Il lui fallait retourner dans la forêt, dans les lieux mêmes de son rêve — en était-ce un, d’ailleurs ? — dont le souvenir était encore si présent à son esprit. Elle préféra demander à Trella de l’accompagner car elle craignait d’être seule face à la découverte qu’elle ferait peut-être, la réponse à l’énigme des dérèglements de ces derniers jours. La jeune fille ne refusa pas sa présence à Yana et il fut décidé que les deux sœurs partiraient dans la forêt au matin suivant.
La Sestre des Herbes ne fut pas avare en paroles lorsqu’au soir Yana vint lui faire part de leur idée.
— Cela me fait penser que ta mère autrefois m’avait parlé de ces grands êtres, elle en avait eu connaissance avant d’arriver parmi nous. D’après elle, ils étaient plus proches de l’animal que de l’humain, mais étaient capables de parler.
— J’ai entendu des anciens évoquer ces créatures. Les Jorsel en ont rencontré il y a très longtemps, j’en suis sûre. Comme j’aimerais pouvoir demander des détails... mais on se fait rabrouer si on parle de ces sujets… Ma mère en avait-elle rencontré elle-même ? Les yeux de Yana brillaient en se représentant cette chance.
— Je l’ignore, jeune fille, je n’en ai jamais vu personnellement.
Puis la Sestre ajouta avec un peu de malice :
— Mais tu leur demanderas toi-même lorsque tu les verras. Ils ont la réputation d’offrir des paroles pleines de sagesse à qui peut leur parler.
C’est avec ce viatique que Yana partit à leur recherche, le matin, en compagnie de Trella.
La forêt était comme à son ordinaire, excepté qu’elle portait toutes les traces de l’arrivée du printemps. La vie et le renouveau y régnaient. Yana la percevait d’une manière inhabituelle en raison de ses bois sensibles qui lui apportaient maintes rumeurs en surplus de ce qu’elle pouvait observer de ses cinq sens — particulièrement développés déjà — l’exploration des ces sentiers prenaient dans son esprit les dimensions d’une épopée. Mais elle parvint à réduire l’effervescence de ses perceptions et put mener une conversation amicale avec Trella.
— Dans mon rêve, il me semblait en entendre les flots lointains. Il faudra sans doute pousser nos pas jusqu’à l’approche du fleuve.
Peu à peu, la forêt se fit un peu plus broussailleuse et les feuillages naissants commençaient à créer une ombre plus prononcée sur les sentiers. Les pas devenaient plus feutrés et les jeunes filles eurent l’impression de passer dans un autre monde.
— Je sens quelque chose de différent, moi aussi. Reconnais-tu les lieux de ton rêve ?
— Pas de mes yeux, mais les autres sensations me disent que je me rapproche du but.
— À quoi ressemblent les terriers de ces créatures ?
— Ils sont énormes, répondit Yana. Auras-tu peur ?
— Mère nous l’a dit, ce sont des êtres anciens pétris de sagesse, affirma Trella d’une voix qui manquait de conviction. Je ne sais pas encore si j’aurai peur ou non, reconnut-elle, mais nous entrerons ensemble.
Leur progression se poursuivit quelques minutes avant que Yana ne retrouve la courbe d’une colline qu’elle avait vue dans son rêve.
— Nous y sommes. Le terrier est peut-être de l’autre côté de cette butte.
Elles la contournèrent prudemment. Yana redoutait de ne rien trouver, mais elle éprouvait dans le même temps ce sentiment d’être observée.
L’ombre dissimulait l’ovale allongé d’une entrée de terrier. Ce qui frappait d’abord en était la hauteur, gigantesque, au mois deux fois la taille d’un Jorsel, puis la sophistication. Quelqu’un avait délibérément tressé et entrelacé ces racines pour former un encadrement magnifique. Mais la béance était sombre et peu engageante. Yana alluma la torche qu’elle avait apportée. Elle n’avait plus qu’une idée, rencontrer les créatures qui étaient venues la chercher jusque dans son rêve. Trella ne dit rien mais déglutit puis inspira profondément.
L’espace creusé était immense, Yana se sentait petite fourmi dans le terrier d’un lapin. Le son et l’air y circulaient de manière étrange, par grandes goulées atones. Yana ne put s’empêcher de frissonner, ainsi que la flamme vacillante de sa torche. Les couloirs de terre descendaient toujours plus bas vers les profondeurs, l’écho reflétait bien plus que ses pas.
Elle ne rencontrait pas d’obstacle, pas de choix, et le chemin était évident sans être droit. Yana avançait sans faiblir, elle voulait les réponses qui se trouvaient au terme de sa marche.
Le terrier déboucha soudain sur une salle d’une hauteur et d’une vastitude que l’éclairage du flambeau ne parvenait guère à embrasser. Dans l’obscurité se tenait quelqu’un, Yana le percevait clairement. Elle ne ressentait que peu de surprise, plutôt une profonde excitation. Qui d’autre qu’une de ces Grandes Créatures, très anciennes et très sages qu’elle avait toujours voulu rencontrer ? Sa marche dans l’obscurité lui avait permis d’envisager cette rencontre comme possible en un tel lieu, mais elle pensait encore, l’instant d’avant, que c’était un privilège dont elle n’était pas digne.
Ses yeux matérialisèrent une forme vitreuse : un talpidé géant, deux yeux ronds et noirs, deux dents incisives tordues. Une voix à la fois caverneuse et chevrotante :
— Nous sommes... là, nous parlons à Yana… Je suis Naroun.
— Je vous salue, Naroun. Oui, je suis Yana, et voici Trella…
Yana se retourna pour présenter son amie, mais elle ne la vit pas.
— La jeune cervidée est restée à l’entrée... du terrier, elle ne peut... pas pénétrer ici, interdit, c’est Ta’ar Yàna.
— Pourquoi Trella n’a-t-elle pas pu ?
Yana avait brusquement pris conscience qu’elle avait oublié de vérifier que Trella la suivait et se demandait bien pourquoi, alors qu’elle avait tant insisté pour que celle-ci l’accompagne.
— La Cervidée n’est pas liée... elle ne peut ni nous voir ni nous entendre... ne peut donc accéder aux terriers.
Aussi vite que la phrase y était entrée, son esprit saisit qu’elle souhaitait au plus profond d’elle ne partager cette expérience avec personne. Au reste elle n’avait pas peur et se sentait prête à ce face à face.
— C’est un grand honneur pour moi de vous rencontrer, Naroun. Les Jorsel connaissent l’existence des Grandes Créatures. Et j’ai eu ce songe qui me disait de vous trouver ici.
— Nous te connaissons aussi… nous savons… cette année tes bois ont poussé plus que de coutume… et tu as beaucoup de questions…
— Je voudrais savoir pourquoi, pourquoi ai-je ces visions ? J’ai l’impression d’être la seule parmi les Jorsel.
— Tu es la seule... oui. Par le pouvoir d’Hécate... qui t’a mise au monde.
— Ma mère ? Vous la connaissiez ?
— Toutes... les créatures du lien de lune se connaissent. Nous étions là... ta mère est partie... la terre a tremblé… englouti beaucoup de cervidés.
C’était comme elle l’espérait en son cœur, sa mère avait déjà rencontré les Grands Êtres.
— Je n’ai aucun souvenir de ma mère, j’étais très jeune quand elle est partie — Yana ne pouvait pas dire morte — mon père m’en a peu parlé, les autres Jorsel n’en parlent pas beaucoup non plus.
— Tu trouveras... les paroles en toi... le temps venu, tu possèdes Ta’ar Yanà maintenant, il te faut apprendre... l’entendre.
— « Ta’ar Yanà », qu’est-ce ?
— Chaque créature du Lien... possède un moyen... de parler aux autres. Ton lien... est très puissant, il contient tes rêves, Ta’ar Yanà... et tes pensées.
Yana porta les mains à ses bois, de nouveau surprise qu’ils soient là.
— Ce que je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle la repousse m’a dotée de... cette ramure de Père des Mémoires.
— Il y a quelques jours… tu t’es trouvée dans une forêt... aux arbres luminescents et lorsque...
— … et lorsque j’ai eu faim, j’ai entaillé un tronc pour en manger la pulpe !
Yana avait terminé la phrase de la Créature sans s’en apercevoir.
— Ce jour-là tu as absorbé... la chair du monde du Lien, Ta’ar Yanà.
— Il y avait tant d’autres entailles sur ces écorces, je me suis sentie guidée. Yana perçut brusquement les implications de ce geste anodin.
— Oui… Yana comprend...
— Je pense que oui, maintenant.
— Maintenant... tu sens le danger des secousses, dans les lignes et les nappes de la terre... tu guideras à ton tour, le Lien guidera aussi… et tu verras d’autres... tu suivras Ta’ar Yanà...
Sa torche faiblissait, Yana avait encore tant de questions à poser et de réponses à entendre.
— Ne... crains rien pour ton feu mouvant...Tu n’en as pas besoin…
— Parlez-moi de ma mère, je vous en prie.
— Hécate... a voulu devenir une cervidée des Jorsel... Nous étions là quand Joris est parti seul pour ne plus revenir.
— Joris aussi, vous le connaissiez ?
Yana était abasourdie. Comment cet être vénérable pouvait-il la connaître, elle et toute son ascendance ?
— Autrefois nous étions des corps de bêtes... nous vivions ici... ceux qui écoutent les vibrations de Ta’ar Yanà entendaient notre voix. Nous sommes... et nous ne sommes plus. Les peuples doivent partir, la terre se réveille.
— Vous avez dit que vous étiez ici sans l’être, que vouliez-vous dire ?
— Le Lien nous a étirés sur le temps… mais la matière ne peut pas venir... indéfiniment avec lui... Elle se perd…. Notre matière est perdue, nous sommes là où le Ta’ar Yanà relie les êtres... Nous avons disparu les uns après les autres.
— Où êtes-vous si vous n’êtes pas devant moi ?
— Nous avons vécu longtemps, mais les années... longues... nous ont desséchés, notre enfance partie loin de notre mémoire, nous avons vécu ensemble tous les trois, nous ne nous souvenions plus des autres, avant... Ta’ar Yanà nous a liés…. Nous sommes liés à tous les autres. Notre corps s’est dissout… faute de matière, puis d’existence... seul notre esprit est rémanent… Yana doit faire partir les peuples.
— « Les » peuples, qui d’autre que les Jorsel ?
— Vous êtes comme nous… Des grands êtres, il en existe beaucoup… tous les humains qui ont des corps de bêtes... Des êtres immensément grands, il en reste quelques uns... Autrefois nous nous rencontrions entre grands êtres, grands cervidés, grands ursidés, grands canidés... Nous sommes les grands talpidés. Repars maintenant, Yana fille d’Hécate, deviens la guide de ton peuple. Vois et entends le Lien !
La Créature gigantesque se dissipa dans l’obscurité et le flambeau faiblissant s’éteignit. Yana ne se sentit pas perdue pour autant dans cette pénombre silencieuse. Une vision claire de l’architecture des galeries suppléa sa perception ordinaire et elle s’y dirigea aussi facilement qu’en plein jour.
Trella était bien à l’entrée des terriers comme l’avait dit Naroun. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait pas entrer. Pour elle, Yana n’était partie que depuis quelques secondes.
Yana lui raconta ce qu’elle avait découvert dans la pénombre des profondeurs et Trella tenta de la croire, même si sa perception du temps entrait en contradiction avec ce discours.
Quoiqu’elle en eut à présent une idée, Yana aurait voulu demander aux Créatures ce qu’était cette forêt par laquelle passaient tous les Êtres du Lien, elle regrettait de ne pas en avoir eu le temps.
J'oublie de te le dire à chaque fois alors je vais commencer par là : ta couverture est trop belle ! *_*
Je n'ai pas grand chose à dire sur ce chapitre si ce n'est qu'il était agréable à lire. :) Je suis contente d'avoir retrouvé la bête du terrier car j'étais très curieuse de la découvrir ! Nous avons ici des réponses mais aussi de nouvelles questions qui se profilent, hâte d'en apprendre plus. :)
Je n'ai relevé qu'une toute petite coquille à la fin : Quoiqu’elle en eu à présent une idée → Je crois que qu'elle n'en eut prend un "t" à la fin
A bientôt,
Em
Je suis contente de voir que tu viens régulièrement continuer ta lecture, ça fait très plaisir.
Oui, la coquille en est une, c’est incontestable 😁
Cela me fait plaisir de te lire aussi, tu as un univers enchantant ^w^
Je viens commenter mais je n'ai pas grand-chose de particulier à dire sur ce chapitre :)
Remarques de détail :
- "La jeune fille ne refusa pas sa présence à Yana et il fut décidé que les deux sœurs partiraient dans la forêt au matin suivant.
La Sestre des Herbes ne fut pas avare en paroles lorsqu’au soir Yana vint lui faire part de leur idée." -> ces deux phrases ont des tournures négatives, à voir si c'est fait exprès !
- Pas très loin après "avare en paroles" tu as "d’offrir des paroles" c'est pas gênant mais c'est plus ou moins une répétition
Ah oui, effectivement, posées comme ça côte à côte, ces tournures font un peu lourdes. Je note ça pour une prochaine reprise en sous-œuvre ;)
PS : J'ai bien entamé la lecture de ton texte, j'ai juste pas encore commenté :D
Je pense que tu auras plus à dire sur mon travail (surtout sur les dialogues) même si j'ai quand même pas trop mal révisé les premiers chapitres et que je commence à trouver ça satisfaisant. Ecrire la suite est "une galère" par contre :D
J'ai seulement l'impression que ca va très très vite... peut-être un peu trop ? Apres, ce n'est peut-être pas nécessaire d'étirer, mais je trouve qu'on découvre très vite, et finalement très facilement le lieu du rêve. Effectivement, ça s'explique par cet espèce de 6e sens permis par les bois (dailleurs l'idée est top !), et ça ne reste qu'un détail (je suis tatillon, pardon 😭). Cela dit, ça ne change rien, la lecture n'en est pas moins agréable. Hâte d'en apprendre + sur tous les sujets qui ont été effleurés dans ce chapitre et de découvrir la tournure des événements !