Chapitre 3 : Un pas après l'autre

Je savais que raconter cette histoire et remonter le temps raviverait mes émotions, mais je les pensais cachées plus profondément en moi. Il m’a suffi d’un seul instant pour les retrouver.

 

**

 

Ewonda rejoignit la forêt en quelques instants. Il franchit la ligne des premiers arbres sans même ralentir, le cou et les jambes tendues vers l’avant. Hébété, sous le choc, je laissais le cheval de vent m’emporter sur plusieurs centaines de mètres avant de réaliser qu’une part de moi ne m’accompagnait pas.

— Asin!

Concentré sur l’instant présent, il isolait ses pensées des miennes. Je le sentais courir, quelque part, mais son absence éveilla chez moi un sentiment de panique d’une rare intensité.

— Asin !

Du bruit, beaucoup de bruit. Des voix résonnaient, appelaient, donnaient des ordres tout autour de nous. J’entendais craquer des branches, galoper des chevaux. Une ombre passa non loin et je me plaquai contre le dos d’Ewonda pour l’aider à prendre de la vitesse. L’étalon noir se frayait péniblement un passage : la pluie rendait glissant le moindre appui, il risquait la chute à tout moment. Déterminé à échapper à la menace, il sautait par-dessus des troncs morts, traversait buissons et ronces, évitait les roches. Mais sa haute taille le gênait, les branches nous griffaient, les arbres se refermaient sur lui. Il dut ralentir.

Un hennissement retentit sur ma gauche, beaucoup trop proche de moi. Du coin de l’œil, je surpris la chute d’un animal de grande taille ; une silhouette féline fila derrière Ewonda.

Aliésin infligeait coups de griffes et morsures aux jambes des chevaux. Il passait entre eux pour semer la panique et rompre les semblants de formation. Dans mon esprit, je le sentis bondir sur un cavalier pour le mettre à terre.

— Plus vite, plus vite.

Un nouveau hennissement, des cris plus aigus que les autres. Ewonda faisait de son mieux, mais contrairement à mes souhaits, il ralentit encore la cadence. Le sol se changeait en boue, se dérobait sous ses sabots.

Ils allaient finir par nous rattraper. Haletant sous le coup de la panique, je regardais autour de moi à la recherche d’un indice, d’une voie où nous pourrions les prendre de vitesse. Il n’y avait rien, rien hormis… la proximité du cours d’eau.

Emprunter le ruisseau… Cela nous ralentirait encore davantage : je devrais mener Ewonda, le guider pour lui éviter la blessure et les roches. Mais dans l’eau, nous ne laisserions plus aucune empreinte, pas la moindre piste.

Je me retournai une dernière fois. Personne ne nous suivait d’assez près pour deviner le stratagème. D’une brusque impulsion, je déviai la course de ma monture, sautai à terre à la vue du torrent.

L’eau était glaciale, elle m’éclaboussa jusqu’aux genoux, s’engouffra dans mes bottes, les alourdit. J’affermis ma résolution, commençai à effacer grossièrement nos empreintes à l’aide d’une branche puis entraînai Ewonda à ma suite. Il protesta, secoua la tête et fit mine de reculer.

— Viens, mon beau. Allez, viens, s’il te plaît.

Il renâcla, mais consentit enfin à me suivre.

Ce ne serait pas un chemin agréable, mes membres s’engourdissaient déjà, mais avions-nous une meilleure solution ?

 

*

 

Le choc étouffa mon cri de surprise avant qu’il ne franchisse mes lèvres. Je lâchai les rênes d’Ewonda qui hennit de frayeur, et écrasées par tout le poids d’Aliésin, j’atterris lourdement, le dos sur le sol, les fesses et les jambes dans l’eau.

 Cache-toi!

Il ne me laissa pas le temps de réagir ni celui d’obéir. Saisi par une urgence irrépressible, il attrapa ma tunique dans sa large gueule et me tracta sur une dizaine de mètres. Incapable de me relever, je l’aidai maladroitement en pédalant des pieds.

 Asin!

Dans l’arbre!

Libéré, je me redressai contre le tronc et me remis debout, encore sur le choc de sa soudaine attaque. Nous nous figeâmes dès le premier chuchotement.

— Son cheval.

— Il ne doit pas être bien loin. Occupe-toi de la monture, je me charge du gamin.

Ewonda… Son nouveau hennissement me glaça le sang : non !

 Pas un souffle.

D’un bond, Aliésin gagna le couvert de l’arbre voisin au nôtre, puis le suivant. Je me retrouvais seul, tremblant de froid et de peur.

J’osais à peine bouger, trop inquiet qu’on perçoive mes mouvements. Ce fut avec des gestes d’une extrême lenteur que je m’armai de mon arc et manquai de faire tomber l’une des flèches défensives de mon père en l’encochant. Malgré l’ordre d’Aliésin, pas une seconde je n’envisageai d’escalader le géant qui couvrait mon dos.

Les appels d’Ewonda résonnaient dans la forêt. Je craignais pour lui, je redoutais sa capture autant que l’apparition de l’homme envoyé à ma recherche. Je serrai les paupières, réflexe puéril, comme si devenir aveugle m’empêcherait d’être vu.

Un cri étouffé. Je le perçus comme le sursaut sauvage dans l’âme d’Aliésin. Puis un craquement. J’ouvris les yeux.

Il se tenait devant moi, à quelques mètres à peine, l’épée déjà au clair. Il portait un uniforme presque entièrement noir à l’exception d’une flamme brodée sur la poitrine : un chasseur de sorciers. Aux abois, j’ouvris la bouche et dirigeai aussitôt mon arc sur lui. Muni d’une arme à distance, je serai le plus rapide, et nous le savions tous les deux.

Le chasseur s’immobilisa un instant, remarqua mes tremblements et en profita pour faire un pas, puis un autre. Relâcher la corde… Je ne ciblais même pas un point vital, juste de quoi le désarmer. Rien de compliqué, je l’avais fait des centaines de fois, mais… sur des animaux. Il avait beau être mon ennemi, il n’en restait pas moins un humain : comme moi.

 Maintenant!

Si j’étais monté dans l’arbre, peut-être serait-il passé sans me voir. Sans ce visage braqué directement dans le mien, peut-être aurais-je réussi à le blesser. Le chasseur continua d’avancer, il sourit, victorieux.

 FaiseurDeVoix!

Je ne criai pas. Je fermai simplement les yeux, à nouveau, et très fort.

J’attendis, mais rien ne se passa. Au bout d’un très long moment, les mots d’Aliésin résonnèrent dans mon esprit.

 Partir : d’autres viennent.

J’osai enfin desserrer les paupières et ouvris grand la bouche, incapable d’émettre le moindre son. L’homme était affalé contre un tronc, inconscient, et son épée reposait dans l’herbe à un bon mètre de lui.

— Mais ?

Autour de moi je ne vis qu’Aliésin. Et le chasseur ne portait aucune marque de blessure sanguinolente.

Je ne comprenais pas. Stupéfait, je cherchai le responsable de ce retournement de situation sans parvenir à le trouver. Aliésin me jeta un bref regard interrogateur, mais l’urgence n’était pas aux doutes.

— Va. Je fauche les derniers. J’arrive.

Il y en avait encore ?

— Allez!

 

*

 

Une première larme roula sur ma joue. Une deuxième l’y rejoignit et je la chassai d’un revers de la main. Personne ne serait là pour consoler mes sanglots si je me laissais aller. J’étais seul, et pour la première fois de ma vie, je ne pouvais pas rentrer à la maison.

Aliésin me contredit et se blottit contre moi. Je l’entourai de mes bras.

Nous n’entendions plus rien depuis un moment, nos poursuivants étaient soit loin, soit morts, mais mon père… Je ne savais pas. La dernière fois qu’Aliésin avait croisé sa route, il allait bien, mais la situation avait pu changer depuis. Peut-être étais-je désormais seul pour toujours, orphelin. Peut-être ne reviendrais-je jamais chez moi. Un hoquet me traversa, mais j’enfermais ma peine : ne pas pleurer, ne surtout pas pleurer. Ne pas penser non plus, encore moins imaginer le pire.

Comment ces chasseurs de sorciers nous avaient-ils trouvés ? Andoss m’avait caché de ceux qui recherchaient ma famille avant ma naissance, pourquoi pas d’eux ? Comment avaient-ils songés à venir fouiller au fin fond d’une forêt inhabitée, et surtout, par quel hasard nous étaient-ils tombé dessus justement aujourd’hui ? Avaient-ils suivi Sinji ? Mon parrain était-il encore en vie ? La venue de nos ennemis et son retard étaient sans doute liés.

Du ciel, je percevais parfois le cri de Woln, et Ewonda le suivait en tendant les oreilles dans sa direction. Mais cela ne signifiait pas forcément que mon parrain était indemne. Je sortis le talisman d’Allmarel de dessous ma tunique et me concentrais sur Sinji. Au nord, toujours. Si j’avais bien interprété le mince soulagement de mon père lors de mon premier essai, le médaillon ne pouvait me guider vers un mort.

Papa…

J’avais beau les essuyer, les larmes indésirables m’échappaient. Aliésin ronronna et mit ses pattes avant sur mon épaule puis glissa sa tête dans le creux de mon cou.

— Ici, maintenant, FaiseurDeVoix.

Les heures passèrent et il poursuivit son refrain silencieux, les battements de mon cœur finirent par s’aligner sur le sien.

Les cris de Woln ramenèrent Ewonda jusqu’au ruisseau et lui en firent suivre le cours. De temps à autre, son appel résonnait, loin au-dessus de nous. S’il fallait que je tende l’oreille, ma monture, elle, entendait très clairement son guide et je lui laissais donc les rênes. La plus longue chevauchée de mon existence s’avérait bien plus morne que dans mes rêves, plus dangereuse et éprouvante, aussi : je n’osais faire aucune halte de crainte qu’on nous rattrape. Aliésin ne discernait rien, mais il respecta ma méfiance, il resta contre moi tout le long du jour.

Nous commencions à nous résigner à l’idée de passer notre première nuit seuls. Sous la cime des arbres, encore si tôt dans la saison, le jour faiblissait rapidement et nous n’avions toujours aucun signe de mon parrain. Quand Ewonda s’arrêta et tendit les oreilles en refusant de repartir, je quittai son dos.

Aliésin grandit dès qu’il toucha le sol, et se figea, tous les sens en alerte. Je m’immobilisai à mon tour et m’apprêtai à remonter en selle quand Ewonda releva brusquement la tête, et détala ! Beaucoup trop proche de lui, j’atterris sur le dos et ne dus qu’à la chance de m’en tirer sans coup de sabot. Trop vites, il fut hors de portée et toutes mes affaires avec lui.

— Grimpe! me pressa Aliésin.

J’obéis, bien content, pour une fois, de lui servir de bagage.

Le trajet fut bref et le fauve ralentit alors que je ne discernais toujours aucune trace de l’étalon noir. La nature de sa démarche changea, il releva la tête, entrouvrit légèrement la gueule et interrogea les effluves autour de nous. Il avança encore sur quelques mètres, puis se coucha pour me permettre de descendre : je roulai sur le sol, restai tapi.

— Immobile.

La peur au ventre, je le regardai s’éloigner discrètement. Dès qu’il disparut, je tendis la main vers le médaillon. Il ne brillait pas, ne produisait aucun son, pourtant, je sentais augmenter la pression qui m’attirait en avant.

— Pas de danger. NezAuCiel. Viens, confirma Aliésin.

Cette manie de ne jamais donner aux gens leur véritable prénom ! Je m’étais depuis longtemps accoutumé à « FaiseurDeVoix » au titre de « MontePasLà » qu’il attribuait à mon père, et que j’avais eu le malheur de répéter une fois. À cause de son rapace, Sinji avait hérité du joli surnom de « NezAuCiel ».

Je rangeai le talisman et rejoignis Aliésin. Après quelques minutes de marche, nous nous retrouvâmes enfin devant mon parrain.

— Maylan.

Malgré le temps, les traits estompés de son visage dans ma mémoire, je le reconnus aussitôt. Il avait un regard vif, perçant, qui évoquait curieusement son compagnon ailé et qu’il aimait teinter en vert. Comme dans mes souvenirs, ses longs cheveux châtains étaient attachés dans son dos à l’aide de plusieurs lanières de cuir. Mon parrain était long de visage et de corps, ainsi qu’il sied à un archer.

Son sourire s’effaça quand il remarqua le sang sur mes vêtements, les griffures dont j’étais recouvert et ma piteuse allure générale. Il se hâta de me rejoindre et tout en m’interrogeant, m’examina de plus près.

— Tu vas bien ? Où est Céd ?

La peur, contenue jusqu’alors, refit brusquement surface et me transperça comme une lame. Je me figeai sur place.

— Il est blessé ? Ou… ?

Je secouai immédiatement la tête et il respira un peu plus sereinement, retrouva une voix plus posée.

— À qui appartient le sang ?

Aux autres, répondit le fauve, conscient que Sinji ne l’entendait pas.

— Aux chasseurs de sorciers.

Mes vêtements et mes mains s’en étaient maculés alors qu’Aliésin m’avait tiré du ruisseau, quand je l’avais pris dans mes bras. Sinji acquiesça sombrement, l’un de ses poings se serra.

— Les chevaliers de niou-han, précisa-t-il, ils ont dû me devancer.

Il repoussa à plus tard cette idée inquiétante et me questionna.

— Céd est derrière toi ? Il nous rejoint ?

Je secouai la tête et lui remis la lettre que mon père m’avait confiée à son intention. Sinji l’accepta d’une paume tremblante.

Au fil de sa lecture, loin de diminuer, la peur s’affirma sur son visage ; la peine l’y retrouva. Il consulta la missive plusieurs fois, soupira, passa la main sur son front et glissa enfin le document à l’intérieur de sa tunique en me contemplant. Il semblait perdu, déboussolé, inquiet.

— Rien ne se déroule comme prévu.

Il inspira profondément, comme pour se donner du courage et retrouver un peu de sa contenance.

— Ne t’en fais pas, on va se débrouiller, mais avant…

Il porta deux doigts à sa bouche, leva les yeux vers la cime des arbres et émit un très long sifflement. De furieux battements d’ailes lui répondirent et l’immense rapace fondit sur nous. Il écarta ses serres et se posa sur le brassard de cuir proposé par son sorcier. L’air chassé par son atterrissage me fouetta le visage et je reculai.

— Tu te souviens de Woln ?

La tête blanche immaculée du rapace se tourna vers moi. Ses plumes fonçaient jusqu’au brun à partir de sa gorge et s’achevaient toutes d’une pointe de jade scintillante, semblable au collier de certains canards. De sa main libre, Sinji décrocha l’un des rubans de sa chevelure et me le montra.

— Blanc, c’est neutre. Vert : tout va bien. Si le ruban nous revient jaune, alors, c’est que ton père a des ennuis, mais s’estime capable de s’en sortir seul. Rouge… Rouge nous retournerons auprès de lui.

Il chuchota quelque chose au rapace, noua solidement le ruban à sa patte et d’un simple mouvement du bras, lui fit reprendre son essor. Je le suivis des yeux un moment, puis il disparut.

— Viens. Il y a peu de chance qu’il revienne avant demain.

Ewonda broutait aux côtés d’Aykone, la jument alezane de mon parrain ; l’un comme l’autre portait encore selles et harnais.

— Désolé pour ça : j’ai élevé Ewon alors je savais qu’il viendrait vers moi à mon appel. Je m’inquiétais qu’il ne soit pas derrière Woln et je ne m’attendais pas à ce que tu aies quitté sa selle…

En règle générale, un cheval de vent choisissait son cavalier, mais parfois, un poulain perdait sa mère, s’éloignait de sa harde. Ewonda était l’un de ceux-là, récupéré par mon parrain lors d’un de ses voyages et élevé par ses soins. Il aurait pu l’intégrer auprès d’une des hardes sauvages faisant halte à Ethenne, comme c’était la coutume. Mais en grandissant aussi loin de la capitale et de la plaine sorcière, le jeune étalon constituait ma seule chance d’accéder à une telle monture. Sinji avait donc décidé d’emmener son protégé jusqu’à moi, de nous présenter en espérant qu’Ewonda me choisirait. Je n’avais jamais oublié notre joie partagée quand le Ewonda avait posé sa tête sur mon épaule et m’avait soufflé son nom.

La nuit tomba sur nous au cours des soins accordés aux animaux, et dans la pénombre, je rejoignis le ruisseau et me débarrassai des reliefs des combats d’Aliésin. Sinji n’alluma qu’un bien modeste feu sur lequel il pratiqua d’étranges gestes. Je fronçai les sourcils, trop épuisé pour l’assaillir de questions, mais soulagé de pouvoir sécher un peu mes vêtements.

Je dévorai autant que le fauve et très vite, mes paupières s’alourdirent. Compréhensif, mon parrain ne tarda pas à fouiller ses fontes à la recherche d’une étrange toile bleue. À l’aide de ses mouvements gracieux, le tissu se changea en abri.

— Repose-toi. Dès qu’il fera assez jour, nous devrons partir.

Je m’allongeai contre Aliésin qui conserva sa grande taille et malgré les événements récents, m’endormis presque aussitôt entre ses pattes, bercé par son profond ronronnement.

 

*

 

Je fixais longtemps la toile azuréenne avant de me redresser. Il régnait une étrange chaleur sous l’abri et je repoussai ma cape. De la belle magie, songeai-je en effleurant le tissu du bout des doigts. Le fauve à demi allongé regardait à travers la fente étroite de l’ouverture, attentif. Je me retournai et collai un moment ma tête contre son épaule. Il sortit juste avant moi.

L’aube naissante laissait flous les contours de notre environnement. Assis auprès des restes du foyer, Sinji entreprenait d’en détruire les dernières traces. Comme je m’approchai en silence, il se releva.

— Je suis désolé, mais il faut déjà partir : si d’autres niou-hans rodent dans les parages, suivre votre piste sera un jeu d’enfant, et dans un premier temps, nous n’aurons pas l’avantage de la vitesse.

— Où on va ?

— D’abord à Karnag. J’ai laissé une petite complication là-bas et j’ai promis de la récupérer au retour.

Je me demandai ce qu’il voulait dire par « petite complication ». Je sentais l’histoire qui se dissimulait sous ces paroles mystérieuses, mais tout à son pliage des tentes, il ne s’attarda pas sur le sujet. Je n’eus pas d’autre choix que de l’imiter quand il sella sa jument et je ravalai ma question pour le moment.

— Il va nous falloir plusieurs jours pour rejoindre le fleuve, mais une fois sur ses berges, les chevaux pourront galoper et nous n’aurons plus à nous préoccuper des niou-hans pour un moment.

— Comme tu étais en retard, nous avons craint qu’il te soit arrivé quelque chose. Papa pensait que le mauvais temps t’avait sûrement retardé, puis les chasseurs sont arrivés, et je me suis dit que c’était de leur faute.

— Le mauvais temps et Alaina. Je n’ai pas croisé les niou-hans. J’ignore comment et pourquoi, mais ils sont entrés dans la forêt avant moi. Je n’ai même pas vu les traces de leur passage : ils ne venaient pas du nord.

Alaina ? Qui était-ce ?

C’était vraiment étrange. Les chasseurs étaient venus d’autre part, avec la même destination que mon parrain et en le devançant pour finalement déboucher dans la clairière le jour de mon anniversaire et celui de notre départ. C’était beaucoup trop gros pour être une coïncidence, surtout quand aucun autre n’avait réussi à nous débusquer jusque-là. Pourtant, les poursuivants de mon père avaient essayé, sans succès. Pourquoi Andoss ne m’avait-il pas dissimulé cette fois-ci ?

Mon père avait dit que selon le sage, Andoss cachait les enfants. Je n’en étais plus complètement un d’après les sorciers, du moins, plus un tout petit, mais si l’arbre ne m’avait plus protégé, les niou-hans ne seraient pas venus seuls, pas aussi vite non plus.

— Nous éclaircirons ce mystère, dit Sinji, ne t’en fais pas. Quelque chose a forcément mal tourné : ça ne devait pas se passer comme ça.

Oui, mon père aurait dû être à nos côtés.

— Et Woln ? questionnais-je inquiet.

Sinji eut un sourire compatissant.

— Il n’est pas encore revenu, mais il ne devrait pas tarder. Essaie de ne pas trop y penser pour l’instant.

Lui-même n’avait pas l’air d’y arriver. Nous montâmes en selle et Sinji demanda à sa jument de se mettre en route. Ewonda suivit Aykone sans attendre de consigne, Aliésin leur ouvrit la marche.

— Je suis sûre qu’il va bien. Ton père est un très bon archer, et quand je l’ai connu, il parcourrait déjà Atharian en solitaire. Il sait se défendre et il est doué pour se mêler aux gens et passer inaperçu. Personne n’aura le moindre soupçon à son sujet. Je suis certain qu’on le prendra pour un simple voyageur et qu’il rejoindra Ethenne sans trop de difficulté.

En tout cas, il faisait de son mieux pour nous en convaincre tous les deux.

La forêt familière me paraissait plus morne, plus vide, plus silencieuse que jamais. Pourtant je voyageais sur des terres que je n’avais encore jamais explorées. Mon père nous avait emmenés quelques fois dans des chasses de plusieurs jours et nous avions déjà campé dans les bois, mais il avait toujours préféré le sud au nord, nous écartant au maximum de la civilisation. Il valait mieux diriger ses pas vers Lounia que Karnag, même si jusque-là, personne ne s’était si profondément enfoncé en Emodal depuis notre emménagement.

La pluie ne revenait pas, le temps s’éclaircissait, mais la terre gorgée d’eau laissait des traces bien visibles derrière nous : une piste de choix. Sinji m’informa qu’en cas de doute il remédierait à cela, mais le coût d’énergie, important, ne rendait pas la pratique suffisamment nécessaire pour le moment. N’y connaissant rien dans le domaine je ne protestai pas. Nous ignorions combien de survivants nous traquaient encore, s’il en restait seulement, plus que quelques jours et nous distancerions la menace définitivement. En attendant, nous voyagerions de l’aube au crépuscule, ne leur laissant que peu de chances de nous rattraper. Bien qu’on puisse aisément déduire notre direction, mon parrain continuerait d’étouffer notre foyer le soir par mesure de précaution.

— Il va falloir que tu t’habitues à changer la couleur tes yeux, à maintenir le sort : noirs, on devinera ton ascendance sorcière et elle te condamnera sans même qu’on ait besoin d’apprendre que tu es un sang-mêlé. Évitons de nous trahir à la première rencontre.

Sinji sourit d’un air complice, il n’était pas très doué pour me rassurer, mais heureusement pour nous deux, il était meilleur professeur. Sous sa tutelle, je m’entraînais à maintenir l’un des rares sorts de mes connaissances, et à son soulagement, j’y parvenais plutôt bien.

Malgré cette modeste diversion, à chaque bruit suspect dans la canopée je levais les yeux avec espoir, guettant le retour du féalcîme et redoutant à la fois de le voir apparaître avec un ruban rouge à la patte. Ou brun… ce qui aurait indiqué que mon père n’avait même pas été en capacité de répondre au message. Les heures s’étirèrent et ce n’est qu’en début d’après-midi que Woln surgit et se posa bruyamment sur le bras de son sorcier. Sinji mit fin au suspense en brandissant un ruban vert et la lourde chape d’inquiétude qui me tourmentait depuis l’attaque s’envola. Mon parrain attendit que la végétation lui permette de m’approcher et fit ralentir sa jument un instant. Il m’attacha la partie supérieure des cheveux à l’aide du trophée, proclamant que cela me porterait chance et que j’étais trop âgé pour les conserver défaits. Après tout, maintenues ainsi, les mèches noires ne me volaient plus dans les yeux.

Nous reprîmes notre route l’humeur plus légère et mon parrain se révéla être un bon compagnon de voyage. Comme lorsque j’étais plus jeune, il passa le temps en me racontant des histoires. Il en connaissait d’innombrables, sur chaque plante et animal que nous croisions : mais mes préférés étaient sans conteste les légendes sorcières et les récits des aventures qu’il avait partagées avec mes parents. Intarissable de souvenirs et de connaissances, Sinji chassait de mon esprit la peur et le choc dû aux événements récents. Le lien distendu par notre longue séparation se renoua naturellement, et parfois, je parvenais même à oublier l’absence de mon père et la chaumière derrière nous.

Aliésin appréciait la compagnie de Sinji tout autant que moi, même s’il ne l’avait jamais avoué. Mon père sous-estimait trop souvent la complexité du quatrepas, mais, comme moi, mon parrain entretenait une relation plus aboutie avec le monde animal. Il possédait une sagesse sauvage qui s’alliait parfaitement avec nos caractères.

Le soir venu, Sinji réitéra sous mes yeux ébahis le féerique montage des tentes, ainsi que le sort entourant notre feu, l’empêchant de luire à des kilomètres à la ronde ou de diffuser sa fumée.

Ce fut plus difficile de ne pas songer à l’absence une fois installée pour la nuit, et malgré la fatigue de cette longue journée, il me fallut du temps, la présence et les ronronnements rassurants d’Aliésin pour enfin trouver le sommeil.

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Feydra
Posté le 17/02/2023
J'aime beaucoup ce chapitre. Tu as raconté la fuite et la poursuite d'une manière très vivante et dynamique. Cela a un côté film très réussi. On est emporté par l'action.
J'adore Aliésin ! :)
LionneBlanche
Posté le 20/02/2023
Merci beaucoup Feydra :) Je l'ai récrite pas mal de fois... ^^
Mais tout le monde aime Aliésin. c'est normal, c'est un chat, et puis il peut grandir, et il ronronne. C'est obligé qu'on l'aime, je n'ai auncun mérite ^^
Elly Rose
Posté le 19/12/2022
Bonsoir à toi LionneBlanche,
Je crois que lire l'un de tes chapitres va devenir un rituel pour moi le soir! J'aime beaucoup la façon dont tu relates les événements, les actions des uns et des autres et une partie de moi s'est sentie soulagée lorsque May a retrouvé son parrain.
Celui-ci a d'ailleurs l'air bien mystérieux mais il transpire la bienveillance (du moins pour l'instant et j'espère que les choses ne vont pas aller en se compliquant!)
En tout cas, je suis vraiment captivée par cette histoire!
LionneBlanche
Posté le 20/12/2022
:) Franchement, que dire ? C'est un bonheur que tu prenne du plaisir à lire mon histoire, et je t'en remercie. tes commentaires donnent du sens à mon travail, c'est vraiment très gentil de prendre le temps de les écrire. J'espère que la suite te plaira tout autant : je vais antidoter de ce pas ! ^^
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