Chapitre 3 - Manque

Résidence de Ranti – Dimanche 20 octobre 2002

 

Charles-André fut réveillé par des coups discrets sur la porte. Quelle heure était-il ? Six heures du matin. Isabelle attendait. Il se leva, passa un caleçon et la rejoignit, constatant au passage que Charlotte dormait par terre.

- Monsieur de Ranti, je suis désolée de vous réveiller.

Elle tremblait de partout.

- Que se passe-t-il ? demanda-t-il, voyant bien que la jeune femme était désemparée.

- Je me suis brûlée, monsieur. Un mauvais geste en faisant la cuisine.

Il observa la minuscule cloque, pas de quoi se mettre dans de tels états.

- La magie en moi gronde. Elle veut sortir, indiqua Isabelle en tremblant de plus belle.

- Contiens-la ! ordonna Charles-André, soudain très concerné.

- Je le veux, monsieur. J’essaye de toutes mes forces. Je ne comprends pas pourquoi ça fait ça. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant.

- As-tu déjà été privée de magie ? demanda-t-il.

- Non, monsieur. À l’école, je m’en sers au moins deux fois par jour en présence de monsieur Benet.

- Tu es en manque, comprit Charles-André qui se maudissait de sa stupidité.

Il aurait dû prévoir l’incident. La gamine allait forcément se retrouver dans cette situation. Deux semaines sans magie. Pour une première privation, c’était presque mission impossible. Un magicien tenait trois, parfois quatre jours la première fois.

- Je ne ressentais rien jusque-là, assura Isabelle.

- Je ne te reproche rien. Ta blessure a fait surgir ton besoin d’un coup.

- Je ne veux pas vous priver de votre fils.

Charles-André trouva la réponse très gentille. Elle aurait pu annoncer ne pas vouloir retourner à l’école, profiter encore de ces premières vacances en dehors des quatre murs qu’elle ne quittait quasiment jamais. Au lieu de cela, elle s’était tournée vers lui. La gamine ne manquait assurément pas de cœur.

- Je sais que je n’ai pas le droit. J’ai peur de ne pas réussir à me contrôler. Aidez-moi, s’il vous plaît.

Elle faisait peine à voir. Elle était venue lui demander de l’aide, à lui. C’était le monde à l’envers. Charles-André ne put qu’admirer le travail d’Alexandre Benet. Quel magnifique dressage !

Le guide de la lumière secoua la tête. L’aider, il voulait bien. Sauf qu’il n’avait pas le droit d’interférer avec le travail de Benet. Comment réaliser ce miracle ? Il soupira et décida de ne pas tenir compte de la volonté du précepteur de la gamine. Elle était sous sa responsabilité. Un problème surgissait. Il le résoudrait, à sa manière, et Benet pouvait aller se faire voir. Il prit la jeune femme dans ses bras. Elle accepta très volontiers ce contact tendre.

- Tu ne vas pas utiliser la magie, susurra Charles-André tout en activant ses pouvoirs. Sinon, ceci se mettra en marche et je sais que tu sais ce que c’est.

Il enroula un collier de souffrance autour du cou de la jeune femme. Elle gémit tout en se blottissant davantage contre son torse, la victime enserrant le bourreau. Charles-André huma avec bonheur les cheveux lui chatouillant le nez. Quel bonheur ! Isabelle hurla. Elle se serait écroulée sous la douleur s’il ne l’avait pas tenue. Isabelle lui lança un regard désespéré et ahuri.

- Je ne suis pas Korlan, dit-il.

Isabelle fondit en larmes et il la serra contre lui.

- J’ai l’impression que ça a marché, finit par dire Isabelle. Je n’aime pas votre méthode mais elle fonctionne. Mes pouvoirs ne grondent plus.

- J’en suis ravi, dit-il en retirant le collier de souffrance.

Isabelle tenait debout seule et ne tremblait plus.

- Non, laissez-le s’il vous plaît ! pleura Isabelle. J’ai tellement peur de ne pas me contenir. Je sens que sa présence m’aide.

Voilà qu’elle réclamait de porter un collier de souffrance ? Charles-André dut user de toute sa retenue pour ne pas exploser de rire. Rester stoïque lui requit beaucoup d’énergie. Il remit en place le collier et Isabelle soupira d’aise. C’était tellement inimaginable ! Il se dit qu’il allait devoir féliciter Alexandre Benet.

- Tu as l’air vraiment mieux, confirma-t-il. Je vais retourner me coucher. Essaye de ne plus te blesser.

- Oui, monsieur, promit Isabelle en souriant.

Elle lui souriait. Elle venait de subir un sort de douleur à puissance dix, portait son collier de souffrance et ne montrait que de la reconnaissance. Charles-André en aurait ri de joie s’il l’avait pu. Isabelle retourna en cuisine et le guide se permit un petit ricanement.

Il fit demi-tour pour rejoindre son lit. Il croisa le regard de Charlotte. Il avait monté un mur phonique pour éviter que Charles-Hubert ne soit réveillé par les hurlements d’Isabelle. Il ne voulait pas qu’il s’inquiète inutilement. Charlotte, elle, avait tout entendu et tout vu. Il constata l’absence de reproche dans les yeux de sa femme. Il n’y vit que de la peine et de la soumission.

- Rejoins-moi dans le lit, ordonna-t-il.

Elle se leva difficilement mais parvint à suivre ses volontés. Il la viola puis se rendormit le nez dans ses cheveux. Nul doute qu’il allait faire de merveilleux rêves.

 

Cuisine de la résidence de Ranti – Dimanche 20 octobre 2002

 

- Salut, Isabelle, lança Hubert.

- Salut, Hubert. Gaufres ce matin. Tu en veux combien ?

- Dix, répondit l’adolescent.

Isabelle ricana en branchant l’appareil.

- Il y a de la confiture de kakis… commença Isabelle.

- Et de la pâte à tartiner ! s’exclama Hubert en attrapant le pot. Mais tu t’es levée à quelle heure pour faire tout ça ?

- Cinq heures, comme tous les matins.

- Ce sont les vacances, tu sais. Tu as le droit de faire la grasse matinée.

- Je sais mais je dors très bien.

Hubert ouvrit le pot et le sentit tandis qu’Isabelle versait la pâte dans l’appareil chaud.

- Il n’y a pas de noisettes car je n’en ai pas trouvé, prévint Isabelle. J’ai fait chocolat caramel du coup. Il faudrait aller faire les courses.

Hubert disparut dans un couloir et revint quelques minutes plus tard. Deux gaufres l’attendaient. Les autres cuisaient. Il tendit à Isabelle une tablette. Elle s’en saisit.

- Tu coches ce que tu veux et papa ira te chercher ta commande.

- Ton père fait les courses ? s’étonna Isabelle.

- Tu vois qu’il participe ! lança gaiement Hubert en retour.

Charlotte ne pouvait même pas profiter des courses pour sortir de la maison. Il le faisait, lui interdisant de quitter la demeure. La mère d’Hubert avait comparé le lycée de Fairview à une prison. Cette maison ne semblait guère mieux. Isabelle garda ses réflexions pour elle. Hubert attrapa une gaufre, étala du chocolat au caramel dessus et croqua dans le tout avec bonheur.

- Tu n’es pas censé manger dans la cuisine, rappela Isabelle.

- Lâche-moi la grappe. Papa n’est pas encore levé.

- Je suis d’ailleurs étonnée qu’il dorme et qu’il mange. Cercle 5, il n’en a pas besoin.

- C’est agréable de dormir et de manger, fit remarquer Hubert.

Isabelle ne contra pas cet argument. Elle prépara les gaufres et tandis qu’elles cuisaient, découvrit l’interface d’achat. Elle cocha de nombreux ingrédients mais la plupart de ses recherches furent infructueuses. Quel que fut ce magasin, il n’était guère approvisionné.

- Tu passes de bonnes vacances ? demanda Hubert.

- Excellentes, je te remercie.

- Tu fais la cuisine et tu flippes au milieu d’une foule.

- Je t’assure que je passe un bon moment.

- Tu es radieuse, admit-il. Qu’est-ce qui se passe à l’école pour que tu y sois aussi mal ?

Aussitôt, Isabelle s’assombrit. Qu’avaient donc les de Ranti à vouloir à tout prix lui poser des questions personnelles ? Ne pouvaient-ils pas la laisser en paix ?

- D’accord, pardon, lâcha Hubert. Ça ne me regarde pas. En une phrase, je viens de te faire perdre ton sourire. Excuse-moi. Profite. J’arrête de t’embêter.

Isabelle sourit de nouveau et Hubert soupira d’aise. Il resta dans la cuisine, même après avoir fini de manger, à bavarder avec elle tandis qu’Isabelle faisait la vaisselle. Il ne l’aida pas. Désobéir à son père en mangeant dans cette pièce, oui. Aider au ménage serait visiblement un peu trop.

Ils restèrent dans cette pièce pour bavarder. Hubert lui amena des albums photo et Isabelle découvrit des moments de bonheur avec ses parents. Aucune image ne montrait monsieur et madame de Ranti proches l’un de l’autre. Hubert se trouvait toujours entre eux.

- Tu as des photos d’avant ta naissance ? demanda Isabelle.

- Non, répondit Hubert. Probablement que papa en a dans son bureau. Je ne sais pas. Je n’ai jamais demandé.

- Des photos de leur mariage, par exemple, proposa Isabelle.

Hubert haussa les épaules. Visiblement, l’idée ne lui était jamais venue de réclamer. Monsieur de Ranti apparut dans la cuisine alors qu’Hubert fêtait ses dix ans sur les albums.

- Bonjour, monsieur de Ranti, salua Isabelle même si techniquement, elle l’avait déjà vu ce matin.

- Bonjour, Isabelle, répondit-il un petit sourire aux lèvres. Bonjour, Charles-Hubert.

- Bonjour, papa, lança Hubert en retour. Isabelle a fait des gaufres.

- Combien en voulez-vous, monsieur de Ranti ? demanda Isabelle.

- Amène l’appareil et la pâte dans la salle à manger avec mon café.

- Elle a fait de la confiture et de la pâte à tartiner au chocolat et au caramel, compléta Hubert. La confiture je ne sais pas mais la pâte à tartiner est une tuerie.

- Amène tout dans la salle à manger, ordonna monsieur de Ranti.

- Bien, monsieur de Ranti.

Elle posa le nécessaire sur un plateau et installa la table comme désiré.

- Lequel de ces mets t’a amenée à te brûler ? demanda monsieur de Ranti, visiblement taquin et d’excellente humeur ce matin.

- La confiture, monsieur, répondit Isabelle.

En retour, il ouvrit le pot, plongea sa petite cuillère dedans et dégusta le met sucré. Naturellement, aucun compliment ne sortit de sa bouche. Il ne se plaignit pas non plus. Isabelle en conclut qu’il appréciait.

- Je vous prépare deux gaufres, monsieur ?

- Pour commencer, oui. Je te dirai ensuite si j’en veux d’autres.

- Bien, monsieur.

Elle passa le petit-déjeuner à le servir. Il ne la remercia pas une seule fois mais ne la rabroua pas non plus. Il ne s’arrêta qu’à la dixième gaufre avalée. Isabelle se retint de rire. Tel père, tel fils. Heureusement qu’elle avait prévu large ! Il allait sortir de la pièce lorsqu’Isabelle l’interpela. Il se retourna, lui permettant par cette attitude de lui parler.

- Je manque d’ingrédients pour réaliser les prochains repas.

- Je vais t’apporter la tablette.

- Hubert me l’a déjà transmise ce matin.

- Parfait ! Tu as eu le temps de choisir ?

- Je ne parviens pas à trouver ce dont j’ai besoin, monsieur, indiqua Isabelle.

- Ah ? Quels produits manquent ?

- De la confiture par exemple, choisit Isabelle pour sa simplicité.

- Il te suffit d’acheter des fruits et du sucre, répliqua monsieur de Ranti. Je n’apprécie pas les produits industriels.

Isabelle mit quelques secondes à intégrer le principe. Cela demandait énormément de temps de tout faire depuis la base.

- Très bien, finit-elle par lâcher. Je vais compléter ma commande avec cette information.

- Parfait. Préviens-moi quand c’est fait et Hubert et moi irons faire les courses.

Ils furent très efficaces. Isabelle reçut ses produits à peine dix minutes après la fin de la commande. Elle n’avait aucune idée du prix dépensé, la tablette ne l’indiquant pas. De quoi éloigner encore un petit peu Charlotte du monde réel en la rendant totalement dépendante de son mari.

- Merci, monsieur de Ranti.

- Je t’en prie, répondit-il avec un grand sourire. Tu peux ranger le petit-déjeuner.

- Madame de Ranti ne mangera pas ce matin ? s’enquit Isabelle, surprise.

- La journée d’hier a été très éprouvante pour elle. Je doute qu’elle se lève avant le déjeuner.

« Éprouvante ? La sortie au zoo ? » pensa Isabelle alors que les deux hommes disparurent dans le couloir. « Une promenade comme celle-là ne pouvait pas déranger une telle sportive ! » Isabelle ne comprenait pas. Elle décida de ne pas chercher à comprendre. Elle rangea les courses puis prépara le déjeuner.

Pendant que le pain d’épices cuisait au micro-onde, Isabelle se promena dans la maison. Elle trouva plusieurs tas de linge sale, assez pour faire une lessive. Elle ramassa le tout, mettant en mémoire quel vêtement venait d’où, puis lança une machine. Au moins madame de Ranti avait-elle droit à l’électroménager. Elle aurait eu à frotter son linge à la main que ça n’aurait même pas étonné Isabelle.

Isabelle navigua ainsi entre la cuisine, préparant le déjeuner, et le reste de la maison, utilisant les temps morts et d’attente pour la nettoyer, espérant alléger un peu le poids de madame de Ranti. Isabelle ne comprenait pas en quoi la journée d’hier avait été difficile. Cela ne l’empêchait pas d’être empathique et de vouloir soutenir la maîtresse de maison.

À midi, Isabelle se rendit compte avec horreur que le four ne fonctionnait pas comme elle l’aurait voulu et pour cause, elle ne l’avait pas programmé correctement. Elle rectifia son erreur mais le poulet ne serait jamais cuit à l’heure. Elle se maudit de sa stupidité avant d’aller mettre la table.

Lorsque tout fut prêt, elle indiqua à monsieur de Ranti que le déjeuner pouvait se tenir. Madame de Ranti apparut pour la première fois de la journée. Elle semblait se porter bien.

- Je m’excuse pour le retard, indiqua Isabelle en restant debout à côté de monsieur de Ranti alors que les trois autres convives avaient pris place.

Elle avait dépassé d’une demi-heure l’horaire voulu par le seigneur des lieux.

- Un problème de four, compléta Isabelle.

- Il ne fonctionne pas bien ? demanda monsieur de Ranti, l’air concerné.

- Votre four n’a aucun problème, le rassura Isabelle. Il s’avère juste que j’ai l’habitude d’un matériel professionnel. J’ai mal programmé ce four pour particulier. C’est entièrement ma faute.

Madame de Ranti frémit en serrant les dents. Elle regardait le parquet comme s’il fut la chose la plus merveilleuse au monde.

- J’apprécie ton honnêteté. Maintenant que tu as compris comment il fonctionne, puis-je supposer que ce premier retard sera le dernier ?

- Je ferai mon possible en ce sens, monsieur, assura Isabelle.

Monsieur de Ranti sourit puis lui désigna sa chaise. La jeune femme prit place sous le soupir de soulagement de madame de Ranti en face d’elle. Le déjeuner put commencer. Hubert se servit sans attendre. Monsieur de Ranti le fit avec retenue. Madame de Ranti observa l’entrée, clairement abasourdie.

- J’ignorais que la pain d’épices faisait partie des mets disponibles à l’achat, dit la maîtresse de maison.

- Il ne l’est pas, confirma Isabelle. Je l’ai fait.

- Le pâté de foie gras aussi, comprit madame de Ranti.

- C’est super bon ! s’exclama Hubert la bouche pleine.

Isabelle sourit.

- Ça valait l’attente ! rajouta-t-il. Je ne crois pas avoir mangé quelque chose d’aussi bon de toute ma vie !

- C’est sûr que ça change de d’habitude, lança monsieur de Ranti.

Le seigneur des lieux venait de transformer un compliment envers Isabelle en une méchante pique destinée à son épouse. Isabelle en fut mortifiée pour la pauvre femme. Madame de Ranti serra les dents sans répliquer sous la critique à peine voilée.

- Elle n’a pas fait que les courses pour elle, précisa Hubert. Elle a pris du papier toilette.

- J’ai remarqué que la réserve arrivait à son terme, indiqua Isabelle un peu mal à l’aise.

- Elle a fait la lessive et rangé le linge une fois sec, sans se tromper de propriétaire ! Elle a même passé l’aspirateur et la serpillière !

- C’est ce qui s’appelle être efficace, cingla monsieur de Ranti.

Isabelle aurait voulu pouvoir s’enterrer la tête dans le sable. Madame de Ranti tremblait légèrement, les lèvres pincées. Monsieur de Ranti souriait, buvant clairement la détresse de sa femme. Hubert mangeait, aveugle et indifférent à la souffrance l’entourant.

Le repas se termina sur de nouveaux compliments d’Hubert par rapport au dessert. Monsieur de Ranti se contenta d’un regard lourd sur son épouse. Les hommes quittèrent la pièce.

- Je suis tellement navrée, s’excusa Isabelle. Je voulais vous aider, pas vous créer des ennuis.

- Ne t’inquiète pas pour moi, dit madame de Ranti. J’ai l’habitude des mots de mon mari. Je te remercie énormément de ce que tu fais. Cela me soulage énormément. S’il te plaît, n’arrête pas. Je n’ai pas moi non plus aussi bien mangé de toute ma vie.

Isabelle sourit.

- C’est la première fois que quelqu’un me soutient et m’aide, continua madame de Ranti. Isabelle ?

Elle leva les yeux sur la maîtresse de maison.

- Fais attention à toi.

Madame de Ranti n’en dit pas davantage. Elle débarrassa la table dans le plus grand silence. Durant la vaisselle, Isabelle demanda :

- On fait quoi demain ?

- Un jeu de piste en pleine nature. Les organisateurs fournissent une boussole et une carte. On doit résoudre des énigmes dispersées un peu partout dans une montagne et revenir avec le mot mystère. Le course d’orientation en elle-même n’est là que pour motiver. Mon but est surtout de te permettre de courir en pleine nature. Tu ne l’as jamais fait, n’est-ce pas ?

Isabelle confirma d’un geste. Elle fut particulièrement émue. Madame de Ranti se pliait en quatre pour elle.

- Inutile de se lever aux aurores demain. Nous ne partons qu’à… Ah mais c’est vrai que tu te lèves tôt de toute façon.

Isabelle sourit.

- Nous déjeunons sur place ?

- Des sandwichs. Tu pourras les préparer ?

- Peut-on acheter du pain via la tablette ?

- Non. Si tu veux du pain, tu dois le faire toi-même.

Isabelle serra les dents de rage et madame de Ranti compatit d’un regard.

- Je ferai le pique-nique de demain, assura Isabelle et elle sentit un profond soulagement chez son interlocutrice.

 

Chambre parentale de la résidence de Ranti – Dimanche 20 octobre 2002

 

- Ils sont excellents, les plats d’Isabelle ! annonça Charles-André alors que sa femme le rejoignait dans la chambre.

Elle tiqua. Le compliment sortant de sa bouche l’interpella. Le guide ne pouvait pas lui en vouloir : elle avait raison de s’inquiéter.

- Pesée, annonça-t-il en poussant la balance du pied.

Charlotte blêmit. Elle avait mangé comme quatre aujourd’hui et perclue de douleur, n’avait quasiment pas bougé. Docilement, elle monta sur la balance qui, sans surprise, annonça deux kilos de trop.

- Tu connais la punition, susurra-t-il, ravi de voir sa femme trembler.

- Charles-André, je t’en prie, il neige !

- Je m’en fous, répliqua-t-il. Dehors. Ton corps ne me convient pas. Sors de la maison.

Il suivit Charlotte de ses pouvoirs jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le jardin. Elle ne portait qu’une robe fine. Nul doute qu’elle ne dormirait pas de la nuit. Il sourit. Elle n’avait jamais eu à subir cette punition dans cette demeure. Accueillir Isabelle avait vraiment été une bonne idée. Charlotte ne put rentrer qu’au matin. Elle prit une douche chaude et s’habilla. Elle arborait des cernes marqués mais surtout, elle baissait les yeux devant lui, n’osant croiser son regard.

 

Versant ouest du mont Kululu – Lundi 21 octobre 2002

 

Isabelle observa les deux hommes loin devant. Monsieur de Ranti profitait de cette sortie pour donner une leçon de magie en extérieur à son fils qui s’en réjouissait pleinement. Madame de Ranti peinait à suivre. Isabelle ne comprenait pas. Comment une sportive comme elle pouvait souffrir autant d’une simple marche en terrain accidenté, certes, mais presque plat ?

Elle attendit qu’elle la rattrape avant de reprendre la route, marchant à son rythme. Elle finit par prendre le sac de la mère d’Hubert qui ne l’en empêcha pas. Elle semblait épuisée et avançait péniblement.

Madame de Ranti soupira d’aise lorsque la pause déjeuner arriva. Isabelle prépara le repas sur la table de pique-nique n’attendant que cela.

- Des crêpes, remarqua madame de Ranti.

Isabelle n’ayant ni le temps, ni la compétence pour faire du bon pain, avait préféré réaliser ce plat simple aisément transportable. Les disques de farine et de lait contenaient pour certains du pâté de foie gras restant de la veille, pour d’autres du jambon, du fromage ou du poulet.

- C’est ce qui s’appelle faire preuve d’imagination et de malice. Belle adaptation aux contraintes imposées.

Isabelle n’en revenait pas. Monsieur de Ranti venait de lui faire un compliment et de lui sourire. Naturellement, madame de Ranti était mortifiée. Elle n’y avait clairement jamais pensé.

- C’est délicieux ! Merci, Isabelle, lança Hubert, profitant que son père semblât enclin aux compliments aujourd’hui.

De fait, il ne se prit aucun regard noir du seigneur et maître. Il rit et Isabelle le suivit, essayant d’ignorer le mal-être visible de madame de Ranti pour profiter pleinement de sa joie.

La pause avait redonné quelques forces à madame de Ranti qui suivit plus facilement. Pourtant, elle n’avait qu’à peine picoré, avait remarqué Isabelle.

Les hommes n’étaient même plus visibles à l’horizon, constata Isabelle. Madame de Ranti avait de nouveau ralenti et la jeune femme l’accompagnait, se refusant à la laisser seule. Alors qu’elle prenait garde à éviter une branche basse, Isabelle rata la présence d’une ronce près de son mollet gauche. Une épine s’enfonça profondément, la blessant au sang. Isabelle cria.

- Isabelle ? Ça va ? s’inquiéta madame de Ranti.

- Oui, madame, c’est juste une ronce, rien de…

Isabelle sentit ses pouvoirs gronder. Cette blessure minime n’était rien. D’aucun n’y aurait même pas pris garde, reprenant la route sans s’en inquiéter. Isabelle aurait aimé faire de même. Elle se fichait de cette écorchure. La magie en elle refusa de lâcher l’affaire. Elle perdit le contrôle. Le collier s’activa. Isabelle s’écroula en hurlant.

- Isabelle ! s’exclama madame de Ranti en la prenant dans ses bras, premier contact entre les deux femmes en cinq jours. Calme-toi. Respire. Ça va aller.

Isabelle ne contrôlait plus rien. Une nouvelle explosion de douleur fit vibrer ses cordes vocales.

- Ça va passer, promit madame de Ranti. Tu vas y arriver. Refoule cette envie. Tu peux le faire.

Ses pouvoirs explosèrent une troisième fois. Isabelle ne voulait plus subir une telle douleur. C’était atroce, insupportable, intolérable. Elle se révolta contre ses propres pouvoirs et le calme revint.

- Tu as réussi à repousser ton envie. Ça va aller mieux maintenant.

Madame de Ranti se leva et tendit la main à Isabelle qui s’en saisit. La sportive reprit la route. Isabelle reprit ses esprits. Ce ne fut qu’une fois que la mère d’Hubert fut à une vingtaine de pas devant elle qu’Isabelle percuta : madame de Ranti n’était pas magicienne. Hubert le lui avait indiqué. Que connaissait-elle exactement du monde magique pour avoir réagi de la sorte. De quelle « envie » pouvait-elle parler si elle ne savait rien de cet univers invisible à ses yeux ?

Les deux femmes retrouvèrent les hommes assis au bord d’un ruisseau. Hubert vint vers Isabelle tandis que ses parents se rapprochaient l’un de l’autre. Monsieur de Ranti avait-il requis une telle proximité ? Isabelle n’en sut rien.

- Est-ce que ça t’arrive de raconter tes cours de magie à ta mère ? demanda Isabelle.

- Mes cours ? répéta Hubert, abasourdi. Ma mère ne s’occupe pas de mes études. Seul mon père s’en charge. D’ailleurs, tu vois, encore une chose qu’il fait !

Pour maîtriser le contenu de l’éducation fournie à son fils et s’assurer de la transmission des bonnes valeurs. La mère d’Hubert n’était bonne qu’à changer les couches et laver les draps.

- As-tu déjà vu ta mère lire un livre ? demanda Isabelle.

- Des livres de recette et les courses sur la tablette, répondit Hubert.

- Je parle de vrais livres.

- Non. C’est papa qui me lisait une histoire tous les soirs. Tu vois, il fait des choses.

« On le saura » pensa Isabelle avant de grimacer. Si madame de Ranti ne lisait jamais, alors elle n’avait pas pu obtenir les renseignements dans un ouvrage traitant de magie.

Isabelle constata que monsieur de Ranti enlaçait sa femme par la taille. Ce geste aurait pu être tendre mais le visage de cendre de madame de Ranti ne laissait aucune place au doute : elle vivait un cauchemar. Tandis que son mari murmurait à son oreille, madame de Ranti eut un regard furtif vers Isabelle puis baissa les yeux en hochant la tête.

De toute la suite de la randonnée, madame de Ranti n’adressa pas un mot à Isabelle, l’évitant même du regard. Isabelle ne tenta pas d’entamer un échange, ne souhaitant pas envenimer encore plus la situation.

 

Chambre parentale de la demeure des de Ranti – Lundi 21 octobre 2002

 

- Charles-André ? J’ai une requête à formuler, indiqua Charlotte.

- Je t’écoute, répondit Charles-André, curieux de savoir ce que son épouse allait pouvoir lui demander.

- Comme tu le sais, j’ai prévu une sortie dans un parc aquatique demain.

Charles-André hocha la tête. Charlotte continua :

- Mon corps ne s’est pas encore remis des coups de ceinture. Je suis couverte de marques. Mes vêtements les masquent mais aucun maillot de bain ne peut les cacher toutes.

- Et donc ? demanda Charles-André, sentant venir la mauvaise demande de son épouse.

- Accepterais-tu de faire disparaître les marques que je puisse participer à la sortie ?

- Non, répondit Charles-André. Tu t’es mal comportée. Assumes-en les conséquences. Tu n’iras pas, voilà tout. Je peux accompagner seul deux adolescents dans un parc aquatique. Ta présence n’est pas nécessaire. Tu resteras ici à t’occuper de la maison. Cela permettra peut-être à Isabelle de profiter de ses vacances au lieu de faire ton travail.

Charlotte trembla de la tête aux pieds. Elle refrénait des sanglots. Combien de fois avait-elle réclamé une piscine à la maison ? Charles-André se délectait de la lui refuser chaque année, prétextant un danger pour Charles-Hubert. Il savait combien sa femme aimait l’eau. Cette sortie était davantage pour elle que pour les enfants. L’en priver la détruisait et il se délectait de la voir en souffrance.

- Pesée, annonça-t-il.

La veille, malgré la randonnée dans la montagne et le peu de nourriture avalée, le poids trop élevé de Charlotte l’avait contrainte à une nouvelle nuit dehors. Elle retira sa robe, offrant son corps nu effectivement recouvert de marques, un délice pour les yeux. Charles-André ne retint pas la formidable érection qui monta. La balance annonça un nombre… cent grammes trop élevé, un simple dixième de kilo de trop. Soudain, le nombre changea pour se stabiliser sur la limite maximale permise.

- Tu vas pouvoir dormir ici, annonça-t-il.

Sa femme soupira d’aise. Elle était heureuse de se faire violer et de dormir entre les bras de son bourreau. Charles-André ne se priva pas d’utiliser sa femme, caressant les marques zébrant son corps tout en prenant possession de son intimité fragile avant d’y déverser la preuve de son plaisir. Ce soir-là, il s’endormit le cœur léger et l’âme ravie.

 

Parc aquatique – Mardi 22 octobre 2002

 

Isabelle allait se noyer. L’alerte résonna dans l’esprit de Charles-André. Impossible ! Elle savait très bien nager. Le guide avait pris la peine de vérifier avant de laisser les deux adolescents s’égayer dans le parc tandis qu’il faisait des longueurs dans le bassin classique.

Dans un lieu neutre, il n’était pas censé utiliser ses pouvoirs de manière visible ou ostentatoire. Respect était le maître mot dans ces lieux passants. Sorciers, magiciens et sans pouvoir se mêlaient, à condition de ne pas s’exposer. Il plongea sous l’eau et se téléporta près d’Isabelle, espérant ne pas faire peur à un maître-nageur.

Il se retrouva à nouveau sous l’eau et comprit le problème. Isabelle subissait le collier de douleur. Il l’attrapa et la sortit de l’eau. Elle cracha avant de hurler à pleins poumons, amenant l’attention de tous les clients alentours sur elle. Un maître-nageur les rejoignit en courant.

- Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

- Je gère, ne vous inquiétez pas, annonça Charles-André.

Isabelle hurla de nouveau.

- Tu es hors de l’eau, dit-il à son oreille en lui tenant la main pour la rassurer. Tout va bien. Tu ne risques plus rien. Je suis là.

Elle cligna plusieurs fois des yeux, semblant se rendre compte de l’endroit où elle se trouvait. Leurs regards se croisèrent et sans prévenir, elle se jeta dans ses bras à la recherche d’un câlin réconfortant.

Charles-André savoura ce presque peau à peau avec cette beauté incendiaire. Il posa lentement ses mains sur son dos tout juste zébré de l’élastique du haut de son bikini. Quelle douceur ! Sur son torse, il sentait la poitrine rebondie et ferme de la jeune femme.

Il retint son érection. Elle l’aurait sentie et il ne voulait surtout pas la mettre mal à l’aise. Elle sanglotait sur son épaule tandis que la vie reprenait son cours autour d’eux.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Charles-Hubert inquiet.

Il se tenait sur le bord de la piscine, le front plissé.

- Je ne sais pas, indiqua Charles-André. Isabelle ?

- J’ai mal anticipé l’arrivée du toboggan. J’ai bu la tasse. Ce n’est rien mais…

- Tes pouvoirs se sont activés, comprit Charles-André.

- Votre collier a répliqué et…

Isabelle se serra encore plus fort contre lui.

- Souhaites-tu que je le retire tant que nous sommes dans le parc ? proposa Charles-André.

- Non ! Sans lui, j’aurais utilisé mes pouvoirs et ça aurait été bien pire.

- Comment ça ? demanda Charles-Hubert, abasourdi.

- J’ai tué mes parents avec mes pouvoirs, chouina Isabelle.

Charles-André savait très bien que c’était un mensonge. Il la laissa parler, admirant le dressage d’Alexandre Benet.

- Quoi ? s’exclama Charles-Hubert.

- J’étais petite. Je ne sais pas quel âge. Je n’ai aucun souvenir, de rien, avant mes huit ou neuf ans. C’est monsieur Benet qui m’a expliqué. J’ai tué mes parents avec mes pouvoirs.

- C’est pour ça que tu ne viens pas en cours de magie avec nous, en déduisit Charles-Hubert.

- Ce serait trop dangereux pour vous, confirma Isabelle. Je n’utilise mes pouvoirs qu’en présence de mon précepteur et sous son contrôle.

- C’est pour ça que tu es là, dit Charles-Hubert à son père. Tu nous protèges d’elle.

Charles-André ne confirma ni n’infirma. Il se contenta de rester silencieux et neutre. Son fils lui pardonnerait sûrement ce mensonge par omission. Cet échange l’ennuyait. Il se concentra sur ce corps frais et tendre contre lui, savourant la douceur de la peau, l’odeur des cheveux, les gémissements mouillés de la belle.

Elle finit par se détacher un peu et reprendre le contrôle de ses émotions. Charles-André put reprendre ses longueurs. Charles-Hubert et Isabelle disparurent dans divers toboggans. Aucun autre incident ne vint perturber la sortie.

 

Résidence de Ranti – Vendredi 25 octobre 2002

 

Isabelle préparait le repas lorsqu’elle entendit monsieur de Ranti l’appeler depuis le salon. Elle éteignit le feu pour le rejoindre au plus vite.

- Communication, dit-il.

La lumière disparut et l’écran central s’alluma devant les quatre locataires de la maison. Des images atroces et sanglantes de corps broyés apparurent à l’écran : des hommes, des femmes, des enfants. « Le seigneur James Moriat a encore frappé. Toujours par surprise et là où on l’attend le moins. Cette fois, il n’a tué que des magiciens blancs car oui, tous ces gens sont bien des nôtres et c’était leur seul tort. Puissent les efforts du roi porter leurs fruits. »

- Vive le roi, dirent les quatre occupants en même temps.

L’écran s’éteignit et la lumière revint.

- Tu peux disposer, Isabelle, annonça monsieur de Ranti.

- Est-ce de ma faute ? demanda Isabelle.

Le guide de la lumière lui envoya un regard abasourdi. Il était clair qu’il ne comprenait pas sa question.

- Cela a-t-il pu se produire parce que vous êtes ici, avec moi, au lieu de protéger le peuple ?

Monsieur de Ranti se radoucit à ces mots.

- Non, Isabelle. Je suis doué, mais pas à ce point. Ma seule présence n’aurait rien changé, rassure-toi. Nous sommes puissants par notre nombre. Un élément unique n’a pas grand poids.

- Je suis triste pour ces gens.

- Le roi fait tout son possible pour que cela ne se reproduise pas, sois-en assurée.

- Vive le roi, répondit Isabelle avant de retourner en cuisine.

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Honey41
Posté le 07/10/2023
je me demande quelle est la véritable raison de la mort des parents d'Isabelle? que va penser Alexandre du rapprochement entre la jeune femme et Monsieur De Ranti?
Nathalie
Posté le 08/10/2023
Que de suspens !
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