4.
— Sinon quoi ?
Ma voix tressauta à peine. Je devais rester calme, je ne voulais pas leur montrer ma peur, même si mon ventre se tordait. Je pris une discrète inspiration et refoulais le reste de mon angoisse.
— Nous sommes vos précieux sujets, vous n’allez pas nous tuer tout de suite. À quoi ça sert de nous menacer ?
Le vieux plissa les yeux. Était-il mécontent que je lui tienne tête ? Malheureusement pour lui, j’avais un énorme souci avec l’autorité. Mon salopard de père avait mis du temps à le comprendre, lui aussi.
— Allons, allons, nous ne ferons rien pour vous tuer, numéro 1, m’apaisa-t-il d’un ton jovial. Par contre, nous pouvons vous blesser un peu. Après tout, nous savons vous rafistoler.
J’étais donc la première dans leur liste. Il avait l’air de vouloir parler, autant en profiter.
— Et de quoi sommes-nous les sujets ?
Il sourit, mais ne répondit pas. Bon, champ de mines à l’horizon.
— Que nous avez-vous fait ? tentai-je de nouveau. Pourquoi sommes-nous ici ?
Les autres prisonniers ne bronchaient pas, dans l’espoir d’obtenir quelques réponses. Le vieux se contentait de sourire, mais son regard se glaça. Il ne dirait rien. Par contre, la femme, elle, s’agitait un peu. Ses doigts serraient son stylo. Je plongeai mes yeux dans les siens. Elle était faible, je pouvais le sentir jusqu’ici.
— Quelle date sommes-nous ? Dans quel état nous situons-nous ?
Elle tremblait. L’odeur de sa peur effleura mes narines. Je forçai sur ma voix.
— Où sommes-nous ?
— Un peu plus au nord que vos prisons d’origine, lâcha la jeune femme dans un murmure inaudible.
Sauf pour nous. Yuutô fit craquer ses phalanges. Il avait aussi bien entendu que moi.
Le vieux toussota et s’exclama fermement :
— Pas de résistance, vous venez avec nous, numéro 1.
L’un des militaires ouvrit la grille. Je me redressai, tout en assouplissant discrètement mes genoux. Il s’approcha avec précaution et lorsqu’il voulut attraper mon poignet, je l’agrippai et le clouai au sol avant de lui voler son arme.
Ils ne s’attendaient pas à ce qu’une femme aussi petite et mince que moi puisse ratatiner un gros balourd. Les Américains n’y connaissaient rien en arts martiaux.
Les autres militaires réagirent au quart de tour. Pistolets sortis, ils nous braquèrent, mes compagnons d’infortune et moi-même.
J’enlevai la sécurité et visai la jeune scientifique.
— Prof-professeur, chevrota-t-elle.
Le vieux claqua la langue, il ne transpirait même pas. Froid et reptilien, il m’observait toujours. Il savait comment j’allais réagir, il voulait décortiquer mon comportement. Nous nous affrontâmes du regard.
— Numéro 1… commença-t-il.
— Saori, c’est mon nom, l’interrompis-je, mielleuse.
— Mademoiselle Saori, consentit-il. Calmez-vous. Nous répondrons à vos questions si vous venez avec nous.
Mais oui, bien sûr… on y croit. Il me prenait pour une idiote ?
— Pourquoi ne pas m’endormir, comme d’habitude ?
— Nous avons besoin de vous éveillée, Mademoiselle. Quelques tests, tout au plus. Vous serez de retour dans une petite heure.
Son ton complaisant me hérissait le poil. La jeune scientifique suait à grosses gouttes. Je retins un sourire, j’aimais être en position de force. Yuutô craqua discrètement des doigts. J’eus un léger froncement de sourcil, il réitéra. Je savais que foncer tête baissée nous tuerait, mais j’étais un peu déçue de devoir me contenter de ça.
Je soupirai, me relevai et rendis son arme au militaire. Son visage crispé me réjouit, je lui souris largement. Il eut un rictus agacé. Il se vengerait à la première occasion, ça ne lui avait pas plus d’avoir mordu la poussière à cause d’une petite bonne femme.
Les autres gardes s’étaient raidis lorsque j’avais bougé, mais aucun coup de feu n’avait retenti, ils se maîtrisaient bien.
J’accrochai le regard de Ian qui haussa un sourcil, je lui adressai un clin d’œil discret. Je passai devant le militaire et sortis de la cellule. Il essaya de m'enfiler des menottes, je lui crachai dessus.
— Laissez, ordonna le chauve. Mademoiselle a l’air de bien vouloir nous suivre. Ne gâchons pas ses efforts.
Calculateur avec ça. L’initiative ne plut pas du tout à la jeune femme, son rythme cardiaque s’accéléra, je me délectai de sa peur.
Nous sortîmes du hall. J’ouvris grand les yeux. Tout droit sur un corridor de six pas de long. Bifurcation à droite. Un autre couloir : Des bureaux, une salle de réunion. Après une petite quinzaine de pas et un hall d’entrée aux issues blindées et opaques, nous repassions une porte. Une dizaine d’enjambées, encore un battant à pousser et la procession s’arrêta.
Je devrai pouvoir faire une carte mentale des lieux. J’avais une bonne mémoire des espaces et des distances.
Dans la pièce où nous étions, je découvris des machines de sport : tapis, vélos et autres rameurs. Des ordinateurs, des écrans partout. Quatre militaires restèrent avec nous, les autres s’en retournèrent.
Le vieux me fit signe d’approcher tandis que la jeune femme se faufilait jusqu’à un bureau encombré.
— Venez sur le tapis de course, je vais vous brancher.
J’ouvris la bouche, mais son regard noir me cloua le bec.
— Après, Mademoiselle Saori.
Bien, je patienterai. Pas trop longtemps. Il me colla des électrodes un peu partout. La lumière de la pièce provenait surtout des néons, mais j’avisai une fenêtre derrière le poste de travail. J’eus une vision rapide d’arbres gigantesques avant que la jeune scientifique ne rabatte les lamelles du store.
Je retins un grognement, et montai sur le tapis.
— Je n’ai pas de chaussures…
— On va vous en fournir, elles ont dû éclater lors de la transformation.
Après que j’eus enfilé les espèces de ballerine qu’on me lança, je courus. Longtemps.
Au début, c’était facile. Je n’avais jamais aussi bien sprinté de toute ma vie, mais petit à petit, la faim se rappela à mon bon souvenir. Je réclamai, on ne me donna rien. La soif assécha ma gorge. Je demandai de l’eau. Toujours rien.
— Continuez à courir.
Ce fut les seuls mots qu’il daigna m’adresser. Je m’arrêtai soudain. Pourquoi diable je lui obéirai ? À peine mes pieds se posèrent à plat sur le tapis qu’une décharge me parcourut. Je sursautai sous la douleur vive. La brûlure de l’électricité pulsait sous les électrodes qu’il m’avait collées.
— Continuez à courir, répéta le vieux d’une voix givrante.
Ce n’était pas marche ou crève, mais cours ou sois électrocutée à mort. Je fermai les yeux, tentant d’oublier tout ça. Mes jambes poursuivaient leur chemin mécaniquement, mes muscles étaient à peine douloureux. J’aurais dû leur tirer dessus. Je serrai les dents, la rage au cœur. Au fond de moi, je savais.
Un jour, je me vengerai.