Son père avait dû la laisser pour aller guider ses hommes et repousser Desreum jusqu’à la troisième salle. Amandrille était rentrée chez elle seule, paniquée. En tâtonnant, en se mouillant, en trébuchant dans ces galeries qu’elle connaissait pourtant par cœur, elle avait finit par retrouver sa maison et les bras de sa mère, qu’elle avait reconnu à sa voix, mais qu’elle aurait aussi bien pu reconnaître à mille autres choses.
Sa mère l’avait écoutée, mais elle ne l’avait pas crue. Elle ne comprenait pas que le dragon lui avait pris ses yeux.
– Tes deux beaux yeux gris sont toujours là, ma chérie. Tu as eu très peur, je n’ose imaginer comme il doit être terrifiant de se retrouver face à Desreum. Mais tu dois te rappeler que, ici, il n’a plus aucun pouvoir. Repose-toi, tu verras, demain tout ira mieux.
Alors, Amandrille avait dormi. Et à son réveil, elle était toujours plongée dans le noir. Le noir. Jamais elle n’avait fait cette terrifiante expérience du noir.
– Maman ! appela-t-elle d’une voix d’enfant.
Elle entendit deux corps autour d’elle qui s’approchaient. L’un d’eux s’assit à ses côtés, et une main entra dans la sienne.
– Je suis là, lui répondit sa mère. Tout va bien.
Le ton de sa voix lui disait pourtant le contraire. À lui seul, il parlait d’angoisse, de pleurs, de drames.
– Maman, qu’est-ce qu’il se passe ?
La voix familière d’une femme, qu’elle n’identifia pourtant pas immédiatement, intervint :
– Vous devriez lui demander tout de suite comment…
– S’il-vous-plaît, la coupa sa mère, laissez-moi faire. Amandrille. Je vais devoir t’annoncer deux choses… très difficiles à entendre. Pendant que tu dormais, la médecin t’a examinée. Tu avais raison, il y a un problème avec tes yeux. Tes pupilles ne se dilatent plus correctement, on ne sait pas trop l’expliquer, c’est peut-être dû au choc de…
Amandrille était affolée par ce qu’elle entendait. Elle savait déjà cela, elle l’avait dit et répété à sa mère : il y avait un problème avec ses yeux. Ce qu’elle attendait du médecin, ce n’était pas des explications, c’était une solution !
– Comment ça se soigne, maman ? la coupa-t-elle.
Elle attendit la réponse beaucoup plus longtemps que ce qu’elle ne pouvait le supporter, mais entre deux sanglots de sa mère, c’est la voix de l’autre femme qui lui répondit :
– Il n’y a aucun traitement connu, Mademoiselle Berghün. Vous ne retrouverez pas la vue.
– Quoi ? s’exclama Amandrille. Non, non c’est…
Les pleurs de sa mère redoublèrent et Amandrille comprit. Elle devrait vivre dans le noir, désormais. Elle constata du même coup, en s’essuyant le visage, que ses larmes pouvaient toujours couler. Elle allait le faire remarquer à sa mère, comme pour tenter de la consoler, quand elle se rappela qu’il y avait une seconde mauvaise nouvelle. Terrifiée, elle secoua les jambes, persuadée que le dragon les lui avait coupées sans qu’elle s’en aperçoive. Mais non, c’était ridicule, elle était rentrée sur ses quatre membres.
– Qu’est-ce que j’ai d’autre, dites-moi ce que j’ai d’autre qui ne va pas ! s’affola-t-elle en touchant succinctement son nez, ses oreilles, son cou.
– Tu n’as rien d’autre, chérie, promis, répétait sa mère en tentant de maîtriser les gestes de sa fille. Ce n’est pas toi. C’est ton père.
– Qu’est-ce qui est arrivé à papa ?
Inspirant difficilement, sa mère laissa une fois de plus la médecin lui expliquer :
– Desreum était monté beaucoup plus en puissance que ce que nous aurions pu imaginer. Ton père et ses hommes sont parvenus à le faire reculer jusqu’à la première salle, mais il n’était pas facile à acculer. Ton père a dû prendre une décision rapide et difficile. Avec cinq autres volontaires, il est resté avec le dragon pour continuer à le repousser tandis que les autres faisaient s’effondrer la galerie de l’entrée pour lui couper toute retraite.
Amandrille n’arrivait pas à comprendre le ton grave de la naine.
– Papa passera par le plafond de la salle lorsqu’il aura maîtrisé le dragon, assura-t-elle. Papa réussira à maîtriser Desreum.
– Ton père a ordonné que toute la galerie soit équipée en explosif. Jusqu’au goulot inondé. Le passage est condamné.
La mère d’Amandrille dompta ses pleurs pour assurer à sa fille qu’une grosse équipe de secours travaillait déjà d’arrache-pied pour ouvrir un nouvel accès, et que cinq escouades de renforts se tenaient prêtes.
– Nous avons également envoyé des messagers aux postes de garde de l’est et de l’ouest pour demander de l’aide, ajouta la médecin. Tout sera fait pour que votre père soit sauvé. Mais il faut nous dire ce que…
– S’il-vous-plaît, interrompit à nouveau la mère d’Amandrille, pouvez-vous nous laisser seules un moment ?
La médecin ne répondit pas, mais esquissa un geste rapide qui siffla aux oreilles de la jeune fille. Amandrille devina un dialogue muet, probablement un désaccord entre les deux femmes. L’une des deux finit toutefois par quitter la pièce.
– Ma chérie, susurra alors sa mère, dis-moi comment tu te sens. Tu n’as mal nulle part ?
Surprise par la question, la jeune naine s’agaça :
– Non, j’ai mal nulle part, je suis… en colère. C’est de ma faute si papa est enfermé.
Au lieu de la contredire, sa mère balbutia, hésitante :
– Ah oui ?
– Oui ! J’aurais dû rester camouflée plutôt que d’essayer de rejoindre à tout prix le boyau inondé. Papa n’aurait pas eu à mettre ses hommes en danger pour venir à mon secours, et il serait peut-être avec nous maintenant.
– Non, arrête, tu as fait du mieux que tu pouvais. Ceux qui sont revenus nous ont rapporté que Desreum était tellement vivace qu’ils n’auraient pas eu d’autre choix que de faire effondrer la galerie tout en le gardant à l’œil jusqu’à ce qu’il soit suffisamment affaibli. Ton père… ton père a pris la bonne décision, la seule décision. Tu n’aurais rien pu y faire.
Amandrille mit du temps à se calmer. Elle ressassait les horreurs qu’elle venait d’entendre, tandis que sa mère lui caressait les cheveux en lui promettant qu’elle ferait tout pour l’aider.
– Je peux pas croire que je ne verrai plus jamais. Ça me semble tellement… ridicule, non ? Quand je pense que la dernière chose que j’ai vue c’est le visage de Desreum… je ne peux pas le croire.
– Et moi je n’arrive pas à croire que tu ais pu soutenir son regard. Tous les soldats qui t’ont vue face à lui t’ont trouvée tellement courageuse ! Il doit être tellement, tellement terrifiant.
– Oui. Terrifiant. Mais aussi… il y a eu autre chose.
– Autre chose ? Comment ça ?
– Je ne sais pas, pendant un instant, j’ai vraiment eu l’impression qu’il comprenait ce que je disais, et qu’il n’avait pas l’intention de me faire du mal. Il a fait un truc bizarre aussi.
– Quoi donc ? a demandé sa mère, pleine d’appréhension.
– Il m’a reniflée, très longtemps.
– Tu veux dire qu’il a respiré ton odeur ? C’est affreux… Tu crois qu’il a voulu… Qu’il pensait...
– Non, non, j’arrête pas d’y repenser, je ne crois pas qu’il voulait me manger.
Un peu moqueuse, sa mère demanda :
– Alors quoi, il aimait l’odeur de tes cheveux ? C’est le savon de lichen qui lui plaît peut-être ?
– Je ne sais pas. Il a senti ma main. Très longtemps.
Un long silence suivit cette révélation. Depuis qu’elle ne voyait plus rien, Amandrille était très gênée par le silence. Sa mère semblait elle aussi mal à l’aise lorsqu’elle demanda :
– C’est en te sentant la main qu’il t’a brûlée, n’est-ce pas ?
– Quoi ? Ma brûlure à la main ? Non, je me la suis faite hier, en allant voir le lever de soleil.
Sa mère se racla la gorge puis serra sa fille contre elle en disant :
– Merci de t’être confiée à moi. Mais pour le moment, garde cette information pour toi. N’en parle à personne sans mon accord, c’est compris ? Je vais essayer d’obtenir des nouvelles des équipes de secours, je te promets de venir tout te raconter.
– Je viens avec toi.
– Non, hors de question.
– Je peux me repérer dans les galeries ! Je les connais aussi bien que ma chambre !
– Ce n’est pas la question ! Tu as eu un gros choc, tu dois te reposer. Je reviens vite près de toi.
Avant même que sa mère ait quitté la pièce, Amandrille avait prit la décision de désobéir. Elle était agitée, énervée. Elle avait besoin de bouger, besoin de sentir qu’elle pouvait continuer à vivre comme avant, même privée de sa vue. Après avoir laissé passer quelques minutes, elle se leva et se dirigea, par réflexe, devant son miroir. Elle eut un rire jaune, puis se servit de ses doigts pour s’assurer que son cache sexe et sa brassière étaient bien en place. Puis elle tendit la main à sa droite. Sa cape y était. Elle la jeta sur ses épaules, et leva la capuche sur son visage. Sans elle, tout le monde la reconnaîtrait du premier coup d’œil au teint foncé de sa peau.
Ainsi équipée, Amandrille s’élança dans les couloirs du poste de garde avec beaucoup plus d’aisance que la veille. Elle avait fait ce chemin des milliers de fois. Elle pouvait bien le faire les yeux fermés ! Elle commençait à marcher à un bon rythme lorsque… :
– Ouch ! se plaignit-elle en se prenant de plein fouet un obstacle si dur qu’elle aurait pu s’y casser le nez. Qu’est-ce qu’ils sont allés mettre en plein milieu du passage, se demanda-t-elle à voix haute en palpant l’objet devant elle. Il va falloir mettre quelques détails au point à partir de maintenant.
– Très bien, mademoiselle Berghün, le détail qui vous gêne le passage va aller se faire voir ailleurs !
L’obstacle avait bougé, il avait même parlé ! Et il avait la voix amusée de Mirnos, son ancien camarade de classe devenu éclaireur diurne officiel en même temps que ce qu’elle était devenue éclaireuse nocturne non-officielle. Comprenant qu’elle était certainement en train de lui tripoter le torse, elle cessa immédiatement toute investigation et balbutia des excuses.
– Pas de problème, rigola Mirnos, j’ai appris ce qu’il t’était arrivé. Ta vue, et le reste. On parle presque que de ça en salle de stratégie, alors qu’on a la vie de cinq hommes en danger. La naine qui a fait enrager le dragon ! On va pouvoir jeter tous tes surnoms bidons à la poubelle !
Il n’y avait pas d’hostilité dans la voix de Mirnos. Lui-même n’avait jamais été du genre à employer les sobriquets moqueurs dont beaucoup affublaient Amandrille. Non pas qu’ils aient été amis. En tant qu’enfants de commandants, ils se vouaient uniquement un respect mutuel forcé, et pour entretenir ce respect, rien ne valait mieux qu’une bonne dose d’ignorance. Jamais, dans les souvenirs d’Amandrille, Mirnos ne lui avait parlé aussi longtemps, et surtout pas pour porter de telles accusations.
– Ne dis pas n’importe quoi, râla Amandrille, je n’y suis pour rien, moi, si Desreum est agité !
– C’est pas ce qui se raconte. On dit que tu lui aurais ramené un espèce de talisman, la goutte de lumière, ou quelque chose comme ça. D’un côté les anciens parlent d’une prophétie, ils nous rabâchent que tu vas tous nous faire tuer, et les jeunes au contraire soutiennent que tu as été héroïque, que tu as défié Desreum du regard et que tu t’y es brûlé les yeux.
Instinctivement, Amandrille cacha sa main dans les plis de sa cape et fit un pas en arrière. Son geste ne dut pas échapper à Mirnos, parce que ses doigts se refermèrent sur son bras.
– Je ne sais pas ce que tu caches, mais je sais que jamais tu n’aurais aidé un dragon à quitter sa salle. Ton père et toi vous êtes très proche, je t’ai toujours enviée pour ça. Jamais tu ne l’aurais mis en danger, je me trompe ?
Dès qu’elle eut acquiescé dans une moue blasée d’évidence, il poursuivit :
– Il se trame quelque chose contre toi, et je veux pas continuer à les écouter décider de ton avenir derrière ton dos. Viens avec moi.
Avant qu’Amandrille n’ai pu poser la moindre question, il l’entraîna dans les couloirs à toute vitesse, tenant toujours fermement son poignet. Elle devait faire un effort permanent pour parvenir à garder en tête l’endroit précis où ils se trouvaient. Mais lorsqu’il s’arrêta en plein milieu des escaliers descendant aux parties communes et qu’il ouvrit une porte à sa droite, elle tiqua. Elle ne connaissait pas cette partie du poste. Alors que Mirnos continuait au pas de course, elle protesta :
– Je ne peux pas aller si vite, je ne connais pas ce couloir !
– Tu as raison. Je vais lâcher ton bras, tu seras plus à l’aise.
Comme elle l’entendait déjà repartir, elle cria de désespoir :
– Je peux pas te suivre ! Je n’y vois rien, rien du tout ! Je connais pas cet endroit et je n’y vois rien !
Ses yeux inutiles se remplirent de larmes. Puisqu’ils n’étaient plus bons qu’à ça, qu’ils pleurent donc ! Puis, elle sentit que deux mains lui essuyaient les joues, et Mirnos lui dit fermement :
– Écoute, quand je suis parti à ta recherche, ta mère venait de rentrer dans le salon de stratégie. Et elle demandait à ce que tu sois transférée au Poste de Garde du Sud.
– Quoi ? Mais je veux pas partir au Poste de Garde du Sud !
Amandrille ne pouvait pas croire que sa mère ait demandé une chose pareille. La caverne du sud était à deux mois d’ici, et c’était sans compter les mauvaises surprises : galeries inondées ou effondrées. Les marchands n’effectuaient le pèlerinage qu’une fois par an, alors l’entretien des voiries laissait à désirer.
– Je veux pas non plus te voir partir à l’autre bout des cavernes ! protesta Mirnos. T’es l’éclaireuse la plus douée que je connaisse. Après moi, bien sûr. Alors voilà ce qu’on va faire. On va aller espionner cette réunion de crise, comprendre ce qui se trame, et trouver comment te sortir de là. Mais pour ça, j’ai besoin que tu arrêtes d’avancer comme mon arrière-grand-mère. Alors tu lâches mon bras, tu le lâches ! Très bien. Et maintenant tu écoutes mes déplacements, tu cales tes pas sur les miens, et tu te bouges. Y a pas de piège, pas de plafond bas, et si on croise encore un mec au milieu du chemin, tu seras autorisée à lui peloter les abdos. Privilège des handicapés !
– Oh ça va les moqueries, je…
– C’est parti, la coupa Mirnos en avançant.
Il progressait un peu plus lentement, et Amandrille se rendit vite compte qu’il avait raison. En écoutant bien ses pas, elle pouvait connaître l’endroit précis où il posait ses pieds. Elle courrait dans le noir !
– Tu n’avais jamais joué à ça à l’école ? s’amusa Mirnos.
– Chut, j’écoute.
– T’as bien pigé le truc. J’accélère.
Ils tournèrent dans d’autres couloirs, prirent des escaliers tantôt raides et tantôt étroits, mais Amandrille suivait toujours. Mirnos accélérait progressivement, et avec jubilation, elle se calait sur son rythme.
– On y est, chuchota-t-il en s’arrêtant brutalement.
– On y est où ? demanda Amandrille.
– Juste au-dessus du salon de stratégie. Je vais te demander une discrétion totale dès que j’aurai enroulé le tapis. Avec tes doigts, tu soulèveras très doucement la longue pierre plate qui se trouve dessous. En collant ton oreille à l’endroit du sol où elle est posée, tu devrais entendre assez distinctement ce qui se dit en bas.
– Mais c’est scandaleux ! s’étonna Amandrille dans un murmure. Avec le temps qu’ils ont passé à perfectionner l’isolation phonique de leur porte en granit !
Mirnos pouffa doucement. Les ingénieurs avaient fait venir ce bloc de pierre brute lourde comme trente hommes de la caverne de l’ouest. L’expédition avait pris plus d’une année, et l’ajustement parfait de la porte dans son châssis en avait pris une supplémentaire.
Amandrille attendit que le tapis soit entièrement replié, puis elle promena très délicatement ses doigts au sol jusqu’à ce qu’elle sente les contours de la grande pierre plate. Elle la souleva doucement, puis sentit que Mirnos la lui prenait des mains. Il savait certainement où la poser pour que les quelques paires d’oreilles fines sous leurs pieds ne l’entendent pas. Elle prit son temps pour positionner son oreille gauche contre le sol dans le plus grand silence, et c’est les cheveux de Mirnos frottant contre sa joue qui lui indiquèrent qu’il en faisait de même. Dès qu’elle fut en position, les bruits du salon de stratégie lui parvinrent, comme si elle y était.
* * *
Lorsque la vieille Céphraline donnait un coup sur la table au début de chacun de ses mots, c’est qu’elle commençait à penser qu’aucun des avortons amassés autour d’elle n’avait assez de jugeote pour en comprendre un seul. Comme si, sans cette emphase, ils ne pouvaient entendre à la place de ses propos que la longue onomatopée pessimiste d’une gâteuse s’agrippant à son Siège coûte que coûte.
– Il faut éloigner Amandrille des cavernes ! répéta-t-elle. Sa présence ici nous met tous en danger.
Pirone, le président de la cellule de crise, d’ordinaire imperturbable, avait l’air d’essayer de garder son calme depuis un bon moment. Ses deux mains en coupe devant sa bouche ne parvenait pas à atténuer son air agacé :
– Mais Céphraline, ce que vous dites est pure folie ! La petite n’y survivra pas ! Jamais on a vu un nain des profondeurs dans un poste de garde du désert !
– Nous n’avons pas le choix ! Il n’y a que là-bas qu’elle sera inoffensive. Les nains du désert sont des alliés de toujours, il l’accueilleront dans les meilleures conditions. Elle aura une chambre colmatée, elle y sera servie comme une reine. Et elle pourra sortir la nuit, pour patrouiller, ou plutôt vadrouiller, la connaissant… Tant qu’elle ne quittera pas le désert, elle ne représentera plus une menace, et nous n’aurons pas à l’éliminer.
– L’éliminer ? Vous y allez de plus en plus fort !
Un brouhaha chargé de grommellements et de petits rires s’éleva. Pirone tenta de réclamer le silence, mais fut interrompu par trois grands coups puissants donnés à la porte de granit qui se répercutèrent dans toute la salle. Qui donc osait les déranger en pleine réunion de crise ?
– Éliodéa ? s’étonna Pirone lorsque la porte s’ouvrit sur sa fille.
À la tête de la section de renseignement depuis huit ans, Éliodéa n’était pas du genre à venir perturber une réunion sans une bonne raison.
– Président, membres du conseil, salua sobrement Éliodéa. Nous avons reçu un message du bataillon Nord de la Caverne Perchée en début d’après-midi. Et c’est plutôt inquiétant.
La Caverne Perchée se situaient huit mille mètres plus en altitude que la Caverne Clapotante, et il fallait deux semaines d’ascension pour y parvenir. La redescente pouvait se faire beaucoup plus vite, en douze heures, grâce aux rails et aux wagons que l’on avait bien voulu tracter à l’allé. En revanche, il suffisait d’une demi-journée de marche pour se rendre juste en dessous du Poste de Garde du Nord, où un système hydraulique vertical leur permettait d’échanger rapidement des messages avec eux. Contenus dans de petites capsules hermétiques, ces derniers ne pouvaient être que très brefs, mais il était agréable de pouvoir avoir des rapports faciles et fréquents avec un des trois autres postes de gardes des Monts Épineux.
Un rouleau de papier passa de main en main, et Pirone lut à voix haute :
– « Deux messagers sont en route. Arrivée prévue demain matin. Éboulement de galeries en chaîne. Les dragons des pleines courent dans le noir. »
Quelques secondes passèrent, puis tout le monde se mit à parler en même temps. La plupart des propos étaient inaudibles, mais au bout de quelques minutes, Amandrille comprit que certains attribuaient les éboulements aux conséquences des explosions réalisées ici, tandis que d’autres clamaient que c’était impossible.
Pirone ne parvenait pas à ramener le calme sur l’assemblée. C’est le cri de Céphraline qui finit par mettre fin au grabuge, en s’élevant bien distinctement et sur un ton très grave :
– Souvenez-vous ! Une goutte de lumière, un soupçon de verdure, quelques pas de course, annonceront le jour nouveau de la renaissance des dragons !
Suite à sa psalmodie, qui eut l’air de produire son petit effet, il n’y eu plus que quelques raclements de gorge gênés, avant qu’une femme assise derrière un pupitre, en retrait par rapport aux nains siégeants à la grande table, n’interviennent timidement :
– Mesdames et Messieurs les conseillers, je suis tout aussi effrayée que vous par tout ce qu’il s’est passé aujourd’hui. Les dragons sont agités, et je serai, comme chacun d’entre vous, sans repos jusqu’à ce qu’on les aient tous ramenés à leur léthargie. Mais ce n’est pas ma fille qu’il faut craindre ! Elle est jeune, elle est aveugle, elle a besoin de notre soutien.
Amandrille eut le cœur réchauffé par l’intervention de sa mère. Aussi, il lui fut encore plus difficile d’entendre les mots qui suivirent :
– Je vous en prie, accédez à ma requête. Permettez-lui de rejoindre le Poste de Garde Sud, aux Cavernes Racornies. Là-bas, elle pourra vivre parmi les siens, aller et venir librement, trouver l’amour et être heureuse. Et elle pourra nous transmettre des nouvelles par le biais des marchands. Je sais que tout cela lui sera impossible si vous l’envoyez dans le désert.
Amandrille serra les poings, vexée par ce qu’elle reçut comme un coup de poignard dans le dos. Elle dut faire un peu de bruit car la main de Mirnos vint se poser sur la sienne, comme pour l’apaiser. Elle se calma, mais il ne la retira pas pour autant. Et elle l’en remercia intérieurement, car les mots qui suivirent furent tout aussi durs à entendre.
– Merci d’être revenue au sujet qui nous préoccupe, Martise. La nouvelle que nous venons de recevoir est bouleversante, certes, et j’aimerais que nous clôturions le sujet de cette réunion afin de pouvoir étudier ces nouveaux éléments. Je crois que nous avons entendu tout ce que nous avions à entendre, alors que ceux qui souhaitent qu’Amandrille reste parmi nous déposent dans l’urne leur agate violette. Que ceux qui sont pour qu’elle rejoigne nos confrères du sud des cavernes déposent l’agate ambrée. Et que ceux qui pensent qu’il faut l’exiler dans le désert y mettent l’agate rouge.
Quelques nains se rendirent jusqu’à l’urne et les huit petit tintements qui allaient décider de son sort parvinrent aux oreilles d’Amandrille. Bien sûr, rien dans cette jolie mélodie de pierre ne pouvait lui indiquer la couleur des agates, et c’est dans une angoisse grandissante qu’elle attendit le verdict. La main de Mirnos se resserra sur la sienne, et elle se sentit légèrement moins seule lorsque Pirone déclara :
– À cinq voix contre trois, il a été décidé que la naine Amandrille Berghün irait rejoindre le bataillon du Sud, au Poste de Garde des Cavernes Racornies. Je prends en charge l’assignation de trois longs marcheurs qui l’escorteront jusque-là dès demain matin. Qu’elle soit prête à partir à l’aube. Ces directives mettent fin au débat concernant Amandrille. A la prochaine réunion nous recevrons le responsable de l’équipe de sauvetage, qui mène les recherches de nos cinq soldats piégés dans la suite de Desreum, et déciderons de la suite de l’opération. Prenons une pause, et retrouvons nous après le dîner. Nous tâcherons de finir tôt pour pouvoir recevoir demain les émissaires du poste nord dans les meilleures conditions. Je déclare la séance levée.
Il s'en passe des choses dans ce chapitre ! Tout d'abord, je ne pensais pas qu'Amandrille resterait aveugle, c'est très audacieux de ta part et je me demande comment tu vas le traiter dans le reste du récit.
J'aime beaucoup l'univers que je discerne dans ton récit ainsi que les noms choisis, le système de communication dans les grottes. On sent que tu l'as travaillé et je trouve que tu le dissémines très bien dans ton texte sans que cela ne soit trop lourd.
Le chapitre est fluide comme les deux précédents et lance l'intrigue cependant j'ai quelques remarques que tu peux prendre en considération si tu les trouves pertinentes.
1) Amandrille se remet très vite de la nouvelle de sa cécité et de la possible mort de son père.
2) La mère a un comportement assez détaché vis-à-vis de ces deux éléments. Je m'attendais à voir plus d'émotions dans les annonces ou dans les réactions.
3) J'ai eu l'impression qu'Amandrille avait beaucoup de recul sur les événements pour une jeune fille (quel âge a-t-elle ?).
4) L'enchaînement de mauvaises nouvelles fait peut-être un peu trop pour un même chapitre. Il y a aussi l'annonce de son départ prochain (elle entend même que le conseil serait capable de l'éliminer, ce n'est pas rien).
Bref, je pense que dans ce chapitre, tu peux prendre plus le temps de poser les introspections de ton héroine et de travailler les dialogues.
Sinon, j'ai beaucoup aimé le passage avec Mirnos ! J'espère qu'on le reverra :)
En tout cas, je passe toujours un bon moment de lecture :)
A bientôt !
Mak'
Je crois que le personnage de cette maman d'Amandrille m'a peu inspiré et que ça s'est répercuté sur pas mal de passages de ce chapitre. Je vais devoir lui consacrer un peu de temps et faire un peu plus amplement connaissance avec elle ;)
Puis, ton retour me motive pour retravailler ce chapitre en trouvant le bon équilibre : montrer que les nains ne vivent ni n'expriment pas leurs souffrances de la même manière que les humains, sans les faire passer pour des gros insensibles :)
Amandrille paraît plus jeune mais elle a 17 ans (ce que je n'ai pas précisé dans le récit). Quand à Mirnos, on va le revoir encore quelques chapitres puis plus du tout ; il occupera une place importante à partir du tome 2 seulement.
Bonne lecture et bonne écriture :)
– Tu n’as rien d’autre, chérie, promit (promis), répétait sa mère en tentant de maîtriser les gestes de sa fille.
Papa n’aurais (n'aurait) pas eu à mettre ses hommes en danger pour venir à mon secours, et il serait peut-être avec nous maintenant.
Elle est jeune, elle est aveugle, elle a besoin de notre soutiens (sans s).
Sinon, j'essaie dans mes écrit de fantasy du même style (qui paraissent d'une ère plus ancienne a priori) de privilégier des mots un peu plus "moyenâgeux"; même si je fais constamment des fautes dans cette volonté (mais j'y crois, je vais y arriver haha) ; bref je ne sais pas si tu veux faire de même avec les mots comme "docteur" (qui vient du fait d'avoir un doctorat) ou "ascension sportive" (plutôt moderne je dirais comme mot)
Bonne suite et à bientôt ;)