Cette nuit d’été là, il n'y avait que la chaleur lourde sous la lune claire pour redonner à la forêt un peu de son relief, pour se laisser mollement glisser le long des troncs épuisés. Du dessus, rien ne vivait, rien ne bruissait : les coups de vent ne décochaient plus les feuilles, les brins d'herbe vapotaient à peine parmi les fourrés défaits et les animaux s'étaient lovés dans les recoins frais. Tout était d'un noir bleuté, sur un fond étoilé, telle la noirceur nuancée d'un carbonado brillant.
En remontant le Grand Sentier et en levant le nez comme pour sentir l'air du soir, on pouvait distinguer du bout des yeux un petit halo, jaune comme du miel— le halo d'une lanterne chancelante tenue par un jeune homme qui essayait de repérer son chemin en gardant les yeux grand ouvert pour surveiller les alentours. La nuit haletante et vrombissante était tout à lui. Et aux moustiques. Parce que le dehors n'appartenait à personne, son esprit pouvait vagabonder à loisir. Parce que chacun avait sa vie tel un parcours tracé, son corps voulait se glisser partout.
Il était un peu né au-dehors de lui-même, d'ailleurs. Vingt ans plus tôt, alors qu'il était à peine plus grand qu'une pomme, des détrousseurs l'avaient découvert. Le nez dans un couffin sur le parvis de l’église de la Divine Sainteté d'Ogra. « Ogrisha, fils d'Ogra », c'était le nom que celle-ci avait laissé sur ses joues rebondies. Le roi des Charmeurs s'évaporait entre deux nuages dans le ciel. « Un miracle, ce gamin. » avait-il dit en se penchant sur ce bébé presque tout rabougri. Son second et lui s'étaient regardés avec la pupille confiante des gens qui se connaissent depuis longtemps. Puis, le nourrisson avait fini par s'endormir. Il avait caressé son visage minuscule du revers de sa main, ému derrière son air rude et ses sourcils épais. « C'est un miracle. De grandes choses l'attendent. »
Qu'est-ce qu'il l'attendait ? De grandes choses. Quand il fut assez vieux pour parler, il ne comprit pas cela. Tirer la manche des passants ne lui avait rien appris. Tous avaient fait cette moue étrange de ceux qui ne souhaitaient pas en parler. Ils ne savaient pas, peut-être. Seuls Podisglav et Greishdúr s'étaient un jour laissé aller à tenter d'expliquer leur pressentiment : l'église, la sécheresse et le miracle. Ce seraient de nombreux gestes et de grandes gloires. Plus tard, il saurait avec les événements qui allaient s'enchaîner tels des gouttes dans une tumultueuse tempête. Le destin lui demanderait énormément mais est-ce qu'il saurait y répondre ? Ce n'était pas beaucoup. Après avoir un temps froissé sa barbiche noire, Greishdúr avait toqué son front, sonnant d'un creux sonore.
–Sois pas déçu, gamin. Ce qu'on s'écrit tous là, à l'intérieur du caisson, c'est ça qui compte. Le corps et notre environnement immédiat, c'est rien qu'un emballage dans une grande boîte à cookies. Ça va, ça vient, ça se vide, ça se remplit ... On peut rien contre ça. Ce qui compte vraiment, c'est tout ce qu'on a consommé, qu'on conserve bien au chaud à l'intérieur de notre enveloppe. Ça, ça vient de nulle part ailleurs, gamin. Créer pour se souvenir. Personne ne le fera pour toi.
Ogrisha avait hoché la tête bravement, avec en lui la certitude qu'il n'avait pas appris ce qui comptait pour lui. Qu'importe, il s'en était retourné à l'intérieur, vers le dortoir le dos bien droit, investi, solennel jusqu'aux orteils. Ses orteils en allumettes dans ses chaussures bien trop petites.
Ogrisha n'était pas ordinaire. Il n'était pas un illuminé ni un rêveur, non plus un insensé. Simplement, il avait en lui assez de bon sens pour constater que les autres évitaient précautionneusement ses abords, l'évitant comme un fantôme. A l’écart dans des coins obscures.
Lorsque, enfin, il avait appris à parler et donc à lire, Podisglav et Greishdúr lui avaient offert un grand livre à la couverture mordorée, bien épaisse, noire comme la nuit. Il se sentait bien à la Halle. Camouflé dans la chape noctambule du quartier Sud, celui-ci contenait depuis bien plus de monde que dans les autres endroits de la capitale. Du Bas-Monde, du monde ouvrier, à goussets, à ventre-fraîche, à couperosée, du monde à poils et à plumes. Autant que les grains de sable du Bac qu'il n'avait pas utilisé depuis longtemps, au fond du parc. Parfois, il se plaisait à s'imaginer, vadrouillant entre les boutiques plus ou moins luxueuses. Seulement, il n'avait pas vraiment besoin des Autres. Il avait les siens.