Chapitre 4 - Le jeu de dupes

Par Nqadiri

"Félicitations, tu es officiellement promue," annonça Aurélie, lançant un contrat sur le bureau de Leïla comme un joueur de poker abattant un brelan d'as. "Responsable des programmes et du développement de Nouveaux Horizons."

Leïla considéra le document comme une lettre piégée. Une promotion, dans le monde associatif, n'était qu'une forme élégante d'esclavage contractuel – plus d'heures, plus de responsabilités, et une "augmentation" si symbolique qu'elle relevait davantage de l'insulte numérique que de la reconnaissance professionnelle.

"Pourquoi maintenant ?" demanda-t-elle, levant enfin les yeux vers Aurélie qui, après trois ans de vampirisme institutionnel, continuait d'afficher cette perfection glacée que seule une combinaison de privilèges héréditaires et de produits cosmétiques hors de prix pouvait maintenir.

"Parce que nous venons d'être sélectionnés comme structure pilote pour le nouveau programme ministériel. Cinq millions d'euros sur trois ans."

Leïla ne répondit pas, trop occupée à décrypter la manœuvre : depuis trois mois, Aurélie fréquentait les dîners de la Fondation Saint‑Simon, think‑tank chouchou du Ministre. 

La polémique née de son discours incendiaire avait, contre toute attente, servi de caution critique au gouvernement : " Si même la Cassandre du secteur accepte de piloter notre réforme, c’est qu’elle est sincère", martelait désormais le conseiller com’ du cabinet. 

Le choix de Nouveaux Horizons tenait donc moins à sa taille qu’à sa valeur symbolique : offrir la première brique d’une « méritocratie 2.0 » avant les élections de 2037.

"Cinq millions ?" Leïla simula sa surprise. Ce chiffre transformerait leur association-boutique en potentiel supermarché de la bonne conscience.

"Le projet 'Excellence Pour Tous'," confirma Aurélie avec la satisfaction d'un chat digérant un canari particulièrement gras. "Tu sais, cette initiative que tu t'obstines à qualifier de 'vernis social sur les fractures éducatives'."

"Diagnostic que je maintiens, merci," répliqua Leïla. "Mais je suis curieuse – pourquoi le ministère choisirait notre microscopique structure quand il pourrait alimenter un mastodonte associatif déjà bien implanté ?"

Le sourire d'Aurélie s'élargit sans jamais atteindre ses yeux – cette prouesse faciale qu'elle avait dû apprendre dans un séminaire de négociation à Harvard. "Peut-être parce que la directrice exécutive de ladite association jouit désormais d'une certaine... notoriété médiatique pour son authenticité brutale. Le ministère veut afficher sa tolérance à la critique. Et quoi de mieux que de financer ses détracteurs les plus éloquents ?"

L'ironie était mordante. Trois ans après avoir dynamité publiquement la philanthropie de façade lors de ce gala désormais légendaire, Leïla découvrait que sa rébellion avait été commodément recyclée en atout marketing. Le système ne se réformait jamais – il digérait ses critiques et les régurgitait sous forme de campagnes publicitaires.

"Ma lucidité caustique est devenue votre argument de vente," constata-t-elle. "On devrait déposer la marque."

Je te l'avais prédit, Leïla. Le système ne se réforme pas, il métabolise ses critiques en nutriments commerciaux.

"Tu n'as pas idée à quel point j'aimerais que tu te trompes parfois, Noureddine," marmonna-t-elle.

"Pardon ?" Aurélie fronça ses sourcils parfaitement épilés.

"Rien. Je parlais à mon ami imaginaire qui me rappelle constamment mes erreurs de jugement."

"Ton... Peu importe." Aurélie balaya cette étrangeté d'un geste de la main manucurée. "Le contrat implique la supervision complète du programme, le recrutement d'une équipe dédiée, et le développement des partenariats institutionnels. Tu rapporteras directement au comité de pilotage que je présiderai, bien entendu."

"Bien entendu," répéta Leïla, savourant l'amertume de ces deux mots comme un café trop fort. "Et qui sera le trésorier de ce Titanic financier ?"

"J'ai recruté quelqu'un d'exceptionnel. Rachid Benomar. Polytechnicien, ancien de la BNP, reconverti dans l'économie sociale et solidaire après une... crise existentielle significative."

"Encore un banquier qui vient laver sa conscience dans le bain moussant associatif ?"

"Tu sais, ton cynisme était rafraîchissant les deux premières années. Maintenant, il devient prévisible." Aurélie se dirigea vers la porte, puis s'arrêta, son regard soudain plus incisif. "Cette promotion n'est pas qu'un titre, Leïla. C'est une opportunité de prouver que ton discours incendiaire n'était pas qu'un accès de rage bien formulé – que tu peux vraiment changer les choses de l'intérieur."

La porte se referma, laissant Leïla seule face au contrat qui semblait la narguer. Augmentation de 8%, clause de confidentialité renforcée, objectifs de performance quantifiés. Le langage corporatiste greffé sur l'idéalisme social – cette chimère linguistique qui dominait désormais leur secteur.

Tu obtiens enfin ce que tu voulais, Leïla – un siège à la table des décideurs.

"Ce que je voulais ?" Elle ricana. "Je ne me souviens même plus de ce que je voulais à l'origine. C'était il y a si longtemps..."

Son téléphone vibra. Un message de Édouard : "Dîner chez moi ce soir ? J'ai promis à Rayan de lui montrer ma nouvelle collection de fossiles préhistoriques. Promesse d'homme à homme."

Deux ans. Deux ans que cet homme avait pénétré dans sa vie avec ses pulls aux coudes élimés et sa franchise déconcertante. Deux ans d'une relation que Leïla refusait toujours de nommer, comme si étiqueter cette chose fragile risquait de la briser sur le champ. Ils n'habitaient pas ensemble – elle s'y refusait obstinément, malgré les propositions répétées de Édouard. "Préservons l'espace où nous nous manquons," disait-elle, citant Rilke pour masquer sa terreur de la dépendance.

Mais Rayan, lui, avait adopté Édouard avec cette facilité désarmante des enfants à reconnaître les âmes authentiques. Un lien s'était tissé entre eux, fait de livres partagés, d'expériences scientifiques improvisées et de conversations sur l'extinction des espèces. À cinq ans, son fils débattait de paléontologie avec un professeur d'hypokhâgne, pendant qu'elle-même luttait encore pour accepter qu'un homme puisse entrer dans leur vie sans la détruire.

"RDV 19h. On apporte le dessert," répondit-elle avant de reposer son téléphone pour se concentrer sur le contrat qui l'attendait.

Remarquable, Leïla. Tu acceptes une invitation sans élaborer trois scénarios d'échec potentiel avant de répondre. Tu progresses.

"Ce n'est pas de la confiance, Noureddine. C'est de l'efficacité logistique. Rayan aime voir Édouard, et j'ai trop de travail pour cuisiner ce soir."

Même à ses propres oreilles, l'excuse sonnait plus creux qu'un discours politique en période électorale.

 

Rachid Benomar avait le magnétisme discret des joueurs professionnels – ce mélange de self-control parfait et d'intensité contenue qui suggérait qu'il calculait en permanence des probabilités invisibles. Grand, élégant sans ostentation, il portait ce jour-là un costume bleu nuit qui semblait à la fois trop luxueux pour le secteur associatif et trop sobre pour provenir véritablement du monde bancaire qu'il avait quitté.

"Madame Tazi," dit-il en lui serrant la main, son regard évaluant rapidement son bureau, ses vêtements, sa posture. "Ravi de rejoindre votre équipe. Votre réputation vous précède."

"Ma réputation ?"

"La femme qui a osé dire ses quatre vérités à l'élite philanthropique parisienne." Ses yeux brillèrent d'un amusement contenu. "Une vidéo qui a tourné en boucle dans les salles de trading, croyez-le ou non. Certains opérateurs l'avaient mise en fond d'écran."

"Comme inspiration ou comme repoussoir ?" demanda Leïla, peu convaincue qu'on puisse admirer son intervention autrement que comme un exemple parfait d'immolation professionnelle.

"Les deux, probablement." Il s'installa dans le fauteuil qu'Aurélie avait occupé la veille, mais avec une aisance différente – moins calculée, plus naturelle. "Alors, ce programme 'Excellence Pour Tous', vous y croyez vraiment ?"

La question, sans préambule, la déstabilisa. Elle s'était préparée au baratin habituel des nouveaux arrivants – l'enthousiasme feint, les grandes déclarations d'intention, pas à cette interrogation frontale qui exigeait une honnêteté qu'elle réservait habituellement à Édouard ou à Noureddine.

"Je crois à la nécessité d'essayer," répondit-elle prudemment.

"Mmm. Réponse diplomatique." Rachid sortit un carnet de sa poche intérieure et le feuilleta. "J'ai étudié vos précédents programmes. Résultats honorables compte tenu des moyens ridicules. Mais avec cinq millions d'euros..." Il laissa sa phrase en suspens, comme pour la laisser compléter elle-même.

"Avec cinq millions, on n'a plus d'excuse," conclut-elle. "Soit on prouve qu'on peut vraiment faire une différence, soit on admet que le problème est systémique et qu'aucune somme ne permettra de le résoudre depuis notre position."

Un sourire appréciateur éclaira le visage de Rachid. "Voilà pourquoi j'ai accepté ce poste. À la banque, j'aurais dû traverser quinze couches de bullshit corporate pour obtenir une réponse aussi directe."

Pendant l'heure qui suivit, ils disséquèrent le budget prévisionnel avec une précision chirurgicale. Rachid posait des questions pertinentes, soulevait des incohérences, proposait des réallocations qui semblaient à la fois plus efficaces et plus fidèles à l'esprit du programme.

"Vous êtes... étonnamment compétent," admit finalement Leïla.

"Étonnamment ?" Il haussa un sourcil, amusé. "Vous vous attendiez à un banquier repenti incapable de distinguer un bilan associatif d'une liste de courses ?"

"Je m'attendais à quelqu'un qui utiliserait l'économie sociale comme une forme de rédemption personnelle après avoir servi Mammon pendant des années."

Rachid éclata d'un rire franc qui illumina son visage habituellement grave. "Analyse sévère mais pas entièrement infondée. J'étais spécialisé dans les marchés émergents. Particulièrement doué pour anticiper l'effondrement des économies nationales et en tirer profit."

"Et maintenant vous voulez réparer le système que vous avez contribué à détruire ?"

"Non." Son visage redevint sérieux. "Je n'ai aucune illusion sur ma capacité à 'réparer le système'. Je cherche juste à faire moins de mal qu'avant. C'est un objectif modeste, mais réaliste."

Cette humilité désarmante, cette absence totale de prétention rédemptrice, toucha Leïla plus qu'elle ne voulut l'admettre. Voilà un homme qui ne se racontait pas d'histoires, qui ne prétendait pas sauver le monde, qui admettait ses limitations sans en faire une posture.

"Pourquoi avoir quitté la banque, alors ? Le salaire devait être... substantiellement différent."

Une ombre passa sur le visage de Rachid, si fugace que Leïla crut l'avoir imaginée. "Disons simplement que j'avais développé certaines... habitudes incompatibles avec la gestion de grandes sommes d'argent."

Avant qu'elle ne puisse demander des précisions, la porte s'ouvrit sur Aurélie, suivie d'un homme en costume gris que Leïla n'avait jamais vu.

"Ah, je vois que vous avez fait connaissance !" s'exclama Aurélie avec cette fausse jovialité qu'elle réservait aux réunions à fort enjeu. "Leïla, Rachid, je vous présente Monsieur Levasseur, du cabinet ministériel. Il souhaite discuter des modalités de suivi du programme."

Levasseur, petit homme chauve aux yeux fuyants, sourit sans conviction. "Madame Tazi, votre réputation vous précède."

"Apparemment," marmonna Leïla, se demandant combien de variations de cette phrase elle entendrait encore.

La réunion qui suivit fut un chef-d'œuvre de bureaucratie absurde. Levasseur, maniant le jargon administratif comme une arme à destruction massive du sens commun, détailla un processus de reporting si complexe, si byzantin, qu'il semblait conçu spécifiquement pour étouffer toute initiative sous des montagnes de paperasse.

"Trente-sept indicateurs de performance différents ?" s'étrangla presque Leïla en parcourant le document qu'il leur avait remis. "Dont quinze à renseigner mensuellement ?"

"Le ministère doit garantir l'utilisation optimale des fonds publics," répondit Levasseur du ton patient qu'on réserve aux enfants difficiles. "Ces indicateurs permettent une évaluation objective de l'impact social."

"Objective ?" Leïla ne put retenir un rire sec. "Rien n'est plus manipulable que des statistiques sociales. Vous le savez aussi bien que moi."

Un silence gêné s'installa. Aurélie lui lança un regard d'avertissement, tandis que Rachid observait l'échange avec un intérêt non dissimulé.

"Ce que ma collègue veut dire," intervint Aurélie, "c'est que nous souhaiterions peut-être rationaliser ces indicateurs pour nous concentrer sur les plus significatifs."

"Les indicateurs sont non négociables," trancha Levasseur. "C'est la contrepartie du financement."

Après son départ, Aurélie se tourna vers Leïla, visiblement irritée. "Était-ce vraiment nécessaire ? Antagoniser le représentant ministériel dès notre première rencontre ?"

"Trente-sept indicateurs, Aurélie ! Nous passerons plus de temps à alimenter leur machine bureaucratique qu'à réellement aider nos jeunes."

"C'est le jeu," répondit simplement Aurélie. "On accepte leurs contraintes administratives, ils nous donnent l'argent. Avec lequel, je te le rappelle, on peut financer ce programme de mentorat que tu défends depuis des années."

Leïla savait qu'Aurélie avait raison, et c'était peut-être le plus agaçant. Le système fonctionnait ainsi : un compromis perpétuel entre idéaux et pragmatisme, une danse absurde avec des règles kafkaïennes pour extraire quelques ressources permettant un impact réel, même limité.

"Je m'occuperai des indicateurs," intervint soudain Rachid. "J'ai l'habitude des rapports complexes. À la banque, nous avions des exigences similaires pour les régulateurs."

Aurélie lui adressa un sourire reconnaissant. "Parfait. Leïla, tu peux te concentrer sur le développement du programme pédagogique."

Une fois seuls, Rachid se tourna vers Leïla avec un sourire complice. "Je comprends mieux pourquoi vous avez fait cette sortie au gala. Ce n'était pas un coup de sang – c'était de la légitime défense intellectuelle face à l'absurdité institutionnalisée."

Leïla le dévisagea, surprise par cette analyse. "Vous êtes perspicace, Monsieur Benomar."

"Rachid, je vous en prie. Et c'est facile de reconnaître chez les autres ce qu'on ressent soi-même." Il rangea ses papiers méticuleusement. "Ne vous inquiétez pas pour les indicateurs. Je sais comment jouer avec les chiffres sans mentir... techniquement."

"Un héritage de vos années en banque ?"

"Disons plutôt de mes années de poker." Il eut un sourire énigmatique. "Le jeu m'a appris à voir les règles pour ce qu'elles sont : des constructions arbitraires qu'on peut utiliser à son avantage."

Sur ces mots, il la quitta, laissant Leïla avec l'étrange impression d'avoir rencontré quelqu'un qui, comme elle, vivait dans cette zone grise où l'on voyait clairement l'absurdité du système tout en continuant d'y participer.

Il t'intrigue, ce Rachid. Un joueur qui manie les chiffres et les règles comme des cartes...

"Il fait son travail," répondit-elle, mais elle savait que Noureddine avait perçu son intérêt. "Et oui, c'est rafraîchissant de rencontrer quelqu'un qui ne se raconte pas d'histoires sur sa propre importance."

"Tu le trouves comment, le nouveau trésorier ?" demanda Leïla à Édouard ce soir-là, alors qu'ils débarrassaient la table pendant que Rayan, dans le salon, examinait avec fascination une dent fossilisée de mégalodon vieille de trois millions d'années.

Édouard, qui avait rencontré Rachid lors d'un déjeuner improvisé, réfléchit un instant. "Intelligent. Charmant, même. Mais avec cette intensité particulière des addicts en rémission."

"Addict ?"

"Tu ne l'as pas remarqué ?" Édouard empila les assiettes dans l'évier. "Cette façon qu'il a de tapoter rythmiquement sur la table ? De vérifier constamment son téléphone ? De parler des probabilités comme si elles étaient des entités vivantes ?"

"Joueur, donc. Il l'a à demi-avoué."

"En rémission, j'espère, s'il gère maintenant cinq millions d'euros publics."

Leïla s'immobilisa, une casserole à la main. Elle n'avait pas envisagé la situation sous cet angle. Un ancien joueur compulsif aux commandes du budget le plus important jamais confié à Nouveaux Horizons.

"Tu crois que je devrais m'inquiéter ?"

Édouard haussa les épaules. "Les addictions ne disparaissent jamais vraiment. Elles sommeillent. La question n'est pas s'il a joué, mais s'il a mis en place des garde-fous suffisants pour ne pas rechuter."

"Comment sais-tu tout ça ?"

"J'ai animé un atelier d'écriture dans un centre de désintoxication pendant trois ans," répondit-il simplement. "On apprend à reconnaître les signes."

Dans le salon, Rayan poussa un cri enthousiaste. "Maman ! Ce requin pouvait avaler un humain entier d'une seule bouchée !"

Ils rejoignirent l'enfant qui tenait précautionneusement le fossile triangulaire dans ses petites mains.

"Ce requin était grand comment exactement ?" demanda Rayan, les yeux écarquillés.

"Environ trois fois la taille d'un grand requin blanc actuel," répondit Édouard en s'accroupissant à sa hauteur. "Imagine un bus scolaire avec des dents."

"Et il a disparu pourquoi ?"

"Probablement un cocktail de changement climatique et de compétition pour les ressources. Les écosystèmes sont fragiles, tu sais. Un petit déséquilibre, et des espèces entières peuvent s'effondrer."

Leïla observait cet échange avec un mélange de tendresse et d'inquiétude. Édouard parlait à Rayan comme à un égal intellectuel, sans cette condescendance que tant d'adultes affichaient face aux enfants. Et Rayan s'épanouissait sous cette attention respectueuse, posant des questions de plus en plus complexes, absorbant des connaissances que la plupart des adultes jugeraient trop avancées pour un enfant de cinq ans.

Parfois, en les regardant ensemble, elle ressentait une pointe de jalousie irrationnelle. Comme si Édouard offrait à son fils quelque chose qu'elle-même ne pouvait pas lui donner – cette passion tranquille pour le savoir, cette capacité à s'émerveiller sans cynisme devant les mystères du monde.

Tu n'es pas jalouse, Leïla. Tu es reconnaissante mais incapable de l'exprimer, parce que la gratitude n'a jamais fait partie de ton vocabulaire émotionnel.

"Je ne suis pas..." commença-t-elle à protester, avant de s'interrompre. Pour une fois, Noureddine visait juste.

Plus tard, quand Rayan fut enfin couché dans la chambre d'ami que Édouard avait spécialement aménagée (avec des étoiles phosphorescentes au plafond et une bibliothèque remplie de livres adaptés à son âge), ils s'installèrent sur la terrasse avec un verre de vin.

"Rayan t'adore," dit-elle finalement, observant les lumières de Paris qui scintillaient comme un ciel étoilé inversé. "Tu es doué avec lui."

"J'aime les enfants," répondit simplement Édouard. "Ils n'ont pas encore appris à faire semblant, à se conformer aux attentes sociales. Ils sont... authentiques."

"Contrairement aux adultes ?"

"Contrairement à la plupart d'entre nous, oui." Il but une gorgée de vin, pensif. "On nous apprend si tôt à dissimuler nos véritables pensées, à moduler nos émotions, à correspondre à des récits préétablis. Et puis on s'étonne que tant de gens finissent par se perdre en route."

"Comme mon trésorier addict au jeu ?"

Édouard sourit. "Ou comme toi, accro à ta propre lucidité."

Leïla se raidit. "Je ne suis pas..."

"Tu n'es pas accro ?" Il la regarda sans hostilité mais sans complaisance non plus. "Leïla, tu analyses chaque situation, chaque relation, chaque émotion jusqu'à la dissection. Tu déconstruis tout, y compris tes propres réactions. C'est une forme d'addiction – cette distance perpétuelle, cette méta-perspective qui te protège de l'implication directe."

"Et c'est mal ?" demanda-t-elle, sur la défensive.

"Ce n'est ni bien ni mal. C'est ta façon de fonctionner. Mais parfois, je me demande si cette lucidité n'est pas aussi une prison." Il posa sa main sur la sienne, un geste doux qu'elle ne rejeta pas. "Tu observes constamment le monde à travers une vitre. Ça te protège, mais ça t'isole aussi."

Leïla resta silencieuse, incapable de nier ce diagnostic trop précis. C'était exactement ce que Noureddine lui reprochait aussi – cette tendance à intellectualiser plutôt qu'à ressentir, à analyser plutôt qu'à vivre.

"Je ne sais pas faire autrement," admit-elle finalement, les mots s'échappant comme des prisonniers profitant d'une porte accidentellement laissée ouverte. "J'ai toujours été comme ça."

"Je sais. Et ce n'est pas un reproche." Il serra doucement sa main. "C'est juste que parfois, comme avec Rayan et cette dent de mégalodon, il est bon de simplement s'émerveiller, sans tout déconstruire."

Il a raison, Leïla. L'émerveillement est peut-être la seule émotion que tu ne peux pas intellectualiser sans la détruire.

Pour une fois, elle ne rabroua pas Noureddine. Il avait raison, comme Édouard avait raison. Il y avait une forme d'addiction dans sa lucidité permanente – une dépendance à l'analyse qui la protégeait de l'incertitude émotionnelle, mais qui l'empêchait aussi de se perdre dans l'instant présent.

"Je vais essayer," murmura-t-elle, autant pour Édouard que pour elle-même.

"C'est tout ce qu'on peut faire." Il sourit. "Essayer. Sans garantie de réussite."

 

Six mois plus tard, alors que le programme "Excellence Pour Tous" battait son plein, Leïla remarqua les premiers signes troublants. Des incohérences mineures dans les rapports financiers, des retards dans certains paiements aux prestataires, des explications vagues de Rachid concernant certaines allocations budgétaires.

"Je m'inquiète pour Rachid," confia-t-elle à Édouard un soir. "Quelque chose cloche dans ses rapports."

"Tu penses qu'il détourne des fonds ?"

"Non... pas exactement. C'est plus subtil. Comme s'il jouait avec les chiffres, les déplaçait temporairement d'une ligne budgétaire à une autre."

Édouard posa son livre. "Tu en as parlé à Aurélie ?"

"Pas encore. Je n'ai pas de preuves, juste... une intuition. Et Aurélie est tellement focalisée sur sa campagne municipale qu'elle considérerait ça comme une distraction mineure."

En effet, Aurélie s'était lancée dans la course à la mairie du 7ème arrondissement, utilisant Nouveaux Horizons comme vitrine de son engagement social. Elle apparaissait désormais plus souvent dans les médias locaux que dans les locaux de l'association, laissant à Leïla une autonomie inédite mais aussi une responsabilité écrasante.

"Tu devrais lui parler directement," suggéra Édouard. "À Rachid. S'il a replongé dans le jeu, il aura besoin d'aide, pas de jugement."

"Et si je me trompe ? Si j'accuse à tort un homme qui fait parfaitement son travail ?"

"Alors tu lui auras montré que tu es attentive, vigilante, mais pas accusatrice." Il prit sa main, comme il le faisait souvent maintenant – ces gestes d'affection qu'elle avait appris à accepter, même à apprécier. "La confiance n'exclut pas la vigilance, Leïla."

Le lendemain, elle convoqua Rachid dans son bureau, le cœur battant plus fort qu'elle ne voulait l'admettre. Comment aborder un sujet aussi délicat sans paraître accusatrice ?

"Un problème avec les rapports ?" demanda-t-il immédiatement en s'asseyant, son regard vif balayant les documents étalés sur son bureau.

"Pas exactement un problème. Plutôt... des questions." Leïla poussa vers lui un classeur. "J'ai remarqué des variations inhabituelles dans la trésorerie. Des fonds qui disparaissent momentanément d'une ligne pour réapparaître quelques jours plus tard ailleurs."

Le visage de Rachid demeura parfaitement impassible – ce masque de joueur professionnel qu'elle avait appris à reconnaître. "Des réallocations temporaires pour optimiser les flux de trésorerie. Une pratique standard dans la gestion financière."

"Ces réallocations ne sont pas documentées. Et elles suivent un schéma intéressant." Elle lui tendit un graphique qu'elle avait patiemment élaboré. "Les fonds disparaissent systématiquement en fin de semaine pour réapparaître le mardi suivant."

Un silence lourd s'installa. Rachid fixait le graphique sans ciller, comme hypnotisé par les courbes qui révélaient son secret avec l'implacable précision d'un électrocardiogramme.

"Le WPT," dit-il finalement, sa voix à peine audible.

"Pardon ?"

"World Poker Tour. Les tournois en ligne du week-end." Il releva enfin les yeux, et Leïla y vit non pas de la colère ou de la honte, mais une fatigue immense, celle d'un homme qui a lutté trop longtemps contre sa propre nature. " Les montants ne sortent jamais vraiment des comptes ; je les immobilise via un “compte‑ombre” interne autorisé pour notre cash‑pooling nocturne.  La banque crédite un intérêt de 1 % / an sur ces soldes dormants ; j’utilise la même ligne comme garantie pour parier sur le WPT en cryptomonnaie, puis je reverse la mise le lundi avant l’horodatage des réconciliations.  Sur les livres, le solde quotidien reste intact : seule une extraction heure par heure révélerait la fuite. Je n'ai jamais pris un centime qui n'ait été remboursé, Leïla. Jamais. Je joue avec l'argent de l'association pendant deux-trois jours, puis je replace tout, avec les intérêts générés."

"Et quand tu perds ?"

"Je compense avec mon propre argent." Il eut un rire sans joie. "L'avantage d'avoir été banquier – j'ai des économies."

Leïla ferma les yeux un instant, assimilant l'information. Rachid n'était pas un voleur, pas au sens traditionnel du terme. Il était un addict qui jouait avec le feu – utilisant l'argent public comme capital temporaire pour alimenter son vice, tout en maintenant l'illusion d'une gestion financière irréprochable.

"Depuis combien de temps ?"

"Ça a commencé petit, il y a trois mois. Cinq mille euros, juste pour un week-end. J'ai gagné, j'ai tout remboursé, avec un petit extra que j'ai discrètement ajouté à la ligne 'revenus divers'." Il se passa la main sur le visage. "Puis les montants ont augmenté. Dix mille. Vingt mille. Le dernier... soixante-dix mille."

Leïla accusa le coup. Soixante-dix mille euros. Une somme astronomique. Suffisante pour financer l'accompagnement de dizaines d'étudiants pendant un an.

"Rachid, tu comprends que je ne peux pas..." Elle s'interrompit, incertaine. Que ne pouvait-elle pas, exactement ? Fermer les yeux ? Ou au contraire, le dénoncer ?

"Je sais." Il hocha la tête, résigné. "Je vais remettre tous les fonds en place d'ici demain, puis je démissionnerai. Tu n'auras même pas besoin de me licencier."

"Et ensuite ? Tu recommenceras ailleurs ?"

Il eut un sourire triste. "Probablement. C'est ça, l'addiction. On sait exactement ce qu'on fait, pourquoi c'est destructeur, et on continue quand même."

Comme ta propre addiction à la distance analytique, Leïla. Comme ton besoin de tout voir sans jamais te laisser toucher complètement.

Cette fois, la voix de Noureddine n'était pas accusatrice, mais empreinte d'une compassion inhabituelle. Et pour la première fois, Leïla se reconnut pleinement dans ce miroir tendu par un autre addict – un homme qui, comme elle, vivait piégé dans une forme de lucidité qui était à la fois sa plus grande force et sa perdition.

Elle sentit remonter le goût métallique d’un autre souvenir : sa mère, debout dans la cuisine marocaine, jonglant avec trois salaires précaires pour payer un visa. " Parfois il faut mentir aux chiffres pour dire la vérité aux gens ", disait‑elle. Était‑ce donc cela – une dissimulation au nom d’une vérité plus grande ? Leïla posa la main sur la Papesse. Observer n’avait rien changé. Peut‑être fallait‑il jouer, à son tour, les cartes truquées du système.

"Ne démissionne pas," dit-elle finalement. "Pas encore."

Rachid la dévisagea, stupéfait. "Tu ne vas pas me dénoncer ?"

"Je devrais. Légalement, éthiquement, moralement – je devrais te dénoncer sur-le-champ, informer le conseil d'administration, et probablement porter plainte." Elle se leva, contournant le bureau pour s'asseoir face à lui, supprimant la barrière physique entre eux. "Mais je ne vais pas le faire. Pas immédiatement."

"Pourquoi ?" Son incompréhension était palpable. "Ce n'est pas comme si nous étions amis."

"Parce que je reconnais une forme de moi-même en toi," répondit-elle avec une honnêteté qui la surprit elle-même. "Cette obsession, cette compulsion qui te pousse à risquer l'essentiel pour un frisson éphémère... Je ne joue pas au poker, mais je fais quelque chose de similaire tous les jours."

"Je ne comprends pas."

"Tu n'as pas besoin de comprendre. Ce qui compte, c'est ce qu'on va faire maintenant." Elle le fixa droit dans les yeux. "Voilà ce que je te propose. Tu remets tous les fonds en place, comme prévu. Tu me donnes un accès complet aux comptes, avec des notifications automatiques pour tout mouvement au-dessus de mille euros. Tu commences une thérapie sérieuse – pas ces groupes de parole que tu fréquentais probablement pour rassurer ta conscience, mais un vrai travail thérapeutique."

"Et en échange ?"

"En échange, j'étoufferai l'affaire. Officiellement, je t'ai demandé une révision des procédures financières pour plus de transparence. Personne ne saura pour les soixante-dix mille euros."

Rachid l'examina longuement, cherchant le piège. "Il doit y avoir autre chose."

"Il y a autre chose." Leïla sourit sans joie. "Je veux que tu m'expliques le système. Comment tu manipules les chiffres, comment tu contournes les contrôles, comment tu crées des failles dans une structure supposément étanche. Je veux comprendre comment fonctionne le jeu."

"Pour quoi faire ? Tu ne vas pas te mettre au poker."

"Non. Mais Aurélie et le ministère jouent une partie avec nous depuis le début. Je veux comprendre leurs règles pour pouvoir les subvertir à mon tour."

Un éclair de compréhension traversa le regard de Rachid. "Tu veux détourner les cinq millions ?"

"Je veux les utiliser comme ils devraient l'être – pour aider réellement les jeunes, pas pour produire des rapports flatteurs et des statistiques truquées." Elle se pencha vers lui. "Pour cela, j'ai besoin d'un joueur, pas d'un comptable. Je veux créer un système parallèle, où l'argent servira vraiment ceux qui en ont besoin."

Le visage de Rachid s'anima d'un intérêt nouveau. "Un double jeu financier. Une comptabilité officielle pour satisfaire les bureaucrates, et une allocation réelle des ressources qui suit une autre logique."

"Exactement."

"C'est risqué. Potentiellement illégal."

"Plus risqué que de disparaître soixante-dix mille euros pour jouer au poker ?"

Il eut un rire bref. "Touché." Puis, après un moment de réflexion : "Je pourrais concevoir un tel système. Mais je suis curieux – qu'est-ce qui te fait penser que je ne vais pas simplement replonger et détourner encore plus d'argent ?"

"Rien du tout. C'est exactement ce que je crains." Elle haussa les épaules. "Mais c'est le risque que je prends. Tu as un problème avec le jeu, j'ai un problème avec le système. Peut-être que nos problèmes peuvent s'annuler mutuellement."

Rachid la considéra avec un nouveau respect. "Tu es fascinante, Leïla Tazi. Je comprends mieux pourquoi ton discours au gala a tant marqué les esprits. Tu n'es pas juste lucide – tu es prête à agir en fonction de cette lucidité, quitte à franchir les lignes."

"Les lignes ont été tracées par ceux qui veulent maintenir l'illusion que le système fonctionne," répondit-elle simplement. "Alors, marché conclu ?"

Il tendit la main. "Marché conclu."

Quand il fut parti, Leïla resta immobile dans son bureau, contemplant ce qu'elle venait de faire. Au lieu de dénoncer un détournement de fonds, elle venait de s'associer à son auteur pour commettre une forme plus sophistiquée de la même infraction. La justice et la morale conventionnelles auraient exigé qu'elle signale Rachid immédiatement. Mais la justice conventionnelle servait-elle vraiment la cause qu'elle défendait ?

Tu viens de franchir une ligne, Leïla. Tu n'es plus simplement l'observatrice – tu es devenue actrice du système que tu dénonces.

"Je sais, Noureddine. C'est ça le vrai jeu des subsides – nous sommes tous à la fois les dupes et les tricheurs."

Elle nota mentalement : créer un “comité bénéficiaires” siégeant aux côtés du CA. Un contre‑poids humain aux audits chiffrés – et un excellent brouillard pour masquer, ironie suprême, sa propre manipulation des lignes budgétaires.

Sur son bureau, son téléphone vibra. Un message de Édouard : "Comment s'est passée la conversation avec Rachid ?"

Elle fixa l'écran, incapable de répondre immédiatement. Comment expliquer à Édouard, l'homme intègre par excellence, qu'elle venait de s'allier à un joueur compulsif pour contourner les règles du système ? Qu'elle avait choisi l'efficacité concrète plutôt que la transparence absolue ?

"En cours. Je t'explique ce soir," répondit-elle finalement, se promettant une semi-vérité qui préserverait à la fois sa nouvelle alliance avec Rachid et sa relation avec Édouard.

Un nouveau jeu commence, Leïla. Celui de la compartimentalisation morale.

"Pas un jeu, Noureddine. Une nécessité."

Elle rangea les dossiers compromettants dans son tiroir et verrouilla ce dernier. Puis elle sortit ses cartes de tarot, désormais compagnes fidèles de ses moments de doute. Sans surprise, son regard fut attiré par La Justice, qu'elle avait placée bien en évidence sur son bureau ce matin-même.

La Justice, avec son épée et sa balance. Mais quelle justice, exactement ? Celle des tribunaux et des codes, qui condamnerait Rachid sans hésitation ? Ou celle, plus profonde, qui reconnaissait que parfois, pour servir un bien supérieur, il fallait s'écarter des sentiers balisés ?

À côté, La Papesse observait silencieusement, gardienne des mystères et des vérités cachées. Elle semblait lui rappeler que la connaissance venait avec un prix – celui de la solitude de celui qui voit au-delà des apparences.

Ce soir-là, en rentrant chez elle, Leïla trouva Rayan et Édouard absorbés dans la construction d'un volcan miniature qui, selon leurs explications enthousiastes, allait véritablement "entrer en éruption" grâce à un mélange de bicarbonate de soude et de vinaigre.

"Tu es pile à l'heure pour la grande explosion !" s'exclama Édouard avec la joie contagieuse d'un enfant déguisé en adulte.

Rayan, le visage barbouillé de peinture rouge censée représenter la lave, sautillait d'excitation. "On a fait un vrai volcan, maman ! Comme ceux qui ont tué les dinosaures !"

"Techniquement, ce sont probablement des astéroïdes qui ont..." commença Édouard avant de s'interrompre en croisant le regard amusé de Leïla. "Et on va faire exploser ce volcan maintenant !"

Leïla observa la scène – son fils et cet homme qui n'était pas son père mais qui avait apporté dans leur vie une forme de joie qu'elle croyait inaccessible. Elle pensa à Rachid, à leur pacte secret, aux lignes morales qu'elle avait franchies aujourd'hui.

Parfois, songea-t-elle, les règles existent pour être transgressées. Pas par caprice ou par commodité, mais parce que la vie réelle, avec sa complexité organique, ne se plie jamais parfaitement aux cadres théoriques que nous lui imposons.

Comme pour confirmer cette pensée, le volcan miniature choisit ce moment pour "exploser" de façon spectaculaire, projetant un mélange mousseux bien au-delà du récipient prévu, éclaboussant la table de la cuisine, le sol, et les créateurs enthousiastes.

Au milieu des éclats de rire et des exclamations, Leïla sentit une bulle de joie pure monter en elle – non pas la satisfaction intellectuelle d'avoir compris un mécanisme, mais cette allégresse primitive qui échappe à toute analyse.

Le jeu des subsides continuerait demain, avec ses règles troubles et ses enjeux complexes. Pour l'instant, il y avait juste un volcan en éruption, un enfant ravi, et un homme qui regardait Leïla avec des yeux qui disaient : "Vois comme la vie peut être simple, parfois."

Et pour une fois, La Papesse et La Justice restèrent silencieuses, comme si même elles reconnaissaient que certains moments transcendent l'observation et le jugement.

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