-
- Il y a quelques temps, un grand ami à moi voulait m’offrir un merveilleux cadeau. Il s’agissait d’une jeune femme tout à fait ravissante, instruite et consciencieuse. Elle devait devenir mon épouse.
- Une femme n’est pas un cadeau, c’est un être hum-
- Sauf que voilà : à quelques semaines de notre rencontre, elle a assassiné sa mère, avec l’aide de son père. Cette femme s’appelait Victoria Boleyn, et c’est toi qui l’a mis derrière les barreaux.
Moi qui pensais ne pas pouvoir être plus surpris par la tournure des évènements, voilà que sa nouvelle histoire me laissait complètement ahuri.
- Grâce à toi, reprit le dénommé Swerker, j’ai évité des fiançailles avec une meurtrière. Je peux te dire qu’après cette révélation, j’ai demandé des comptes à mon soi-disant ami. Et je n’ai pas apprécié les excuses peu convaincantes qu’il m’offrait. J’ai donc rompu tous mes contacts avec lui, car je suis persuadé qu’il voulait m’assassiner.
- Pourquoi quelqu’un voudrait vous assassiner ?
- C’est que je suis un homme dangereux, l’ami.
Le sourire carnassier qu’il m’offrit me convainquit immédiatement.
- Qu’attendez-vous de moi ? Demandai-je. Pourquoi être venu me parler ?
- Je te l’ai dis. Je veux que toi sois ma Vassilissa, l’ami. Apporte-moi le feu, afin que je brûle l’écorce qui protège mon ancien allié. Aide-moi à trouver le moyen pour faire s’effondrer son empire.
- Qui est cet ami ? Et pourquoi est-ce que je vous aiderai, de toute façon ?
- Si je te donne son nom, tu ne le connaîtras pas non plus. Il est un peu comme... une pieuvre. Il a le bras très long, et à chacune de ses ventouses est accolé un homme tout aussi dangereux que lui. Parmi tous ces criminels, il y en a un que tu connais tout particulièrement : il s’agit de celui qu’on appelle le “Vicaire”.
Je me redressai, tous mes sens en alerte.
Swerker s’en aperçut, et il sourit de plus belle.
- Maintenant que j’ai éveillé ta curiosité, dit-il, tu pourras-
- Qui est le Vicaire ? Le coupai-je. Quel est son nom ? Vous voulez que je vous aide à faire tomber votre ancien ami, alors pourquoi ne pas me donner directement les noms de ses hommes ?
- Allons, allons, du calme ! Pour la simple et bonne raison que je ne connais ni le nom ni le visage du Vicaire. Et je suis presque certain que même mon ancien ami ne possède pas ces informations. Le Vicaire n’est pas le genre d’homme que l’on invite chez soi pour boire un verre. C’est un fantôme qui s’évapore dès qu’on s’en approche un peu trop.
- Quand je l’ai rencontré, le Vicaire a parlé d’un “Evêque”. De qui s’agit-il ?
- Ni plus ni moins que le supérieur du Vicaire. C’est à lui que le Vicaire rend des comptes.
- Et pour qui travaille l’Evêque ?
- Pour le Cardinal.
- Et pour qui travaille le Cardinal ?
- Pour mon fameux ami, qui répond au nom de Jehan Saint-Cyr.
- Connaissez-vous un Léon, parmi ces hommes ? Il travaille pour le Vicaire.
- Non, je ne le connais pas, répondit-il en haussant les épaules. Si j’ignore ce nom, c’est qu’il ne doit s’agir que d’un simple soldat.
- Vous êtes donc bien une organisation criminelle...
- Tout de suite les grands mots ! S’exclama Swerker. Nous ne sommes pas vraiment une “organisation”, à mon humble avis... Seulement des associés affiliés dans différents pays, qui avons mis en commun nos ressources, tout cela moyennant un certain profit.
- Une organisation, donc. D’où venez-vous, monsieur Falk ? Questionnai-je.
- De Suède, l’ami. En ce qui me concerne, je travaille dans l’exploitation des ressources minières.
- Et ce Jehan Saint-Cyr, qui est-il ?
- Un magnat du crime qui s’est établit à Londres. Lui, il fait plutôt dans les assassinats. Si un puissant de la société veut faire taire un opposant en toute discrétion, c’est à Saint-Cyr qu’il s’adresse. C’est un homme très dangereux.
- Ambroise De Guise fait-il également parti de votre association ?
- Oui. Je crois qu’il vit quelque part près de la Loire... Il s’occupe principalement du recel d’objets onéreux et historiques.
Je me tournais entièrement vers le Duc, plongeant mes yeux dans les siens.
- Combien de têtes doivent tomber pour que votre organisation soit entièrement démantelée ?
Swerker plissa les yeux, en pleine réflexion.
- Je dirai... Dix. Oui, je pense bien que tu devrais tuer au moins dix hommes et femmes pour ne plus être inquiété par nos agissements.
- Le Vicaire fait-il parti de ces dix personnes à exécuter ?
- Bien évidemment !
- Pourquoi ne pas régler vous-même le conflit qui vous oppose à Saint-Cyr ? Pourquoi faire appel à moi ?
Le Duc bascula la tête en arrière en éclatant de rire.
- Comme tu es naïf ! Me reprocha-t-il. Si j’envois un assassin à Saint-Cyr, que crois-tu qu’il se passera, hein ?
- Il voudra vous faire exécuter à son tour.
- Tout à fait. Et, comme je te l’ai dis, cet homme là est dangereux, en plus d’être spécialiste des assassinats. Je ne suis pas dupe. Il a plus d’hommes, plus d’armes. Si je lui déclare ouvertement la guerre, je me condamne moi-même à la potence. Tu n’as qu’à te voir comme... mon bras armé. Sauf que personne ne sait qu’il s’agit de mon bras.
Je plongeai mes yeux dans les siens. J’aurai aimé sonder ses pensées, comprendre ce qu’il avait réellement derrière la tête. Travailler avec un criminel de telle envergure, était-ce la bonne chose à faire ?
- Où puis-je trouver le Vicaire ? Demandai-je.
- Tu acceptes donc de m’aider à faire tomber Saint-Cyr ?
- Je dois bien commencer par un tentacule, si je veux éliminer la pieuvre. Mais vous vous rendez bien compte que vous faites parti des personnes que je compte éliminer ? Aujourd’hui, vous êtes mon allié car vous m’offrez de précieuses informations. Mais, demain, lorsque neuf des dix tentacules auront été décapités, c’est vers vous que je tournerais le bras vengeur de la justice.
Swerker m’offrit à nouveau ce sourire carnassier qui ne présageait rien de bon.
- J’y compte bien, l’ami, répondit-il. Dis-moi, connais-tu le Manoir des Paridés ?
- J’en ai déjà entendu parlé. C’est un manoir à une heure ou deux de Paris.
- Tout à fait. Demain, ils exposent là-bas une statuette tout à fait spectaculaire. Il s’agit de “La Mésange D’Ambre”, qu’un sculpteur de la Cour a offert au roi Louis XI. Oui, il paraît que c’est un objet d’une grande valeur...
- Le Vicaire prévoit de s’en emparer ?
- Je n’en suis pas certain. Mais disons que sa présence là-bas, ou tout du moins celle d’un de ses hommes, ne m’étonnerait guère... Et, si ce n’est pas dans ce Manoir que tu le trouves, tu n’a qu’à te rendre à Naples, dans la charmante Campanie d’Italie. Je suis certain que tu y dénicheras de précieuses informations, si tu ne te fais pas exécuter avant...
- Naples ? M’étonnai-je.
- Nous sommes quatre grands associés, l’ami. Il y a Jehan, en Angleterre, Ambroise en France, moi en Suède, et le baron Bakar Salvatelli, en Italie. Lui, il a choisi de tremper dans la traite humaine. C’est peut-être le plus fou d’entre nous... Bon, je crois que nous avons déjà trop discuter. Tu devrais rentrer auprès de ton ami. C’est une proie facile, maintenant qu’il est affaibli.
Il se leva. Je l’imitai.
Autour de nous, sans que je ne m’en rende compte, les promeneurs étaient déjà partis. Nous étions seuls, engloutis par les ténèbres du crépuscule.
- Pourquoi m’avoir tout révélé ? Demandai-je. Pourquoi prendre ce risque ?
- Je te l’ai dit : je veux faire tomber Saint-Cyr. Et puis... Disons que je n’aime pas partager ma place sur le podium.
Il me fit un clin d’œil, puis tourna les talons en sifflotant.
Je me précipitai en sens inverse, courant jusqu’à en perdre haleine.
En rentrant à la maison, je constatais avec soulagement que Thomas était toujours endormi, Sergent roulé en boule à côté de sa tête.
Bien trop inquiet pour le laisser seul, je pris une couverture et un oreiller que je balançai à même le sol, puis m’allongeai à terre, les yeux tournés vers la porte de la chambre.