Elle regarda le soleil se coucher depuis la fenêtre de sa chambre, la pièce qu’elle s’était choisie et dont personne jusqu’à présent n’était venu lui en contester l’usage. Les nuances de rose, d’orange et d’ocre se reflétant sur les nuages lui tirèrent un immense sourire.
Une fois l’astre disparut, elle se tourna vers sa chambre et toute joie la quitta. Dormir seule ? Dans un lit ? Voilà qui ne l’enthousiasmait pas du tout. Elle enroula ses bras autour d’elle, rêvant d’un contact, d’une présence. Elle ferma les yeux et ne put empêcher une larme de rouler. Le salé réveilla en elle une nostalgie sévère. Où étaient les siens ? Que faisaient-ils ? Ils lui manquaient tellement !
Un appel muet fit battre son cœur. Ses oreilles n’entendirent rien. Ses yeux ne virent rien. Le signal la percutait dans ses os, dans ses muscles. Ses veines battaient d’excitation.
Elle suivit l’interpellation au jugé, se fiant à son instinct. Elle parcourut le couloir. Arrivée au bout, elle descendit l’escalier en colimaçon pour se retrouver au rez-de-chaussée. Dans la salle à manger, une tapisserie dévoila un escalier camouflé qu’elle descendit. Le froid la pénétra et elle sourit, heureuse. Un lieu froid et humide ? Parfait.
L’escalier la mena jusqu’à une arche qu’elle passa pour découvrir une immense caverne plongée dans l’obscurité. Quelques rayons de lunes et d’étoiles se déposaient sur son contenu et elle en stoppa de stupeur.
Dans d’immenses trous creusés dans les murs dormaient des centaines de dragons. Leur caverne ! Avait-elle le droit d’être là ? Elle se sentit toute petite face à une telle immensité. Elle serait impuissante si l’un d’eux décidait de la croquer pour avoir troublé son sommeil. Elle le comprendrait même.
Une flamme éclaira la grotte, tout au fond. Légère, douce, tenace. Elle éclaira assez pour qu’elle reconnaisse sa dragonne. Elle en sautilla de joie et la rejoignit en courant, tout en posant ses pieds avec précaution de manière à ne pas faire de bruit.
Arrivée devant la dragonne, celle-ci coupa la flamme sortant de sa gueule. Elle lui caressa le museau pour le découvrir brûlant. Elle cria puis en gloussa. De grognements mécontents la firent se taire. Elle chuchota des excuses.
La dragonne ouvrit son aile gauche et la poussa avec douceur vers l’emplacement. L’espace vide entre l’aile repliée et le flanc offrait un cocon de sécurité. Elle s’y engouffra, trop heureuse de la proposition. Elle se lova contre l’aile, ravie du contact doux de la peau tendre.
Elle ressentit une bouffée de reconnaissance et de sympathie envers sa dragonne. Elle n’avait vu aucun autre dragonnier rejoindre son compagnon ici. S’agissait-il d’une faveur ? Elle lui en sut gré. Caressée par l’aile et le flanc de la dragonne, elle trouva le sommeil sans difficulté et ne cessa de sourire.
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- J’avais dit les premières fois en haut ! gronda Mylo.
Farhynia ouvrit les yeux pour découvrir l’imposant dragon qui lui souffla un air brûlant au visage.
- Crois-tu avoir gagné le droit de dormir en bas ? s’exclama-t-il.
De nombreuses têtes se tournèrent dans sa direction, commères désirant leur potin du jour. Elle ne méritait vraiment pas d’être en bas, non. Sa première journée avait été catastrophique.
- Tu as dit qu’on pouvait si notre cavalier dormait avec nous, rétorqua Farhynia d’une voix endormie.
Farhynia n’avait pas choisi cette place par hasard. Elle se tenait juste à côté du dragon blanc à pointes noires. Il bailla, dévoilant des crocs acérés d’une blancheur éclatante. Pas une dent ne manquait. Farhynia tint tête à Mylo. Elle tenait à prouver qu’elle aussi avait du cran et du courage.
Elle déplaça un peu son aile pour dévoiler la fourmi lovée dedans. Mylo sursauta et se recula. Elle lui aurait donné un coup de queue que l’effet aurait été le même. Il bégaya puis cracha :
- Tu as le droit de dormir là les soirs où ta cavalière te rejoint mais seulement ces nuits-là ! prévint-il avant de s’envoler, la mâchoire serrée et de la vapeur s’échappant de ses naseaux.
Farhynia reconnut-là les signes de la jalousie. Qu’y pouvait-elle si sa fourmi l’avait rejoint ? Farhynia avait senti un grand désespoir en provenance de sa fourmi la veille au soir. Elle avait voulu l’aider, la soutenir. La savoir mal la peinait et voilà qu’elle apparaissait au bout de la grotte et qu’elle se lovait contre elle, un immense sourire barrant son visage. Farhynia était ravie.
Elle lui souffla un air chaud au visage en secouant doucement son aile et sa fourmi bailla, s’étira puis se leva en souriant. Farhynia appuya son museau contre le front de sa fourmi puis s’éloigna avant de s’envoler vers son premier cours. Elle constata que Mylo n’y participait pas. Probablement avait-il prouvé ne pas en avoir besoin ou ne désirait-il pas s’y rendre. Après tout, Zaroth avait indiqué qu’aucune leçon n’était obligatoire. À chacun de se prendre en charge.
Le dragon blanc à pointes noires, en revanche, se tenait là. Très concentré sur le professeur, il n’accordait pas la moindre attention à Farhynia, gamine immature sans intérêt. Farhynia ronchonna et bouda, sans oublier d’écouter quand même le professeur.
- Ce cours vous permet d’apprendre à voler, indiqua le dragon jaune à pointes vertes.
Des grondements montèrent.
- Je suis Tybald et croyez-moi, vous ne savez pas voler. Aller d’un point à un autre avec des ailes, tout le monde peut le faire. Je parle de le faire en écoutant le vent afin d’économiser ses forces, d’anticiper des vents cisaillant et des turbulences, de suivre des courants-jet, de déceler les gradients de vent, de savoir voler en vent contraire, d’être capable de faire du surplace en toutes conditions, de réaliser de très longs trajets sans pause.
Un silence gêné suivit cette tirade. Tybald commença un cours théorique sur les dépressions, les changements de température créant le vent, la portance, l’angle d’attaque, l’assiette, quand cambrer, comment gérer un piqué, un looping ou comment virer sur l’aile le plus rapidement possible.
Il emmena les étudiants dans divers endroits aux conditions météorologiques diverses afin qu’ils puissent ressentir, la pratique apprenant autant sinon plus que la théorie. Farhynia dut se reconnaître paumée. Trop de termes. Trop de connaissances à engranger.
Les dragons n’éduquaient pas leurs petits. La femelle pondait son œuf puis s’en allait. Le dragonneau se débrouillait seul. La zone nidifiante étant dépourvue de toute source de nourriture, le nouveau-né avait intérêt à vite apprendre à marcher et chasser. Souvent, le petit mangeait les reptiles et les rongeurs pullulant dans la zone nidifiante.
Farhynia se souvint du jour où, peu après sa naissance, elle était tombée nez à nez avec une dragonne venue pondre. Tellement. Grande. Farhynia s’était recroquevillée de terreur mais l’adulte l’avait contournée. Les dragons ne s’attaquaient jamais entre eux. Règle de base. La vie se chargeait déjà bien assez de les décimer pour ne pas en rajouter.
Le dragonneau devait se débrouiller tout seul. Boire. Chasser. Dormir. Voler. Les premiers jours voyaient une forte mortalité car nombreux étaient les prédateurs des petits sans défense. Farhynia avait dû se cacher d’un aigle, d’un lynx et dans la plaine, d’une horde de lions qui visaient probablement plus son déjeuner qu’elle-même. Elle leur avait abandonné sa prise avec déception. Sa première chasse fructueuse !
La communication s’apprenait sur le tas. Reconnaître les sons, les assembler, saisir leur sens puis les former en remuant ses écailles. Les vibrations causées par les chocs prenaient sens mais combien de temps avant qu’un dragonneau ne les comprenne ? Farhynia ne saisissait pas encore tous les mots, si bien que les explications de Tybald la dépassaient.
- Nous allons voir si vous réussissez à mettre en application mes conseils, annonça Tybald. Vous allez faire la course. Le but est d’aller jusqu’à l’arbre ocre, là-bas, puis de revenir. Mettez-vous deux par deux.
Les étudiants agirent tandis que Farhynia restait figée. Elle n’avait aucune envie de se mesurer aux autres. Leurs ailes avaient toutes une envergure bien plus grande que la sienne. Les premières courses furent lancées. Farhynia observa tout en écoutant avec attention les remarques en temps réel de Tybald. Sauf qu’elle ne comprenait pas et quand elle saisissait les mots, elle ne constatait pas sur les volants ce dont le professeur parlait.
Le dragon blanc perdit sa course. Le vol n’était pas son fort si bien qu’il écoutait activement le cours, ignorant toute distraction.
Farhynia passa en dernier et leur nombre impair la laissa seule. Tybald désigna un immense dragon noir ayant déjà réalisé la course – et gagné – en adversaire. Farhynia gémit. C’était perdu d’avance.
- Victoire facile, lui souffla Tybald à l’oreille.
Farhynia lui envoya un regard ahuri.
- Tu es bien plus légère. Le vent chaud d’aujourd’hui te portera sans difficulté. De plus, tes ailes sont en parfait état. Tu les entretiens bien. Ce n’est pas le cas de ton adversaire dont les ailes sont trouées et sales. Ta portance sera bien meilleure.
Farhynia ne parvint pas à entendre un compliment dans ces propos. Le professeur s’attendait à ce qu’elle gagne. La pression sur ses épaules la fit courber la tête et elle serra la mâchoire. Un grognement de Tybald lança la compétition. Le dragon noir revint au point de départ que Farhynia n’avait même pas encore atteint l’arbre. Tybald ne commenta pas mais sa déception se lisait sur son visage.
Le professeur les ramena au point de départ. Il leur proposa d’aller se restaurer, de se reposer un peu puis de revenir quand la clepsydre serait vide. Ce disant, il plaça sa patte avant droite sur un assemblages de deux gros tonneau et le fit basculer. De l’eau goutta depuis le tonneau se retrouvant en haut vers celui devenu réceptionnaire. Farhynia observa le mécanisme, le trouvant ingénieux.
- Quand le temps sera écoulé, le cours de souffle débutera. Tout le monde doit s’y rendre, même ceux particulièrement doués qui n’ont rien à apprendre, précisa Tybald.
Venait-il de lancer un regard en coin à la merveille blanche à pointes noires ? Le feu était-il la force du dragon couleur neige ? Voilà qui ne déplaisait pas à Farhynia.
De son côté, la dragonne bleue avait intérêt à se rendre à ce cours et à écouter car si elle parvenait à cracher le feu, elle ne maitrisait en revanche pas du tout son souffle.
Elle observa le tonneau et l’eau s’en écoulant, estima le temps puis se rendit dans les prés. Elle attrapa un mouton, le brûla – trop, comme d’habitude – et l’avala. Elle n’aimait pas le mouton. Elle préférait les bouquetins mais ils étaient difficiles à chasser et elle estima ne pas avoir le temps. Elle découvrit une rivière dans laquelle elle but puis revint. Tous les autres étaient là mais le cours n’était pas encore commencé. Farhynia soupira d’aise.
- Je m’appelle Beluim et je vais vous apprendre à cracher du feu, annonça la dragonne rouge que Farhynia observa attentivement car sa teinte virait au rose selon la lumière du soleil.
Farhynia n’avait jamais vu une telle teinte et elle fut captivée. Des dragons unis ou à plusieurs teintes, il y en avait beaucoup. Cette-là semblait unie de prime abord mais il suffisait de bouger un peu la tête pour que la couleur change. Farhynia n’avait jamais vu cela et trouva cela magnifique. Avec ça, la dragonne ne devait pas avoir trop de difficulté à se trouver un compagnon.
Cela dit, Farhynia n’avait pas non plus eu de difficulté à convaincre le dragon rouge ayant ensemencé son premier œuf de coucher avec elle. Farhynia avait senti le besoin monter. La première fois d’une dragonne est presque impossible à réfréner. Un mâle ne refusait jamais à une femelle en chaleur. En avait-il seulement eu envie ? Probablement pas. Il avait fait le taf, sans trop d’effort, semblait-il à Farhynia. Ça n’avait été ni agréable, ni désagréable. Cela lui avait permis de pondre son œuf et donc, d’offrir un espoir mais aussi et surtout de se présenter au choix.
Maintenant, elle espérait baiser et cette fois, y prendre du plaisir. La reproduction, c’était essentiel car les dragons ne se portaient pas bien en tant qu’espèce mais tout de même, le sexe pour le plaisir, c’était bien aussi. Tout du moins, Farhynia l’espérait-elle car pour le moment, ça ne s’était pas produit. Le dragon blanc à pointes noires serait son premier et elle le sentait : il serait parfait. Encore fallait-il le convaincre d’accepter et pour le moment, rien n’allait.
- C’est de cette manière que vous pourrez faire fondre le rocher. À vous ! annonça Beluim.
Farhynia se figea. Trop occupée à admirer les écailles de la professeur, et perdue dans ses souvenirs, elle n’avait rien écouté de son discours. Farhynia se recroquevilla. Elle observa ses camarades qui soufflaient le feu sur le rocher devant eux. Certains fondirent pour devenir de la cendre. Pour d’autres, il ne se passa rien. Beluim félicita ceux dont le rocher s’était brisé en deux sans se liquéfier. Le dragon blanc à pointes noires étaient de ceux-là.
Farhynia cracha du feu à volume réduit, peu encline à faire fondre la roche. Une fois la fumée disparue, Farhynia constata que le rocher était toujours intact. Elle augmenta la puissance, encore, et encore, jusqu’à être au maximum. Il ne se passait toujours rien. Elle observa la pierre, hébétée.
- Tu dois atteindre le point de fusion, lança Beluim et vu son ton, elle répétait ce qu’elle avait dit précédemment. Quelle est la température nécessaire ?
Farhynia resta muette. Elle n’en savait rien.
- De quoi ce rocher est-il composé ? interrogea Beluim.
Farhynia l’ignorait.
- Voilà ce qui arrive quand on n’écoute pas, gronda Beluim.
Les autres ricanèrent. Beluim secoua la tête de déception avant de faire mine de s’éloigner. Farhynia en devint bleu foncé de confusion.
- Que je le sache n’aurait rien changé, répliqua la jeune dragonne, acerbe. J’ai tout donné et il ne se passe rien.
- Tu as tout donné ? siffla Beluim en tournant la tête vers elle.
La dragonne rouge à reflets roses la déshabilla de la tête aux pieds.
- Depuis quand ponds-tu ?
- Deux lunes, répondit Farhynia.
Beluim dansa d’un pied sur l’autre tandis que sa queue faisait claquer l’air.
- Il faudrait vraiment revoir les conditions d’accès. C’est ridicule. Une gamine immature. N’importe quoi.
- J’ai été choisie ! rappela Farhynia, bleue de honte et de gêne.
Le dragon blanc écoutait. Il refuserait de s’accoupler avec une gamine immature. Farhynia sentit son ventre se gonfler de haine envers cette dragonne aux magnifiques écailles rosées. Comment osait-elle s’adresser à elle de cette manière devant tous les autres ?
- Depuis quand les humains sont-ils connus pour leur sagacité ? répliqua Beluim. Je n’ai aucune envie d’instruire un bébé. Ce cours ne te sert à rien si c’est ça, ta puissance maximale.
Farhynia refusa de laisser tomber. Elle tenait à montrer son courage et sa force.
- Vous me refusez le droit de protéger ?
- Cracher le feu ne sert pas à protéger. Je préciserai ton incapacité à gérer ton souffle. Tes missions seront choisies en adéquation. Ceci dit…
Le regard de Beluim la transperça.
- Tu ne deviendras pas protectrice, pas sur cet appel-là, en tout cas. Regarde-toi ! Jamais tu ne réussiras les épreuves. Tu devrais partir maintenant et nous faire à tous gagner du temps. Maintenant, quitte mon cours et laisse les grands travailler.
Tout le corps de Farhynia vira au bleu foncé. Comment osait-elle ? Farhynia recula et s’en alla, consciente de ne pas avoir le choix. Tout le monde la dévisageait. Ils souriaient et elle entendit quelques ricanements tandis qu’elle s’envolait vers une clairière tranquille. Elle ignorait comment le blanc avait réagi. Elle n’avait pas osé regarder de peur de le voir ricaner, lui aussi.
Elle s’abreuva dans une rivière tranquille, croqua un bouquetin – elle avait tout le temps, puisque plus de cours à suivre - puis s’entraîna à ouvrir et fermer ses conduits de rafraîchissement, en vain. Ils ne bougeaient pas.
Au crépuscule, ce fut dépitée qu’elle retrouva son alvéole. Peu désireuse de se faire encore plus remarquer, elle s’installa en haut mais la fourmi reparut. Farhynia constata le regard brûlant de Mylo sur l’humaine mais il ne se montra pas agressif et laissa Farhynia descendre pour accueillir sa cavalière sous son aile. Son sommeil fut mouvementé.
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Elle observa la place centrale où une trentaine d’anonymes mangeaient, buvaient, baisaient. Les rejoindre ne lui disait rien mais elle commençait à comprendre. L’ennui la gagnait. Il n’y avait rien à faire. Aucune activité. Sa dragonne ne l’appelait pas. Elle avait pu observer que les deuxième et troisième années – au nombre ridiculement faible de sept et trois – disparaissaient toute la journée pour ne revenir que le soir. Ce matin, elle en avait suivi un au hasard et il avait rejoint son dragon avant de s’envoler. Elle s’impatientait. Quand sa dragonne l’appelerait-elle ?
En attendant, que faire ?
Une lueur attira son attention. Deuxième étage. Sa curiosité poussée au maximum, elle rejoignit la lampe à huile installée dans la bibliothèque. Elle contourna le fauteuil pour reconnaître le barbu lui ayant dit qu’il mourrait ici. Il tourna la page du livre qu’il dévorait sans s’intéresser à son observatrice.
Elle s’installa dans le fauteuil en face sans prendre un livre. À quoi bon ? Elle ne savait pas lire de toute façon. Elle se contenta de le regarder. Ses yeux bougeaient à peine. Il se léchait souvent les lèvres, sa langue triturant sa moustache. La cheville droite sur son genou gauche, il exhalait la confiance en lui.
- Tu comptes me regarder lire en silence comme ça longtemps ? finit-il par lancer en la fixant par dessus son ouvrage. C’est flippant en fait.
- Je m’ennuie, indiqua-t-elle. Te regarder lire est une activité intéressante.
Il se figea puis sourit avant de se replonger dans sa lecture. Il tourna une page avant de refermer brusquement son livre.
- C’est vraiment trop flippant, annonça-t-il. Je préfère qu’on parle.
- Si tu veux.
- Je m’appelle Jack et toi, c’est comment ?
- Ne sommes-nous pas censés être anonymes ? demanda-t-elle.
- Tu t’appelles comment ? insista Jack.
- Ton dragon ne risque-t-il pas de te le reprocher ?
- Aucun risque. Je n’ai pas de dragon.
Elle grimaça.
- Pardon. C’est mal sorti. Bien sûr que tu ne possèdes pas ton dragon. C’est lui qui te possède.
- Aucun dragon ne me possède, précisa Jack.
Elle fronça les sourcils. Y avait-il des gens ici qui n’étaient pas dragonniers ?
- Le dragon que j’ai choisi ne m’a jamais appelé, indiqua Jack. Un jour, tous les autres anonymes de ma promotion sont partis dans la même direction. J’ai suivi le mouvement. Ils sont montés sur le dos de leurs dragons et ont disparu dans le ciel. Celui que j’avais choisi n’était pas là. J’ai attendu qu’il vienne. J’attends toujours.
- C’était il y a combien de temps ? s’enquit-elle.
- Huit printemps, indiqua Jack.
Elle en resta bouche bée. Elle imaginait sans peine la douleur étreignant le cœur de cet homme.
- Il est forcément vivant puisqu’un dragon perdant la vie amène son dragonnier dans la mort.
- Il paraît, répliqua Jack.
- Ça doit être horrible ! souffla-t-elle en mettant ses mains devant sa bouche, les yeux écarquillés.
- J’ai regardé le ciel vide alors que le soleil montait au dessus de ma tête avant d’entamer sa descente. Le désespoir me gagnait. L’incompréhension aussi.
Elle voulait bien le croire.
- Quand les dragons sont revenus, j’ai finalement été heureux de l’absence de celui que j’avais choisi.
- Pourquoi ? interrogea-t-elle, interloquée.
- Sur une centaine de partants, moins de quarante sont revenus.
- Les autres sont devenus dragonniers, supposa-t-elle.
- Les autres sont morts, répondit Jack.
- Quoi ?
- Les survivants vomissaient leurs tripes. Ils avançaient tels des zombies, trébuchant, peinant à marcher droit. Dans leurs yeux, j’ai compris qu’ils avaient vécu l’enfer. J’ai glané des informations. J’ai eu beaucoup de « Ils mangent leurs cavaliers ».
Elle frémit. De quoi parlait-il ?
- Apparemment, ce premier vol amène de nombreux dragonniers à tomber de leur monture. Il semblerait que tenir sur le dos d’un dragon ne soit pas aussi simple qu’il n’y paraît. Pourquoi crois-tu qu’il y ait aussi peu de deuxième et troisième années ?
- Je pensais que les autres avaient réussi et que les présents étaient les cancres, les derniers de promotion !
- Ils sont les meilleurs, répliqua Jack. Les seuls à avoir survécu. Eux ne se sont pas écrasés. Ceux qui tombent se font dévorer par leur monture.
Elle en eut la nausée.
- D’autres de mes camarades ont relaté des hurlements de cavaliers en vol, sans raison apparente. Certains ont vu des corps sans jambe chuter. Tous exprimaient une frayeur sans nom. Et puis, les jours sont passés. Les cavaliers furent appelés chaque jour et au retour, ils furent chaque fois moins nombreux et plus le temps passa, plus ils se fermaient, ne disaient plus rien, se contentaient de manger, boire et baiser, comme s’ils étaient conscients qu’ils allaient mourir le lendemain.
Elle ne put empêcher sa main droite de trembler. Quand elle avait reçu la lettre d’acceptation de sa candidature, elle avait jugé que s’y rendre serait une excellente idée. Sa certitude venait de s’envoler. Elle avait peut-être fait une bêtise.
- J’étais heureux de devenir dragonnier. Je ne sais plus si je suis déçu ou soulagé que celui que j’ai choisi ne soit pas venu, poursuivit Jack.
Elle avala difficilement sa salive. La discussion lui avait donné le temps d’y réfléchir. Son choix était fait.
- Corail, murmura-t-elle. Je m’appelle Corail.
- Ravi de connaître le nom d’une future morte.
- Ne dis pas ça !
- Tu sais pourquoi les deuxième et troisième années se jettent sur les nouvelles venues avec autant d’ardeur ?
Corail fit « non » de la tête.
- Parce qu’aucune femme ne survit, annonça Jack.
- Quoi ? s’exclama Corail.
- Depuis huit ans, je n’ai pas vu une seule femme atteindre la deuxième année. Je ne sais pas pourquoi. Ceci dit, tu survivras peut-être.
- Pourquoi ?
Jack la détailla de la tête aux pieds.
- T’es une femme ? demanda-t-il en se penchant vers elle en mode « secret ».
Corail baissa le regard.
- Je ne te demande pas ce qu’il y a entre tes jambes, murmura Jack, mais ce que tu ressens dans ton cœur. Tu te considères comme quoi ?
- Aucun des deux, avoua Corail.
- Du coup, tu vas peut-être survivre, en conclut Jack en se redressant. Tu es le premier « aucun des deux » que je vois passer par ici. À toi de créer les statistiques.
- Ton discours n’est pas encourageant, se rembrunit Corail.
- Tu préférerais que je te mentes ?
- Non, admit Corail, plus dépitée que jamais.
- Tu es maigre. Tu ne manges pas ?
Corail haussa les épaules.
- Je viens de la côte, mentit-elle à moitié. J’ai l’habitude de manger du poisson, des palourdes et des huîtres.
- Il n’y a rien de tel dans le buffet, admit Jack.
Corail fit la grimace.
- Il suffit de demander ! s’enthousiasma Jack.
- Demander ? À qui ?
- Sois demain à l’aube dans la salle à manger.
- D’accord, accepta Corail.
Ça tombait bien, sa dragonne la levait toujours aux aurores.
- C’est intéressant, ce que tu lis ?
- Oui, répondit Jack. Tu peux te servir. La bibliothèque n’est pas que pour moi.
- Je ne sais pas lire, indiqua Corail.
- Je peux lire à voix haute.
Les yeux de Corail s’illuminèrent. Jack ouvrit son ouvrage et sa voix emplit la bibliothèque, envoûtant son unique auditoire.
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- On attend quoi ? demanda Corail alors que le soleil effleurait l’horizon, invisible encore derrière les murailles d’enceinte, ses reflets colorant le ciel.
Se lever aussi tôt commençait à la gonfler, surtout pour se faire chier ensuite. Ça n’avait pas de sens. Jack ne lui répondit rien. Il observait la muraille. Plusieurs nuages flânaient dans le ciel bleu annonciateur d’un très beau temps. Une nuée d’oiseaux voletèrent à droite et à gauche, mouvement ressemblant fortement à un banc de poissons et Corail sentit son ventre se serrer. Comme tout cela lui manquait !
- Il arrive, lança Jack, ramenant Corail au moment présent.
Elle suivit le doigt tendu vers le ciel. Un dragon rouge amorçait une descente. Il portait des caisses dans ses quatre pattes. Il déposa d’abord sa charge puis se posa à côté.
Son dragonnier descendit. Il s’agissait d’un homme petit, le visage ambré barré d’une cicatrice sur la joue droite. Ses yeux noirs balayaient le monde avec indifférence. Si son torse était bien couvert – chemise crème en laine, veste en cuir doublée de fourrures, ses jambes et ses pieds étaient nus, contraste saisissant. Corail observa sans se permettre de juger. Elle se contenta d’enregistrer l’information, espérant pouvoir la transmettre un jour.
Le petit homme aux longs cheveux noirs tressés ouvrit la caisse et commença à déballer la nourriture, la disposant sur les tables à l’intérieur.
- On ne l’aide pas ? demanda Corail.
- Si tu n’as que ça à faire, répondit Jack en haussant les épaules. Ça fait partie des côtés positifs de ne pas être devenu dragonnier.
- Comment ça ?
- Défendre nos terres des siréniens, oui. Porter la bouffe, merci bien !
Corail observa le dragonnier et fit la grimace. Elle comprenait que livrer la nourriture puisse ne pas être une mission espérée. De son côté, Corail s’en fichait. Elle n’était pas là pour défendre de toute façon.
- Pourquoi on est là si on ne l’aide pas ? interrogea Corail.
- On attend qu’il ait fini, précisa Jack.
- Ah bon…
Corail patienta. Une fois que le dragonnier eut terminé, il se campa devant Jack. De son aumônière, il sortit deux livres qu’il lui tendit.
- Merci, dit Jack en regardant le dragon, ignorant totalement l’homme qui regagnait le dos de sa monture.
- C’est comme ça que tu obtiens tes livres ? s’étonna Corail.
- Quand je suis arrivé, la bibliothèque était presque vide. Rares sont les dragonniers à posséder le savoir nécessaire pour s’en saisir. J’ai demandé des livres. Tu peux demander, toi aussi, précisa-t-il.
Corail se tourna vers le dragonnier, jugé entre les épaules de l’immense dragon rouge. Corail devait se dévisser la tête pour regarder aussi haut.
- Je viens de la côte et…
Un souffla brûlant la frappa au visage, accompagné d’un grondement féroce.
- Ne t’adresse pas au dragonnier, indiqua Jack. C’est au dragon que tu t’adresses. Le dragonnier est inexistant. Il n’est personne.
Corail baissa le regard vers les yeux jaunes à la pupille verticale la fixant. Le cou du monstre frôlait le sol. Il lui permettait d’alléger le poids sur sa nuque. Elle lui en fut reconnaissante.
- Pardonnez-moi, lança-t-elle.
Le dragon plissa les paupières et de la vapeur sortit de ses naseaux. Corail en conclut que ses excuses n’étaient pas acceptées. Allait-il la brûler vive en punition ?
- Tu peux lui parler, assura Jack.
- Il comprend quand je parle ? Je trouve ça surprenant car ma dragonne n’a pas l’air de me comprendre du tout !
- Parce que le lien n’est pas encore crée, annonça le dragonnier, amenant Corail à monter de nouveau la tête. Cela se produira au milieu de la deuxième année environ. Et non, Deylom ne te comprend pas. Il ne t’entend même pas. Ses oreilles ne captent pas les vocalises sortant de notre gorge. Mais moi, je t’entends et à travers le lien, il t’entend aussi.
- C’est donc bien à toi que je parle, pas à lui !
Le souffle fut cette fois, bien plus chaud. Corail eut la sensation fugace de se trouver dans un four. Le dragon ouvrit sa gueule, dents sorties.
- Je te rappelle que tu souhaites qu’il réponde favorablement à ta requête, intervint Jack. Peut-être pourrais-tu te montrer polie en retour ?
Corail garda sa remarque cinglante pour elle puis se força à détourner le regard du dragonnier pour fixer les yeux jaunes.
- J’ai l’habitude de manger des produits de la mer et ce que vous proposez n’en contient pas. Serait-il possible d’en avoir ?
- Tu as des préférences ? demanda le dragonnier.
Ne pas se tourner vers lui pour répondre demanda à Corail toute sa concentration.
- J’adore les huîtres, admit Corail, et le saumon.
Pourrait-elle vraiment obtenir ses mets sans se fatiguer ?
- Quelle préparation pour le saumon ? interrogea le dragonnier.
Préparation ? pensa Corail avant de lancer du ton le plus nonchalant qu’elle put prendre.
- Puis-je l’avoir vivant ?
- Tu veux te le préparer toi-même, supposa le dragonnier. C’est encore plus facile comme ça. Deylom pense que tu pourras avoir ça dès demain.
- Merci, puissant dragon.
- Il n’aime pas la flatterie.
- Tu n’es pas puissant ? répliqua Corail sans lâcher le dragon du regard.
Le dragon rouge fouetta l’air de sa queue, de haut en bas, tout en frémissant des babines. Corail en conclut qu’il était en train de rire. Il se recula puis s’envola.
- Tu ne manques pas de cran, c’est certain, s’amusa Jack. Bon, je vais manger. Tu n’apprécies peut-être pas le buffet mais moi si et tu devrais quand même manger un peu.
Corail accepta mais se retrouva gourde devant le buffet. Elle ne pouvait pas admettre ne pas savoir ce qu’elle aimait, n’ayant jamais mangé ainsi de sa vie. Sentant sa réticence, il lui proposa des fruits secs. Corail adora.
- Tu devrais t’en mettre de côté car quand les autres seront levés – et ça ne devrait plus tarder – ils prendront tout. Premiers arrivés. Premiers servis.
Corail fit comme proposé. Ils passèrent le reste de la journée entre promenade et lectures à la bibliothèque.
Cela dit, le contexte se précise par petites touches qui incitent à en savoir plus.
[Réflexion personnelle : heureusement que les chevaux, eux, ne dévorent pas leur cavalière tombée !]
Bonne lecture !
(Je n'aime pas monter à cheval - alors que j'adore ces animaux. L'univers ne veut pas que je monte sur les chevaux. Il m'est toujours arrivé des bricoles pas sympa après avoir essayé de monter sur un cheval).