Chapitre 4 - L'Ours usurpateur

Anthémis. Ses kilomètres de remparts immaculés se dressaient devant une infinité de champs de culture où vagabondaient en totale liberté chèvres, bœufs et autres espèces endémiques à la région. Le dôme arrondi d’un silo à grains s’élevait des plantations de céréales qui se pliaient sous la légère caresse d’une brise descendant des vergers alentours. En plus de partager le parfum de leurs arbres, les couleurs douces et variées de leur floraison ne finissaient d’embellir ce paysage quasi idyllique

Voilà plusieurs jours que le cavalier chevauchait à travers tout le pays depuis Pierre-de-Gris. Petite bourgade située à la frontière entre Argenterre et la chaine de montagnes d’Opalpe, elle s’embourbait dans un éternel hiver aussi froid qu’humide. Et, bien qu’il ne fût pas là pour profiter du ciel bleu et des températures clémentes des côtes ensoleillées de la capitale, il appréciait tout de même ce changement de climat.

À son approche, les gardes se postèrent, lances à la main, afin de lui barrer la route. Il dut ralentir, tirant un peu trop sur la bride de son cheval dont les naseaux crachaient d’essoufflement. Sans descendre de sa mouture, l’homme tendit une petite enveloppe cachetée au soldat qui était venu à sa rencontre. Ce dernier brisa le sceau de cire puis lut la directive avant de s’écarter, imité ensuite par ses comparses. Les lourdes grilles s’ouvrirent alors dans un fracas métallique.

- Où est le roi ? demanda-t-il.

- Tu le trouveras à la Cave des Justes.

Il acquiesça brièvement puis repartit à vive allure franchissant la Porte Kimolia, première des enceintes compartimentant celle que l’on surnommait la Blanche-Cité. Bien qu’elle soit la plus récente des trois, elle avait été érigée dans les temps anciens pour offrir aux paysans vivant extramuros un refuge en cas d’invasions ennemies. Aujourd’hui, elle ne protégeait plus qu’un agglutinement de vieilles masures dont la chaux des murs s’effritait sous les affres du soleil et de l’air marin.

Les habitants usaient alors des moyens du bord pour camoufler les cicatrices de leur misère et des siècles passés. Des fresques à base d’un mélange de boue et de pigments naturels mettaient un peu de gaieté sur quelques façades et s’ajoutaient aux plantes fleurissant le seuil de certaines bicoques. La plupart d’entre elles entassaient des familles entières qui, trop contentes de posséder un toit, étaient néanmoins bien trop pauvres pour en construire un autre lorsque naissait une nouvelle génération.

Le messager s’engagea ensuite vers la Porte Alati.

Le brouhaha assourdissant qui s’en échappait s’expliquait par la présence de la plus grosse population marchande des Trois Plaines. Elle se rassemblait au cœur d’une place s’étendant sur plusieurs centaines de mètres délimitée par un encerclement de colonnes à la peinture écaillée. Celles-ci supportaient une voute entièrement décorée de mosaïque contant des scènes de l’histoire d’Anthémis. Un chef d’œuvre d’architecture dont le puit de lumière à son sommet témoignait des nombreux vandalismes commis sous le nouveau régime qui avait ordonné la destruction toute représentation de Falba.

Ici, tout s’achetait, tout se vendait et ce, avec plus ou moins d’honnêteté. Esclaves, bétails et ingrédients en tout genre côtoyaient fourrures, bijoux et apparats divers aussi clinquants et rutilants que les pièces d’or contre lesquelles on les échangeait. Quoi que vous cherchiez, vous étiez sûr de le trouver dans cette agora engorgée d'odeurs d’épices et d’encens et bercée par un capharnaüm de mélodies joyeuses, parfois exotiques.

Toute cette animation avoisinait des quartiers plus riches pourvus d’imposantes villas dont les plus hauts balcons avaient vue sur de luxuriants jardins. Des canaux abreuvaient ces rues ensoleillées et alimentaient des bassins d’agrément où l’on croisait quelques courtisanes qui venaient y tremper leurs pieds nus. Leurs éclats de rire s’envolaient par-delà la Porte Marmaro où se regroupaient la plus grande part des institutions économiques et politiques de la capitale.

Toute cette vie évoluait sous la dominance des ruines du Palais de Lune s’élevant depuis le point culminant des côtes anthémisiennes. Résidence abandonnée de l’ancienne royauté ayant gouverné les Trois Plaines et pillée par les hommes du roi Tragen lors de sa prise de pouvoir. Elle n’était plus qu’un énième vestige rappelant à quiconque levait les yeux vers son dôme à moitié détruit, la gloire d’une époque révolue.

L’homme dépassa les derniers badauds et longea les façades ajourées des bains publiques, quittant l’axe principal qui reliait les trois portes entre elles. Il prit alors une artère toute en pente afin de gagner les abords du port d’Anthémis. Au travers des toits en tuiles claires, l’horizon se teintait des couleurs des navires marchands aux voiles gonflées voguant sur une mer d’huile.

C’était une belle journée, chaude et radieuse, comme il y en avait tant sur le rivage nordique d’Argenterre. Qui aurait imaginé qu’elle s’avèrerait également l’une des plus cruelles ?

Il sortit de l’ombre rafraichissante d’un long et étroit passage en arc de cercle creusé à même la roche et, pieds toujours à l’étrier, descendit l’interminable escalier. Les marches se succédèrent les unes aux autres jusqu’à ce que les sabots se mettent à résonner sur le bois du ponton qui longeait les falaises. Un air chargé d’effluves salines et de poissons piqua les narines du cavalier qui se laissa distraire un instant par le déchargement de marchandises en provenance des terres occidentales d’Obsidune.

Soudain, le chant puissant et monotone d’une conque étouffa le vacarme des docks. Le ricanement joyeux des marins se mua alors instantanément en regard grave et angoissé. Tous savaient ce que cela annonçait.

Une âme allait quitter cette terre.

Le soldat troqua aussitôt sa monture contre une embarcation qui rama en direction de l’entrée d’une cavité de laquelle s’échappaient des cris déformés par l’écho. Là, l’homme s’empara d’une des torches et s’engouffra dans le tunnel inondé par le reflux des vagues. Il continua sur plusieurs mètres avant d’apercevoir enfin la lumière des flambeaux appartenant aux gardes surveillant l’accès.

- Halte ! Tu n’as rien à faire ici !

- Je suis là pour délivrer un message au roi. C’est au sujet de la Princesse.

Son interlocuteur le jaugea un instant puis finit par l’escorter jusqu’à un groupe d’hommes en armure rassemblés autour d’un colosse accroupi devant un couple enchainé au sol. Il saisit la mâchoire de la jeune femme et caressa doucement son visage noyé par les sanglots. Incapable d’émettre le moindre son, celle-ci déglutit et se mit à trembler. À côté, son compagnon n’osait bouger malgré les regards suppliants qu’elle lui lançait.

- Ce n’est pas lui qui te sauvera, petite. Il est bien trop faible pour ça. Ce n’est qu’une proie. Nous, toi, moi, nous sommes des prédateurs. Il n’y a que nous, les forts, qui puissions nous protéger. Nous sommes nés pour les diriger, pour les dominer. C’est dans notre nature. Nous mélanger à eux ne ferait qu’appauvrir notre sang. Imagine, un lion avec le cœur d’un agneau … une telle engeance ne peut, ne doit pas voir le jour ! Ce serait un blasphème à notre race ! C’est pour ça que j’ai interdit de telles unions, je le fais pour tous nous sauvegarder, eux, nous ! Que nous gardions chacun la place qui est la nôtre. Tu me comprends, n’est-ce pas ? expliqua-t-il d’une voix calme, presque bienveillante.

Bien trop terrorisée pour oser le défier, elle acquiesça vivement de la tête tout en continuant à déverser un flot de larmes.

- Vraiment ? Non, je ne crois pas que tu comprennes, dit-il après un moment de silence où il feint la réflexion.

- Si, si, je comprends ! tenta-t-elle de le convaincre.

- Non, je ne pense pas, sinon pourquoi te corrompre avec un être de son espèce alors que tu connaissais les risques, que tu connaissais ma sentence ? cracha Tragen en resserrant sa poigne autour de sa victime.

- Parce qu’on s’aime ! clama le pauvre bougre dont les genoux continuaient à patauger dans une eau qui ne cessait de monter.

La réponse ne sembla pas satisfaire leur bourreau qui, furieux, commença à se défouler sur l’impudent qui l’avait interrompu. Son expression resta froide et stoïque tandis qu’il rouait de coups le malheureux.

- Arrêtez ! Je vous en supplie ! Arrêtez ! Vous allez le tuer ! hurla la jeune fille.

Une violente gifle stoppa net ses supplications et l’envoya contre la roche, lui entaillant profondément la pommette. Un rictus de douleur défigura un peu plus ses traits lorsque son tortionnaire lui agrippa ses cheveux blonds afin qu’elle le regarde dans les yeux. Il essuya avec son pouce le sang qui perlait de la blessure avant de le porter à sa bouche.

- Quelle tristesse, tant de vies gâchées par caprice. Car après tout, oui, l’amour n’est qu’un caprice ! Et comme tous les caprices, il doit être puni. Mais je suis d’humeur magnanime alors je vais t’accorder la chance de choisir qui de toi ou de ton amant subira le châtiment de la mort…

- Q-quoi ?

- Toi ? Ou lui ? Dis-moi ! Je suis curieux de connaitre ta réponse.

- Non, je… je ne peux pas …

- Mais si tu peux. Allons, un peu de courage voyons, fais donc honneur à ton sang ! Choisis lequel de vous deux va rester en vie !

- Je … je …bafouilla-t-elle.

- Allez, le temps presse, la marée monte, tic-tac-tic-tac ! Si tu ne décides pas plus vite, je vais vous laisser tous les deux vous noyer ici, enchainés comme des chiens …

- Non … je…

- Qui ? s’impatienta-t-il en haussant le ton.

- Moi ! céda-t-elle dans un cri de désespoir. Moi, c’est moi ! Je ne veux pas mourir…

Satisfait, il sourit et tapota la joue de la femme. Cette dernière, une fois qu’elle eut réalisé ses paroles, s’empressa de demander pardon à son compagnon gisant par terre, accablé par le choix de celle qui était censé l’aimer. Elle suppliait encore et encore, pleurnichant et se débattant dans les bras des soldats mais le tyran n’en avait que faire. Il se dirigeait déjà vers le messager qui avait assisté à toute la scène sans sourciller.

Quand il fut devant lui, l’émissaire déglutit face à ce géant dont la carrure trapue insufflait à elle seule la plus grande terreur. La pénombre de la grotte accentuait l’aura meurtrière qui s’émanait de ce puissant prédateur. Tragen, le Roi Usurpateur, aussi avide de sang que calculateur. Peu de personnes l’avait déjà vu se transformer mais l’on racontait que, lors de ces rares occasions, il prenait alors l’apparence d’un ours à la taille démesurée.

Certain disait que sa fourrure était aussi noire que les ténèbres desquelles les plus superstitieux prétendaient qu’il en était né. D’autres affirmaient qu’il avait survécu à tant de batailles que le cuir de son épiderme en était devenu impénétrable. Et si l’on n’avait l’outrecuidance de remettre en question la véracité de ces propos, son visage balafré suffisait à ôter tout doute.

- Parle ! Quelle nouvelle m’apportes-tu ? ordonna le souverain.

- Des nouvelles de votre fille. Nous avons réussi à la suivre jusqu’à la frontière d’Opalpe. Cerf-de-Pic semble être sa prochaine destination.

- Cerf-de-Pic ? En es-tu sûr ? interrompit un homme vêtu d’une cuirasse plus travaillée que celle de ses comparses.

- Oui mon Prince.

- Que va-t-elle chercher là-bas ? interrogea-t-il en se tournant vers son père.

Un silence pesant suivit durant lequel l’assemblée vit naître une lueur de colère au sein des iris sombres de Tragen. Ses doigts s’agrippèrent un peu plus fort à la garde de son épée. Dans un hurlement de rage, il la dégaina pour l’abattre impitoyablement sur sa victime. Le visage souillé par les éclaboussures chaudes de sang, il contemplait les yeux sans vie à moitié dissimulés derrière la longue chevelure dorée éparpillée dans une mare écarlate.

- Toi, persifla-t-il en pointant vers son fils sa lame rougie, si tu tiens réellement à elle, ramène-la ici avant que je ne décide de lui faire subir le même sort !

- Bien Père.

- Mais que ce soit clair, si elle résiste, tu ne fais pas de sentiments, tu la tues et tu me rapportes ce qu’elle m’a volé !

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Jinane
Posté le 04/06/2020
Hum hum. Intéressant ce Tragen. Les personnages froids et calculateurs sont toujours très intéressants à développer :) Qu'est-ce que la princesse a bien pu lui voler ? Et donc, elle a un frère… Je viens de me rappeler du résumé : la princesse recherche donc le petit du premier chapitre, c'est ça ? Et le fils de Tragen va maintenant partir à sa poursuite… d'accord d'accord, ça va être la course xD

Franchement, ces histoires de transformations en animaux m'intriguent toujours autant.

J'ai juste une petite remarque sur une phrase : "franchissant la Porte Kimolia, première des enceintes compartimentant celle que l’on surnommait la Blanche-Cité." --> J'ai eu un peu de mal à visualiser le truc. La Porte Kimolia est donc une des entrées de l'enceinte de la Blanche-Cité ? J'avoue avoir mis beaucoup de temps à comprendre cette description ^^ Au début, je croyais que Kimolia était l'entrée d'une enceinte qui entourait une autre enceinte (celle de la Blanche-Cité). Cette phrase est un peu difficile à comprendre selon moi :)

A part ça, c'était encore un chapitre fluide avec un bon vocabulaire, de jolis noms pour les bâtiments (le Temple de Lune notamment)… et avoir différents points de vue dans une histoire ne m'embête pas, au contraire ! Je trouve que ça apporte de la profondeur et ça permet de croiser les avis ;)

A plus tard !
Ouroboros
Posté le 04/06/2020
Re !
Oui Théa est à la recherche du véritable héritier du royaume qui est l'enfant du premier chapitre. Mais comme tu te l'imagines, ce sera une quête semée d’embûches.

Concernant ta remarque, Anthémis (surnommée Blanche-Cité) se divise en trois enceintes imbriquées les unes dans les autres. Elles séparent les différentes classes sociales de la population d'Anthémis.
Je ne sais pas si tu connais un peu le manga Attack on Titan avec les différents murs (Mur Maria, Mur Rose, etc...) mais Anthémis est construite un peu sur le même système.
Je vais certainement reprendre la phrase pour la rendre plus compréhensible ^^

J'aime bien exploré les histoires sous différents points de vue, cela permet de récolter des informations supplémentaires sur l'univers via une autre approche que celle du personnage principal.

Encore une fois, je te remercie pour ton passage et tes commentaires qui sont toujours agréables à recevoir.
Jinane
Posté le 06/06/2020
Coucou, merci pour ta réponse !

Je ne connaissais pas ce manga et suis allée voir les murs dont tu parlais. Effectivement, je vois mieux de quoi ça a l'air ;)

A plus tard !
Mymy M.
Posté le 02/05/2020
Quel en***** ce tragen!!!! Ce chapitre a été rajouté non ? J'ai trop de peine pour ce couple . Quel sadique toi !!!! :p je vais de ce doigt lire la suite
Ouroboros
Posté le 02/05/2020
Ce chapitre a été modifié en profondeur je dirais !
Et oui ... tu me connais si bien !
Mymy M.
Posté le 17/05/2020
trop même je vais demander le divorce :')
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