Chapitre 4 : Peuples

Notes de l’auteur : Profitant d'une interrogation existentielle de l'héroïne après sa rencontre avec une Grande Créature, je continue d'explorer les mentalités des Jorsel.

N’hésitez pas de votre côté à (continuer de) me dire dans les commentaires ce qui peut être amélioré selon vous. Merci :)

Les deux filles revinrent au camp, accueillies par la Sestre des Herbes. Yana, enthousiaste, raconta la recherche et la rencontre. Trella se tut, jugeant sans doute que, n’ayant pris part que d’une façon partielle à l’aventure, elle n’avait pas de détails à ajouter. La Sestre était visiblement émue par ce récit, y accordant toute l’importance que Yana attendait.

C’était l’une des très rares parmi les Jorsel qui aimait parler de ce qui pouvait se passer ailleurs que dans la Harde et des autres créatures du monde. Les Jorsel se méfiaient de ce qu’ils ne connaissaient pas, ce qui était somme toute une attitude prudente. Ils avaient hérité cela de leurs ancêtres qui avaient toujours l’oreille aux aguets, prêts à fuir en présence de prédateurs. Yana ne se souvenait cependant pas que la Harde ait rencontré qui que ce soit depuis qu’elle était au monde. Mais à présent que Naroun avait confirmé leur existence et avait dit qu’elle était censée les trouver, Yana remuait tous ses souvenirs.

On avait dû lui parler des autres humains, du fait qu’il y avait d’autres communautés, plus loin, à d’autres endroits de la terre. Yana s’était toujours demandé pourquoi il était si difficile d’en rencontrer. Elle supposait que c’était parce que la terre était immense, sans fin, et que les tribus en mouvement s’éloignaient les unes des autres de plus en plus. Ou qu’elles avaient toutes disparu avec le temps. Parmi les jeunes Jorsel, Yana était celle qui se posait le plus de questions sur les autres. La plupart des Jorsel changeaient de sujet rapidement, ne manifestaient aucune curiosité particulière pour ce qu’ils ne connaissaient pas. Ils avaient bien trop à faire, et les interactions entre Jorsel, futures unions, entraides, inimitiés, les occupaient suffisamment pour qu’ils n’aient point besoin de se tourner vers d’autres soucis. Ce qu’ils ne pouvaient pas maîtriser, ce sur quoi ils ne pouvaient agir directement, ne semblait pas les intéresser. Trella en discutait volontiers avec Yana, mais ne prolongeait pas la réflexion de Yana par ses propres questionnements. Elle écoutait sans abonder. La Sestre accueillait toujours ses interrogations avec intérêt, répondait sans se moquer ou tourner en ridicule ses remarques, essayait de mettre de l’ordre et de la logique dans les suppositions et explications farfelues imaginées par la jeune fille. Et surtout, elle avait été amie avec sa mère, qui venait d’ailleurs.

La rencontre avec la Grande Créature avait bien sûr marqué profondément Yana, par son aspect spectaculaire autant que par le nombre inouï d’idées nouvelles qu’elle apportait à l’esprit jusque là restreint de la jeune fille. Elle voyait sa conscience prendre une ampleur presque terrifiante. Chaque élément de la rencontre était repassé par son esprit plusieurs fois, à travers le tamis de sa réflexion, pour ne rien en perdre.

Une phrase en particulier provoquait une grande panique, car elle ne comprenait pas encore ce qu’elle pouvait contenir de concret : « Les peuples doivent partir, la terre se réveille. ».

— Qui étaient les peuples ? Les Jorsel ? Où les faire partir, comment ? Et cette terre qui « se réveille », quel sens pouvaient-bien avoir ces paroles ? — Elle n’avait pas eu la présence d’esprit de demander davantage d’explications et s’en voulait. Elle sentait dans ces mots tout le danger qu’il y avait à rester impuissante.

Les Jorsel parlaient peu des autres peuples de la Création, soit qu’ils en savaient peu — ne les ayant jamais rencontrés — soit que le sujet n’était pas considéré comme bienséant. Toutes les Veillées parlaient d’autres communautés croisées par les Jorsel un jour, toutes les chansons les plus appréciées mentionnaient des peuples étrangers aux Jorsel, mais Yana avait l’impression que personne ne tenait spécialement à une telle rencontre et que personne n’en était tellement curieux. Cela l’avait toujours frustrée car elle avait en elle cette curiosité et se sentait bien seule.

« Maintenant tu sens les secousses des lignes et des nappes », lui avait dit Naroun. Les sensations d’urgence et de grand danger lui venaient du sol, ou plus exactement de la conscience que ses bois lui donnaient du sol et du ciel. Mais elle ne voyait toujours pas quoi faire vraiment pour éviter ce danger qu’elle ne comprenait pas.

« Tu guideras à ton tour, le Lien guidera aussiet tu verras d’autres... » — D’autres quoi ? Guider les Jorsel vers les autres humains, mais où ? Elle était loin de se sentir guidée par le Lien. La Lune Verte la ballottait à sa convenance sans clarifier quoique ce soit.

Et puis cette expression, Ta’ar Yanà, que Naroun avait employée plusieurs fois. Que signifiait-elle exactement ?

 

La Sestre des Herbes la voyant perdue lui proposa de se concentrer sur ce qu’il y avait entre les paroles, les impressions, les sons, les échos. Peut-être que leur souvenir lui donnerait un fil à enrouler ?

Perplexe, Yana sortit de la hutte de la Sestre, en compagnie de Trella, essayant de fixer son attention sur les détails de l’échange.

Rien ne lui venait, alors pour ne pas rester inactives, les jeunes filles décidèrent de préparer la terre de devant à recevoir les semis et les jeunes pousses qui avaient levé à l’abri de la hutte. La Sestre en effet plantait elle-même les plantes indispensables, afin d’y recourir en urgence, ou de refaire ses réserves. Elles ratissèrent la surface à peu près plane, il suffisait juste qu’elle ne soit pas trop en pente, de répartir puis de mêler uniformément l’humus de la forêt à cette terre rendue meuble. Ensuite il faudrait arroser.

C’est alors que Yana se souvint avoir entendu le bruit d’un cours d’eau rapide, à la fois dans le songe qui l’avait projetée dans une forêt inconnue et juste à l’entrée des Grands terriers.

— Nous devons aller près du fleuve, Trella. J’ai l’intuition qu’il y a quelque chose à apprendre de ce côté.

Trella encouragea Yana à suivre cette piste. D’autant qu’elle aimait particulièrement explorer la forêt en compagnie de son amie. Il fut décidé qu’elles iraient le lendemain aux premières lueurs du jour.

 

Le fleuve au début du printemps était impressionnant. L’eau défilait à une vitesse intense et semblait vouloir emporter un corps aussi bien qu’une feuille d’arbre. Yana savait que si elle s’y engageait, le courant serait si fort qu’il la déstabiliserait, ou peut-être même l’entraînerait loin. Son eau bleue sombre en indiquait assez la profondeur, elle n’avait nulle envie de risquer la noyade. Elle sentait la présence de la Lune maudite au-dessus d’elle. Oserait-elle lever les yeux pour vérifier qu’elle était bien là ? Elle se retint mais son regard fut irrésistiblement attiré par cette sphère verdâtre.

Elle était bien là — pas de doute — entourée d’un léger halo.

Lorsque ses yeux revinrent au fleuve, surprise, une masse allongée semblait courir sur le torrent : une structure faite de jeunes troncs d’arbres, et dedans, une personne assise une barre à la main, un homme. Derrière lui se trouvaient des paquets et des paniers remplis. L’homme, qui la regardait, lui sourit et suivit le cours du fleuve sur son assemblage flottant, plongeant sa barre dans l’eau de temps à autre. Dès qu’elle le quitta des yeux, une fraction de seconde, il disparut. Rien n’indiquait que ce que Yana avait vu était réel. Sauf le souvenir précis de cette rencontre.

 

Trella sonda le regard de son amie dès qu’elle la sentit de nouveau avec elle.

— Viens-tu de voir quelque chose ?, demanda-t-elle doucement.

— Oui, confirma Yana, encore marquée par sa vision, quelque chose d’incroyable. Un homme qui flottait sur des troncs. Ou plutôt qui voyageait sur un ensemble de troncs, flottant sur l’eau de ce fleuve.

Trella ne sut que répondre, tellement cette idée lui parut absurde.

— L’homme n’était pas un Jorsel, il était d’un autre peuple j’en suis certaine. Ses larges épaules étaient couvertes de fourrure. Son cou était plus mince et plus court que celui des Jorsel, mais son visage n’était pas si différent, hormis de petites oreilles rondes dépourvues de poils. Cela pourrait-il être un Singe ?

Yana avait bien aimé son visage souriant et son air cordial, et par-dessus tout ses yeux vifs et pleins de sagesse.

— Je ne sais pas, c’est bien possible, répondit Trella, placide. L’étrangeté de l’homme justifiait, de son point de vue, ses coutumes étranges.

Rester sur le fleuve, voyager sur le fleuve ? Voilà qui les étonnait toutes deux. Les Jorsel avaient déjà dû traverser les cours d’eau. Ils les percevaient comme un obstacle, comme une colline à gravir. Il ne leur était jamais venu à l’idée de se laisser flotter sur le fleuve, même s’ils savaient nager.

 

Le lendemain matin, Yana revint seule au lieu où elle avait aperçu l’homme aux troncs flottants. Elle cherchait un moyen d’avoir une vision plus précise de ces embarcations et la Lune ne lui fit pas défaut. Lui apparurent brièvement une industrie de bois, quelques outils et le peuple qui les utilisait, ou plus exactement leurs mains. Elle vit à peu près comment elles taillaient et assemblaient les branchages.

La phrase de Naroun lui revint alors à l’esprit : « Tu dois faire partir les peuples ».

 

Le printemps cette année était décidément plein de surprises. La repousse des bois avait surpris tout le monde cette année, tous les Jorsel avaient des bois plus grands qu’à l’habitude ; pas aussi spectaculaires que ceux de Yana, mais d’une taille notablement plus importante. Cela jouait sur leur sensibilité, et pour eux — comme pour Yana, du reste — ces changements ne laissaient rien présager de bon. Au calme coutumier, succédait une agitation inquiète et violente, à l’image du débit du fleuve. Davantage de mouvement, mais aussi un danger caché.

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Arnica
Posté le 12/01/2025
Ce chapitre est très intéressant ! Au début, tu nous donnes des pistes sur la mentalité des Jorsel et sur la personnalité de Yana sans tomber dans l'infodumping, bravo !!! Ensuite, toutes ses interrogations font d'elle un personnage plus profond, et nous permet de récapituler un peu, ça fait du bien ! Bravo, j'aime beaucoup cette histoire !!!
Grande_Roberte
Posté le 12/01/2025
Merci beaucoup pour ton gentil commentaire ! je suis contente que le personnage de Yana prenne de la consistance, j'espère qu'on commence à s'attacher à elle à ce stade de la lecture. Son arc narratif va évoluer, mais par étapes. Pour les mentalités Jorsel, tout à fait, j'essaie de les dispenser progressivement sur plusieurs chapitres. Tu dois savoir comme moi que ce n'est pas si facile ;) :D
Arnica
Posté le 12/01/2025
De rien ! Oui, je commence à bien m'attacher à Yana ! Elle me plaît bien ! Et effectivement, ce n'est pas facile de distiller la bonne dose d'infos entre les chapitres ! ^^
Banditarken
Posté le 07/01/2025
Me voici à jour !
J'ai bien aimé ce chapitre où Yana gagne en consistance et commence à s'interroger sur ce qui l'entoure. Son côté "plus curieux que la moyenne" et aussi la description de son peuple, me font penser aux Hobbits ^^ C'est très sympa d'en apprendre plus sur eux, sur ce petit peuple paisible qui ne cherche la bagarre à personne ^^
On remarque aussi, au travers des réflexions de Yana, que pas mal de choses nous sont aussi passées sous le nez, en tant que lecteur concernant les révélations du chapitre précédent. Et c'est pas mal de revenir sur certains points, de les mettre en exergue (un à un, au fil de ton histoire je suppose) et d'articuler ton récit autour d'eux. C'est très plaisant ce petit côté "enquête" et on se retrouve, comme ton héroïne à s'interroger sur ce danger, ou du moins sur ce qui devrait pousser les Jorsel à partir.

J'ai juste quelques petites remarques :
- tu nous dis que leurs chansons mentionnent d'autres peuples auxquels les Jorsels ne semblent pas vraiment s'intéresser, et je trouve ça un peu curieux, dans la logique, que leur culture retienne des choses auxuqelles on nous dit que, justement, ils ne cherchent pas vraiment à connaître.
- Pareil pour l'histoire du cours d'eau. Je comprends l'idée, que les Jorsels ont des coutumes différentes des humains mais du coup, pour ma part en tous cas, le fait que Trella suppose que l'étranger qui passe sur l'eau soit un singe, me perd un peu. On ne saisit pas très bien l'étendue des connaissances des Jorsel sur les autres races... Enfin c'est du détail, encore une fois.
Hâte de lire ton prochain chapitre !
à bientôt :)
Grande_Roberte
Posté le 07/01/2025
Merci beaucoup pour ton commentaire, il m’aide à réfléchir à la manière dont j’expose les informations dans mon récit.

Ta remarque m’indique qu’il faut que je retravaille ce passage sur les mentalités Jorsel dans le contexte de cette histoire, et renforcer certains aspects trop flous.

Dans mon idée, les Jorsel forment une communauté malmenée, réduite (beaucoup de membres sont morts lors d’un cataclysme que les autres ont pu fuir), ce qui fait qu’elle est en cours de réorganisation. Tous les rôles traditionnels ont « bougé » mais il reste des traces de l’ancienne structure. Depuis la mort du Père des Mémoires (sans remplaçant), la Mère des Coutumes assume le rôle de guide. Or, c’est une passeuse de traditions mais pas une visionnaire. Initialement son rôle était d’adosser la vision d’un Père aux coutumes et usages dont elle est la gardienne (un peu comme un Conseil constitutionnel par rapport à de nouvelles lois). Dans cet esprit, la Mère des Coutumes transmet les mythes et les chansons qui remontent au temps où les Jorsel avaient le souvenir des autres peuples (Singes, Caprins, Talpidés...), mais de plus en plus comme des coutumes figées, détachées d’une quête de sens, plutôt que dans l’esprit d’une direction à suivre. Elle reproduit les motifs mais ne les comprend pas forcément (ou plus). Son statut dans la Harde (elle est la descendante d’une longue lignée de Mères des Coutumes) implique un conservatisme. On voit donc une Harde en voie d’isolement, et pré-sédentaire (premières traces d’agriculture), mais qui préserve un patrimoine mythologique lié à son passé de nomadisme, ce qui peut à première vue sembler illogique. L’immobilisme s’est accentué depuis la mort du Père des Mémoires. Sans vision, la Mère craint le changement et s’est repliée sur la préservation de la cohésion du groupe. La seule étrangère qu’elle ait rencontré est la mère de Yana. Quant aux Jorsel, ils sont assez passifs, ont clairement un côté grégaire inhérent aux cervidés dont ils descendent, et se sont accoutumés à un entre-soi confortable.

Je vais voir comment faire mieux passer ces idées sans devoir les énoncer à la manière d'un ethnologue :D

N’hésite pas à me faire part de tes remarques qui me sont, tu le vois, d’une grande aide :)
Banditarken
Posté le 07/01/2025
Ah oui il y a un sacré lore 🤯🤯
C'est vraiment bien pensé et ce serait vraiment dommage de ne pas l'exploiter, au moins pour que le lecteur en prenne conscience. C'est sûr que c'est délicat d'avancer un contexte aussi complexe de but en blanc... après c'est juste une idée et tu en fais ce que tu veux. Apres tout, elle n'est peut-être pas du tout adapté à l'idée que tu avais en-tête mais : il y a des romans où l'exposition du contexte prend plusieurs chapitres, sans pour autant casser le rythme. Evidemment, il y a un peu de ca avec les hobbits, où on découvre un peu d'un bloc leurs coutumes etc, mais il y a aussi des trucs comme l'Évangile de Loki ou d'autres romans de Joanne harris qui débutent tout bêtement sur la création du monde traité dans la diegese. Selon comment c'est fait, c'est pas forcément bateau... mais bon, woh! C'est ton roman, c'est à toi de voir. Mais sincèrement, ton commentaire avec toute la description du lore me bluffe +++ et ce serait vraiment dommage que tu passes tout cela sous silence ou seulement par sous-entendus !
Grande_Roberte
Posté le 07/01/2025
Ah, ben cool, merci pour toutes ces références. Je vais voir de plus près comment elles parviennent à informer suffisamment sans info-dumper ;)
Peut-être pourrais-je glisser deux trois éléments sous forme de dialogue et poursuivre l'apport informatif en faisant un petit retour en arrière ? La réflexion est ouverte :D (ou bleue)
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