Chapitre 4 : Au bord de l'eau

Par Phémie

Amandrille avait suggéré qu’elles quittent le chemin, et elles avaient coupé à travers champ pour mettre autant de distance que possible entre elles et les trois brutes. Mais l’humaine était trop faible pour chevaucher, et debout, ses jambes ne la portaient presque plus. Il était évident qu’elle était encore sous le choc de sa rencontre avec les trois garçons de Montquentour, mais Amandrille n’était pas disposée à se montrer compatissante. Elle ne comprenait pas pourquoi Ondine ne s’était pas contentée de faire plonger ces trois imbéciles dans une bonne marre boueuse surgie de nulle part – alors qu’elle-même avait eu droit à ce traitement sans préavis la veille – plutôt que de se débattre ridiculement de la sorte, de quelques sauts de turcules et gesticulations faiblardes.

Cependant, il était inutile qu’elles continuent à avancer à ce rythme. Arrivée devant une petite cabane de pierre au milieu d’un champ de maïs, bien protégée du vent et de la vue des curieux, Amandrille décréta que c’était l’endroit parfait pour faire une pause. Dès qu’elles furent à l’arrêt, l’humaine alla s’asseoir, toute recroquevillée et tremblante, à l’ombre du mur. Prenant pitié, Amandrile lui tendis un des casse-croûtes dérobé aux jeunes paysans.

– Mange, ça va te faire du bien.

Elle eut droit à un faible sourire de remerciement, mais si elle déballa le paquetage pour révéler une grosse tranche de pain garnie de fromage et de charcuterie grasse, l’humaine n’y goûta pas pour autant. Avec un soupir désespéré, Amandrille se décida à s’asseoir à ses côtés et essaya de rassembler ses idées, mais ne trouva rien de mieux à dire que :

– Ils peuvent être bêtes et méchants des fois, hein ?

Secouant la tête de colère et de dégoût, Ondine répondit :

– Chez moi, les hommes ne se comportent pas ainsi.

– Chez moi, les femmes savent se défendre s’il leur vient l’idée de se comporter ainsi, rétorqua Amandrille.

Immédiatement, elle regretta son reproche, et se reprit :

– Désolé. Je sais que les humains ne reçoivent pas tous une formation au combat. Mais je pensais que, avec ta magie, tu pouvais te sortir de cette situation seule. Je ne voulais pas intervenir trop tôt, au risque d’insulter ta puissance.

Visiblement prise au dépourvu, Ondine balbutia :

– Insulter ma puissance ? Mais… quelle drôle de façon de penser, non, je... tu as toujours le droit de venir à mon aide, je ne me sentirai jamais insultée ! Et de mon côté aussi, je viendrai à ton secours si un jour tu es en difficulté, et ça ne voudra pas dire que je te penses incapable de te débrouiller sans moi. Même si j’ai peur de ne pas être très utile…

L’humaine repris son air piteux, et Amandrille tenta de l’aider à se sentir mieux en lui tendant son bol :

– Dis pas ça, je nous ai trouvé de quoi manger, et toi tu vas nous servir à boire avec tes mains magiques. On est complémentaires !

– Quoi ? Mais… Enfin, je ne suis pas magicienne, quoi que tu en penses. Je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé hier, mais je peux t’assurer que je ne pratique absolument pas la magie. Il doit y avoir un problème avec les dragons.

Instinctivement, Amandrille recula son bras pour camoufler sa brûlure en forme de goutte dans les plis de sa cape.

– Comment ça, un problème avec les dragons ?

La conversation avait rendu quelques couleurs à l’humaine, et elle commençait à manger avec un appétit croissant le repas destiné à ses agresseurs, partageant ce qui lui restait d’eau, tout en expliquant :

– Il y a un vieux poème qui m’est resté en tête, depuis ma plus tendre enfance. J’ai très peu de souvenirs du Royaume des Grands lacs, où je suis née. Tout ce qu’il me reste c’est un vague mélange de bruits, d’une multitude de visages d’enfants, d’un sentiment global d’angoisse et d’incompréhension. Mais il y a cette scène qui me revient nettement, régulièrement, d’une très vieille dame qui reprise un filet de pêche près du feu, et qui me récite un poème : « Le chant d’une rivière, un battement d’ailes, une brise fraîche, annonceront le jour nouveau…

– … de la renaissance des dragons, compléta Amandrille avec un frisson.

– Tu le connais aussi ?

– Non. Du moins, pas cette version. Mais avant que je ne quitte ma caverne, j’ai entendu un poème similaire. Une prophétie, d’après ce qu’il se disait.

– Dis-la moi, s’il te plaît.

– Je l’ai oubliée.

Ce nouveau mensonge plongea les deux jeunes filles dans le silence. Amandrille finit par le rompre à nouveau, une fois sa dernière miette de pain engloutie :

– Alors comme ça, tu as été adoptée.

– Les adoptions sont assez fréquentes chez les poursoliens, expliqua Ondine, même s’ils refusent catégoriquement d’y faire allusion. Je suis arrivée dans la famille en même temps que mon cousin, qui est né trois ans après moi, mais personne ne lui a jamais fait part de ce détail. C’est ainsi que les choses fonctionnent. Quand une famille n’est plus assez nombreuse pour assurer l’ensemble des tâches qui lui incombent, elle doit adopter un enfant. Ma famille manquait de femmes, et quand mon père a décrété qu’il n’en trouverait jamais aucune à son goût, il a fallu trouver une solution. Au départ, ce sont les parents de Galabin qui devaient m’adopter, mais très vite, il s’est passé quelque chose entre mon père et moi. Alors, il a demandé à sa sœur si elle acceptait de lui céder le titre d’adoption, et c’est ce qu’elle a fait. Elle ne pouvait pas ignorer la complicité immédiate qu’il y a eu entre nous.

Amandrille eut une pensée douloureuse pour son propre père.

– Je comprends ce que tu veux dire, dit-elle. Ça n’a pas du être facile pour toi de quitter ta famille.

– C’était la seule solution, décréta Ondine en avalant ce qu’il lui restait de fromage.

Puis, elle se leva et épousseta ses vêtements d’un geste énergique. Elle était prête à repartir. Soulagée, Amandrille l’imita, et monta en selle en écoutant ses directives :

– Cassis est reposée, et elle a pu manger, et nous aussi. Évitons Montquentour, et filons vers les montagnes. Si nous y arrivons avant ce soir, nous trouverons une rivière et un village avec, je l’espère, une population plus accueillante.


 

Elles allèrent au trot et au galop, à travers champs, dans des paysages de plus en plus verts, jusqu’au milieu d’après-midi. Là, elles tombèrent sur un canal d’irrigation et le suivirent jusqu’à un cours d’eau bordé de vergers.

– Des poires ! s’extasia Ondine, en se redressant sur son cheval pour en saisir deux au passage. Un peu vertes, mais excellentes, commenta-t-elle en tendant l’une d’elle derrière son épaule.

– Tu sais que dans ces contrées, ce que tu fais s’appelle du vol, la sermonna Amandrille, la bouche pleine.

– Parce que ce que tu as fais ce matin, ça n’en était pas ?

– Du tout, ces trois hommes se sont très mal comportés avec toi, et lorsqu’ils l’ont réalisé, ils m’ont supplié de t’offrir leur repas en guise de pardon.

Elles arrivèrent en rigolant au bord de la rivière, et s’accroupirent pour plonger leurs mains en coupe dans l’eau. Mais tandis qu’Amandrille buvait, Ondine s’était immobilisée.

– Tout va bien ?

L’humaine sortit ses mains de l’eau, puis les replongea lentement, en répondant :

– Je ne sais pas, il y a quelque chose d’étrange. D’inhabituel. Non pas que j’ai l’habitude de plonger les mains dans l’eau, j’ai rarement l’occasion de quitter le campement. Souvent, je m’éloigne juste suffisamment pour faire ma toilette avec du linge mouillé, sans même une bassine. Mais dès que j’en ai l’occasion, j’accompagne mon oncle à l’approvisionnement, ou bien je me rends chez les Patrisson, les dresseurs de chevaux. Ils sont toujours installés près d’un point d’eau conséquent. J’adore me baigner. Je passerais des heures dans l’eau.

À nouveau, elle ramena ses mains devant elle, les essuya sur sa tunique et les immergea encore.

– Qu’est-ce qu’il y a de différent ?

– Je ne sais pas l’expliquer. C’est un peu comme si l’eau ne me mouillait plus, ou plutôt, comme si j’étais déjà mouillée, avant même de toucher l’eau.

Ondine sécha à nouveau ses mains pour les observer.

– Je peux ? demanda Amandrille, en tendant sa propre main.

Humaine et naine, un peu gênées par ce premier contact amical, joignirent leurs doigts.

– C’est vrai, confirma Amandrille, je crois que je sens ce que tu veux dire. Ta main est sèche, et en même temps j’ai l’impression que tu me mouilles.

Reprenant sa main, elle suggéra :

– Tu peux essayer de la poser au sol, juste ici ?

Ondine mit sa main à plat sur la terre, devant elle.

– À quoi tu t’attends exactement ?

– À rien de spécial, je suis juste curieuse. Pas toi ? Est-ce que tu pourrais te concentrer un peu sur cette sensation que tu as, quand tu mets la main dans l’eau ? Cette impression d’être déjà mouillée. D’être toi-même de l’eau ?

– Oui, c’est exactement ça, confirma Ondine. C’est ce qui m’a terrifié hier, quand l’eau à jailli de mes mains, j’ai eu l’impression de me transformer, de me liquéfier complètement.

– Tu ne dois plus avoir peur, lui dit Amandrille en lui saisissant sa main libre. Sens, là, je te serre la main, tu es solide, tu ne te liquéfies pas. Tu es de l’eau solide.

Ondine acquiesça, puis reportant son attention sur sa main plaquée au sol, elle plissa les yeux, et poussa, appuya comme si elle cherchait à enfoncer sa main entière dans la terre. Et sous cette pression, la terre se courba, et de l’eau gazouillante jaillit du sol, entre chacun de ses doigts, comme si elle était en train de l’extraire d’un linge imbibé.

Quand elle retira sa main pour contempler le résultat, dans un rire ébahi, elle découvrit qu’une petite flaque s’était formée là où, un instant plus tôt, la terre était meuble.

– C’est pas mal pour une fille qui n’est pas magicienne, se moqua gentiment Amandrille. Encore trop petit pour un cheval, mais tu peux maintenant abreuver un rongeur, ou un très petit chat.

Ondine haussa les épaules en admettant :

– L’eau est toute proche, et le sol spongieux. Je ne sais pas si je serais capable d’en faire autant dans un paysage sec. Franchement, dit-elle avant qu’Amandrille proteste, je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est passé hier, je ne sais pas comment j’ai pu déverser autant d’eau et ouvrir le sol aussi profondément auprès de l’étang, mais je n’étais pas dans mon état normal. Je me sentais mal, sur le point d’exploser, j’étais terriblement à fleur de peau et…

– En mutation, précisa Amandrille.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Que tu étais en train de te transformer. Certains nains connaissent un processus similaire. Même si nous naissons plus forts et plus résistants que les humains, seule une poignée d’entre nous accède au degré de maturation supérieur qu’on appelle alfurrie. Tout les grands nains de l’histoire étaient des Alfurr. Oerit le Haut, qui pouvait soulever des rochers de dix fois son poids, Iglior le Brûlant, qui seul a survécu à l’escorte de Lacrakam, le dernier dragon des Grands Lacs à avoir été capturé, jusqu’au cœur du désert. Dix jours sous un ciel sans nuage, sans boire une seule goutte d’eau.

– Il est célèbre dans ma tribu aussi, sourit Ondine en se remémorant cette légende.

– Quand un nain devient un Alfurr, reprit Amandrille, il traverse une phase de transformation, une mutation. Durant quelques heures, voire quelques jours, ses capacités explosent, il est à la fois fébrile, instable, et d’une puissance absolument hors norme et capable d’exploits bien plus impressionnants que tout ce qu’il pourra accomplir ensuite, même après des années d’entraînement.

– Tu veux dire que je ne pourrai peut-être plus jamais faire ce que j’ai fais hier ?

– C’est une possibilité. Mais tu n’es pas une naine, alors, qui sait…

– Le peuple des Grands Lacs saura. Je l’espère…

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ANABarbouille
Posté le 07/11/2024
Je commence par les petites coquilles cette fois :)
Amandrile lui tendis un des casse-croûtes dérobé aux jeunes paysans --> tendit
ça ne voudra pas dire que je te penses incapable --> pense
L’humaine repris son air piteux, et Amandrille tenta de l’aider à se sentir mieux en lui tendant son bol --> reprit
C’est ce qui m’a terrifié --> terrifiée
faire ce que j’ai fais hier ? --> fait

J’ai vérifié sur internet, la virgule avant le « et » c’est dans des cas super spécifiques, sinon tu peux toutes les enlever

– Alors comme ça, tu as été adoptée. --> j’ai pas compris comment elle avait compris ça ou alors j'ai oublié :’)

J'aime bien cette idée d’une autre culture de la famille

"Tu es de l’eau solide" --> c'est marrant vu qu'on est vraiment fait de beaucoup de flotte !


J'aime beaucoup au début la perspective d’Ondine sur l’entraide, est-ce que ça fait réfléchir Amandrille ? C'est sympa le contraste de point de vue sans que les persos soient des antagonistes pour autant, c'est enrichissant
Phémie
Posté le 08/11/2024
"J’ai vérifié sur internet, la virgule avant le « et » c’est dans des cas super spécifiques, sinon tu peux toutes les enlever" -> alors là on est mal, je dois en avoir absolument partout haha ! Réflexe à perdre...

"J'aime beaucoup au début la perspective d’Ondine sur l’entraide, est-ce que ça fait réfléchir Amandrille ?" -> oui, gros décalage culturel en effet sur ce sujet, je ne pense pas qu'Amandrille se remette en question sur sa façon de voir l'entraide, en revanche je la vois comme un personnage assez curieux et ouvert aux autres fonctionnements pour pouvoir s'y adapter lorsque c'est nécessaire. J'espère que c'est ce qui ressortira aussi au fil du texte :)

ANABarbouille
Posté le 08/11/2024
Haha si jamais avec l'outil de recherche word (et les autres traitement de texte) tu peux chercher ", et" et mettre remplacer tout par " et" (ma vie)

Pour Amandrille en tout cas on a pas de doute sur son côté curieux :)
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