– Je n’en reviens pas qu’on doivent se traîner un poulain, râlait encore Galabin.
– Je ne pouvais pas abandonner Savane, c’est un bébé, il a besoin de sa mère !
Joël chevauchait à sa suite au petit trot, ralenti par les détours et les sautillements joyeux du poulain, qui suivait sa mère, à la fois docile et facile à distraire. Un instant, il semblait plein d’une énergie inépuisable, l’instant d’après il s’effondrait au sol, quatre fers en l’air, pour une sieste improvisée, avant de téter goulûment pendant de longues minutes.
Lorsque le soleil fut presque au zénith, les garçons décidèrent de l’imiter. Ils s’installèrent à l’ombre des chevaux et sortirent du poisson fumé, du pain et deux pommes de leurs sacs de provisions, et commencèrent à se détendre un peu.
– Ils doivent être en train de lever le camp. On ne craint plus rien maintenant, dit Joël, un peu pour essayer de se convaincre, un peu pour se faire pardonner d’avoir retardé son ami.
Galabin acquiesça, et s’allongea dans l’herbe non loin du poulain repus pour croquer dans sa pomme. Là, il s’immobilisa, cessant tout de suite de mâcher.
– Tu entends ? demanda-t-il la bouche pleine.
– Non, quoi ?
Il fit signe à Joël de se coucher également.
– Des chevaux, constata-t-il la gorge nouée.
– Ils arrivent. Il faut qu’on bouge.
Les deux amis sautèrent sur leurs pieds, et chargèrent les chevaux des deux sacoches de vivres dont ils les avaient soulagés.
– On fonce vers les montagnes ? demanda Joël en se mettant en selle.
– Trop loin, objecta Galabin. Je connais une forêt pas loin, où les chevaux pourront boire et se cacher.
Consciente de l’agitation de son cavalier, Cama partit au galop, et Galabin dut lui demander de ralentir la cadence. Mais la réaction de la jument avait suffi à éveiller l’instinct de fuite des deux plus jeunes chevaux, et Savane filait droit devant lui, suivant sa mère de très près. Il ne tiendrait pas longtemps le rythme, mais déjà les premiers arbres étaient en vue. Dans peu de temps, ils seraient à couvert.
– Ils sont juste après nous, commençait à paniquer Joël, ils sont trois, et ils sont rapides.
Sans blague, eut envie de râler Galabin, peut-être parce qu’ils ne sont pas à dos de poulains. Au lieu de cela, il assura :
– Nous y sommes presque. Je connais bien cette forêt, une fois dedans, ou pourra les semer.
Joël se retourna encore, tentant de reconnaître leurs poursuivants grâce à la robe de leurs chevaux. Il fut surpris de voir parmi eux un cheval de trait, alezan brûlé, du nom de Songe. C’était un drôle de choix de leur part d’avoir envoyé Songe à leur poursuite. À moins que…
Galabin ne regardait pas leurs poursuivants. Il tenait à l’œil le poulain, impressionné par le rythme qu’il maintenait malgré les herbes plus hautes et plus denses, presque buissonnantes, qui annonçaient la proximité des arbres. Les chevaux avaient senti la présence à leur trousse, et couraient comme s’il en allait de leur vie.
Ils atteignirent enfin l’orée du bois. Au pas, ils s’engouffrèrent entre les hêtres, suivirent des sentiers d’animaux jusqu’à ce qu’un chemin escarpé s’élève entre des pins. Les fougères se raréfièrent et le sol devint clair, poussiéreux. Joël dut descendre de cheval pour fermer la marche et effacer les traces superficielles mais bien repérables laissées par les sabots. À reculons, il n’était pas rapide, et il ne comprit pas pourquoi subitement, il n’y eut plus de traces à effacer. Joël se retourna devant un sentier désert. Galabin et les chevaux avaient disparu. À sa gauche, la pente était raide, mais à sa droite, hauts rochers garnis de rubans de buissons piquants ne semblaient pas non plus praticables. Alors qu’il commençait à s’inquiéter, la tête de Galabin surgit d’une fente verticale à quelques pas de lui, presque invisible depuis le chemin où il se tenait.
– Alors, pisteur, se moqua gentiment son ami, tu as perdu notre trace ?
Joël le rattrapa, et constata qu’il était de très bonne humeur, parlant plus en quelques minutes que ce qu’il ne l’avait fait en toute une mâtiné. Galabin pensait qu’ils étaient tirés d’affaire :
– Ce passage, il faut le connaître pour pouvoir le trouver. Secret de chercheurs d’eau !
Prenant son courage à deux mains, car il détestait l’idée de déclencher à nouveau sa mauvaise humeur, Joël finit tout de même par lui avouer :
– Je crois que ton père fait partie de nos trois poursuivants. J’ai reconnu un de nos chevaux de trait qu’il monte occasionnellement lorsque Tonne est au repos. Les sourciers ont peut-être trouvé une solution pour vous remplacer tous les deux, ton père et toi, mais ne pouvaient certainement pas se séparer de Tonne.
Galabin resta silencieux, la mine sombre, assez longtemps pour qu’il se sente obligé d’ajouter :
– Ils étaient loin de nous quand j’ai regardé pour la dernière fois, je n’ai aucune certitude, mais…
– Oui, ça a du sens, le coupa Galabin. C’est normal, ils l’ont lancé à ma recherche. Face à mon père, je perds tous mes avantages de connaissance du terrain.
Cela voudrait aussi dire que son oncle était seul au camp, avec seulement deux chevaux, pour assurer l’approvisionnement en eau. A cette pensée, il se sentait terriblement honteux. Il avait envie de faire immédiatement demi-tour et de rentrer là où était sa place, là où on avait réellement besoin de lui.
– Alors qu’est-ce qu’on va faire ?
– On emmène quand même les chevaux à la résurgence, répondit Galabin dans un soupir. Ils ont besoin de boire. Et moi de réfléchir.
Joël acquiesça. Brousse en particulier, qui allaitait son nouveau-né, devait boire avant qu’ils puissent envisager de reprendre la route.
Ils arrivèrent assez vite à la marmite d’eau claire que Galabin avait désignée sous le nom de résurgence. Presque inaccessible, coincée sur une terrasse en plein centre d’une paroi abrupte, elle était alimentée par un filet d’eau qui sortait du cœur de la roche et évacuait un maigre ruisseau qui dégringolait le long d’un précipice avant de s’enfoncer à nouveau dans le sol.
Les enfants se désaltérèrent les premiers, remplirent leurs gourdes, puis attachèrent les chevaux à proximité de l’eau pour qu’ils puissent s’y abreuver plus longuement. Une fois chose faite, Galabin fit signe à Joël de le suivre et commença à escalader un des rochers à proximité.
– Je connais un endroit d’où nous pourrons observer le sentier.
Ils passèrent de roche en roche. Joël jeta un dernier regard à Savane, qui s’était couché aux pieds de sa mère, avant de sauter sur un rocher inclinée qui le mettait hors de sa vue. Joël s’y allongea sur le ventre auprès de son ami, en silence. Comme Galabin l’avait dit, ils pouvait nettement voir, en dessous d’eux, entre deux branches de conifères, le petit chemin blanc qu’ils avaient empruntés un peu plus tôt. Ils n’eurent pas à attendre très longtemps avant que leurs poursuivants ne se montrent. Ils arrivaient au pas, tranquilles, confiants, les uns à la suite des autres. Érina et Soël, de la famille Charbie, succédant à Gorn, le père de Galabin.
Les deux garçons frissonnèrent et retinrent leur souffle, se plaquant au sol à l’approche des cavaliers. Là où ils se tenaient, ils étaient piégés, dans un cul de sac. Jamais les chevaux ne pourraient fuir par le précipice. Impuissants, ils attendaient le moment où Gorn allait bifurquer. Mais cela n’arriva pas. Le père de Galabin continua son chemin sans hésiter, il ne tourna même pas la tête, ne sourcilla pas en passant devant le rocher fendu qu’il connaissait pourtant si bien.
Y croyant à peine, les garçons restèrent immobiles longtemps, attendant que leurs souffles se calment. Puis, tremblotants, ils revinrent auprès de leurs chevaux pour les dételer. Le poulain était fatigué, et si leurs poursuivants restaient pour fouiller la forêt, il valait mieux qu’ils restent dans leur cachette au risque de tomber nez-à-nez avec eux en repartant. Ils soulagèrent donc les chevaux du poids des sacs et des selles et allèrent s’asseoir sur les pierres les plus confortables qu’ils purent trouver. Ils restèrent un moment à regarder Savane dormir. Allongé sur l’unique petite parcelle herbeuse de la corniche, le poulain ne semblait absolument pas dérangé par les deux juments qui broutaient autour de lui, frôlant son dos et son ventre de leurs museau. Finissant par être gagnés par la sérénité du moment, les garçons, qui s’étaient levés avant l’aube, finirent par s’endormir à leur tour, et ce n’est qu’en milieu d’après-midi qu’ils furent éveillés par un bruit proche, puissant, sec.
Comme eux, les chevaux se redressèrent, alertes, mais tout était immobile autour d’eux. Tout, à l’exception d’une flèche qui vibrait encore, enfoncée dans le tronc d’un jeune chêne qui poussait deux mètres au-dessus d’eux, à même la falaise, dans une anfractuosité. Rampant jusqu’au bord de la corniche, Joël tenta d’apercevoir le tireur. Galabin attendit un peu, puis, remarquant qu’un petit parchemin était attaché au bois du projectile, il s’élança et, bon grimpeur, récupéra la flèche en un rien de temps. Toujours prudent, Joël resta à terre et le regarda détacher le message.
– Qu’est-ce que ça dit ?
– C’est un plan, constata Galabin en déroulant le parchemin. De la forêt. Papa m’indique comment rejoindre les montagnes sans avoir à redescendre dans la plaine.
Joël acquiesça. Gorn ne savait pas écrire, mais il se souvint qu’il était bon dessinateur, et bon cartographe. Il rampa jusqu’à Galabin, qui retourna le papier pour qu’il puisse constater : un trajet tracé en pointillé traversait la feuille ornée de formes variées certainement censées représenter quelque chose.
– Tu vois ? demanda Galabin par réflexe.
– Comment dire, la lecture de cartes, c’est vraiment pas ma spécialité.
Galabin s’accroupit et dit en suivant le tracé du doigt :
– Nous sommes ici, c’est la forme du point d’eau, les rochers qui nous entourent, et le sentier là. Il serpente encore un moment, puis rejoint une crête ici, sans que nous perdions le couvert des arbres. La zone qu’il a entourée et barrée ici m’inquiète, il s’agit aussi d’un point d’eau, un petit lac, il se trouve à une vingtaine de minutes de marche, à peine. Tu connais, toi aussi, il vous est déjà arrivé d’y séjourner avec les chevaux. Les berges sont vastes, regarde, et il y a dessiné ce qui ressemble à une petite tente. Y ont-ils établi un camp ? Prévoient-ils de passer la nuit ici ?
Joël se repassa en mémoire le défilé des trois cavaliers qu’ils avaient espionnés un peu plus tôt. Il n’y avait pas prêté attention sur le coup mais Songe, le cheval monté par le père de Galabin, était chargé d’une sacoche double.
– C’est bien possible. Avec les blessés, les Rhjoeïh ont peut-être décidé de retarder le départ d’une journée. Si c’est le cas, ton père a dû tracer ce cercle autour du lac pour nous indiquer le périmètre à éviter.
– C’est ce que je crois aussi.
Ils s’interrompirent, et regardèrent un moment Savane, qui s’agitait auprès de l’eau, mouillant son museau puis sautant subitement en arrière à maintes reprises, surpris à chaque fois.
– On ne peut pas rester ici plus longtemps… chuchota Joël à regret.
– Il va finir par se foutre dans le précipice, acquiesça, plus direct, Galabin.
Ils chargèrent les chevaux qui, comprenant ce qui les attendait, s’abreuvèrent une dernière fois, puis revinrent sur leurs pas jusqu’au sentier. Là, ils montèrent en selle et partirent au petit trot, ne se préoccupant plus d’effacer leurs traces. Ils devaient atteindre la crête avant la nuit, et l’après-midi était déjà bien entamée.
Guettant autour d’eux tout mouvement suspect, ils ne parlaient que lorsque c’était absolument nécessaire, pour mettre les chevaux au pas ou pour rappeler Savane auprès d’eux. Galabin ne put toutefois s’empêcher d’aborder le sujet qui le perturbait depuis un moment déjà. Et il était persuadé que Joël avait déjà élaboré une dizaine de théories à ce sujet.
– Tu trouves pas ça bizarre que mon père nous aide à fuir ? demanda-t-il. Je le pensais plutôt du genre à nous ramener à la maison par la peau des fesses.
– Ça confirme juste ce que Pépélé disait, répondit Joël en haussant les épaules. Ceux qui sont impliqués dans l’incident d’hier ne sont plus en sécurité au camp. Quelque soit les informations en sa possession, ton père sait que c’est ton cas. Il fait ça pour ton bien.
D’un hochement de tête, Galabin accepta cette réponse, même s’il sentait que Joël ne lui disait pas tout. Il préférait ne pas connaître le plus pessimiste des scénarios que son ami s’était imaginé.
En effet, Joël savait très bien que son ami aimait aller de l’avant sans penser au pire. Lui, en revanche, avait besoin de se répéter en boucle ses craintes les plus crédibles pour se préparer à toute éventualité. Et, dans leur situation, le pire serait que Gorn ne cherche pas du tout à les aider, mais plutôt à contrôler leur itinéraire et à les traquer afin qu’ils les mènent tout droit à la vraie coupable du scandale : Ondine. Et, autant pour l’affection qu’il avait pour elle que pour la peur qu’elle lui inspirait, il ne pouvait pas le permettre.
Trop contente que cette relation père-fils à distance t'ai émue, c'est juste un petit coup de pouce mais je me disais que c'était important qu'il y ait un petit geste d'au-revoir pour Galabin aussi.
Je ne vais pas me répéter à chaque fois, ça deviendrais redondant, mais oui encore une fois happé par l'histoire. Les nouveaux personnage, et cette traque. Le père qui protège sont fils et l'aide discrètement et avec subtilité.
Je ne sais pas si je ferai des commentaires à chaque chapitres, mais en tout cas, tu peux être sur que je vais continuer :)
A bientôt ^^
De mon côté je vais faire un maximum pour que le souffle de l'aventure ne se perde pas en chemin,... N'hésite pas à me dire si à un moment tu trouve qu'on décroche un peu :)
Joël est trop chou avec les chevaux <3 je comprend pourquoi Ondine l'aime bien ;)
Les petites coquilles:
avant de sauter sur un rocher inclinée --> incliné (ou une roche?)
ils pouvait nettement voir --> pouvaient
en dessous d’eux, entre deux branches de conifères, le petit chemin blanc qu’ils avaient empruntés --> emprunté
Me réjouis de lire le prochain chapitre, surement demain :D
Ah oui Joël l'aime son petit poulain...