Chapitre 4 - Myriade de bulles

Deux paires d’yeux écarquillés et deux bouches formant un “o”. C’est ce qu’elle avait devant elle, dans cette forêt où seuls résonnaient les bruissements de feuilles et les cris lointains d’animaux. Jamais elle n’avait essayé d’envoyer autant de bulles sur des individus. Une seule suffisait à apaiser le plus bougon des quidams. Mais là, il devait y en avoir une dizaine. Au moins, cette utilisation incontrôlée de son pouvoir avait eu le mérite de laisser ses cheveux tranquilles. Les deux malandrins avaient cessé immédiatement toute agressivité à l’apparition des bulles. D’abord par stupéfaction puis par… Béatitude ? 

- De grâce, gente m’dame, nous feriez-vous l’honneur de nous pardonner ? J’me mets à g’noux pour implorer vot’ clémence. J’ai été mauvais, et je ne puis me pardonner moi-même.

- Oui m’dame, notre vie d’malheur nous a poussés à faire des choses méchantes. Mais ce n'est pas une excuse, nous sommes impardonab’... 

Non seulement ils n’étaient plus agressifs, mais ils se montraient dociles. Ce constat aurait dû réjouir Bubbline, mais elle ne put s'empêcher de ressentir un frisson dans le dos. “Si j’étais mal attentionnée, je pourrais leur faire faire n’importe quoi.” C’était le genre de pouvoir que ces deux bandits auraient rêvé d’avoir pour récolter tout l’argent du monde et elle le savait. Nourrie à la bienveillance et la naïveté, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir de la culpabilité.

Vent dans les cheveux et visage tacheté des ombres de la frondaison, Bubbline tenta de garder la face en prenant une posture forte. Elle devait marquer leurs esprits.

- Dans un premier temps, excusez-vous auprès de lui, fit-elle en pointant du doigt le pauvre homme qui se faisait agresser quelques minutes auparavant. 

Ce dernier était livide, comme s’il venait d’assister à l'œuvre du malin en personne. Lorsqu’elle s’adressa à lui, il recula légèrement, méfiant. Il la dévisageait avec la même inquiétude que les deux hommes quelques instants plus tôt, comme s’il la soupçonnait de faire partie de leur bande.

- Qu’est-ce que… Je… Balbutia-t-il, en tentant de trouver quelque chose à dire devant ce spectacle des plus improbables. 

- Pardon ! Pardon ! Pardon ! Tu as dû avoir si peur ! fit le malandrin au nez cassé en s’approchant de lui. 

- Tiens, prends ! Voilà les quinze pièces d’or que j’ai dans ma bourse…Elles sont pour toi ! déclara l’autre qui suivit son compère en tendant l’argent au malheureux. 

- Attendez…Vous avez de l’argent ? Donc vous n’étiez pas affamés comme vous me le disiez juste avant mes bulles ? Bubbline tombait des nues. Ils étaient méchants et en plus c’étaient des menteurs. 

- Non m’dame.. On a menti. Punissez-nous ! 

Cette injonction fut suivie d’un dodelinement de la tête par son camarade. Les deux hommes voyaient Bubbline comme un être céleste venu leur apporter un jugement divin. Elle se sentait mal à l’aise. “Faire le bien, certes, mais sans asservir son prochain”, se répéta-t-elle. Elle leur dirait d'être gentils et après quoi ? Visiblement, l’effet de ses bulles pouvait s'estomper, et ils redeviendraient comme avant… Profiter de leur faiblesse, ce serait s’abaisser à leur niveau. “Je ne suis pas comme eux”.

- Asseyez-vous ! Tous les trois. Bubbline prit une voix si autoritaire que les deux zélés baissèrent la tête comme s’ils attendaient leur sentence. J’aimerais que nous parlions. Parlez-moi de vous, de ce qui vous a poussé à agir ainsi et surtout, dites-moi comment je peux vous venir en aide et apaiser définitivement vos cœurs.

Après la mésaventure de la taverne, elle avait décidé de ne pas passer par quatre chemins. 

- J’m’appelle Roffin. Mes camarades m’appellent le Chafouin parce que j’ai toujours une sale trogne. Lui c’est Mirel Tranchepoche. Pour faire simple, j’ai toujours vécu dans la misère. Ma mère était une femme de joie et je n’ai jamais connu mon père. Dès que j'étais haut comme trois pommes, j’ai suivi le groupe de cul terreux du coin et on allait tirer la bourse de braves gens. J’en ai tué beaucoup… Y compris des enfants. 

- Presque pareil pour moi, sauf que j’étais orphelin. J’ai grandi parmi cette même bande de cul terreux sans pitié. J’crois que je n'ai jamais ressenti d’la pitié ou quoi qu’ce soit du genre… Mais depuis que je vous ai vu, j’ai découvert de nouvelles émotions, m’dame. 

Le visage de Mirel, déformé par un sourire béat, laissait briller des yeux humides et écarquillés. Son engouement était tel qu’il ne semblait pas voir qu’il était à genoux dans la boue. C’en était terrifiant. Bubbline ne voyait pas cette nouvelle approche d’un bon œil, bien qu’elle fût touchée par leur histoire. 

- Et toi ? Quel est ton nom et ton histoire ? demanda-t-elle à celui qui n’était pourtant pas un agresseur. 

- Thomas. Et…Je crois que je n’ai rien à faire ici. J’ai assez souffert en ce jour, j’aimerais rentrer chez moi. Il se leva et commença à se diriger vers la route d’un pas mal assuré. 

Bubbline le rattrapa par le bras, passant à travers les deux bandits illuminés qui la suivèrent du regard. 

- Attends. Assis-toi aussi, c’est important. Toi aussi tu as besoin d’amour. 

En plongeant son regard apeuré dans les siens, il semblait ne percevoir que maintenant que les yeux de la jeune femme étaient d’un rose qu’on ne voyait jamais chez les gens ordinaires. Bien qu’il soit de basse extraction, il avait déjà entendu parler de cette lignée noble aux yeux couleur pivoine. Dans les tavernes, entre deux pintes levées bien haut, on parlait parfois d’eux. Ces gens aux yeux roses, capables, disait-on, d’adoucir n’importe quel cœur. Cette grande famille, appelée la maison Rosvaren, avait tout d’une blague pour les bonnes gens à la vie dure. “Eh bah qu’on vienne m’apaiser après avoir porté des sacs de farine”, ou encore “les roseux f’raient mieux de labourer nos champs, on verra s’ils ont le cœur tendre”, ce genre de piques, Thomas les avait entendues toute sa vie. Personne n’en avait jamais vu en chair et en os, si bien qu’on en parlait désormais comme d’une légende.

- Une Rosvaren ?

Les deux hommes agenouillés prirent une expression nouvelle. Leur béatitude laissa place à autre chose. Un souvenir, peut-être, semblait remonter à la surface.

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Em Sharm
Posté le 09/05/2025
Re !

Je n'ai pas pu me retenir de me jeter sur le chapitre suivant. 🤭

J'apprécie le fait que Bubbline apprenne de ses erreurs et essaie de raisonner les bandits avant que l'effet de ses bulles ne se dissipe.

Sa méthode est encore une fois naïve cependant, c'est aussi ce qui la rend si touchante de toujours espérer qu'il y ait du bien chez autrui.

La chute du chapitre m'inquiète un peu cependant car la victime n'a pas l'air très reconnaissante et pourrait bien devenir son nouveau bourreau !

Quelques remarques :
- Ce constat devrait réjouir Bubbline, mais elle ne put s'empêcher de ressentir un frisson dans le dos. → Ce constat aurait dû (concordance des temps)
- Visiblement, l’effet de ses bulles pouvait s'estomper, et ils reviendront comme avant… → et ils redeviendraient aussitôt comme avant ? (le futur ici m'a gênée étant donné qu'il est précédé d'une hypothèse)
- Parlez-moi de vous, ce qui vous a poussé à agir ainsi → de ce qui vous a poussé

Je file au chapitre suivant haha,
Em 🌸
Vermeille
Posté le 11/05/2025
Re coucou Em,

C’est un vrai plaisir de te voir enchaîner les chapitres et de lire tes impressions au fil de l’histoire. Tu cernes parfaitement ce qui rend Bubbline aussi fragile qu’attachante, avec cette manière d’y croire encore, même quand elle devrait fuir.
Et oui, tu as raison de te méfier de cette fin…

Merci aussi pour toutes tes remarques, elles sont très pertinentes et j’ai pris le temps de tout corriger. C’est super précieux d’avoir ce genre de retour.

Bonne lecture pour la suite ! :)
Em Sharm
Posté le 16/05/2025
Avec plaisir ! Et Bubbline est si attachante qu'avec en plus ton écriture fluide, il n'est pas difficile d'enchaîner les chapitres. ;)
Syanelys
Posté le 20/04/2025
La poésie bulleuse a encore frappé ! J'aime beaucoup le point de vue que tu apportes avec ton héroïne. Les plonger dans la béatide pour les apaiser, sans nier le potentiel destructeur des bulles s'il était utilisé à mauvais escient. Un conception "juste" dans ce monde "injuste".

La séance de thérapie de "couple de malandrins" fut très plaisante à lire, surtout quand elle insiste que pour la victime soit toujours victime, mais de son intervenion forcée.

Ton style est très maîtrisé. Avec Bubbline, on découvre un monde qui nous apparait naturel, dans ses bons comme ses moins bons penchants et tu parviens à nous distiller avec la petite rosée le monde qui nous intéresse le plus. Le sien.

Coup de coeur aussi pour cette soigneuse des coeurs qui ne se contente plus de guérir les symptômes mais qui s'attaque à la cause première du "mal" qu'elle perçoit chez autrui.
Vermeille
Posté le 20/04/2025
Ton commentaire est une bulle précieuse dans mon bain d’encre :)

Tu lis Bubbline avec cette délicatesse rêveuse qui me touche beaucoup — comme si tu effleurais les contours d’un monde que j’essaie de rendre flou mais sensible, naïf mais pas aveugle.

Tu as parfaitement saisi ce paradoxe que j’aime explorer : la paix imposée, les bonnes intentions qui débordent, les cœurs qu’on soigne malgré eux. Et ce "couple de malandrins", ah, je suis ravie qu’il t’ait plu. Ils sont sortis de la plume un peu malgré moi haha

Merci d’accompagner Bubbline chapitre après chapitre, avec ce regard tendre et un peu brumeux qui me donne envie de continuer à faire pétiller ses bulles, même quand elles deviennent un peu piquantes.
Syanelys
Posté le 20/04/2025
Je pense que tu as gagné une âme supplémentaire qui soutiendra sa cause... à travers ta plume !
Djidji Trakos
Posté le 12/04/2025
Tuer des enfants, c'est trop violent dans le texte. J'aime bien le fait qu'ils se confessent et qu'elle essaie d'utuliser d'autres techniques en dehors des bulles pour apporter son aide.
Vermeille
Posté le 19/04/2025
Merci beaucoup pour ton retour. Je comprends que la scène avec les enfants soit choquante, c’est un passage volontairement dur, parce que j’essaie de jongler entre l’extrême naïveté de Bubbline et un monde très sombre, presque cruel. C’est un équilibre un peu bancal parfois, mais c’est ce contraste qui m’intéresse.

Et je suis ravie que tu aies relevé qu’elle tente autre chose que ses bulles ! Elle commence à chercher d’autres façons d’aider, même si ce n’est pas toujours évident pour elle. Encore merci de suivre l’histoire avec autant d’attention, tes commentaires me font plaisir.
doryna
Posté le 09/04/2025
C’est un vrai petit coup de cœur.
Bubbeline dégage tout de suite quelque chose de singulier et touchant, on a envie de la suivre, de comprendre son monde, ses liens, sa famille.
Il y a une vraie chaleur dans l’écriture, une douceur qui embarque sans forcer.
On sent que quelque chose de fort se tisse derrière, et ça donne envie de rester encore un moment dans cet univers.
Merci pour cette belle parenthèse !« et vraiment hâte de découvrir la suite...
Vermeille
Posté le 09/04/2025
Merci Doryna pour ton commentaire, je suis ravie que Bubbline te plaise autant !
Minerve
Posté le 07/04/2025
Le retour de Bubline!! 🤩
Excellent chapitre, j'aime beaucoup la manière dont les malandrins parlent, avec les abréviations : leur personnalité (en tant qu'adoucis par Bubline) ressort très bien!
Bubline est toujours aussi attachante, et c'est super de montrer toute la dimension philosophique sur l'utilisation de son pouvoir, qu'elle ne veut pas rendre abusive ou pour asservir les autres!
Juste j'ai noté deux petites "erreurs" : à "Après les mésaventures de la taverne, elle avait décidé (...)" qui succède à une prise de parole, tu as oublié de revenir à la ligne ; après il y a une confusion sur le nom du personnage : il est écrit d'abord "Rosvaren" puis "Rosraven" (je sais plus lequel était le bon 😖).
Voilà mais sinon le texte est parfait, le style d'écriture est impeccable (j'adore) et l'ambiance créée est trop chouette!! 😆😆
Vermeille
Posté le 08/04/2025
Merci beaucoup pour ton message, ça me fait vraiment plaisir que tu sois toujours au rendez-vous pour Bubbline 🫧✨

Je suis ravie que le langage des malandrins t’ait plu, j’avais peur que ce soit un peu trop, alors savoir que ça fonctionne et que leur côté attendri ressort, c’est vraiment précieux !

Et merci aussi pour ta lecture attentive : j’ai corrigé les deux petites erreurs que tu as signalées (tu avais raison, c’était bien Rosvaren ).

Ton retour me booste à fond pour la suite, vraiment :D
Edouard PArle
Posté le 05/04/2025
Coucou Vermeille !
Très bon petit chapitre, avec des questionnements éthiques intéressants sur l'utilisation à faire d'un tel pouvoir, sur la résolution de conflits, sur l'intérêt de confronter victimes et agresseurs. L'air de rien on s'intéresse à pas mal de thématiques. Bubbline a pas mal revu son approche, je suis curieux de voir ce que ça va donner, ça reste difficile de croire que ce sera suffisant. Très hâte de découvrir la suite !
“Si j’étais mal attentionnée, je pourrais leur faire faire n’importe quoi.” intéressant, pas si naïve que ça la Bubbline...
Un plaisir de te lire !
A bientôt (=
Vermeille
Posté le 05/04/2025
Coucou !
Merci pour ton retour encore une fois, ça me fait super plaisir !

Je suis ravie que tu relèves les thématiques derrière la légèreté apparente — c’est exactement ce que j’essaie d’explorer en filigrane, alors ton regard me touche beaucoup.

Et oui, Bubbline commence à entrevoir les limites de sa bulle… on va voir ce qu’elle en fait

Un grand merci pour ta lecture fidèle, à très bientôt pour la suite
Plume de Poney
Posté le 04/04/2025
“Faire le bien, certes, mais sans asservir son prochain” ça me semble une bonne ligne de conduite.

On va en savoir un peu plus sur ces mystérieux Rosvaren... Hâte!

Toujours agréable ce ton léger grâce au choc frontal entre l'idéalisme de Bubbline et la réalité moins fun du bas peuple.
Je ne sais pas comment ça va finir cette fois mais ça ne semble pas forcément gagn d'avance...

Souhaitons lui bonne chance mais je crains qu'elle doive comprendre à minima comment marche le monde pour être efficace...
Vermeille
Posté le 05/04/2025
Merci Plume !

Tu cernes toujours si bien les enjeux et le ton de l’histoire… Ça me fait chaud au cœur à chaque fois.

Oui, les Rosvaren approchent, et Bubbline risque de devoir troquer un peu d’idéalisme contre de la lucidité si elle veut s’en sortir (ou faire le moindre bien).


Merci pour ta lecture toujours attentive, à très vite pour la suite !
J.Scohy-Morel
Posté le 04/04/2025
Salut,

Je commencerait par la petite coquille :
"dans ma bourse…Ils sont..." - elles sont (il s'agit des pieces d'or)

Pour la lecture, c'est fluide, la mise en page est bonne et l'histoire progresse bien. J'ai hâte d'avoir la suite ^^

Joseph
Vermeille
Posté le 04/04/2025
Salut Joseph,

C'est corrigé ! Merci pour ton retour :)
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