Il n’y avait pas beaucoup de couleurs dans le Sanctuaire. Ces jours-ci, la couche de nuages épaisse et congestionnée masquait toute lumière. Le soleil à l’horizon se faisait froid. Seuls les brins d’herbe d’un vert délavé égayaient un peu le paysage moribond. Lohan se raccrochait à eux de toutes ses forces. Il s’imprégnait de leur bravoure à percer la couche de cendre. De leur légèreté qui se balançait dans le vent. Des contours, des mouvements. De tout ce qu’il avait perdu.
Il avait tenté de joindre Asha. Il avait tendu la main vers son aube, mais ne l’avait pas atteint. Il la sentait lointaine.
— Messire.
Lohan réintégra brusquement la réalité. Ce monde de néant.
— Messire, ils vont finir par s’enfuir.
— Je sais.
Juno et les marins étaient assis en face de lui. La pluie qui tombait sans discontinuer depuis une semaine étouffait le son de leurs paroles. Ce n'était pas plus mal.
— Je peux marcher, désormais, avança l’Ombre d'une voix qu’il espérait ferme. Je vais aller conclure la trêve.
Un silence sceptique l’accueillit.
— Nous pourrions les…
— Nous en avons déjà parlé. Nous avons subi de lourdes pertes, ce n’est pas la peine d’en rajouter.
Ils ne répondirent pas. Lohan savait ce qu’ils pensaient. Un quart de ces lourdes pertes lui était imputé.
— Je prendrai Fiona et vous, Juno, avec moi.
— Si peu ?
— Je ne crois pas qu’ils nous attaquent. Nous devons leur montrer que nous venons en paix.
— Moi aussi je veux venir ! s’écria Sethy.
La jeune prince gigotait près du Porteur.
— Pourquoi ? demanda ce dernier avec méfiance.
— Je… je veux les voir.
— C’est une mission diplomatique, pas une exhibition.
— Mais…
— Je sais très bien ce que tu veux faire, Sethy.
Le Hêk resta muet. Lohan ne pouvait pas voir sa rage, mais il la ressentait. Il posa une main sur ses petits poings fébriles.
— C’est une mission de paix. Nous n’allons pas les attaquer.
— D’accord, bougonna son interlocuteur.
Assis à ses côtés, le prince Azad se leva dans un froissement de tissu.
— Si on m’avait dit un jour que l’Ombre deviendrait un tel couard, je ne l’aurais pas cru. Vous avez peur d’une poignée de blessés alors que vous avez coulé seul plusieurs navires ?
— Ce n’est pas une question de peur, vous le savez.
— C’est du sentimentalisme alors, et ce n’est pas mieux. Nous sommes en guerre, je vous rappelle.
— C’est ce qu’il y a de mieux pour tout le monde.
— Surtout pour les perdants.
Sur ces mots, il quitta la tente. Le bruit de la pluie devint plus fort quand il écarta l’étoffe qui barrait l’entrée. Le tissu de leurs abris de fortune s’imbibait jusqu’à la saturation, offrant une protection relative face à l’averse. La pluie n’en finissait pas.
— C’est décidé, appuya Lohan. Nous partons cette après-midi. D’ici là, j’aimerais me reposer.
Les marins comprirent le message et s’en allèrent, d’autant qu’ils n’avaient pas spécialement envie de rester près du meurtrier de leurs amis. Sethy, lui, ne bougea pas. Le Porteur soupira et s’allongea. Il avait envie de pleurer. Ça lui arrivait souvent, ces derniers temps. C’était inédit. Et depuis qu’il ne pouvait pas verser une larme.
Le prince de Hek-Rê se dandinait près de lui.
— Qu’est-ce qu’il y a, Sethy ?
— Je…
Le jeune garçon se racla la gorge.
— Je suis content que vous vous rétablissiez bien.
— Merci.
Un silence passa, le prince changea de position.
— Mais…
— Mais ?
— Vous dormez tout le temps…
— C’est pour récupérer.
— Non.
— Non ?
— Je sens qu’il y a autre chose. Je… j’ai l’impression que vous n’allez pas bien.
— Je suis blessé.
— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre ce que je veux dire !
Le prince ne fit plus de bruit, d’un coup. Il devait s’être figé devant son propre éclat. Lohan resta lui aussi immobile.
— Sethy, finit-il par murmurer, je ne vois plus. Je ne peux pas aller bien.
Le jeune garçon s’approcha. Sa main légèrement tremblante se posa sur le torse de son tuteur.
— Je… je ne peux pas me rendre compte mais… je vous… soutiens.
— Merci, Sethy.
Il retira prestement sa main.
— Il faut bien ça, parce que Hêk va vous envoyer directement chez les Raska-Rch pour oser vous adresser à moi avec une telle vulgarité.
Son agacement amusé amena un petit sourire sur le visage de Lohan.
— Avant tu me tutoyais, remarqua-t-il.
— Exact, moi au moins je fais preuve de respect. Maintenant.
— Avant tu ne me respectais pas ?
Sethy se racla la gorge.
— Disons que je n’avais pas les mêmes priorités… Vous devriez être content, d’abord ! Gagner le respect d’un dieu vivant, c’est l’objectif d’une vie !
— Hum, oui, peut-être. Dommage que ça n’a pas été le mien.
— Vous n’y connaissez vraiment rien.
— Ça doit être ça.
— Et alors, c’est quoi, vos objectifs ?
Lohan ne répondit pas tout de suite.
— C’était de renverser la Trinité. De me venger.
— « C’était » ? Parce que vous avez changé ?
Encore un silence. Il avait l’impression de flotter dans le vide.
— Je ne sais pas.
— Tiens donc.
Néanmoins, Sethy perçut la lourdeur dans ses paroles et n’insista pas.
— Il me semble que j’avais dit vouloir me reposer. Sauf votre respect, vous n’êtes pas très reposant, Votre Altesse.
— Ma personne a toutes les vertus, figurez-vous. Vous n’êtes simplement pas à même de les recevoir. Soit, je vous laisse, Messire l’Ombre.
Les bijoux de Sethy cliquetèrent quand il quitta la tente. Peut-être avait-il rajouté à son ton pompeux une parodie de révérence. Lohan ne le saurait jamais.
Il s’installa sur le dos, essayant d’ignorer l’humidité qui gangrénait tous ses draps.
Il ne tarda pas à replonger dans son Sanctuaire.
Là-bas, les larmes se libérèrent.
*
Le bruit de leurs pas se noyait dans celui de la pluie. Pourtant, pour Keira, il résonna comme un coup de tonnerre. Elle grogna, tenta de se redresser. Ealys fit un mouvement pour la retenir mais se figea en percevant elle-aussi l’approche de leurs ennemis. Elle se leva, fébrile. Rhun et les autres Shelkas encore à même de se battre se redressèrent et se rassemblèrent autour des blessés. Les glaives émergèrent de leur fourreau, bientôt ruisselants sous les assauts de l’averse.
Trois silhouettes prirent forme entre les fourrées détrempés. Mais Keira n’en vit qu’une.
— Nous venons en paix, avança l’Ombre. Nous voulons négocier une trêve.
Ealys ne répondit pas, elle ne comprenait pas l’helmët. Ramassée sur elle-même, elle tenait sa serpe de cueillette comme seule arme, tremblante. Rhun se glissa à ses côtés pour lui murmurer la traduction. Elle fronça les sourcils.
— Vous nous avez attaqués sans raison, vous nous avez massacrés, et maintenant vous voulez la paix ?
L’Ombre resta impassible alors que Rhun dévoilait la signification des paroles à ses oreilles. Son visage était de toute façon presque invisible, recouverts de bandages. Keira eut un rictus. Elle sentait encore ses griffes s’enfoncer avec délice dans sa chair.
Ce souvenir l’électrifia. Elle revit Oèn. Elle se mit à gronder. Personne ne l’entendit au milieu du martèlement des gouttes.
— Trop de sang a coulé. Dans les deux camps. Je veux que chacun puisse retourner chez lui sain et sauf.
Un feu insatiable remonta l’échine de Keira pour se répandre dans tout son corps. Elle s’appuya sur ses bras pour se redresser. Ses ongles s’enfoncèrent dans la boue, ses dents grincèrent, ses joues se plissèrent.
— Comment vous croire, vous, les humains ? Vous qui ne cessez de trahir ?
— Je ne vous trahirai pas. Je le promets sur ma vie.
Il laissa couler un silence.
— Nous avons tous perdu quelque chose ou quelqu’un de précieux. Je veux que ça ne se reproduise.
Ealys le fixa avec un dégoût palpable.
— Ça se reproduira, proféra-t-elle, puisque vous avez juré notre perte. Mais soit. Je parle au nom de tous ceux qui sont présents : nous ne vous attaquerons pas jusqu’à vous ayez quitté cette île. Ça vous convient ?
L’Ombre opina, indéchiffrable. Keira se cabra alors. Elle poussa un son qui tenait autant du rugissement que du gémissement, de la rage que de la plainte. Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle tendit une main crispée vers son ennemi, manquant de s’effondrer. Elle s’agrippa à la terre pour se trainer vers lui.
Elle alla le tuer. Planter ses crocs dans sa gorge, la déchirer, la broyer. Ouvrir son torse pour en arracher son cœur palpitant. Détruire chaque parcelle de son corps.
— Keira !
Ealys se précipita vers elle.
— Arrête, tu vas rouvrir tes blessures !
Elle la saisit par les épaules. Mais la Hekaour ne regardait que son ennemi.
— Keira, s'il te plaît !
La jeune femme sentit la poussée contraire de sa sœur. Elle força encore. La douleur hurlait dans ses membres, brûlait sur sa peau pour s’enfoncer dans son abdomen en déchirant tout sur son passage. Mais ça n’avait pas d’importance.
Il était là, à portée. Il fallait qu’elle le tue.
— Keira !
Rhun s’y mit, lui aussi. À deux, ils n’eurent aucun mal à la maitriser. Elle éructa.
Elle le fixait, lui ne la regardait même pas. Il n’avait pas d’expression particulière. Il restait là, debout, immobile. Sans doute écoutait-il ses râles pitoyables. Keira voulut proférer toutes les insultes qu'elles connaissaient, mais sa gorge la rappela à l’ordre à l’aide une douleur acide. Elle sentit ses forces se perdre.
— La trêve est conclue ! s’écria Ealys devant les émissaires humains qui ne bougeaient pas. Partez !
La fille et le vieux hésitèrent, mais pas l’Ombre. Il fit demi-tour dans un claquement de cape, bientôt suivit par ses congénères.
Keira tendit sa main, ses doigts repliés comme des griffes. Elle rugit, gémit, sanglota. Elle finit par s’étaler dans le boue. Au-dessus d’elle, les traîtres s’agitèrent. Elle sentit qu’ils la ramenaient sur sa couche.
Affleurant à peine la conscience, elle n’entendit plus que la pluie, la pluie qui tombait, toujours, implacable. Elle se jura d’être comme elle. Elle allait reprendre des forces. Rien ne pourrait l’arrêter.
Elle vengerait Oèn.
*
Une forêt. Immobile.
Une faible lueur bleutée serpentait entre les feuilles qu’aucun chant n’égayait. Figée dans une ébauche de beauté, elle s’emmitouflait dans un silence doucereux. Aucun murmure, juste une nuit sans étoiles qui recouvrait le paysage d’une pesante sérénité. Les sous-bois sombres semblaient chuchoter.
Asha frissonna.
Elle promena un regard frileux sur le décor en suspens. Elle ressentait confusément la chaleur de son Sanctuaire, mais elle ne s’y trouvait pourtant pas. Où était-elle avant d’arriver ici ?
Elle se courba. Oèn. Keira. Lohan.
Elle s’agenouilla dans l’herbe froide. Les gouttes de rosée firent échos à ses larmes. Elles morcelaient son visage en une infinité de fragments. La jeune femme prit une grande inspiration. Elle ne sentait plus les Liens. Ou plutôt, elle ne sentait pas leur absence. Il n’y avait aucun vide dans le Silh. Pourtant, elle ne parvenait pas à effleurer les âmes qu’elle aimait. Une panique sourde gronda dans son ventre. Quelques réminiscences se montrent à elle.
Tout et rien.
Elle flottait dans ce qui semblait être le Silh. Un Silh qu’elle ne connaissait pas. Une plénitude vide et absolue.
Un miaulement la fit sursauter. Elle releva la tête vers une silhouette nébuleuse.
Un chat se présenta à elle. Son pelage noir ne s’ourlait pas de poussières d’étoile comme ceux des vies de son Sanctuaire. On pouvait distinguer le contour de ses hanches, quelques poils blancs, l’asymétrie de sa truffe. Il s’avança vers elle, sans vraiment la regarder. Il s’assit devant ses genoux. Il miaula.
Asha tendit timidement la main, mais n’osa pas le toucher.
— Où… où suis-je ? lui demanda-t-elle. J’étais dans le Sanctuaire de Keira et puis…
Elle se figea.
— Le Voile, comprit-elle. Le Voile s’est refermé. Mais alors…
Elle enfouit ses yeux dans les iris verts du chat.
— J’ai été bloquée de l’autre côté ?
Il ne fit pas un geste pour confirmer sa théorie. Au lieu de ça, il se leva et marcha jusqu’à un buisson. Il s’arrêta un instant et se retourna. Il braqua sur elle ses prunelles intenses. Il refit quelques pas, puis se tourna à nouveau. Il émit un son à mi-chemin entre le miaulement et le ronronnement.
Asha se releva, tremblante.
— Tu veux que je te suive ?
Il s’enfonça dans les fourrés.
Elle prit sa suite. Sa fourrure d’ébène se fondait dans l’obscurité. Elle se guida au son feutré de ses pas qui résonnait dans le silence susurrant.
— Où allons-nous ?
Elle se mordit les lèvres. Elle avait bien compris qu’il ne lui répondrait pas. Elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Ils traversèrent un petit espace marécageux dans lequel elle manqua de s’embourber. Le chat la regarda se débattre, attendant patiemment qu’elle s’extirpe de la boue. Un peu essoufflée, elle le rejoignit sans un mot. Il n’attendit pas qu’elle se repose et reprit son chemin.
Ils arrivèrent dans un semblant de clairière. Asha grimaça devant la vision terrible d’un ciel noir et vide. Un doux gargouillis la détourna cependant du néant céleste. Elle avisa un minuscule ruisseau qui émergeait deux deux rochers blancs. Une couleuvre sommeillait sur l’un d’eux. Un battement d’ailes la fit sursauter. Un grand oiseau s’était posé sur une branche non loin, sans qu’elle ne puisse déterminer à quelle espèce il appartenait.
Le chat revit à ses pieds et s’y assit pour la dévisager. Puis, il pointa le ruisseau du museau. Un sentier l’accompagnait dans la pénombre, ponctuer d’empreintes de pattes félines.
— Je dois suivre le sentier ?
Il poussa encore un de ses roucoulements, avant de se détourner. En un instant, il disparut dans les sous-bois. Ne restaient plus que les gargouillis du ruisseau.
Asha observa la couleuvre sur son rocher. Cette dernière se réveilla en sursaut. Elle la fixa un instant avant de s’enfuir dans les broussailles. La jeune femme crut alors entendre une voix d’enfant. Des mots à peine articulés frappèrent son esprit : « Mama » et puis « pas morte ». Elle fouilla l’obscurité d’un regard troublé. La voix résonna avant de disparaître, comme si l’enfant avait couru loin d’elle. Elle fit quelques pas, une main posé sur son torse. Elle sentait son cœur taper contre ses côtes.
En longeant le ruisseau, elle croisa un jeune sapin. Un vent surnaturel le fit pencher vers elle. Elle posa une main sur ses branches, ses aiguilles ne la piquèrent pas. Un peu plus loin, le ruisseau s’élargissait. Quelque chose remuait sur ses berges. Elle s’approcha, l’herbe dévoila le duvet d’un aiglon. L’oiseau cria, tentant de se mettre debout sur ses pattes frêles. Asha s’agenouilla pour le saisir. Il se calma immédiatement. Elle le caressa, sans trop savoir pourquoi elle ressentait tant d’affection pour lui. Il s’endormit dans ses mains.
Elle continua son chemin et croisa un mur de feuilles. Un saule pleureur balançant ses branches murmurantes en un rideau végétal; leur extrémité effleurant le ruisseau.
Asha, tenant toujours l’aiglon, repoussa les feuilles. Elle retint un hoquet. Un cygne noir dormait au pied de l’arbre. Le totem de Séla.
À cet instant, le tonnerre retentit. La jeune femme se jeta presque au sol. Des éclairs frappèrent ses pupilles, striée par le feuillage du saule. Puis l’orage s’en alla aussi soudainement qu’il était arrivé. Lorsqu’elle tourna à nouveau le regard vers les racines de l’arbre, le cygne avait disparu.
Elle se mit à trembler, serrant l’aiglon contre elle. Le petit animal gémit.
Elle sortit précipitamment du couvert du saule. Elle se figea en voyant le sentier se divisait en deux. Un plus grand qui suivait le ruisseau, et un autre, plus petit, qui s’en écartait. Ce deuxième chemin était jonché de plumes noires.
Asha contempla tour à tour les rubans de terres battus qui s’écartaient. Elle déglutit, mais finit par choisir le plus grand sentier. Elle fixa longuement le trou de pénombre où se noyait le second. L’aiglon blotti contre son cœur affolé, elle avança.
Bientôt, une lumière incisive la percuta. L’ombre était pourtant toujours maître des lieux. Elle comprit quand la plante de ses pieds nus se posa sur du marbre glacial. Elle émit un faible gémissement. En face d’elle, ce qu’elle croyait être un arbre se révélait être un piquet sacrificiel. Elle resta sous le couvert du chêne qui bordait l’autel, n’osant plus aller de l’avant.
Un cri perçant lui vrilla les oreilles. Elle leva la tête vers le grand oiseau qui la suivait. Sa silhouette raide se découpa sur le ciel vide. Un aigle.
D’un battement d’aile sec, il s’envola. Il plana un instant au-dessus d’elle, avant de s’élancer vers le sentier. Son petit, toujours dans les bras d’Asha, s’agitait. Crispée, elle daigna traversa la surface lisse et anguleuse de l’autel.
Alors qu’elle arrivait au bout, elle faillit trébucher sur un objet. Un petite sculpture de bois. Asha se pencha et la saisit doucement pour la détailler. Elle représentait une danseuse. Sa gorge se comprima, son cœur s’affola. Elle bascula sans s’en rendre compte. Elle dégringola les marches de l’autel avec un faible cri. Sonnée, elle resta un moment allongée en bas. Elle se redressa difficilement. À côté d’elle, le ruisseau transformé en cascade grondait. Elle agrippa la terre pour se donner la force de continuer. Elle se rendit alors compte qu’elle brassait de la cendre.
Une douleur cisailla sa gorge. Elle bondit sur ses pieds. Après la cascade, le ruisseau s’engouffra dans une grotte. Le noir absolu qui y régnait la fit déglutir. Elle tourna la tête en tout sens, guettant le gargouillis du cours d’eau, mais ne le vit pas émerger.
— Où je dois aller ? demanda-t-elle.
Le silence de la cascade rugissante lui répondit. L’aiglon avait disparu, tout comme son parent.
— Où dois-je aller ?! cria-t-elle.
Pas une brise, pas un murmure. Elle sanglota. Elle voulut faire demi-tour, mais les marches de l’autel s’étaient mués en une pente glissante qu’elle ne parvint pas à grimper. Elle s’effondra.
La peau couverte de cendres, elle ne put que contempla le néant dentelé de la grotte. Elle se résolut à y plonger.
Elle se coucha, frémissant au contact de l’eau froide du ruisseau. Elle rampa dans la cavité.
La roche la griffait, sa tête se cognait contre le plafond. Une obscurité pleine l’engloutit. Seule l’ouïe demeurait. Lui renvoyant le son paniqué de sa respiration, le bruit de son corps raclant la pierre. Et, à peine rassérénant, celui du ruisseau qui glougloutait tout autour d’elle.
Finalement, elle aperçut une lumière au bout du tunnel caverneux. Prise d’un regain d’énergie, elle s’activa pour l’atteindre. Elle émergea, frigorifiée, osant un sourire soulagé. Une clarté relative la couvrit de nouveau.
Ici, le ruisseau s’élargissait encore, dans une pente accidentée. Elle aperçut les contours d’un corps reptilien au bord de l’eau. La couleuvre qui la fixait.
— Qui es-tu ? souffla Asha.
Le serpent siffla, avant de s’enfuir vers un autre sentier parallèle. Il se glissa dans les ronces qui en obstruaient le passage. La jeune femme serra les dents, mais continua résolument sur le chemin principal. Elle croisa un deuxième sapin, adulte cette fois. Elle voulut le caresser, mais ses épines l’éraflèrent. Elle recula, se tenant la main. L’arbre projetait un ombre dense sur son corps. Elle pressa le pas le long du sentier.
Une lumière dansa alors devant elle. Deux petites flammes bleues qui jouaient ensembles. Des larmes affluèrent sur ses joues craquelées. Elle courut vers les feufolets. Mais alors qu’elle arrivait à leur hauteur, ils disparurent. L’un d’eux réapparut un peu plus loin. Lorsqu’Asha s’approcha de lui, il s’évanouit. Naquirent à sa place d’autres flammes. Oranges, immenses, elles commencèrent à consumer la forêt. Le feu devint incendie.
La jeune femme courut pour lui échapper, mais il la poursuivit. Bientôt, elle fut enserrée par un mur incandescent. Elle cria, appela à l’aide. Elle sentit des coups de couteau percer son torse, mais il n’y avait personne d’autre. Elle hurla, s’élançant dans une course folle. Les flammes la léchèrent, la brûlèrent. Elle trébucha et roula dans une pente. Elle se recroquevilla sur elle-même.
La rugissement de l’incendie se tut alors. Leur lueur meurtrière se dilua dans la pénombre. Asha remua faiblement. Ses doigts ressentirent un bord rocheux. Elle dégagea sa vision emplie de mèches affolées. Elle se trouva au bord d’une falaise. Une fracture qui coupait la forêt en deux. En face, de l’autre côté du précipice, une fleur bleue luisait. Elle entendait les gargouillis d’un cours d’eau, là-bas. Un ruisseau qui bordait une clairière veillée par un chêne trapu. Sur ses branches jouaient des chats au pelage étincelant.