Je respire mal. Je crois que j’ai une côte fêlée. Pitié, faîte qu’elle ne soit que fêlée… Je respire vite. J’ai peur. Je ne sais pas où l’on m’emmène. Je respire vite et difficilement. Chacune de mes inspirations paniquées me fait un mal de chien. Je n’arrive pas à gonfler mes poumons. J’étouffe sous ce sac de chiffon noir que l’on a enfilé au-dessus de ma tête. Je dois réussir à me calmer pour souffrir moins. Je dois apaiser ma respiration et me détendre. Je dois…
Vlan ! Clang ! Le camion a dû rouler sur un nid-de-poule. La remorque tressaute dans un bruit de ferraille rouillée et je tombe du banc en acier sur lequel je suis assis. Je ressens tout de suite une douleur aigue dans ma poitrine, comme si on m’avait planté un couteau par derrière. J’entends un craquement. Ça y est, la côte est cassée… je me recroqueville par terre, mon corps suivant les cahots de la vielle remorque. J’ai chaud. Mes yeux me brûlent alors que je sens une larme s’écouler le long de ma joue et être vite absorbée par le tissu sur mon visage.
Des mains me saisissent, me relèvent et me rassoient brutalement sur le banc en acier. Je hurle de douleur pendant que quelqu’un attache mes mains menottées à un crochet. Je ne tomberai plus, au moins. Chaque tressautement du camion ravive la douleur dans ma côte. Je gémis, épuisé. Mais nulle main ne se tend pour m’aider. Je reste là, le dos courbé, la tête basse. Je transpire tellement que mes habits auraient besoin d’être essorés. Je sens mauvais. Je ne vois rien entre les mailles de mon sac de toile. Juste deux paires de bottes. Mes geôliers. La panique revient. Pourquoi moi ? Je respire vite. Où m’emmène-t-on, bon sang ?!
Je le hurle à la face de mes agresseurs. Mauvaise idée. Je me prends un violent coup dans la mâchoire en réponse. Mais je réitère, fou de rage. Je suis un loyal compagnon du Parti ! Que me voulez-vous ? Un deuxième coup, cette fois dans la côte. Je beugle à m’en dérocher les cordes vocales. La douleur est telle que je vomi dans mon sac de toile. Je reste là, le sac dégoulinant de suc, tandis que je m’évanouis. Noir total.
*
Bam ! Une porte s’ouvre violemment, me réveillant soudainement. Un cliquetis, puis des mains se saisissent de moi et me traînent. Où suis-je ? Je descends deux marches et tombe dans la poussière, hurlant de douleur. Ça y est, je me souviens maintenant. Le camion. La cagoule. Une odeur immonde. Ah oui, mon vomi. Je le sens qui commence à coller sur mes cheveux et dans mon cou. J’ai envie de dégueuler à nouveau, tellement l’odeur est atroce.
J’essaie de m’agenouiller. Mais je n’en n’ai pas le temps. Les mains me relèvent et m’entraînent loin de la remorque. Où ? Je n’en sais rien. Mes pieds ne traînent plus dans la poussière mais sur un sol dur et froid. On ouvre une porte et je devine que l’on me traîne dans un couloir. J’entends des gémissements. Des hurlements. Des pleurs. Ça y est, j’ai compris. Je suis en ZoReP, en Zone de Redressement Partisane. Laquelle ? Aucune idée, je ne sais pas combien de temps je suis resté évanoui. Trente minutes ? 3 heures ? Mystère. Je sais juste qu’on ne peut m’emmener ici que pour une seule raison.
Alors je panique. Et, comme tout le monde, je supplie. Évidemment que je supplie. Je ne suis jamais allé en ZoReP mais tout le monde en a entendu parler. Je ne veux pas y aller. Alors, je supplie. Pourquoi moi ? Tandis que les couloirs s’enchaînent et que le nombre de portes que l’on ouvre augmente, je pleure :
— Je suis un bon compagnon du parti. J’ai arrêté nombre de contre-révolutionnaires et traitres à la patrie pour les envoyer en ZoRep. Je réponds à la volonté du Parti. Je dénonce même les autres compagnons qui sont trop peu zélés. Il y a forcément une erreur ! Qu’ils appellent ma supérieure, la commandante O…, elle leur rapportera mes bons résultats ! Demandez à la compagnonne A…, c’est moi qui embarquais tous les traîtres qu’elle recevait dans son bureau des patriotes. Elle confirmera que j’effectuais mon travail avec zèle et même avec un plaisir patriotique qu’on ne retrouve que peu chez les autres citoyens. Pitié, c’est une erreur ! Est-ce parce que j’ai un peu molesté ce vulgaire commis de cuisine ? J’y suis peut-être aller un peu fort, c’est vrai, mais ce n’était que des mots, voyons, rien que des mots… Bon dieu, mais écoutez-moi ! Je suis innocent, je vous jure !
Rien à faire. Les mains qui me tiennent et les bottes qui martèlent le sol restent silencieuses. Finalement, on s’arrête. Ma poitrine me fait un mal fou. Je supplie encore. Pas ça ! Une goutte de vomi s’échappe de mon sac de toile et tombe sur ma main. Je respire vite et mal. Soudain, un tintement de clef. Clac ! Une serrure qui s’ouvre. Criiiich, un crissement d’une porte qu’on pousse. Ma respiration s’arrête sous le choc. Je beugle :
— NOOON ! C’EST UNE ERREUR !
Mais l’on me traîne dans la cellule, on me jette sur un matelas mouillé et les bottes sortent en claquant la porte.
Le verrou est refermé, les clés arrêtent leur tintement lorsqu’elles sont rangées dans une poche et les bottes s’éloignent, indifférentes à mes cris. On a oublié d’enlever mon sac de toile. Peut-être intentionnellement. Car je suis au comble de la panique. Je suis enfermé en ZoReP. Je ne sais pas où. Nul n’est au courant que je suis là. Je respire mon vomi et je crains de m’uriner dessus. Alors je me recroqueville sur mon matelas souillé et puant, hoquetant de douleur. Je ne peux rien faire d’autre qu’attendre et prier qu’on m’écoute la prochaine fois qu’on ouvrira cette porte. Je suis innocent.
*
Le tintement de clef est revenu. Clac ! La serrure qui s’ouvre. Criiiich, le crissement de la porte. Les mains me relèvent. On m’enlève enfin le sac de toile. Le vomi a complètement séché, depuis le temps que j’attends. La lumière agresse mes yeux qui s’étaient habitués à la pénombre de ma cagoule puante. Puis je vois enfin ma cellule. Quatre murs gris, rempli de graffiti. Un matelas à même le sol, jaunis par la pisse que je n’ai pas pu retenir. Une toilette dans un coin, que j’espère pouvoir utiliser la prochaine fois… C’est tout.
Je découvre aussi le visage de mes geôliers. Un homme, une femme. Le même visage fermé. La même casquette de maton. Le même uniforme bleu et noir. La même ceinture avec une matraque attachée. Et un taser. Le symbole du parti accroché sur la poitrine. Deux clones. Je cherche le regard de chacun, même indifférence. Je n’existe pas pour eux. Je ne suis qu’un prisonnier de plus. Mais je ne me laisse pas démonter. J’ai préparé mon discours pendant que je trempais dans ma pisse sur mon matelas. Je regarde mes gardes et leur dis calmement :
— Compagnons. Vous faîtes votre devoir envers le Parti. Moi de même. Il s’agit d’une erreur. Je suis loyal.
Pas de réaction de leur part. Ils m’ignorent, me prennent par les bras et m’entraînent dans un dédale de couloirs. Je continue :
— Compagnons ! Nous visons le même objectif ! Nous cherchons à mater l’opprobre sociale afin d’assainir la société selon les valeurs du Parti ! Nous suivons les ordres du Grand Compagnon, celui qui mena nos troupes vers la gloire de notre patrie ! Écoutez-moi !
Rien. Silence. Ignorance. Ils m’emmènent dans une salle carrelée. Pendant que je continue à leur déblatérer mon discours, ils coupent mes vêtements et me mettent nu contre un mur. Puis une matonne arrive et me lave au Kärcher. Je hurle lorsque l’eau à haute pression touche ma côte cassée et je bois la tasse.
Puis l’on me rhabille avec une tenue de prisonnier. Chemise grise. Pantalon gris. Chaussons gris. Je supplie alors à nouveau.
— Compagnons, par pitié ! Je suis A…, compagnon de la zone 481, matricule #... ! Zélé et fidèle au parti ! Vous ne pouvez pas faire ça !
Rien à faire. On m’emmène ailleurs. D’autres couloirs. Je suis perdu. Que va-t-il se passer ? Alors, on ouvre une énième porte. Toujours neutre. Rien ne dénote dans ce bâtiment, tout est artistiquement monotone. Nouvelle salle. Dedans, un bureau et une chaise en acier. Mes geôliers me forcent à m’assoir sur ma chaise, enlèvent enfin les menottes que j’ai aux poignets depuis si longtemps que j’ai perdu le compte et vont se positionner chacun d’un côté de l’unique porte. Ils placent leurs mains derrière leurs dos, fixent le mur derrière moi, et attendent, impassibles.
Un temps infini semble passer. Ou plutôt, le temps est comme absent de cette salle. Rien ne bouge. J’observe la salle. Toute aussi nue et vide que les autres. Rien n’accroche mon attention car il n’y a rien à observer. Pas de pensée à avoir, sur rien, hormis la porte que je ne peux pas passer de mon plein gré. Inutile de parler à mes geôliers, ils continueront à m’ignorer. Alors je ressasse sur mon sort.
Soudain, la porte s’ouvre. Mon cerveau se remet en marche. Entre un petit homme. Tout est terne chez lui. Petite lunette. Petit costume gris, sans attrait. Visage sans trait particulier. L’archétype du fonctionnaire. Il s’installe devant mon bureau et pose dessus une feuille et un stylo. Puis il me regarde et me dit :
— Prisonnier 8293841, vous avez été reconnu coupable de trahison envers le Parti.
— Mais c’est une erreur ! Je m’exclame, en colère.
— En vertu de la loi martiale du 7 Janvier 2…, vos agissements en tant que compagnon laissent présager un retournement imminent envers le Parti, révolte qu’il est nécessaire de corriger, continu le fonctionnaire, imperturbable.
— Mais puisque je vous dis que je n’ai rien fait !!
— Il vous reste encore une chance de réduire votre peine de redressement.
— Je suis innocent, putain ! Je hurle.
— Si vous rédigez sur cette feuille une critique de vos agissements et de vos pensées, afin de porter en place publique votre repenti, nous pourrons considérer que vous pouvez encore servir les besoins du Parti et nous vous apporterons notre aide pour retrouver le droit chemin. Ainsi, prenez le stylo devant vous et rédigez-nous vos aveux.
Je regarde ce fonctionnaire sans âme, interdit, et lui répond :
— Je suis A…, compagnon fidèle au Parti, et je n’ai rien à confesser.
Alors le petit homme se lève, reprend le stylo et la feuille, et sort sans dire un mot. Mes geôliers me passent les menottes et me ramènent à ma cellule. Ils me pendent par les poignets, utilisant un crochet accroché au plafond et me passent à tabac. Je hurle lorsqu’ils cognent sur ma côte. Mes lèvres explosent. Mes jambes saignent. Je m’évanouis à nouveau.
*
Le cycle recommence sans fin. Mes geôliers m’emmènent dans le bureau, le petit fonctionnaire me tend le stylo et profère le même monologue pour que j’écrive mon autocritique. Je refuse, car je suis innocent. L’homme part en silence et l’on me conduit dans une salle pour me torturer. Puis ils m’enferment dans ma cellule pour me laisser me reposer avant de recommencer. Parfois, ils m’alimentent. Souvent, je n’ai que de l’eau. Je suis devenu si maigre que l’uniforme gris que l’on m’a donné en arrivant nage autour de moi et je dois tenir le pantalon pour qu’il ne tombe pas lorsque je marche. Cela fait si longtemps que je vis cela que ma côte s’est ressoudée. Mais j’ai mal partout, de toute façon.
La dernière entrevue avec le petit fonctionnaire remonte à sept heures précisément. Je le sais, car lorsqu’il est sorti, mes geôliers m’ont emmené dans une salle avec une horloge. A l’intérieur de la cellule, un lit qui semble extrêmement confortable, avec un oreiller et une couette, une toilette propre et une douche. Mais je ne peux rien utiliser. Je suis assis au milieu de cette pièce, sur un minuscule tabouret de cordes qui touchent mes os tellement je suis maigre. Je dois rester assis tout droit sur ce tabouret. Si je me courbe ou essaie de me lever pour utiliser quelque chose dans la pièce, mes geôliers me frappent. Si je ne bouge pas et me contente de regarder avec envie ce que je ne peux pas utiliser, mes geôliers se regardent dans le vide, comme d’habitude.
Ça fait sept heures que je suis sur ce tabouret trop petit pour moi. J’ai mal à mes genoux qui sont pliés bizarrement, mon dos me fait terriblement souffrir à devoir rester droit et mes fesses sont cisaillées par ces cordes sur lesquelles je suis assis. Je ne peux pas bouger. Je tremble tellement j’ai mal. Rien à regarder à part ce lit qui semble vraiment confortable. Cela fait si longtemps que je n’ai pas eu le droit à un vrai lit. Mon dos est trempé de sueur à cause de l’effort qu’il fournit à rester aussi droit. M’allonger juste un instant… sentir mon corps se relâcher quelques secondes. Sentir la douceur des draps sur ma peau…
À cette pensée, mon dos fléchit légèrement. La femme s’approche et me gifle violemment. Je me redresse et arrête de rêver. Mais mon corps est si fatigué. Je regarde l’horloge. Sept heures et trois minutes. J’en peux plus. Cela ne peut pas continuer, chaque seconde me semble une heure. Je pleure d’épuisement, mais aucune des deux statues ne me porte la moindre attention. Alors, la pièce n’apportant pas d’autre point de fixation, mon regard se pose naturellement sur la douche. Je sens l’eau chaude en sortir, couler le long de ma peau, cocon liquide pendant de précieuses minutes. Si je pouvais, j’y resterais pendant des heures et je transformerais la pièce en sauna. Je prendrais du savon et me nettoierais. Cela serait si bon…
Un violent coup de poing de la femme me réveille. Je suis tombé endormi. Elle me tire par les cheveux avec son compagnon et me remet sur le tabouret de corde. Je regarde l’horloge. Sept heures et cinq minutes. Je suis épuisé. Le cauchemar continue, encore et encore. Je maudis mes tortionnaires. Rien. Soudain, je sens un liquide chaud sur ma jambe. Les cordes du tabouret ont commencé à cisailler le peu de chair qu’il reste sur mes fesses… Mon dos me brûle, perclus de crampes. Alors, je regarde à nouveau le lit, si beau et qui semble si douillet. Une autre gifle, mon dos s’est affaissé à nouveau. Sept heures et huit minutes. Je n’y arriverai jamais…
*
Je regarde le plafond d’un œil vide. Ils m’ont laissé quatorze heures sur ce tabouret. Quatorze heures… À rester droit sur un siège, sans bouger, sans dormir, sans boire, sans manger. Quatorze heures à contempler ce qui me sera interdit jusqu’à ce que je n’écrive mon autocritique. Mes fesses ne sont plus qu’un amas de chairs sanguinolentes. Mon dos est raidi de douleur, même si je suis allongé sur mon matelas puant. Un matelas troué, avec des tâches de pisse, mais mon dieu, c’est tellement reposant pour mon pauvre dos. J’ai si mal que j’ai l’impression que je ne pourrai jamais remarcher.
Je contemple le plafond d’un œil vide. Je suis épuisé. Je ne pense à rien d’autre. Après mon calvaire, mes deux geôliers m’ont ramené dans ma cellule. Depuis combien de temps ? Impossible de le savoir. Il y a une fuite dans mon plafond. Je fixe une goutte qui se forme lentement dans la fissure au-dessus de moi. Mon cerveau est vide. La goutte est de plus en plus grosse. Aucune pensée ne traverse mon esprit. La goutte est à deux doigts de tomber. Je suis si épuisé que j’ai l’impression que ma tête est compressée dans un étau. Peut-être qu’ils me feront ça la prochaine fois, tiens. Au point où ils en sont, je ne serais pas étonné.
La goutte tombe enfin. Une seconde s’écoule et... plouf. La voilà sur mon front. Pas eu le courage de l’éviter. La goutte se reforme petit à petit dans la fissure au plafond. Je continue de la regarder, sentant sa sœur aînée couler le long de mon front. Alors, je repense à la douche que je n’ai pas eu le droit de prendre pendant quatorze heures. Voilà la seule douche à laquelle j’ai droit. La goutte se regonfle, prête à partir. Et la voilà qui devient ma petite vengeance contre mes tortionnaires. Ah ! Cette douche, ils ne pourront pas me l’enlever ! Elle est à moi !
La goutte me tombe à nouveau dessus. Quelle extase ! Un peu d’eau qui me coule le long du visage. Rien d’extraordinaire, une simple goutte de pluie. Pourtant, la voilà qui devient le symbole de ma rébellion contre mes geôliers. Qu’ils restent comme des statues à m’ignorer, s’ils le souhaitent. Qu’ils me giflent. Qu’ils me battent. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent de mon corps. Moi j’ai une goutte d’eau qui me lave le front.
Les bottes reviennent pendant que je regarde la goutte grossir à nouveau. Le tintement de clef que je connais maintenant par cœur retentit. Clac ! La serrure qui s’ouvre. Criiiich, le crissement de la porte. C’est la femme. Mon bourreau m’apporte une soupe avec plus d’eau que de légumes. Elle les pose à côté de moi lorsque soudain, la goutte tombe à nouveau sur mon front. Ma geôlière fronce les sourcils, regarde le plafond au-dessus de moi, puis me regarde à nouveau. Je la fixe d’un œil que j’espère farouche. Pas touche à ma goutte, qu’il dit ce regard. Mais bon, certainement qu’il reste vide de tout message, mon œil, vu comment je suis fatigué.
Mais, miracle ! La femme semble avoir compris le message. Elle me fixe quelques secondes, esquisse l’ombre d’un sourire. Ce n’est qu’un frémissement. L’ombre d’un mouvement. Si fugace que je ne suis même pas sûr qu’il ait eu lieu. Son regard s’adoucit un instant. Pendant une petite seconde, une petite seconde d’éternité, un être humain m’accorde un peu d’attention. Une étincelle de chaleur. On me reconnaît. J’existe.
Puis cela s’arrête tout aussi soudainement. Ma geôlière se détourne et ferme la porte. Le verrou se referme et les bottes s’éloignent. Je fixe la porte, mais je n’aurai plus de réconfort. La goutte me retombe à nouveau sur le front et coule dans mon œil. Je l’essuie, puis porte mes mains vers la soupe. Je dois récupérer quelques forces. Je n’ai rien d’autre à faire.
*
Le tintement de clef est encore revenu. Clac ! La serrure qui s’ouvre. Criiiich, le crissement de la porte. Deux paires de bottes rentrent dans ma cellule et deux paires de mains se saisissent de moi. Je me redresse. Il y a l’homme et… une autre femme. Pratiquement la même que celle que je connais, mais différente. Etrange. C’est la première fois que l’un de mes deux geôliers change. Je suis perturbé. La femme m’a si souvent torturé que je devrais être totalement indifférent à cet événement. Pourtant, son frémissement de sourire est la seule compassion que j’ai eue ici. Même cela, ils me l’ont enlevé.
Je ressens alors un vide immense dans tout mon corps. Je n’ai plus rien. J’ai envie de pleurer car le visage de ma tortionnaire me manque. Sans repère. Je suis sans repère. Mes geôliers m’emmènent dans le dédale de couloirs. Je le connais par cœur, maintenant. Je pourrais aller moi-même dans ma salle de « redressement ». J’avance comme un automate, je ne ressens plus rien. Je ne fais plus attention aux gémissements des autres prisonniers. Je suis docilement mes geôliers. Je sais où nous allons.
Nous arrivons au bureau. Les mains m’obligent à m’assoir, comme d’habitude, puis les deux automates se postent de part et d’autre de la porte. J’attends, immobile. Le temps s’arrête sous la lumière jaune du néon. Enfin, après une pause dans le temps, la porte s’ouvre et le petit fonctionnaire entre. Comme toujours, il se met en face de moi, dépose sur le meuble en fer une feuille et un stylo, et me dit :
— Prisonnier 8293841, vous avez été reconnu coupable de trahison envers le Parti.
— Je sais. Je réponds, résigné.
— En vertu de la loi martiale du …, vos agissements en tant que compagnon laissent présager un retournement imminent envers le Parti, révolte qu’il est nécessaire de corriger, continu le fonctionnaire, imperturbable.
— Je comprends.
— Il vous reste encore une chance de réduire votre peine de redressement.
— D’accord. Je soupire.
— Si vous rédigez sur cette feuille une critique de vos agissements et de vos pensées, afin de porter en place publique votre repenti, nous pourrons considérer que vous pouvez encore servir les besoins du Parti et nous vous apporterons notre aide pour retrouver le droit chemin. Ainsi, prenez le stylo devant vous et rédigez-nous vos aveux.
Je prends le stylo d’une main tremblante. Ils ont gagné. Je renifle et je me penche sur la feuille :
« Moi, A…, compagnon de la zone 481, matricule #..., j’apporte ici le témoignage de ma trahison envers le Parti. Si je n’ai pas agi directement contre Lui, mes actes en tant que compagnon ne furent pas suffisamment loyaux et bons pour que je sois reconnu comme un membre à part entière de la révolution. J’ai pris en pitié certains traîtres contrerévolutionnaires, qui souhaitaient pourtant révoquer la politique du Parti et remettre un système monarchique injuste et criminel sur le siège du pouvoir. Je vais décrire toutes les actions qui me poussent aujourd’hui à présenter mes excuses au Parti. Le… »
J’invente. Il faut bien remplir les pages. Et puis, ça doit avoir l’air convainquant, sinon on m’accusera de faux témoignage. Alors, j’utilise la seule chose qu’il me reste encore, l’imagination. Je tords les faits que j’ai vécu, et j’en invente d’autres. Une larme coule le long de ma joue. Pas question que je retourne sur mon tabouret de cordes. Je veux une douche. Je veux un lit. Je veux retrouver de la chaleur et de la compassion. Je ne veux plus souffrir.
« Le 4 avril 2… lors de la rafle du village de H…, j’ai découvert une vieille femme allongée dans un caniveau. Au lieu de l’emmener pour interrogatoire afin de déterminer sa participation aux actes terroristes de la contrerévolution, je lui ai pris la main pour la relever et je lui ai ordonné de se cacher. Puis je suis parti de la rue et j’ai annoncé aux autres compagnons que je n’avais rien trouvé. »
J’arrive au bout de la feuille et le petit fonctionnaire m’en tend une nouvelle. Je l’attrape et je continue docilement à écrire mon autocritique. Je veux retrouver mon statut de compagnon. Le Parti a raison de réaliser la révolution et de poursuivre les terroristes monarchistes. Il faut mater la rébellion et maintenir la révolution. Le Parti au pouvoir est la solution. J’en suis toujours convaincu. Peut-être n’ai-je pas fait preuve de suffisamment de ferveur ? Peut-être suis-je ici pour apprendre réellement ce que cela signifie de servir le Parti ?
« Le 18 Juillet 2… j’ai menti à ma supérieure lorsque je devais justifier les chiffres trop faibles d’arrestations de terroristes monarchistes. J’ai indiqué que la zone 053 était relativement sécurisée et que nous atteignions les objectifs de pacification souhaités par les très chers membres du Parti. Pourtant, il était clair que la zone pullulait toujours de bandits contrerévolutionnaires et que je rechignais à réaliser les plans de libération de notre pays. »
Je me souviens de cet épisode. J’étais en effet persuadé que nous avions arrêté tous les opposants au Parti dans cette zone. Satisfaite, ma supérieure m’avait muté alors dans la zone 481 pour que je puisse réitérer les mêmes résultats. Hélas, quelques mois plus tard, j’avais appris que des actes de vandalismes contrerévolutionnaires dans la zone 053 avait démenti mes propos. J’avais été très affecté par cette nouvelle. J’aurais dû faire preuve de plus de ferveur et ne pas oublier que les parasites se cachaient toujours lorsque l’on tentait de les exterminer. Je devais embrasser ma fonction avec plus de zèle et éradiquer la peste contrerévolutionnaire pour sauver mon pays.
« Le 13 Janvier 2… j’ai pris une mauvaise décision qui a entraîné la perte de cinq sacs de rations de compagnonnage, ce qui a ralenti la progression de mon unité et certainement permis à des terroristes de fuir et d’échapper à la volonté du Parti. En cela, j’ai failli et n’ai pas fait preuve du zèle dû à la révolution libératrice menée par le Parti. »
Les paragraphes s’enchaînent et je me rends compte petit à petit que beaucoup de mes actes, bien que, pris individuellement, étaient sans grande signification politique, pouvaient être ensemble interprétés comme un manque potentiel de loyauté et de tentatives de sabotages des missions des compagnons. Peut-être alors que le doute était venu à mes supérieures ? Mon esprit est si affaibli que je n’arrive plus à réfléchir sur ma responsabilité et celle du Parti. Pour ma sécurité, je comprends confusément qu’il vaut mieux que je me convainque de la mienne.
« Pour toutes les raisons que j’ai évoquées ci-dessus, il est clair que j’ai fait preuve d’une ferveur laxiste et d’une loyauté approximative. Il me faut travailler plus durement pour atteindre le juste et nécessaire objectif de purification des esprits voulu par le Parti. La révolution doit avoir lieu afin de sauver notre pays de la décadence intellectuelle, de la corruption monarchique, du terrorisme politique et de la terreur sociale. Un monde juste doit être notre motivation à tous et suivre la loi du Parti est le seul moyen d’y parvenir. Aussi, je présente mes excuses au Parti et je promets de me conduire de manière exemplaire. »
Je pose mon stylo. Voilà, c’est fait. J’ai fait ce que le petit fonctionnaire attendait de moi. Je me suis autocritiqué, je me suis excusé et j’ai promis d’être meilleur. J’ai répondu aux attentes du Parti. Je vais avoir le droit de revenir à ma vie. Je vais avoir à nouveau un lit. Je vais pouvoir me laver. Je vais sentir le soleil sur ma peau. Je vais pouvoir sortir et vivre.
Voilà le petit homme qui s’approche. Il prend les feuilles que j’ai rempli de mon écriture, ajuste ses petites lunettes et commence à lire en silence. Les minutes passent pendant qu’il parcourt les mots que j’ai rédigé pour lui. Plus le temps s’écoule, plus je ressens une angoisse. Peut-être n’était-ce pas suffisant ? Peut-être n’ai-je pas mis tout ce qu’il souhaitait que j’écrive ? Peut-être n’ai-je pas fait la preuve d’une ferveur nouvelle ? Je le regarde fixement et je ressens une terrible panique. Oh non, pitié. Faîtes que ce soit suffisant ! je ne peux pas repartir sur mon tabouret de cordes ! Le cœur aux bords des lèvres tellement j’ai peur, je me redresse et lui dit que je suis prêt à répondre à toutes les demandes du Parti pour prouver mon obéissance. Vous verrez, vous serez fier de moi !
Le petit fonctionnaire m’ignore et finit sa lecture, impassible. Alors seulement, il tourne ses petits yeux vers moi et me dit :
— Vous avez bien travaillé. Par ce document, vous reconnaissez n’avoir pas suffisamment travaillé pour le Parti et vous vous engagez à être d’autant plus efficace à partir de maintenant.
— Oui, oui, bien sûr ! Je bredouille, excité. J’accepterai n’importe quelle mission. Vous pouvez me faire confiance.
— Nous espérons que cette lettre sera votre acte de foi.
— Elle l’est, je vous le jure ! Je m’écrie.
— Si cela est le cas, le Parti peut reconsidérer de vous reprendre sous ses ordres. Nous avons besoin de tous les bras disponibles pour mener à bien la grande révolution qui purgera notre pays. Je vous le redemande une dernière fois, A… Êtes-vous prêt à renoncer à toutes pensée contrerévolutionnaire et à vous plier aux demandes du Parti, afin de faire partie de la plus grande épopée de justice de l’histoire de notre peuple ? Souhaitez-vous redevenir un compagnon et accompagner la grande révolution en marche ?
— Je le souhaite, oui ! Je crie, autant par ferveur que par terreur.
Le petit fonctionnaire me regarde par-dessus ses lunettes pendant quelques secondes. Quelques secondes où mon sort se joue. C’est long. Ma respiration se coupe. Mon sang se glace. Je suis à deux doigts de me lever pour m’aplatir devant ce petit rat et supplier comme je n’ai jamais supplié personne. Je pourrais même vendre mes parents. Je vais pleurer, mon cœur va exploser de frayeur. Mais parle, bon dieu ! Dis quelque chose ! Accepte-moi, je serai docile ! Je laverai tes slips sales ! Je ferai tout ce qu’il faut pour sortir d’ici, tu verras !
Le petit homme hoche enfin la tête et répond :
— Très bien. Félicitation, compagnon A…, vous voilà de retour dans le droit chemin. Je vous espère reconnaissant des sacrifices du Parti d’avoir pris le temps de vous avoir ramené dans la justice sociale.
— Oui, oui ! Je suis plus que reconnaissant ! Merci à vous de m’avoir aidé, merci, merci !
— Je vous en prie, compagnon A…. Montrez maintenant votre ferveur au Parti et avancez selon ses ordres.
— Bien sûr ! J’ai hâte de revenir dans la zone 481 pour la nettoyer de tous les terroristes contrerévolutionnaires.
— Vous ne retournerez pas en zone 481, compagnon A….
— … Non ?
— Non. Si le Parti accepte vos excuses et vous réintègre dans ses rangs, sa générosité doit passer par une mise à l’épreuve. Vous comprendrez aisément qu’avec toutes les confessions que vous avez rédigées, nous devons nous assurer de votre nouvelle ferveur avant de vous envoyer sur le terrain.
— D’accord, d’accord, tout ce que vous voulez. Que dois-je faire pour prouver ma loyauté envers le Parti ?
— Vous travaillerez ici.
Mon cœur s’effondre dans ma poitrine. Je fixe le petit fonctionnaire, ébahi, et je bredouille :
— … I… Ici ?
— Oui, ici. Une ferveur sans faille est de mise pour remettre sur le droit chemin les compagnons de la révolution qui ont failli. Il n’y a pas de plus belle mission que la nôtre, compagnon A… ! Grâce à nous et notre travail, les rangs du Parti se trouvent renforcés par des compagnons dont la flamme idéologique a été ravivée ! Mais c’est un travail également exigeant, car il faut avoir le cœur pur et ne pas céder à la tentation d’aider ceux qui furent un temps nos compagnons et alliés. Vous travaillerez donc ici afin que nous puissions juger de votre ferveur pour la révolution et la loyauté la plus totale pour le Parti.
— … D’accord, je soupire, résigné.
Le petit fonctionnaire me tend alors l’uniforme de mes geôliers, qui sont maintenant mes compagnons. Je l’enfile à la hâte. Le petit homme me regarde à travers ses lunettes et me dit de le suivre pour ma première mission. Nous sortons tous les quatre et nous dirigeons dans une salle juste à côté. Nous rentrons. À l’intérieur, une chaise. Dessus, menottée, la femme qui m’a servi de geôlière jusqu’à hier. Le petit fonctionnaire se tourne vers moi et me dit :
— La compagnon O… était également mise à l’épreuve. Comme vous, elle avait rédigé son autocritique et avait juré revenir dans les rangs du Parti pour participer à la révolution. Elle s’était très bien débrouillée depuis lors. Jusqu’à hier. Elle a fait preuve d’un manque de fermeté dans votre cellule, alors que nous n’étiez pas encore revenu sur le droit chemin. En cela, O… ne peut plus avoir le statut de compagnon. Elle doit être redressée par le travail.
Je fixe la prisonnière qui me regarde également, effrayée. Ainsi est récompensé le minuscule frémissement aux commissures des lèvres qu’elle m’a adressé hier. Je suis effondré. Mais je ne peux rien montrer, de peur de finir comme elle. Le petit fonctionnaire continue, imperturbable :
— La prisonnière ne peut pas rester en ZoRep. Ses pensées contrerévolutionnaires sont trop ancrées dans son esprit. Il lui faut un traitement plus profond, afin qu’elle comprenne les valeurs de travail et de loyauté envers le pays. N’êtes-vous pas d’accord, compagnon A… ?
— Oui, compagnon !
— Bien. Emmenez-la et portez-la au camion qui doit l’emmener au CaRLab, au Camp de Redressement Laborieux.
— Oui, compagnon !
Avec mes nouveaux compagnons, nous nous approchons de la prisonnière. Nous lui mettons un sac de toile noir sur la tête. Nos paires de mains la redressent et nos paires de bottes martèlent le sol tandis que nous l’entraînons dans le dédale de couloirs pour la conduire au camion rempli de prisonniers traîtres au Parti. Sur le chemin, la prisonnière supplie sous son sac de toile.
— Compagnons ! Nous sommes tous fidèles au Parti et vous faîtes une erreur ! Compagnon A…, j’ai fait preuve de clémence envers vous, car j’ai reconnu votre ferveur avant tout le monde ! Compagnons B…, nous avons travaillé ensemble, vous connaissez ma loyauté envers le Parti ! Noon, pitié ! pas ça !
Mais nous ne répondons pas, et nous restons indifférents. Je ne l’écoute pas. Je ne peux pas me le permettre. La prisonnière doit partir par le camion et aller en CaRLab. Je dois prouver ma ferveur au Parti. Je dois fermer mon cœur aux suppliques de mes anciens alliés. La révolution doit avoir lieu. Nous voilà sortis à l’extérieur. Pour la première fois depuis des semaines, je sens la chaleur du soleil sur ma peau. Mais je n’y prête pas attention. La prisonnière se débat et tente de s’enfuir. De mes poings toujours affaiblis par le manque de nourriture, je la frappe à l’estomac. Elle s’effondre. Nous la traînons jusqu’au camion et nous l’y enfermons, sans plus écouter ses hurlements de frayeur.
Je me détourne et repars vers la ZoReP. Je dois accomplir mon devoir et accompagner la révolution du Parti. Coûte que coûte. Et je vais pouvoir prendre une douche. Je ne faillirai pas, cette fois. Je ne peux plus me le permettre. Il en va de ma vie.