Chapitre 4 - M. Siri

Par Haunjan

Dehors, le vent s’est arrêté et le châtaigner a retrouvé son immobilité. Dans le haut-parleur du téléphone, la voix de Saint Nicolas interrompt le silence du grenier :

- Tu sais Adolf, tu dis dans ton bouquin que ta mère, Klara, qui a d’abord été la femme de ménage de ton père et de sa compagne Franziska, dont l’union était au tout début illégitime vu que ton père était marié à une autre femme, mais qui se sont unis après le décès de cette dernière, vaquait aux soins de votre intérieur et entourait les enfants de la maison, au premiers rang desquels ceux de Franziska et de ton père, Alois junior et Angela, qui deviendront plus tard ses beaux-enfants vu qu’elle épousera ton père après le décès de Franziska, ainsi que Paula et toi, ses propres enfants nés de cette union, qu’elles les entourait, disais-je, de soins et d’amour, que tu as été aimé et couvé par elle, que cette époque était pour toi celle de l’insouciance, que tes premières idées personnelles datent de là, etc. Mais elle semble avoir peu marqué ton souvenir, cette époque de soins et d’amour.

À l’évocation de ces souvenirs d’enfance, une boule au ventre saisit Adolf qui s’indigne en silence que l’on puisse sans vergogne aborder des sujets aussi intimes.

- Pourquoi en parles-tu si peu une fois devenu adulte ? Dans ton bouquin, il n’y a presque rien à ce sujet. Je sais que le décès de ta maman a été un choc terrible pour toi, le docteur Bloch, votre médecin de famille juif, allant jusqu’à dire qu’il n’avait jamais rencontré pareille détresse chez un jeune homme dans toute sa carrière !

Adolf s’agace que Saint Nicolas soit continuellement en ligne et à l’écoute de ce qui se passe. « T’es encore là, toi ? » pense-t-il.

- Pareille expérience aurait pu figurer dans ton livre, tu ne crois pas ? À moins qu’il ne se soit agi que d’un bel exemple d’auto-apitoiement… Tu cites beaucoup ton père et les conflits qu’il y avait entre vous, mais tu ne cites pas ta mère. Pourquoi ? Parce que c’est un peu comme font les enfants qui vont à l’école ? C’est honteux de se montrer devant tout le monde avec sa maman ? Ou faut-il y voir plutôt une forme de respect envers sa mémoire ? Ou bien était-ce parce que les femmes n’ont pas leur place dans les affaires politiques ? Car elles sont peu nombreuses, les femmes, dans ton bouquin ! Elles n’y tiennent qu’un tout petit rôle !

Adolf enrage intérieurement mais, pour ne pas avoir à s’expliquer, il refuse les questions et se mure dans un silence boudeur.

- Tu évoques aussi tes ébats en liberté pendant l'école buissonnière où tu fréquentais de vigoureux garçons, le questionne encore Saint Nicolas, ce qui d’ailleurs donnait souvent à ta mère d'amers soucis, pour reprendre tes propres mots. Sans doute avait-elle effectivement conscience que, sans t'interroger le moins du monde sur ton avenir, tu sabordais aveuglément ta scolarité, préférant dispenser à tes camarades des discours plus ou moins persuasifs aux yeux desquels tu voulais passer pour un meneur difficile à mener lui-même, alors qu’il aurait été plus sage de comprendre que les cours auxquels tu refusais d’assister t’auraient, peut-être, ouvert, plus tard, les portes de l’académie des beaux-arts dont ton père ne voulait pas entendre parler… Pourquoi racontes-tu cela ?

Adolf se méfie. Il a le sentiment que Saint Nicolas prépare quelque chose, qu’il est faux et sous-terrain. « Il cherche à me provoquer », se convainc-t-il.

- N’imagine pas que je cherche à te faire enrager en te demandant tout cela, ni parce que tu t’es rendu compte plus tard que, dans la vie, tout finit par se payer, précise étonnamment Saint Nicolas.

La réaction d’Adolf est immédiate. Pour lui, tout s’éclaire ! Il se pince les lèvres pour ne pas jurer, inspire profondément et croit désormais fermement que Saint Nicolas a accès à ses pensées intimes : « Il m’espionne ! » accuse-t-il.

- « Rien, mais alors rien, en moi ne trouve grâce à leurs yeux, se lance tout à coup Anne à propos de ses aînés. Chaque trait de mon comportement et de mon caractère, chacune de mes manières, est la cible de leurs cancans, et de leurs ragots, et à en croire certaines personnes qualifiées, il faudrait que j’avale avec le sourire des mots durs et des criailleries à mon adresse, chose dont je n’ai pas du tout l’habitude. C’est au-dessus de mes forces ! »

- Tu réagissais comme ça étant jeune, toi aussi, face aux adultes, n’est-ce pas ? demande Saint Nicolas.

- « Je ne songe pas un instant à me laisser insulter sans riposter, poursuit Anne. Je vais leur montrer qu’Anne Franck n’est pas née d’hier, ils n’en croiront pas leurs oreilles et ils ne tarderont pas à fermer leur grande gueule quand je leur aurai fait comprendre que ce n’est pas à mon éducation mais à la leur qu’ils devraient s’attaquer d’abord. En voilà des façons ! Bande de rustres. Jusqu’à présent, je reste sans voix devant tant de grossièreté et surtout de bêtise, mais dès que j’y serai habituée, et cela ne saurait tarder, je leur rendrai la monnaie de leur pièce sans me gêner, et ils seront bien obligés de changer de ton ! Suis-je vraiment aussi mal élevée, prétentieuse, têtue, indiscrète, bête, paresseuse, etc., qu’ils veulent bien le dire ? Mais non, sûrement pas, je sais bien que je n’ai pas toujours raison et que j’ai beaucoup de défauts, mais tout de même, ils y vont un peu fort ! Si tu savais, Kitty, comme il m’arrive d’écumer sous ces bordées d’injures et de sarcasmes et le moment n’est plus très éloigné où toute ma colère rentrée explosera. »

- Ah là là ! Que l’on soit fille ou garçon, elle n’est pas facile, la période de l’adolescence, n’est-ce pas ? commente Saint Nicolas.

« Il cherche à me provoquer ! » se répète Adolf qui ne veut se trouver aucun point commun avec les filles. « Cette ridicule tentative de comparaison en est la preuve indiscutable ! ».

- Toi aussi tu as été un adolescent révolté contre les adultes, voudrait convenir Saint Nicolas, mais toi, tu t’es décrit, non sans plaisir, dans ton bouquin, comme un jeune homme qui était vraiment autre chose qu'un brave garçon ! C’est surprenant, ça. Réfractaire à l'école au point de refuser d’aller en classe pour mieux aller vivre des moments de loisirs au soleil plutôt qu'enfermé, tu t’es aussi vanté que, plus tard, tes adversaires politiques, scrutant ta vie jusque dans tes jeunes années avec attention pour pouvoir dénoncer combien cet Hitler en faisait déjà de belles dans sa jeunesse, t’avaient permis de revivre ces temps bienheureux ! Prés et bois étaient alors le terrain sur lequel tu en finissais avec chaque différend, chantes-tu. Mais pourquoi ?

- Pourquoi quoi ? réagit enfin Adolf en essayant naïvement de s’interdire la moindre émotion ou de penser à l’avance ce qu’il va dire.

- Pourquoi  diable ce ton viriliste ? Pourquoi as-tu tant tenu à cette une image de mauvais garçon ? Elle ne le fait pas, Anne ! Au contraire, elle voudrait réussir à démontrer qu’elle est mature !

- Je ne sais pas ! ment Adolf en bougonnant.

- Peut-être parce qu’être un mauvais garçon, c’est se sentir libre face à l’ordre établi ! C’est ça ?

- Je ne sais pas, je te dis ! insiste Adolf que cette dernière phrase met sur la défensive, tant elle lui laisse l’impression que Saint Nicolas cherche à s’enfoncer plus profondément dans sa psyché.

- En tout cas, par la suite, le mauvais garçon, il n’en a fait qu’une bouchée de la liberté pour les autres ! Pour ce qui fût de l’ordre établi, tu t’es posé là !

Adolf essaie d’opposer la plus grande résistance à l’introspection que lui suggère Saint Nicolas. Il n’a jamais aimé être comparé à qui que ce soit et encore moins à une fille, aussi ne supporte-t-il pas le recours que fait Saint Nicolas aux dires d’Anne, qui se met maintenant à raconter les bombardements très durs qui ont affecté les quartiers nord qui bordent sa cachette quelques jours plus tôt. Présumant d’effroyables destructions qu’elle ne peut pas constater par elle-même mais qu’elle imagine à travers les informations qui lui parviennent et qui parlent de rues entières devenues ruines et de gens ensevelis, de civils morts par centaines et de blessés sans nombre, d’hôpitaux pleins à craquer et d’enfants qui cherchent les corps de leurs parents dans les ruines fumantes, tout cela lui suscite des frissons et lui fait dire que ces bombardements sont un signe annonciateur d’un anéantissement. Aussitôt, Adolf lui reproche de vouloir donner matière aux sermons de Saint Nicolas : « Elle cherche à se faire aimer de lui à mes dépens ! », veut-il croire.

- « Je regardais par la fenêtre ouverte, raconte-t-elle, je découvrais une grande partie d’Amsterdam, tous les toits jusqu’à l’horizon qui était d’un bleu si clair que la ligne ne se distinguait pas nettement. "Aussi longtemps que ceci dure, pensais-je, et que je puis en profiter, ces rayons de soleil, ce ciel sans aucun nuage, il m’est impossible d’être triste". Pour tous ceux qui ont peur, qui sont solitaires ou malheureux, le meilleur remède est à coup sûr de sortir, d’aller quelque part où l’on sera entièrement seul, seul avec le ciel, la nature et Dieu. Car alors seulement, et uniquement alors, on sent que tout est comme il doit être et que Dieu veut voir les hommes heureux dans la nature simple, mais belle. Et je crois fermement qu’au milieu de toute la détresse, la nature peut effacer bien des tourments. »

- Elle se débrouille pas mal du tout ! s’enthousiasme Saint Nicolas. Tu ne trouves pas ?

- Moi aussi j’ai suscité beaucoup d’enthousiasme avec mon livre ! revendique spontanément Adolf.

- Attend ! Ton livre, que dis-je ? ton éloge ! tu as fait en sorte qu’il soit quasiment obligatoire d’en posséder un exemplaire dans chaque foyer et tu as fait brûler les autres dans de spectaculaires autodafés ! s’indigne Saint Nicolas. Et puis surtout, dans le tien, tu excitais les foules à qui tu voulais livrer Anne et toute sa famille à la vindicte publique ! Alors qu’elle, elle préconise aux mêmes de louer la beauté du monde ! Tu m’excuseras mais vous n’avez absolument pas la même grandeur d’âme !

- Dans mon livre, je défendais la grandeur de mon pays et la fierté de lui appartenir ! rétorque Adolf.

- Vieille rengaine ! se moque Saint Nicolas.

- « Je considère notre clandestinité comme une aventure dangereuse, qui est romantique et intéressante, affirme Anne. Dans mon journal, je considère chaque privation comme une source d’amusement. C’est que je me suis promis de mener une autre vie que les autres filles et, plus tard, une autre vie que les femmes au foyer ordinaires. »

- Tu vois ! Elle aussi rêvait de grandeur pour elle-même ! fait remarquer Saint Nicolas. Mais tu noteras qu’elle n’envisageait pas d’anéantir qui que ce soit pour y parvenir !

- « Ceci est un bon début pour une vie intéressante et c’est la seule raison pour laquelle, dans les moments les plus dangereux, je ne peux pas m’empêcher de rire du burlesque de la situation. »

- Du burlesque de la situation… répète Saint Nicolas admiratif.

- Moi, je n’ai jamais trouvé qu’il y avait de quoi rire de mes privations ! grommelle Adolf en se remémorant certains épisodes de sa vie et en parcourant des yeux les vivres protégés derrière les moustiquaires.

- Ah, ça ! On connaît ton niveau de tolérance face à la frustration ! ricane Saint Nicolas.

- « Comme tu n’as pas encore connu de guerre, Kitty, et que malgré toutes mes lettres tu n’as qu’une vague idée de la clandestinité, je vais te dire, pour t’amuser, quel est le premier souhait de chacun d’entre nous le jour où nous sortirons d’ici. »

- J’en sais beaucoup plus long que toi à propos de la guerre, fillette ! contredit hargneusement Adolf.

- Ce n’était pas à toi qu’elle s’adressait, Adolf ! souligne Saint Nicolas. C’était à Kitty !

Se sentant soudainement pris en flagrant délit d’ingénuité, Adolf rougit presque d’avoir pu laisser penser qu’il s’identifiait à Kitty. De son côté, Anne commence la description de ce que chacun des résidents souhaiterait faire aussitôt leur liberté retrouvée ; il est question pour certains de prendre un bon bain chaud et de s’y prélasser, tandis que les autres se précipiteraient, qui pour manger des gâteaux, qui pour boire une tasse de café, qui pour retourner dans les bras d’un être aimé, quand d’autres iraient simplement rendre visite à des amis ou bien iraient au cinéma. Des choses simples que, dans son for intérieur, Adolf juge futiles et méprisables.

- « Moi, de bonheur, je ne saurais pas par quoi commencer. » reconnaît Anne avant d’ajouter que ce qui lui manque le plus, c’est une maison à elle, de la liberté de mouvement et son école.

Adolf, lui, se dit qu’il n’aurait jamais fait ce choix de l’école et une part de lui snobe ce choix. De son expérience scolaire, il ne garde qu’un souvenir amer, tant elle lui parut indigeste. Rien ne lui convenait dans ce qu’elle proposait, qu’il s’agisse des sujets d’études autant que de ses méthodes. Décidément, il n’aurait jamais pu s’entendre avec Anne s’ils avaient été enfants en même temps, juge-t-il. D’autant plus que les considérations qu’elle livre ensuite à propos des organisations qui fabriquent de fausses pièces d’identité, libèrent des endroits pour en faire des cachettes, ou qui offrent du travail aux clandestins, le heurtent. Anne prête aux membres de ces organisations clandestines de la noblesse de cœur et du désintéressement, consciente qu’elle est que chacun d’entre eux peut en perdre sa vie, tandis qu’Adolf n’y voit que des traîtres.

- Elle ne t’a pas lu, cette gamine, ni, fort heureusement, ne t’a jamais rencontré, mais tu peux être fier d’elle ! déclare Saint Nicolas avec ironie. Car rappelle-toi ce que tu disais : "La lutte doit être menée par des moyens légaux aussi longtemps que le pouvoir s'en sert ; mais on ne doit pas hésiter à recourir à des moyens illégaux si l'oppresseur, lui aussi, les emploie."

- Je n’ai jamais rien fait d’illégal ! proteste Adolf avec mauvaise foi. J’avais la loi avec moi !

- Ben voyons ! C’est un peu trop facile ! D’abord, je te rappelle qu’en tant que politicien violemment d’extrême droite tu as fait de la prison, que plus tôt dans ta jeunesse la police viennoise t’a fiché comme étant un pervers sexuel, qu’elle te recherchait après une plainte pour vol, que tu as manqué par trois fois de te présenter à l’examen médical préalable au service militaire et que, du coup, l’armée te recherchait également ! Après, tu as fait en sorte que la loi, ce soit toi et tu as tout dissimulé ! le corrige Saint Nicolas avant de laisser Anne poursuivre et louer l’exemple de ses protecteurs qui, sans jamais se plaindre de leur fardeau ni des menaces, dit-elle, essaient courageusement d’aider les siens du mieux qu’ils peuvent.

- "Quand la race est en danger d'être opprimée ou même éliminée, intervient encore Saint Nicolas, la question de la légalité ne joue plus qu'un rôle secondaire. Dans ce cas, l`instinct de conservation des opprimés sera toujours la justification la plus élevée de leur lutte par tous les moyens". Voilà des gens qui appliquent à la lettre ce que tu préconisais !

Adolf n’apprécie pas le rappel que vient de faire Saint Nicolas de ses piteux faits d’arme, ni son dernier recours à ses anciens écrits pour mieux les retourner contre lui, mais il se tait, laissant Anne continuer de manifester sa gratitude envers ses protecteurs qui, leur rendant quelques visites pour continuer de discuter avec eux de tout et de rien et préserver un semblant de vie normale, leur offrent de la nourriture, des livres, des fleurs ou des cadeaux :

- « Voilà ce que nous ne devons jamais oublier, que même si les autres se comportent en héros à la guerre ou face aux Allemands, nos protecteurs font preuve du même courage en se montrant pleins d’entrain et d’amour. »

- Et voilà ! On y est ! s’exclame Saint Nicolas en apparaissant soudainement en chair et en os devant Adolf. Faire preuve de courage et d’amour ! Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Adolf sursaute et pose machinalement une main sur sa poitrine, comme l’avait fait tantôt la professeure adepte des coups de sac à main.

- Tu m’as fait peur ! reproche-t-il en sentant son cœur cogner fort sous sa robe.

Mais aussitôt, il retire sa main parce que gêné d’y sentir là de jeunes seins.

- "Le droit des hommes prime le droit de l'État" veut lui rappeler Saint Nicolas en adoptant une posture caricaturale de tribun. "Lorsque des hommes sont traités indignement, et que la résistance apparaît de ce fait nécessaire, la force seule décidera des conflits !"

Une fois encore, bien qu’irrité, Adolf résiste face à la provocation et s’interdit de penser ou de réagir.

- Vois-tu, à la différence de toi, pour Anne, la véritable force c’est l’amour ! Sauras-tu comprendre ça un jour ?

Mais à peine a-t-il posé la question qu’il disparaît, laissant Adolf seul, qui, inquiet pour son pouls, cherche à le vérifier autrement qu’en posant sa main sur sa poitrine. Il se pince alors la gorge pour palper ses carotides et donne ainsi l’impression qu’il cherche à s’étrangler lui-même. En vain. Il n’y parvient pas. Las, il s’assied sur une pile de couvertures multicolores, dont la laine épaisse libère toute la poussière qu’elles emprisonnaient.

 - « Hier, nous avons eu une journée très agitée et nous en sommes encore tout excités. Tu pourrais d’ailleurs nous demander quel jour se passe ici sans excitation », dit Anne.

Adolf, allergique à la poussière, lutte contre son envie d’éternuer et inspecte le grenier en se demandant comment il est possible de vivre des journées excitées dans pareil endroit.

- « Le matin au petit déjeuner, nous avons eu pour la première fois une préalerte, mais nous nous en moquons, car cela signifie qu’il y a des avions au dessus de la côte. »

Adolf n’avait pas pensé aux avions de sa propre force aéronavale et, machinalement, il se met à inspecter les épaisses poutres en bois qui soutiennent le toit du bâtiment, tandis qu’Anne raconte les circonstances de l’alerte qui a suivi. C’était un début d’après-midi, chacun vaquait à ses occupations quotidiennes quand des tirs violents ont commencé. Ils étaient finalement maintenant suffisamment proches et inquiétants pour que tout le monde décide de se poster dans le petit couloir en bas, quelques minutes seulement avant que des bombes venues du ciel n’explosent et fassent trembler toute la maison.

Comme pour illustrer le récit qui est fait, la maison toute entière se met à trembler fort. Apeuré, Adolf se lève d’un bond et se poste devant une des fenêtres mais, fait curieux, rien ne semble se passer à l’extérieur. Tout à l’air tranquille. Pourtant, la maison a bel et bien tremblé ! Des cartons ont été chahutés, quelques pommes de terre sont tombées de leur sac en toile de jute et ont roulé sur le plancher, les étagères habillées de moustiquaires ont valsé, des conserves se sont renversées, tandis que la poussière a envahi tout le grenier. L’alerte semble être passée désormais, mais Adolf n’est pas rassuré. Il court voir se qui se passe à l’extérieur depuis la fenêtre opposée, mais il ne constate rien d’anormal non plus. Il balaie du regard le grenier envahi d’un épais nuage de poussière encore en suspension, craint que la maison ne soit fragilisée et finisse à terme par s’écrouler, aussi se rue-t-il vers la trappe d’escalier avec l’intention de s’échapper du bâtiment. Mais les marches sont bien trop raides pour être dévalées précipitamment. Jambes quasi tremblantes, il s’assoit et entame une descente marche après marche que sa robe entrave.

- « Je serrais contre moi mon sac de fuite, témoigne Anne, plus pour avoir quelque chose à tenir que pour fuir, puisque de toute façon nous ne pouvons pas sortir ou alors, dans le pire des cas, la rue représente un aussi grand danger pour notre vie qu’un bombardement. »

À l’idée angoissante d’être écrasé sous des décombres s’ajoute maintenant celle que vient de lui suggérer Anne, à savoir celle de se rendre dehors vêtu comme il l’est. Il interrompt sa descente et se met à réfléchir :

- Mais qu’est-ce que je suis en train de faire, moi ? Il ne se passe rien, en fait ! Tout ça est faux !

- « Chaque jour, l’espoir du débarquement grandit dans le pays et si tu étais ici, tu serais sûrement impressionnée, comme moi, par tous les préparatifs et, d’un autre côté, tu te moquerais de nous, à nous voir nous agiter peut-être pour rien ! »

- Exactement ! rebondit Adolf qui se juge ridicule d’avoir paniqué. Tout ça c’est fini ! La guerre, le débarquement, c’est fini ! Il n’y a plus aucun danger !

- « Tous les journaux ne parlent que du débarquement et affolent les gens, car on y lit : "Dans l’éventualité où les Anglais débarqueraient ici, les autorités allemandes se verraient obligées de mettre tout en œuvre pour défendre le pays, et même au besoin de l’inonder." »

- Mais non ! C’est n’importe quoi ! réfute Adolf les yeux rivés sur la cage d’escalier en dessous de lui, imaginant cependant ce que ça donnerait si les étages inférieurs étaient parfaitement noyés.

- « Parallèlement, des cartes sont publiées où les régions inondables des Pays-Bas sont hachurées. Comme de vastes zones d’Amsterdam font partie des régions hachurées, la première question était de savoir quoi faire si l’eau atteignait un mètre de haut dans les rues. Pour résoudre cette question difficile, les solutions les plus diverses ont afflué de toutes parts : nous nous mettrons tous un bonnet de bain et un maillot, et nous nagerons le plus souvent possible sous l’eau, comme cela personne ne verra que nous sommes Juifs. »

- C’est complètement idiot !

- Ce sont pourtant bel et bien les plans qui ont été imaginés par ton armée ! précise Saint Nicolas dans le haut-parleur du téléphone.

- C’est ridicule ! Nager sous l’eau ! C’est n’importe quoi !

Pourtant, bien qu’il trouve tout cela idiot, et de manière totalement irraisonnée, Adolf se sent concerné par cette improbable nécessité de devoir nager sous l’eau et de cacher une étoile jaune qu’il ne porte pourtant pas lui-même.

Cette absence d’étoile sur sa robe lui fait soudain se poser la question suivante : « Kitty était-elle juive ? ».

- Tes amis ont-ils tous été nazis ? demande Saint Nicolas. N’en as-tu pas eu aussi qui étaient juifs ?

Adolf ne répondant jamais à ce genre de question de fond, Saint Nicolas ajoute :

- Kitty n’a été pour Anne qu’une amie imaginaire, Adolf ! Craindrais-tu qu’il y ait aussi eut des Juifs chimériques ?

Mais les questions que pose Saint Nicolas sont sans effet sur Adolf, tant la perspective surréaliste de devoir s’échapper lui aussi de l’immeuble en nageant dans les rues a envahi son esprit et l’effraie.

- Ce qui est en train de se passer relève du burlesque ! réagit-il en riant nerveusement, tout en conservant en tête une part de doute absurde.

- Tiens ! Toi aussi tu trouves qu’il y a du burlesque dans tout ça, maintenant ! s’amuse Saint Nicolas.

Mais Adolf, lui, ne s’amuse pas. L’expérience qu’il vit est si étrange qu’il ne parvient plus à distinguer le vrai du faux. Dans son idée empreinte de craintes, s’il lui fallait nager, sa robe l’handicaperait et il n’a, lui, ni bonnet ni maillot de bain à disposition…

Soudain, son smartphone se met à vibrer. Sur l’écran, une notification indique qu’un message de Saint Nicolas veut faire une remarque à propos de son uniforme militaire, mais le message est incomplet et se termine par des points de suspension. Adolf le touche et le fait apparaître dans son intégralité :

« Ton uniforme militaire serait-il plus adapté si tu devais nager dans les rues d’un pays tout entier inondé par tes propres dynamites ? »

Le caractère sarcastique de la question, agrémentée d’une petite tête ronde, jaune et manifestement hilare, ne fait aucun doute, et Adolf enrage intérieurement de voir ses instants de désarroi ainsi moqués.

- J’en ai marre de toi ! crie-t-il.

Mais cela ne suffit pas à le faire quitter son sentiment d’inquiétude.

- « Ce soir on a sonné longtemps, fort et avec insistance à la porte, raconte maintenant Anne. Je suis devenue livide, j’ai eu des douleurs dans le ventre et des palpitations, et tout cela parce que j’avais peur ! »

Adolf, dont la peur tenaille également l’esprit sans qu’aucune pensée raisonnable ne puisse faire quoi que ce soit contre, remonte les marches qu’il avait descendues et, à travers l’ouverture de la trappe, inspecte à nouveau les poutres de la maison. Peu rassuré, il pénètre le grenier et file examiner encore par la fenêtre les toits et le ciel au-dessus de la ville. Tout semble calme, mais, à la lumière de ce qu’il vient de vivre, il comprend le besoin que ressent Anne de prendre tous les jours de la valériane pour lutter contre l’angoisse et la dépression, comme elle est en train de l’expliquer pendant qu’il observe les alentours.

- « Un bon éclat de rire serait plus efficace que dix de ces comprimés, mais nous avons oublié ce que c’est de rire. » se désole-t-elle, avant de préciser que le recours aux comprimés et aux tisanes n’empêche en rien son humeur d’être encore plus lugubre le jour suivant.

Parmi les rêves qu’elle fait, dit-elle, il est des cauchemars où elle se voit tantôt seule dans un cachot, tantôt errant sur la route, ou bien victime d’un incendie qui enflamme sa cachette, ou victime d’une rafle contre laquelle elle pense pouvoir échapper en se cachant sous son lit, pleine de désespoir.

La peur envahit son sommeil, explique-t-elle encore, et augmente l’acuité de ses cauchemars. Tout devient plus vrai que vrai. Elle confie subir ce qui se passe dans ses rêves « avec en plus le sentiment que cela pourrait m’arriver d’un moment à l’autre ». Pour elle, imaginer un monde redevenu normal lui est difficile, tant il est vrai qu’imaginer un monde d’après-guerre, lorsqu’on est au beau milieu de celle-ci, relève du mirage. Pour l’heure, quand elle dort, son esprit la fait apparaître avec sa famille dans une Annexe encore sous un morceau de ciel bleu, mais tout autour de gros nuages noirs s’accumulent et se rapprochent et font que, dans son refuge, tout le monde s’agite et s’entre-cogne.

Adolf perçoit son angoisse, les mots qui la racontent sont éloquents, mais comme il ne comprend pas le sens de ce qu’on lui fait vivre, il approche son visage du téléphone pour s’adresser à Saint Nicolas comme s’il s’agissait de parler dans un microphone Neumann CMV3 de fabrication berlinoise :

- J’en ai par dessus la tête de toute cette histoire ! Tu m’entends, dis ? Si rigolo que cela puisse vous sembler à Jésus et à toi, je…

Mais il est interrompu par un signal sonore provenant du téléphone, dont l’écran est devenu subitement noir et sur lequel s’affiche en écriture blanche la question « Que puis-je faire pour vous ? », avant de disparaître et de laisser la place à un « Dis, Siri » souligné d’une mention « Toucher pour modifier », qu’il ne comprend pas. Dans la seconde qui suit, un autre petit signal sonore retentit et une voix masculine lui précise en le vouvoyant qu’elle est à son écoute. En bas de l’écran, une mince ligne multicolore semble palpiter et réagir au moindre bruit environnant…

- Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

Sur l’écran apparaît de manière automatique la retranscription de sa question, et la voix masculine lui répond qu’elle ne comprend pas.

- Qui êtes-vous ? demande Adolf.

- Je suis votre humble serviteur, lui répond la voix.

Surpris qu’à l’autre bout de la ligne Saint Nicolas ait passé le combiné à quelqu’un qui se présente comme étant à son service, Adolf lui demande comment il s’appelle.

- Je suis Siri, votre assistant virtuel.

- Syrie, dites-vous ? Quel nom étrange ! De quelle nationalité êtes-vous ? Êtes-vous un de ces consuls Français en place là-bas ? Est-ce un nom de code ?

- Je parle un grand nombre de langues ! se contente de répondre M. Siri. Pour changer ma langue, rendez-vous dans les rubriques réglages et général. Je parle plusieurs variantes d’allemand, d’anglais, de chinois, d’espagnol, de français, d’italien et de néerlandais. Nous pouvons aussi discuter en arabe, coréen, danois, finnois, hébreu, japonais, malais, norvégien, portugais brésilien, russe, suédois, thaï ou turc.

- Êtes-vous juif ? lui demande Adolf qui n’a rien compris des explications de la voix, mais qui a retenu de ses compétences de polyglotte qu’une seule langue : l’hébreu. 

- Je suis désolé, je ne peux malheureusement pas répondre à cette question. 

- Comment ça vous ne pouvez pas répondre à cette question ! Vous devez bien savoir si vous êtes juif ou non ! s’énerve Adolf. Vous savez qui je suis ? Je suis Adolf Hitler !

Un nouveau signal sonore introduit un cadre gris portant la mention « connaissances » en haut à gauche et titrant « Adolf Hitler, Chef du parti nazi, Führer et chancelier du Troisième Reich ». La voix se met aussitôt à lire à voix haute l’article qu’Adolf suit mécaniquement des yeux : « Adolf Hitler est un idéologue et homme d’État allemand, né le 20 avril 1889 à Braunau am Inn, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 30 avril 1945 à Berlin. Fondateur et figure centrale du nazisme, il prend le pouvoir en Allemagne en 1933 et instaure une dictature totalitaire, impérialiste, antisémite et raciste désignée sous le nom de Troisième Reich. Dois-je continuer à lire ? »

Tandis qu’en bas du cadre gris Adolf remarque une mention faite à son poids, 72 kg, il soupçonne une raillerie commanditée par Saint Nicolas et s’interroge :

- À quel jeu jouez-vous avec moi ?

- Voici une liste de jeux disponibles sur le Web auxquels vous pouvez jouer sur le thème Adolf Hitler, lui propose aussitôt Siri, affichant une série de noms de jeux vidéo inscrits en bleu, accompagnés de quelques mots de description.

La première description propose de laisser de côté les débats autour des atrocités de la Seconde Guerre Mondiale et les controverses à propos de l’apparition du personnage d’Hitler dans les jeux numériques, pour mieux se concentrer sur le fait que si cette période inspire un grand nombre de concepteurs, c’est parce qu’ils savent que les joueurs aiment s’en donner à cœur joie de pouvoir lui botter les fesses (sic). C’est même devenu un classique que d’incarner un sniper à la poursuite du dictateur pour, in fine, le tuer et découvrir grâce à son cadavre virtuel s’il était doté, oui ou non, d’un seul testicule.

Dans la deuxième description, fi là aussi du contexte historique, Hitler est secondé par une armée de zombies nazis qu’il faut anéantir de façon massive, tout en gardant un œil attentif sur les vampires et autres loups garous malfaisants qui rodent dans l’environnement.

Dans la troisième, il est question de combiner et d’aligner des étoiles jaunes qui tombent en pluie de manière à les faire disparaître, au profit de croix gammées qu’il faut préserver et combiner dans le but de les laisser occuper l’espace de jeu tout entier.

Tandis que l’esprit d’Adolf va et vient entre incompréhension et vexation, la description qui vient ensuite le met au supplice ; il est cette fois question de se frayer un chemin à travers un complexe nazi grossièrement pixélisé et de tirer sur tout ce qui bouge, le graal étant de tomber enfin sur lui pour lui exploser la tête et le voir mourir dans une bouillie de chair.

Adolf est effaré ! Il ne peut en être ainsi de sa postérité, tout de même !

- M. Syrie ? Vous êtes là ? Vous m’entendez ?

Mais rien ne se passe, M. Siri reste coi.

- M. Syrie ! Vous me recevez ?

Aucune réaction.

- J’ai dit : Syrie, vous me recevez ?

Étonnamment, un signal sonore annonce que, cette fois, M. Siri l’a entendu :

- Je suis à vous !

- Ah ! Parlez-moi de moi !

- Très bien ! Voici ce que j’ai trouvé sur le Web pour « Parlez-moi de moi ».

Cette fois-ci, dans le cadre gris, la mention « Sites Web » s’inscrit en haut à gauche et précède une énumération de références relatives à l’expression « Parlez-moi de moi ».

Vient en premier le nom d’une chanteuse, accompagné du titre d’une de ses chansons et du clip officiel YouTube qui va avec, et d’une invitation à s’abonner à sa chaine officielle. Vient ensuite une référence identique, mais attribuée cette fois à un autre chanteur, puis, dans la même veine, une troisième référence attribuée à une autre chanteuse que la première, dont le clip officiel est, lui aussi, promu par YouTube… Bref, rien de bien compréhensible pour Adolf qui ne saisit pas pourquoi M. Syrie lui propose autant de tubes, alors qu’il veut simplement en savoir davantage sur ce qu’il est advenu de lui aux yeux du monde depuis sa mort.

- Non ! Parlez-moi de moi ! s'irrite Adolf. Adolf Hitler !

Mais M. Siri ne réagit plus. Adolf remarque alors l’inscription « Toucher pour modifier ». Il pose dessus le bout de son doigt et aussitôt la disposition de l’écran est modifiée ; en haut, l’expression « Parlez-moi de moi » se termine par un petit trait vertical clignotant. Dessous, le cadre gris s’est réduit pour laisser la place à un clavier miniature identique à celui des machines à écrire qu’Adolf a bien connues. Sans attendre, de peur que M. Syrie ne lui raccroche au nez, il s’empresse d’ajouter « azdolfhotler » grâce aux minuscules touches du clavier, et comprend qu’il faut valider sa requête en appuyant sur la touche « accéder ». Siri lui répond « Très bien ! Voici ce que j’ai trouvé sur le Web pour « parlez-moi de moiazdolfhotler ».

En dépit des fautes de frappe, M. Siri a compris la requête et affiche plusieurs propositions :

- Adolf Hitler, Wikipédia, Fondateur et figure centrale du nazisme, il prend le pouvoir en Allemagne en 1933 et instaure une dictature totalitaire, impérialiste, antisémite, raciste, etc.

- C’était qui, Hitler ? 1 jour, 1 question, Chaîne YouTube…

- Adolf Hitler, Tutoriel d’Histoire…

- Adolf Hitler, mort au Brésil à 95 ans ? Officiellement, Adolf Hitler a mis fin à ses jours le 30 avril 1945. Or une Brésilienne affirme, photo à l’appui, qu’il s’est rendu au Brésil en…

- Parler de "Mein Kampf" c’est voir ces images qui nous hantent ! « Historiciser le mal », publié chez Fayard, n’est pas le livre d’Hitler, mais un livre sur Hitler…

Parce qu’elle fait de lui une figure centrale et un homme de pouvoir, Adolf choisit de toucher la première proposition. S’affichent alors un bandeau bleu indiquant son patronyme au-dessus d’un portrait de lui en noir et blanc, où il pose avec raideur, agrémenté de quelques mentions sans intérêt à ses yeux, tant il les connaît déjà.

- C’est tout ? regrette-t-il en choisissant de toucher son portrait, juste comme ça, pour voir ce que ça donne.

Il remarque alors qu’en le touchant, le portrait se met à glisser et à suivre son doigt, libérant un long texte comportant des pans entiers d’informations biographiques à son sujet, qu’il se met à lire en faisant défiler l’ensemble vers le haut au fur et à mesure. La quantité d’information est impressionnante et détaillée. L’origine de son nom, sa famille, son enfance et sa scolarité escamotée, sa vie privée, sa vie de soldat, sa personnalité et son ascension politique, le culte de sa personnalité, sa conception raciste, antisémite et totalitaire de l’État allemand, ses crimes contre l’humanité, puis le regard du monde contemporain posé sur lui, les analyses historiques, juridiques, sociales et psychologiques qui ont été menées, les différents écrits et autres adaptations cinématographiques que sa vie a inspirés, bref, tout sur lui défile sous ses yeux. Il est épaté, mais il est surtout horrifié. Il incarne la monstruosité, le génocide, l’horreur, la désolation, la folie, la haine, le mal absolu, l’incompétence militaire, l’ésotérisme… L’exact contraire de ce qu’il avait voulu incarner au départ ! Sa vision, son combat, son projet, son pouvoir, et même son drapeau, dont il prétendait avoir inventé seul le logo et dont il était si fier, tout est décrits comme étant symboles des pires maux infligés à l’humanité ! Son nom est devenu, à lui seul, synonyme de terreur, de chaos et d’absurdité mentale !

Alors qu’il s’apitoie sur lui-même et sur sa postérité désastreuse, l’écran de son smartphone s’assombrit, puis s’éteint. « Plus de piles ? » se demande-t-il en regrettant de ne pas pouvoir lire ce que disent de lui les autres propositions suggérées par M. Siri, même s’il en a désormais une petite idée…

Mais, quelques instants plus tard, le smartphone se réveille, l’écran s’illumine et affiche en haut le petit rectangle qui indique qu’un message vient d’arriver. Il provient de Saint Nicolas :

« Tu pensais pouvoir faire le bonheur de qui avec toute cette folie, dis-moi ? »

Puis, lentement, le message glisse vers le haut et disparaît hors de l’écran. Adolf repense à ce que lui a dit Jésus à propos des gens nostalgiques de lui. Il se demande si, après tout ce qu’il vient de lire, il est possible qu’il y ait vraiment des gens pour l’admirer encore.

- « Cette année, Hanouka et la Saint-Nicolas tombaient presque en même temps, intervient Anne. Il n’y avait qu’un jour de décalage. Nous avons fêté Hanouka sans beaucoup de cérémonie, échangé quelques surprises et puis allumé la bougie. Samedi, le soir de la Saint-Nicolas était beaucoup plus réussi. »

Adolf ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’agacement en entendant parler de Saint Nicolas en des termes plaisants.

- « Bep et Miep avaient piqué notre curiosité en ne cessant de chuchoter avec Papa durant tout le repas, si bien que nous nous doutions de quelque chose. En effet, à huit heures, nous avons tous descendu l’escalier de bois et pris le couloir plongé dans l’obscurité pour entrer dans la pièce intermédiaire, où nous pouvions allumer la lumière car elle n’a pas de fenêtre. À ce moment-là, Papa a ouvert le grand placard. Nous avons tous poussé un "Oh, que c’est joli !". Nous avons vite emporté la corbeille là-haut. Elle contenait un cadeau amusant pour chacun, accompagné d’un petit poème de circonstance. J’ai reçu un bonhomme en brioche, Papa des serre-livres, etc. En tout cas, les idées étaient bien trouvées et comme aucun de nous n’avait jamais fêté la Saint-Nicolas de sa vie, cette première était particulièrement bien venue. »

Adolf grimace et repense au décès de sa mère dont les funérailles eurent lieu la veille de Noël…

Mais un nouveau message apparaît sur l’écran du téléphone :

« Pendant ce temps-là, toi, dans ta course effrénée pour conquérir par la force de grands espaces vitaux pour ta race aryenne chérie, tu jettes ton dévolu sur la Pologne et sur l’URSS en causant des pertes humaines inouïes ! Tout ça parce que, selon toi, le peuple juif n’ayant pas de terres, parasitait les peuples qui en avaient et qu’il fallait donc s’en débarrasser ! »

Adolf, tout à son apathie liée à son souvenir, se moque du reproche. Mais un nouveau message vient enfoncer le clou :

« Au même moment où Anne décrit son humble petite fête en famille, Roosevelt reçoit une pétition signée par deux cent quarante quatre membres du Congrès en faveur de l’établissement d’un État juif en Palestine. »

- « Cette histoire nous a rappelés brutalement à la réalité, reprend Anne, au fait que nous sommes des Juifs enchainés en un seul lieu, sans droit et avec des milliers d’obligations. Nous Juifs, nous ne devons pas écouter notre cœur, nous devons subir tous les désagréments sans rien dire. Un jour, cette horrible guerre se terminera enfin, un jour nous pourrons être des êtres humains et pas seulement des Juifs ! Qui nous a imposé cela ? Qui a fait de nous une exception parmi tous les peuples ? »

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