– Meh ! hurla la fermière depuis la fenêtre à l’étage. Tes cornues sont encore dans l’potager !
Melska lâcha le linge qu’elle pliait et détala entre les épais draps encore pendus, le cœur dans les oreilles.
– J’te préviens ! menaça-t-elle dans son dos, si elles ont mangé les poireaux, j’les prends sur tes gages !
Sans ralentir, la jeune femme traversa le petit pont qui enjembait le canal d’irrigation et évita la flaque de boue qui risquait de ruiner ses chaussures. La barrière du verger sautée, elle tourna à droite vers les légumes.
Laquelle avait bien pu lever le loquet cette fois ? Elle avait cru le problème réglé en gardant Futée avec elle, mais ça recommençait. Une goutte de sueur piqua ses yeux.
La petite chèvre grise qui courait sur ses talons bêla en apercevant ses comparses, éparpillés dans les semis. Melska pâlit et se précipita après les bêtes dans les asperges. Les asperges, c’était le bâton.
Pareski et les gamins du palefrenier arrivèrent pour l’aider et ils ramenèrent ensemble les fuyardes vers leur enclos dans un silence entrecoupé de tintements de grelots.
Rageusement, Melska referma le loquet et passa deux cordes supplémentaires entre les montants de bois de la barrière.
Elle s’accouda au portillon, ôta son châle et reprit son souffle.
– Bê ! fit Futée de l’intérieur.
– C’est moi qui paie vos bêtises vous savez ! cria-t-elle pour passer ses nerfs.
– Le fermier t’attends… dit Pareski derrière elle.
Melska croisa le regard navré du jeune homme, qui regarda ses pieds.
– Désolé.
– Ça ira… j’ai l’habitude… répondit-elle avec un sourire crispé.
*
– Tu m’coûtes plus que c’que tu rapporte Meh, reprit le fermier en se grattant la barbe d’un geste las. J’peux plus nourrir du monde pour rien. J’ai fait un effort tant que t’étais pas mariée, j’sais que t’as perdu ta mère jeune et que t’es pas vraiment aidée, tout ça… mais ça peut plus durer, tu comprends ?
Melska se remit debout péniblement et opina. Sous son corsage elle sentait déjà la peau piquer, gonfler.
– On en a parlé avec Patience. Après la moisson t’iras chercher une autre place…
Sa gorge se serra, mais elle ne dit rien et retint ses larmes. Rien de tout ça n’était juste, mais si on lui demandait de partir, mieux valait partir que d’attirer l’attention. Elle avait tout fait pour être discrète, faire ce qu’on attendait d’elle, ici comme au Temple. Quitte à passer pour simplette. Elle avait trop à perdre à se rebeller.
– …Melska ! Ecoute quand j’te parle ! Si Pareski veut partir aussi tant pis. On vous fera une recommandation.
– Merci monsieur, hésita-t-elle.
Le fermier fit une pause, peut-être mal à l’aise face à sa résignation. Ce n’était pas foncièrement une mauvaise personne. Juste un fermier codarien, obligé comme tous les autres dans la région de payer une redevance mensuelle toujours plus chère au seigneur local, en exploitant au passage les anciens marnants dont le statut ne valait plus grand chose.
– Tu peux y aller.
Melska salua de la tête et referma la porte derrière elle, un peu raide.
La plupart des employés avaient gagné la salle commune pour le déjeuner. Elle se mit à courir en direction de l’étable et escalada le portillon des chèvres.
– J’espère que vous êtes pas fières ! ragea-t-elle en se laissant tomber dans le foin piquant.
Futée vint se percher sur son ventre, mais Melska la poussa et se rassit avec une grimace. Il lui faudrait entamer le stock de racines qu’elle gardait pour les chèvres pleines. Et en déterrer d’autres.
– Tu m’fais mal avec tes petits sabots, dit-elle en gratouillant l’animal entre les cornes. Je l’ai déjà dit en plus.
– Meh, insista la jeune bique.
– Bientôt tu devras apprendre à vivre sans moi, lui apprit Melska en caressant le petit dos osseux. Je t’ai nourrie au biberon, mais j’pourrai pas… T’es pas à moi…
D’autres chèvres vinrent quémander leur part d’attention, et la jeune femme la leur accorda volontiers. Petite, elle venait voir les chèvres parce qu’elle pouvait leur parler librement, et encore ce soir, le grattement des petites cornes contre le bois et le grincement des dents dans le fourrage l’apaisaient. L’esprit de la chèvre connaissait ses secrets, l’aidait à en porter le poids.
– J’savais que j’te trouverais là, fit Pareski en s’accoudant au portillon. J’gardais ta place au repas, mais j’me suis dit faut que j’aille voir.
Melska essuya ses joues humides avec son tablier à l’odeur de crottin et se remit debout péniblement.
– Ils me mettent à la porte, annonça-t-elle sans détour. A l’automne.
– Merde…
Melska jeta un coup d'œil aux bêtes, aux abreuvoirs. Tout était en ordre.
Elle prit Futée dans ses bras, la confia aux grands bras du garçon d’écurie. Escalader le portillon lui tira quelques jurons. Une fois de l’autre côté, elle repéra une troisième corde qu’elle noua aussi autour des montants.
Pareski posa Futée par terre et lui prit les poignets.
– J’peux aller les voir, s’tu veux.
– Non, répondit-elle en secouant la tête. J’trouverai une autre place. Les chèvreries manquent pas par ici.
Melska fit un signe de tête en direction de la salle commune, et ils en prirent la direction. Puis elle reprit la parole, incertaine.
– Le fermier dit que s’tu veux quitter ta place pour m’suivre ailleurs, il te r’commandera.
– Quel seigneur, grommela-t-il.
La jeune femme se mordilla la joue, sans oser lever la tête. Ils arrivaient au corps de ferme, et elle aurait aimé qu’il n’évite pas le sujet.
– Remarque, j’me vois bien chez M’sieur le comte. J’ai toujours rêvé de m’occuper de chevaux de race.
Pareski se pencha vers son oreille.
– On en reparle après le Temple, souffla-t-il.
Melska hocha la tête, et lui posa un bisou sur la joue. Pareski ne lui avait peut-être jamais fait virevolté de papillons dans le ventre, mais il était gentil, pragmatique. Il n’élevait jamais la voix, même pas sur les chevaux. Dans le comté elle n’aurait pas trouvé meilleur compagnon, et elle était décidée à se montrer digne de lui.
Il lui restait encore à trouver le courage, soit de lui avouer ses origines, soit d’en faire disparaître les preuves.
*
Melska resserra les lanières de son bonnet, compta jusqu’à dix immobile, repartit.
Elle longea le potager grignoté en accélérant le pas, le cou dans les épaules, et descendit à travers champs en direction des berges escarpées du Ressac. Comme tous les soirs de pleine lune, le fleuve prenait des teintes argentées irréelles, comme si la lumière du monde des esprits filtrait à travers une fenêtre liquide.
Elle s’arrêta à nouveau à l’orée du bois, surveilla un moment les environs. Se rejoindre sans attirer l’attention demandait une rigueur et une organisation. Au moindre faux-pas, c’est l’ensemble des derniers Marnants du temple de l’Aulne qui pouvaient disparaître sur les bûchers de ces fous d’inquisiteurs Codariens.
Comme si les Esprits continueraient de faire pousser les récoltes et donner descendance aux troupeaux sans personne pour maintenir le Lien.
Une forte bourrasque secoua ses cheveux grossièrement nattés.
Melska leva les yeux vers le ciel, pourtant plutôt dégagé, et resserra son châle sur ses épaules. L’esprit du vent s’agitait. Pourvu que ceux restés aux fermes pour couvrir l’absence des autres ne fassent pas d’erreur ce soir.
Arrivée au bord du fleuve, elle attendit de nouveau, les oreilles aux aguets, redoublant de prudence. L’esprit du Ressac chantonnait gravement. Celui des hiboux appelait à la chasse.
Elle longea la douce courbe du fleuve, traversa la petite plage de galets où séchaient les nasses de cordages, passa le gué et prit le petit sentier qui remontait entre les ronces. La courte montée la laissa essoufflée, endolorie.
– Foutredieu, grommela-t-elle en s’appuyant sur le tronc mousseux du vieil aulne. Elles pouvaient pas choisir un aut’ jour…
– C’toi la dernière c’soir ? souffla la voix du guetteur perché dans l'arbre.
– Reste l’esprit d’la Terre, répondit-elle selon le code convenu.
Un bruit de grillon résonna dans les cimes. Elle reprit sa route vers la grotte sans attendre le second grillon.
Une faible lueur émanait de la fissure de roche où ils se rassemblaient depuis la destruction des temples. Melska en profita pour accélérer le pas.
La petite cavité humide était bondée. Une douzaine de visages en clair-obscur se tourna vers elle, la faible lueur des bougies faisant danser pupilles, mèches blanches et visages creux.
Elle salua ceux des autres fermages de la tête et se trouva un petit coin en retrait pour s’asseoir en grimaçant.
Machinalement, elle se mordilla la lèvre. Ce soir c’était la lune des chèvres. Ce qu’il restait des marnants, ceux qui le pourraient, où qu’ils soient, rejoindraient le Lien. A la ferme, onze de ses cornues étaient grosses. Ce qui ferait quinze chevreaux. Au moins. Elle aurait bien besoin de l’aide de l’esprit de la chèvre pour ne pas perdre une mère.
Le personnage de Melska m'intrigue beaucoup, tu rends son passé assez mystérieux ce qui donne envie d'en savoir plus. Et je me questionne aussi sur ce que le Lien peut être. En tout cas je te félicite encore pour tes descriptions et ton vocabulaire, on est vraiment plongé dans le quotidien des gens du peuple.
Encore merci pour le temps que tu prends pour ces retours. C'est très bienveillant et j'aime beaucoup avoir les idées et hypothèses des lecteurs ça m'apprend plein de choses :)
Pour le Lien, la communauté des marnants y voient un moyen de communication avec les esprits naturels. Je laisse chaque lecteur décider s'il veut y voir du surnaturel ou de la religion, c'est aussi ça qui est intéressant :)
Merci encore pour le temps que tu consacres à me lire !
Je suis touchée que cela te plaise et te donne envie de poursuivre ta lecture.
A bientôt alors :)