“C’est la fin, profite-en jusqu’à 14h12”
Le téléphone éclaire mon visage déformé par l’horreur. Mains tremblantes et bouche ouverte, je ne veux pas croire ce que j’ai lu et relu déjà une dizaine de fois. Ma voyante ne se trompe jamais. Je ferme les yeux et soupire lentement, toujours consciente, malgré le choc émotionnel, que je ne dois pas réveiller Thierry. Pendant de longues minutes, je reste les yeux dans le vide, pour me consacrer à l'absorption d’une telle information. Qui l’eût cru ? C’est à quatre heures du matin que j’apprends par SMS la fin de l’humanité, de la part de ma fidèle devineresse qui m’avait annoncé à l’avance bien des malheurs. Ça y est donc… Tout est terminé ? En tout cas, c’est ce qu’indique le message dans une bulle bleu turquoise.
Améthyste a toujours été là pour moi et je n’ai jamais su comment lui rendre la pareille. Être sa fidèle amie était la moindre des choses, même si mon mari n’a jamais vu cette relation comme bénéfique pour ma vie et surtout, notre couple. Mes croyances ont toujours été la source de nombreuses disputes, fragilisant de jour en jour ce lien qui nous unit. Pourtant, rien ne me ferait regretter d’avoir fait appel à ma devineresse, surtout après avoir pu éviter la fausse couche qu'elle m’avait prédite. Sauf que là… Qu’est-ce qu’il y a à éviter ? Comment une personne normale est-elle censée vivre l’annonce d’une destruction massive de l'humanité ? J’ai besoin d’écrire, de mettre mes réflexions sur papier.
Je me décide enfin à sortir du lit et à descendre dans la cuisine. Je prends un stylo, et le premier support que je trouve, en l'occurrence les post-its collés sur le frigidaire pour noter les aliments à acheter lors des prochaines courses au Monoprix. Sous la catégorie fruits et légumes, je note brièvement les “pours” de la situation, sous les produits laitiers, les “contres”. Rapidement, je comprends qu’il n’y a que peu de bonnes choses à percevoir de cette situation, même en étant la femme accro au yoga la plus positive au monde… Améthyste m’avait prévenue il y a quelques semaines que quelque chose d’horrible allait survenir, qu’elle le sentait venir…Mais je ne m'attendais à rien de plus horrible que ça. Après quelques minutes de réflexion, je décide de noter simplement “la fin de toutes choses”. Maintenant, le plus dur est d'analyser la situation avec un regard moins…pessimiste. Ne pouvant garder mon horreur pour moi-même, ces quelques mots sortent de ma bouche : “Mon Dieu, suis-je vraiment en train d’essayer de garder la tête froide face à la plus grande tragédie de l’humanité ?”
Je me décide enfin à écrire ce qui me passe par la tête sous les “pours” : “savoir la date exacte de notre mort”, puis “mourir tous ensemble”. Ces quelques mots écrits à la va-vite sur ce post-it ridicule font naître des larmes qui roulent aussitôt sur mes joues. N'aurait-il pas été préférable que je ne le sache pas ? Rester dans l’ignorance m’aurait au moins permis de mener mes dernières heures dans la plus douce des insouciances. Pour ajouter une couche au tragique de la situation, j’ignore la façon dont nous allons tous trépasser. Est-ce que ce sera lent et douloureux ? Est-ce qu’on ne sentira rien ? Hélas, il n’y a qu’une façon de le savoir…Et y penser n’est qu’une perte de temps.
Je tire un trait horizontal sous les pours et les contres pour me consacrer à la partie la plus importante : comment vais-je profiter de mes derniers moments sur Terre ? Quelles sont les choses qui me rendraient le plus heureuses ou du moins…la plus entière ?
Dans un premier temps, je pense à ma famille. Serait-ce une fin romantique de terminer mes jours avec mon mari et mon fils ? Pour cela, il faudrait que je leur annonce la nouvelle, car si je leur dis que j’ai décidé subitement de ne pas aller au travail, ils vont encore penser qu’Améthyste me fait faire n’importe quoi. D’ailleurs, contrairement à moi, je ne pense pas qu’ils réagiraient de la meilleure façon. Matéo sera confronté au fait qu’il n’a pas vécu la vie au maximum et Thierry, anxieux comme il est, fera sûrement une crise d’angoisse pendant la totalité des heures qu’il nous reste à vivre. Je pense que la meilleure solution est que je me retire de l’équation. Matéo et Thierry doivent passer leur dernière journée ensemble, c’est ce qu’il y a de mieux pour eux. Ils ne le savent peut-être pas encore, mais ils ont besoin de ça tous les deux. Quant à moi, je vais simuler une séparation avec Thierry. Il sera tellement absorbé par cette douloureuse nouvelle, qu’il ne verra sans doute pas la fin du monde arriver.
Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais il y a quelque chose d’étrangement satisfaisant dans cette posture de martyre. Comme si j’étais en train de payer mes dettes, une bonne fois pour toutes. Avec tout ce que j’ai infligé à mon mari : les critiques, les aléas de mes humeurs, de mon boulot, et surtout la place importante qu’ont les arts de la divination dans ma vie… Je sens la nécessité de ce sacrifice.
Étrangement, je ressens de moins en moins de tristesse par rapport à cette fin du monde. Je crois que c’est le moment pour moi d’affronter ma plus grande peur : mon propre destin. Même si j’ai un lien très fort avec Améthyste, elle a appuyé sur mes angoisses. Je crois que j’ai peur de moi-même, de mon quotidien, de vivre… Alors affronter la plus grande peur de l’humanité serait une magnifique façon de boucler mon existence.
Déjà sept heures trente ? J’entends Thierry descendre… Ça y est, c’est le moment de sortir mon plus grand numéro d’actrice.
Tu m'as pris de court sur le personnage de la mère. J'ai vu beaucoup de contradictions autour d'une Sandrine que je n'aurais pas réussi à cerner : conviction dans la voyance, moins dans son amour pour sa famille, anticipation d'une fin du monde face au yoga censé lui faire vivre pleinement le moment présent. J'étais perdu tout le long.
En tout cas, elle n'aspirait à rien pour cette fin du monde. Elle le savait, elle agit en conséquences. Quand bien même sa routine avec Thierry pourrait altérer ses pensées pour lui, j'ai eu beaucoup de mal à comprendre comment une mère pouvait se soustraire aussi facilement de l'amour visceral le liant à son fils.
Améthyste, apporte-moi l'illumination avec tes dons de voyance, par pitié !
Tu tiens tout de même un très bon concept qui te permet de jongler avec les points de vue selon le personnage et selon un temps précis. J'aime beaucoup car tu le maitrises avec beaucoup de finesse. On passe des pensées de l'un à l'autre sans sortir de ton histoire. Ton plot de départ était très bien pensé pour cela.
Merci pour ton retour, toujours aussi fin et sans détour. Je comprends que Sandrine t’ait déstabilisé : elle est pleine de contradictions, et c’est volontaire. J’avais envie de creuser une forme d’irrationalité assumée, presque défensive, chez elle. Elle croit aux signes, elle s’accroche à la voyance comme à une bouée, mais en parallèle elle se détache de tout ce qui devrait l’ancrer, y compris de l’amour viscéral qu’on attend d’une mère. Ce n’est pas qu’elle ne ressent rien, c’est qu’elle fuit ce qu’elle ressent trop.
Elle est dans une sorte de fuite intérieure, où l’anticipation de la fin du monde devient un prétexte pour ne plus rien affronter de concret. Même sa pratique du yoga, censée ramener au présent, devient une forme de rituel vide.
Je sais que ce chapitre divise, et c’est aussi pour ça qu’il m’intéresse. Mais je suis ravie que tu continues d’accrocher à l’ensemble, et que la structure te parle. Merci encore !
Eh bien... Je t'avoue que j'ai beaucoup, beaucoup moins accroché à ce chapitre.
Le personnage de Sandrine... Je pense que j'aurais préféré qu'elle soit dans l'ignorance complète elle aussi, ou qu'elle ne sache pas précisément ce qui allait se passer.
Tout d'abord, je trouve qu'elle accepte trop facilement la forme et le fond du message qu'elle reçoit. Le fond : comment peut-on accepter si facilement que ça soit la fin du monde en recevant un simple sms ? La forme... Il n'est pas fait mention de fin du monde. "C'est la fin", ça veut tout et rien dire. Alors pour nous lecteurs qui connaissons le concept, parce qu'on le vit pour la troisième fois, OK, c'est clair, mais pour ton personnage...? Je reçois ça, moi, je me dis en premier "la fin de quoi?". Ça pourrait être mieux expliqué.
Ensuite... "ils vont encore penser qu’Améthyste me fait faire n’importe quoi" -> que voilà un argument bien faible face à la mort imminente qu'elle pourrait passer avec sa famille. À mes yeux c'est inconcevable de ne pas réussir à trouver d'excuses pour rester avec ceux qu'elle aime le plus. Elle pourrait inventer je-ne-sais-quel-mensonge, dire qu'elle a posé sa journée, dire qu'il y a un dégât des eaux et qu'elle ne peut pas se rendre au travail... Un million d'excuses possibles, mais elle choisit de s'en aller.
Choix pire encore, décider de "simuler" une rupture ! Elle se dit que la meilleure solution, c'est de faire souffrir son mari qu'elle aime pour les quelques heures qu'il lui reste à vivre ? C'est complètement aléatoire.
Bon, voilà, je ne suis pas conquise ici. Je t'avoue que j'ai du mal à imaginer qui que ce soit réagir de cette façon et ça me rend la chose peu crédible ici :) J'apprécie quand même le concept de ton histoire, mais je pense que tu peux reprendre ce chapitre pour avoir quelque chose de plus humain dans les réactions.
Je pense par exemple à un tout simple "14h12" de sa voyante qui la pousserait à aller la voir et qu'elle soit déjà loin quand elle comprendrait, ou qu'elle soit déjà au travail quand elle reçoit le message...
Bref c'est ton histoire alors tu la déroules comme tu veux, c'est seulement mon avis personnel :)
Je comprends complètement ce que tu exprimes, et c’est un ressenti que je respecte — surtout que tu prends le temps d’expliquer ce qui t’a gênée avec autant de clarté. C’est précieux pour moi d’avoir ce genre de retour.
Effectivement, Sandrine est un personnage qui divise, et c’était un choix volontaire de ma part. Je ne dis pas tout sur elle dans ce chapitre, justement pour laisser planer une part de flou. Son attitude peut sembler incompréhensible, mais j’ai voulu suggérer, sans l’expliciter, que c’est peut-être une forme d’effondrement intérieur — que l’angoisse, voire une dépression sous-jacente, la pousse à se retirer de l’équation de manière radicale. Ce n’est pas sain, c’est même profondément triste, mais c’est cette faille-là que je voulais creuser chez elle.
Je pense aussi qu’on devient souvent très irrationnels dans les moments de grande panique, et je voulais que sa réaction soit à la fois choquante et révélatrice d’un mal-être latent. Comment réagit-on face à la fin du monde quand on est déjà, quelque part, au bord du vide ? C’est une question difficile et un peu inconfortable, que ce chapitre essaie de poser à travers elle.
Cela dit, rassure-toi : les autres chapitres de 14h12 ne sont pas du tout dans cette tonalité, et les prochains personnages ne réagiront pas du tout de la même manière. C’était un moment particulier, un point de vue parmi d’autres, et j’assume qu’il soit déstabilisant.
Merci encore d’avoir pris le temps de me lire et de me donner ton ressenti. Même si ce chapitre ne t’a pas convaincue, ton retour reste très précieux pour moi.
Tu tiens un concept. Les relations entre les personnages, la confrontation à la mort. Un chapitre 4 sur la voyante qui anticipe la fin du monde en regardant l'actu ajouterait un aspect sympa :-)
J'attends que tu me surprennes :-)
C’est marrant que tu ressentes une structure d’enquête, parce que je ne l’ai pas construite comme ça consciemment, mais j’aime bien l’idée que chaque chapitre révèle une facette différente, presque comme si on remontait un fil sans trop savoir d’où il vient.
Et oui, le chapitre 4 arrive bientôt... Améthyste a sa façon bien à elle de lire les signes.
J’espère réussir à te surprendre !
recevoir la fin du monde par SMS est un concept que j'avais pas encore lu, et cette absurdité colle merveilleusement bien à ces personnages, aux antipodes du sens commun. On peut vraiment dire qu'ils font partis de la même famille.
Matéo, qui n'arrive même pas à retrouver le fil de mes pensées qui datent pourtant d’une seconde auparavant.
Thierry, la merde ? Non, il veux juste donner à Matéo une image d'un père model, sans s'interresser à lui. Allez hop! pas le temps de faire connaissance, vient dans la Clio, on va au Zoo.
Sandrine, la femme accro au yoga la plus positive au monde, tellement positive qu'elle envisage le divorce. On voit clair dans ton jeu, tu veux juste être tranquille et pas avoir à sur le dos ton mari et ton gosse.
Finalement, c'est pas ce à quoi je m'attendais, mais c'est plaisant.
Il manque plus que le point de vue d'Améthyste, et la boucle sera "bouclée".
En tout cas, si la fin du monde est annulée, ça va être le malaise avec Sandrine.
Pour Sandrine, je voulais explorer cette tension entre positivité forcée et douleur réelle… Elle essaie de tenir bon, mais pas forcément pour les raisons qu’on pourrait croire.
Et oui, le point de vue d’Améthyste finira peut-être par arriver, si la fin du monde me laisse le temps de l’écrire, héhé
Le ton est juste, le glissement vers l’acceptation est fort, et tu continues à construire une fresque apocalyptique à hauteur d’êtres paumés.
Et l’histoire des post-its… je suis contente que ce détail t’ait parlé. Je le voyais comme une tentative désespérée de garder prise, face à ce qu’on ne peut pas contrôler.
Merci pour ta lecture attentive, et pour ces mots qui m’encouragent beaucoup.
Maintenant je me demande comment Améthyste était au courant qu'une telle chose allait arriver (apres c'est peut être juste parce que c'est une voyante) 😶
Bref, encore un chapitre trop bien!
Ton commentaire me touche énormément. J’avais vraiment envie que ce chapitre mette mal à l’aise tout en restant humain, et je suis contente que ça ait fonctionné.
Pour Améthyste... disons que certains savent des choses que d’autres ignorent. Mais peut-être qu’elle se trompe, qui sait ?
Merci encore d’avoir pris le temps de lire et de commenter, ça me motive à fond
Je n'ai qu'une envie : te lire, encore et encore.
J’essaye justement de montrer les nuances, les zones grises, et ça me fait vraiment plaisir que tu l’aies ressenti comme ça. Tes mots me donnent envie de continuer à écrire !
Bravo encore une fois, la situation est intéressante et le point de vue de Sandrine nuancé, elle pense à elle, mais à sa famille aussi, elle veut être martyre, pour la satisfaction du geste mais en espérant vraiment que ce soit utile...
Je ne sais pas où tu nous emmène mais c'est surprenant, bien écrit et c'est cool.