Plusieurs heures me séparent du jour et de mes préoccupations d’adulte, en silence, je m’extirpe des couvertures et me dirige vers le bureau. L’ombre d’Aliésin bondit quand j’allume la lampe et il s’installe à sa place. Dehors il fait nuit noire et je ne distingue rien par la fenêtre, je me sens comme protéger d’un cocon de noirceur et alors que mes mains saisissent la plume, je songe que l’univers du Maylan d’autrefois est lui aussi encore un peu étouffé.
**
Une branche craqua derrière nous et Sinji se retourna, mais le son venait seulement des chevaux en quête d’herbe rare. Mon parrain avait détourné mes pensées avec des contes depuis le matin, mais je le devinais plus inquiet qu’il ne voulait me le montrer : il restait des niou-hans dans la forêt. Nous ignorions encore leur nombre et la distance exacte qui nous séparait d’eux, mais Aliésin les sentait, à la limite de ses sens, sur notre piste malgré les stratagèmes pour la brouiller. Nous espérions rejoindre le fleuve et ses berges dégagés pour pouvoir galoper et les prendre de vitesse, mais l’évidence de notre objectif contrecarrait tous nos efforts pour semer nos poursuivants.
Aliésin se faufila à l’intérieur de ma cape et ne laissa dépasser que sa tête pour contempler les flammes. Je sentais sa fatigue, mais malgré la menace, il était heureux. Il avait passé sa journée à courir, à multiplier les faux itinéraires alors que Sinji effaçait le nôtre, et la chaumière ne semblait pas beaucoup lui manquer. Il n’y pensait déjà plus. Il était fait pour bouger, non pas pour regagner sagement la même tanière une fois le soir venu.
— Nous atteindrons le fleuve demain. Après ça, il nous restera encore sept jours de voyage pour rejoindre les abords de Karnag, m’informa Sinji.
J’acquiesçai : au moins, nous n’aurions plus à regarder toutes les cinq minutes par-dessus notre épaule.
En temps normal, avoir enfin l’occasion de me rendre au village m’aurait rempli de joie et d’impatience. Mais mon père m’avait laissé et depuis, je mettais retrouver seul face à un chasseur de sorcier. La menace qu’ils représentaient avait beau être la même qu’autrefois, elle me semblait beaucoup plus grande, réelle.
— Ce sera encore délicat jusqu’aux montagnes de Naimy et la zone sécurisée qu’elles forment avec la forêt de Limnah, mais une fois là-bas et franchis la ligne défensive nonmage, nous serons en sécurité, affirma Sinji.
Nous emprunterions bien l’itinéraire dont mon père m’avait parlé. Je retraçais de tête les possibilités qu’il lui restait à lui pour atteindre Ethenne, et toutes étaient non seulement plus dangereuses, mais aussi plus longues. Il avait dit qu’il me rejoindrait, il savait que j’arriverais avant lui et c’était donc seul, également, que j’affronterais les épreuves de la capitale
— Tu sais en quoi consistent les tests des potentiels ? demandais-je à mon parrain.
— Non, désolé. J’ai croisé la dernière à les passer, mais le sage garde ses secrets. Tu n’as pas à t’inquiéter, tout ira bien, et je suis sûre que toi, tu réussiras, dit-il dans un sourire.
Un froid terrible me traversa et je secouai aussitôt la tête.
— Je n’ai pas les pouvoirs qu’on attend d’un élu ni l’apparence que l’Adjahïn devrait avoir. Et puis, s’il devait avoir un quatrepas, Hivanah en aurait sûrement parlé.
— Les prophéties sont sujettes à interprétations… Mais tu ne souhaites pas être l’élu, n’est-ce pas ? conclut-il face à ma grimace.
— Non.
— Pourquoi ?
Je haussai les épaules. Plus petit, pour m’amuser, j’avais fait semblant d’être l’Adjahïn, comme tous les jeunes sorciers, et sans doute, à plus forte raison, les enfants au sang mêlé. Quand mon père m’avait fait étudier l’histoire de notre peuple, j’y avais songé plus sérieusement. J’avais compris très vite que posséder un glorieux destin consistait avant tout à renoncer à sa liberté, à ses désirs personnels. On attendrait tout de cet élu, il serait constamment observé, jugé, et quel terrible fardeau s’il venait à échouer ! Il était censé sauver les sorciers, Ethenne, restaurer la paix en Atharian ; un peu de tout ça à vrai dire, mais comment ? Jusqu’à présent, toutes mes idées avaient conduit soit à des impasses, soit à des catastrophes.
— Je n’aimerais pas être à sa place quand il comprendra qu’on lui demande l’impossible. En plusieurs siècles de conflits, jamais nous n’avons conclu ne serait-ce qu’une trêve. Comment un enfant, si puissant soit-il, pourrait-il espérer faire mieux ?
— Tu y as réfléchi.
— Oui, forcément un peu. Mais j’en reviens toujours à la même conclusion.
— Laquelle ?
Sinji me regardait avec intensité.
— Les contes et les légendes ne font pas la réalité.
Comme mon parrain me dévisageait, je me sentis obligé de développer ma réponse :
— Maman était comme toi, elle aimait les histoires et elle m’en a raconté beaucoup. J’adorais celles des grands héros, et elles avaient beaucoup de points communs. Ils étaient presque toujours les élus d’une prophétie et partaient vivre une périlleuse aventure. Ils rencontraient de nombreux obstacles, mais il les surmontait un à un. Au prix d’un long entraînement, ils gagnaient en puissance et défiaient leur ennemi.
Je laissai échapper un soupir ironique.
— L’adversaire était souvent un roi ou un usurpateur. En tout cas, l’affrontement menait toujours au même résultat : le héros triomphait, il sauvait son peuple, son pays, sa famille ou encore la jolie princesse, puis il rentrait chez lui ou il devenait roi à son tour.
La sourire de Sinji s’élargit à l’énoncé de mon résumé sommaire. Je retrouvai, moi, tout mon sérieux.
— S’il venait à l’Adjahïn l’idée stupide de tuer le roi des nonmages, un autre prendrait sa place et la situation ne ferait que s’aggraver. J’ignore le nombre des chasseurs de sorciers, mais former une armée pour les détruire tous causerait définitivement notre perte : avec la peur que nous provoquerions, c’est tous les nonmages d’Atharian qui lèveraient les armes contre nous. Et ça, c’est seulement si nous faisions le poids face aux chasseurs.
Il me considérait différemment, moins comme l’enfant dont j’avais l’apparence, plus comme un égal. En guise de conclusion, je laissai échapper la phrase qui tournait dans ma tête depuis des années :
— S’il existait une solution à la guerre, elle est morte depuis bien longtemps.
Le visage de Sinji s’assombrit d’autant plus. Peut-être partageait-il mes réserves, car il ne me contredit pas. Si un garçon comme moi pouvait aboutir à un tel constat, nul doute, il en était tout aussi conscient.
Mal à l’aise, j’abandonnai mes cailloux et laissai Aliésin rejoindre mes bras.
— Cette solution, puis-je la connaître ? demanda Sinji.
Quelle importance, puisqu’elle restait hors de portée ? Malgré tout, je trouvais plus facile de répondre que d’expliquer pourquoi il me semblait vain de le faire.
— Zorren n’est pas seulement né avec la magie, il était également capable de la transmettre : c’est lui qui a créé les sorciers. J’ai toujours trouvé normal qu’il veuille aider ses parents et leurs alliés. Il souhaitait leur donner les moyens de se battre, une chance de reprendre leur place. Sauf qu’en agissant ainsi, il a transformé une menace limitée en un véritable danger.
D’un signe, il m’encouragea à poursuivre.
— Tiahart a régné une bonne quarantaine d’années, il a semé le chaos, puis un meilleur roi a pris sa place et les nonmages ont tout oublié. Si Zorren n’avait pas changé ses compagnons en sorciers, créer envers eux une peur aussi puissante : le conflit aurait pris fin avec Tiahart.
— Il y aurait eu bien des morts… Mais le drame se serait achevé au lieu de se poursuivre à travers les siècles, conclut Sinji.
Je hochai la tête.
— Je crois que c’est parce qu’on terrifie les nonmages qu’ils souhaitent nous tuer. Nous sommes trop dangereux, trop différents… Pour eux, la magie semble être un poison et la seule façon de les faire changer d’avis, je pense que c’était de la leur offrir à eux aussi.
— C’est ta solution ?
— Et elle est morte avec Zorren. Personne n’est plus capable de donner la magie aux nonmages, de les aider à comprendre qu’elle n’est pas maléfique.
— Hum… Le premier sorcier nous a offert trois choses, Maylan : la magie, le dôme qui entoure, protège et dissimule Ethenne, mais aussi une épée : « Saurais-tu… Déposer ta puissance et tes espoirs dans un seul et unique objet ? ».
Je relevai la tête : cette phrase faisait partie des dernières murmurées à Zorren avant qu’il ne scelle son pacte avec le légendaire cerf noir. « Ta puissance », ce pourrait-il que ?
Je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là, je passai de longues heures à méditer les paroles de mon parrain, celles de Céphée. L’éventualité d’un conflit millénaire prenant fin par le seul secours d’une épée déclenchait autant mon hilarité nerveuse qu’elle enflammait mes espoirs juvéniles. Je voulais croire en ce futur, en une véritable paix apportée par l’Adjahïn. Comme tout petit, j’en viens même un instant à attendre avec impatience l’arrivée du héros, mais la solution me paraissait bien trop simpliste et je me raisonnai.
*
Les chevaux de vent donnaient leur maximum, mais leur vitesse naturelle se trouvait restreinte par le terrain et d’après Aliésin, nous perdions peu à peu notre avance. Le fauve tournait en rond, de plus en plus nerveux. Il nous guidait aussi souvent qu’il fermait la marche, partout à la fois, aux aguets. Sinji ne prenait même plus la peine de dissimuler nos traces, il encourageait les chevaux à foncer droit devant, le plus vite que possible.
La matinée et le début d’après-midi passèrent dans une tension si compacte que j’aurais réussi à la transpercer d’une flèche. Je redoutais à chaque instant de voir surgir les uniformes noir et rouge et je ne comptais plus le nombre de fois où le fauve répéta son message d’alerte. J’étais pleinement conscient que nous ne rejoindrions pas le fleuve à temps, mon parrain ne parvenait même plus à dissimuler sa propre peur. Je tenais prêt mon arc, affûtais ma détermination à m’en servir, et résistais tant bien que mal à l’envie de prendre un peu de hauteur. Suivant le nombre d’ennemis, se poster dans les arbres nous offrirait un formidable effet de surprise, en plus d’une protection conséquente.
— Trop risqué : nous nous priverions de tout espoir de fuite. Ce genre de stratégie ne fonctionne pas sur le long terme.
— Mais contrairement à nous, ils ne pourraient pas nous atteindre, protestais-je.
— Ils auraient largement le temps d’imaginer comment nous faire redescendre.
Plus un archer se tenait en hauteur, plus ses tirs gagnaient en efficacités et plus il restait en sécurité : une des premières leçons de mon père.
— Les niou-hans ne sont ni des biches ni des lapins, Maylan. Ils possèdent beaucoup plus d’imagination : ils connaissent ce genre de situations.
— Mais…
— S’ils s’avèrent trop nombreux, tu partiras avec Aliésin. Tu suivras le fleuve et tu devras te débrouiller pour le passer. Juste avant Karnag, tu trouveras une ferme. Demande Galnor.
Mes yeux s’agrandirent d’horreur : il ne songeait tout de même pas à m’abandonner lui aussi ?
— Nous n’en sommes pas encore là, je n’ai pas la moindre envie ni de te laisser seul ni de mourir, mais ta survie reste notre priorité.
Il m’adressa un signe de tête rassurant, mais je ne m’y trompais pas : il savait très bien que livrer à moi-même, je n’avais pas l’ombre d’une chance. Je ne connaissais rien du monde, et un enfant de mon âge, seul et visiblement égaré ne manquerait pas d’attirer l’attention.
Woln troubla nos sombres discussions en surgissant de la voûte végétale. Il tenait quelque chose de lourd entre ses serres et l’abandonna au pied de Sinji avant de se poser sur son bras. Un cadavre, celui d’un oiseau voyageur, comme l’indiquait le discret cylindre attaché à sa patte. Sinji chuchota longuement au volatile et noua deux rubans autour de sa patte : l’un rouge, l’autre bleu nuit. Il récompensa l’animal qui, contrairement à ses habitudes, se posa sur la selle de la jument alezane. Je ne cachai pas ma surprise.
— Si tu dois partir, il s’envolera en même temps que toi.
Je compris l’imminence du danger quand les poils d’Aliésin se dressèrent le long de son échine et que des grondements s’échappèrent de sa gorge. Sinji empoigna son arc et encocha une flèche. Je l’imitai.
Mon cœur accéléra, mes mains se crispèrent sur mon arme et à demi retournées sur ma selle, je scrutai les environs. La tension d’Aliésin se mêlait à la mienne, la décuplant. Il passa entre les jambes des chevaux et releva la tête, je devinai sa truffe se dilater, sa gueule s’entrouvrir à la recherche d’indices.
En véritable équilibriste, les pieds fermement ancrés dans ses étriers, Sinji faisait face à l’ennemi, à l’envers sur Aykone. Il protégeait le féalcîme de son dos. J’étais incapable de l’imiter et je conservais donc ma position, conscient qu’elle compliquerait ma visée.
— Six, annonça le fauve. En troupeau.
— Ils sont six. Aliésin ne peut rien faire : ils avancent en groupe et s’il attaque, il sera vulnérable.
— À quelle distance ?
— Prêt.
— Pas loin. Il n’a pas les mêmes notions d’espace qu’un être humain…
— Dis-lui de revenir : j’arriverai mieux à vous protéger si vous restez près de moi.
*
Je ne voyais rien. Le défilé des feuilles me cachait la menace. Je les entendais pourtant, les pas de leurs chevaux, la forêt dont ils troublaient le calme. N’y tenant plus, Aliésin bondit au sol et retrouva son corps de fauve sous le regard inquiet de mon parrain. Sinji attendait, archer équilibriste à la vigilance perçante. Il n’accorda qu’un instant à mon compagnon avant de rediriger ses yeux verts en direction du tumulte. De toute façon, personne n’aurait su raisonner Aliésin.
Une branche m’égratigna la joue et mon mouvement de recul manqua me faire tomber de selle. Plus personne ne dégageait la voie. En tête, Ewonda fonçait droit dans la végétation et tous mes vœux l’accompagnaient. Qu’il omette de bondir au-dessus d’un obstacle et nous finirions tous au sol, vulnérables. Je calai mes pieds dans les étiers, serrai les jambes de toutes mes forces contre les flancs de l’étalon.
Je vis mon parrain libérer un trait sans savoir s’il atteint sa cible. Il décocha de nouveau et mon regard capta un morceau de tissu noir, cette fois, un cri lui répondit.
Tout alla très vite. L’arc levé, j’armai ma première flèche alors qu’une ombre passait sur ma gauche. Je relâchai la corde sans vraiment le vouloir. Le projectile ricocha contre un tronc et échoua certainement à terre. La riposte surgit aussitôt, sans me laisser l’occasion d’encocher à nouveau.
Je vis le trait ennemi foncer droit sur Ewonda, comme au ralenti. Je n’avais rien pour entraver ou dévier sa course. Je cherchai en vain une solution pour préserver ma monture : trop tard.
La flèche s’immobilisa à quelques centimètres de son épaule. Bloqué comme par un mur invisible. Stupéfait, je la regardais tomber, vulgaire morceau de bois inutile. Je relevais tout juste la tête quand une forte bourrasque faucha les nouvelles menaces en plein vol. Sinji ne tenait plus son arc que d’une seule main, de l’autre, il changeait l’air environnant en un puissant allié.
Seul contre six, mon parrain assurait à la fois défense et attaque. Piqué au vif, je redressais mon arc, mais je ne pouvais me résoudre à cibler des êtres humains, même dans une situation d’urgence telle que celle-ci. Pourtant, ma faiblesse ne les épargna pas : dès que le premier blessé tomba de sa selle, le fauve quitta le sillage d’Ewonda et exécuta un large détour dans le but de revenir sur sa proie. Je vis mon parrain grimacer, mais Aliésin l’ignora superbement. Il s’assurait que plus personne ne nous prendrait en chasse.
L’attaque ne dura que quelques minutes. J’entendais déjà l’eau quand Sinji rangea son arme, tira sur les rênes de sa jument et descendit de sa selle.
— Tu vas bien ?
Je hochai la tête et mis pied à terre à mon tour.
— Je vais te confier Aykone un moment : rejoins le fleuve et attends-moi.
Il dénoua les rubans toujours attachés à la patte du féalcîme, lui redonna son essor. J’hésitais à poser ma question, inquiet d’être laissé seul sans vouloir le reconnaître.
— Où vas-tu ?
— Retrouver leurs chevaux, les libérer de leur charge et récupérer ce qui peut nous être utile : je ferai vite, file.
J’acceptai les rênes d’Aykone quand il me les confia, mais après qu’il eut chuchoté à son oreille, la jument me suivit sans plus de difficultés qu’Ewonda et je fini par la lâcher. Aliésin nous guida et la forêt ne tarda pas à s’ouvrir devant nous.
Rencontré une seule fois au cours de ma petite enfance, le Kézin m’avait laissé un souvenir indescriptible. En aval, il paraissait encore plus furieux, sauvage et impétueux. Ou alors, ma mémoire me jouait des tours. Les chevaux marchèrent jusqu’à sa rive et se désaltérèrent, heureux de l’espace plus dégagé qu’offraient les abords de la masse d’eau. Le jour ne tarderait pas à faiblir et je me doutais que nous ne repartirions pas à une heure aussi avancée : malgré la promesse de Sinji, rattraper six montures affolées risquait de lui prendre un certain temps. Après quelques minutes de réflexion, je profitai de la distraction des animaux et commençai à défaire les sangles du harnais d’Ewonda.
— Poisson ?
Mon sourire se transforma en rire nerveux et une part de ma tension s’enfuit avec les derniers reliefs de l’attaque. Il pensait encore à manger après de tels événements !
— C’est un fleuve, Asin, et je ne tiens pas à tomber dedans : je ne sais même pas nager.
— Personne ne sait ici.
Je posai la selle d’Ewonda un peu plus loin et me rapprochai d’Aykone.
— Tu saurais d’instinct, et eux ils y arriveraient malgré le courant : papa m’a dit que les chevaux de vent étaient d’excellents nageurs.
Il regarda les montures d’un air dédaigneux et supérieur.
— Des proies…
Je souris face à sa pointe de jalousie, mais ses yeux d’ambre se tournèrent vers moi et je trouvai plus sage de me taire.
Incapable d’ensorceler les tentes, je rejoignis la limite des arbres et fis une généreuse provision de petit bois. Pour la première fois depuis mon départ, je me retrouvais seul avec Aliésin et je finis par regarder le dessin glissé quelques jours plus tôt dans mon bagage. Ma mère nous avait représentés installer au pied du tronc massif de l’arbre Andoss, auréolé par la lumière des beaux jours. J’étais assis sur ses genoux, bambin de six ans, et Aliésin reposait dans mes bras. Mon père se tenait à côté de sa compagne accroupi, il la serrait contre lui.
Pour l’instant, c’était tout ce qu’il me restait de ma famille : un morceau de parchemin. Une boule se forma dans ma gorge, ils me manquaient et c’est les yeux brouillés de larmes que je touchai mon visage innocent du bout des doigts, suivis la ligne de mon sourire et laissai échapper un soupir avant de ranger le précieux parchemin dans son étui. Au tout dernier moment, j’hésitai et, finalement, ne le remis pas dans le sac en toile. À l’aide du ruban de mon parrain, j’attachai solidement l’ouvrage à ma ceinture pour le conserver à porter. Les mèches noires tombèrent à nouveau devant mes yeux, mais je les repoussai négligemment. Il ne me restait plus qu’à attendre.
Je m’étais assoupi et la couverture que Sinji jeta sur mes épaules me tira du sommeil. Je me redressai et le regardai poser deux sacs lourds de trouvailles auprès du feu.
— J’ai envoyé les chevaux nonmages vers l’est. Une fois sortis de la forêt, ils dénicheront sûrement de quoi survivre, et avec un peu de chance, ils conserveront leur liberté. J’espère que tu as faim, parce que nous ne pourrons pas tout transporter…
Il mit à jour un sac entier de provisions, une seconde couverture et une impressionnante réserve de flèches. En repartant le lendemain, nos carquois seraient pleins. Aliésin fit sa pitance d’une quantité mémorable de poisson fumé et nous mangeâmes un moment en silence, écoutant les seuls bruits de l’eau et les craquements de la flambée.
— Autrefois vivait un grand guerrier. On le nommait Torel : « Courage ».
Le visage de Sinji, seulement visible à travers les flammes, prit un air mystérieux, lointain. Il nourrit le brasier de quelques branches supplémentaires et son regard plongea dans le mien.
— Comme tous les magiciens, son prénom avait été prophétisé alors qu’il n’était encore qu’un bébé. Torel n’hésitait pas à avancer là où tant d’autres reculaient. Une année, un village sorcier établi au sein des montagnes d’Aros, près de la mer, fut découvert et tous ses habitants conduits à Mérinos afin d’y être exécutés au cours de grandes festivités.
— De drôles de fêtes, ces deuxpas !
— Asin…
— Aucune aide ne leur fut envoyée. C’était peine perdue : Mérinos est imprenable, hier comme aujourd’hui, et peu de sorciers démasqués s’en sont enfuis. Pourtant, Torel, lui, refusa d’abandonner autant des nôtres. Il regroupa des volontaires et marcha en direction de la capitale nonmage.
À travers les flammes, je voyais défiler le cortège de héros. D’un mélange de rouge, d’oranges et de jaune mouvants, ondoyants sous l’effet de la chaleur ; ils chevauchaient fièrement vers leur but. Par le pouvoir de mon imagination ?
— Mais il s’agissait d’un piège. Le roi d’alors était cruel et perfide : en n’assassinant pas les prisonniers sur place, il espérait que d’autres viendraient leur porter secours.
Fantômes ardents, nos ancêtres livraient une terrible bataille, assaillis de toute part, tentant vainement de protéger les captifs fraîchement libérés. J’arrivais à entendre jusqu’au choc des épées, reproduites par les craquements du bois, et je les vis lutter, perdant progressivement du terrain malgré l’aide de leur magie, amassée contre les portes closes par les armes ennemies.
— En dernier recours, Torel proposa un duel au roi : leur survie à tous contre les secrets d’Ethenne. Non seulement sa localisation, mais le savoir nécessaire pour détruire le dôme magique et avec lui, les sorciers de manière définitive. Naturellement, le roi nonmage ignorait tout de la supercherie : savoir la position exacte de notre capitale est une chose, mais seul le temps peut mettre fin à sa protection.
Je ne réagissais pas comme il s’y attendait, mon père m’avait souvent raconté cette histoire, et pour cause : Torel était son propre père, et mon grand-père, donc. J’encourageai néanmoins Sinji à poursuivre.
— Le souverain était bien décidé à obtenir les informations de Torel, qu’il perde ou non. Avec le recul, on pense qu’il accepta le défi dans le seul but de l’isoler un peu du reste de ses hommes, de s’assurer qu’il ne serait pas tué par erreur avec les autres afin de pouvoir récupérer son savoir, de gré ou de force.
Peu à peu, le magicien, plus rapide, plus fort, prenait l’ascendant sur son adversaire. Le monarque reculait, je sentais faiblir ses bras et Sinji décrivit la sueur sur son front, l’espoir grandissant des sorciers.
— Torel crut porter un sévère coup à son ennemi. Tout à son combat, il ne vit pas l’enfant s’interposer. Huit ou neuf ans, il s’était faufilé au travers du tumulte. Il voulait simplement aider son père : une victime bien involontaire.
Comme à chaque fois, choqué, j’imaginai malgré moi l’épée de mon grand-père, transpercer ce petit prince, et l’effroi sur son visage, juste avant que son propre trépas ne libère sa conscience. Aliésin gronda.
— Seuls quelques rares rescapés réussirent à quitter Mérinos en vie, à peine assez pour propager cette histoire et s’emparer du corps du jeune prince. Il s’appelait Nars, et ses cendres reposent au sein d’Ethenne. En souvenir de cet innocent, le dernier fils de Torel fut nommé Cédow-Nars. On raconte parfois que c’est grâce à ça que ton père a su tomber amoureux d’une humaine, parce qu’il porte le nom d’un nonmage, celui d’une victime qu’on regrette et qui pourtant, de par sa naissance, était voué à devenir l’un de nos ennemis.
Je doutais que ce simple prénom ait pu avoir une quelconque influence sur son affection. De plus, j’étais loin d’être le seul enfant des deux peuples, mais le symbole n’en était pas moins beau. Mon père n’avait jamais connu Torel : cette histoire était son unique héritage, et puisqu’il n’avait déjà plus que lui à l’époque, c’était le roi sorcier lui-même, ami de mon grand-père, qui l’éleva comme un fils. Une sorte d’hommage.
Sinji rajouta encore quelques branches dans le foyer et répartit les flèches et les vivres restants en deux tas similaires.
— Sinji ? Où se trouve l’épée de Zorren ?
L’espoir qu’il avait fait germé en moi ne m’avait pas totalement quitté la veille et la question m’avait échappé. Mon parrain releva lentement la tête.
— Au cœur des montagnes de Naimy, si bien dissimulée qu’on pourrait errer toute une vie sans parvenir à la localiser. Et pourtant… Il existe bien une solution, et nous voyagerons justement avec elle. Le jeune imprévu dont je t’ai parlé, je ne peux que soupçonner pourquoi elle est aussi déterminée à te rencontrer, mais une chose est certaine : elle dispose du seul moyen fiable de retrouver Ezoria.
Un terrible doute m’envahit que je repoussai aussitôt.
— Ta jeune imprévue ?
— Alaina-Siméana.
*
Jour après jour, je prenais goût au voyage. De nouvelles habitudes se mettaient en place, le quotidien de nomade estompait doucement mon ancienne existence et l’ivresse de la liberté s’emparait de moi. Les chevaux galopaient le long de la bande praticable que la forêt cédait au fleuve et le paysage défilait sous mes yeux. Attiré par le cours d’eau, Woln resta quelque temps auprès de nous, survolant le courant tumultueux, le rasant tant que je redoutais de le voir englouti à plusieurs reprises. Ses pêches miraculeuses agacèrent Aliésin, et je ne fus pas mécontent quand le rapace nous distança et laissa son ami derrière lui malgré ma surprise.
— Woln ne m’accompagne que parce qu’il le veut bien et je reste parfois des semaines entières sans l’apercevoir. Je le croyais trop accoutumé à Ethenne et au lac aux fées pour me suivre, mais il en a décidé autrement.
Un soir, nous nous arrêtâmes enfin près de l’orée d’Emodal. Il faisait déjà trop sombre pour discerner l’espacement des arbres, mais je sentais approcher le moment des adieux avec ma forêt et mon cœur se serrait. Le fait semblait réjouir davantage mon parrain et son humeur, au beau fixe, contrastait avec la mienne, teintée de peur et de nostalgie.
— Demain, nous quitterons enfin les arbres, mais avec eux, la relative sécurité à laquelle tu es accoutumé.
Il sortit un talisman d’Allmarel de sous sa tunique. D’un vert jumeau à celui présent sur les plumes de Woln, le pendentif était cerné de brun et un rapace en plein vol s’en détachait. Il tendit un doigt en direction de mon torse et je mis à jour le collier au cerf noir.
— Je peux ?
Il n’attendit pas mon hochement de tête pour coller les deux objets l’un contre l’autre. Il ferma les yeux un bref instant et me retint quand, d’un brusque mouvement de surprise je reculai, risquant de mettre fin au phénomène. Entre ses mains, les bijoux rayonnaient d’une douce lumière sylvestre.
— Pour te protéger. Les talismans sont offerts aux bébés en même temps que leur prénom prophétique, dès leur sixième mois de vie. Ce ne sont pas des objets très utiles pour les enfants vivant à Ethenne, du moins, pas avant dix-sept ans. C’est à cet âge que nous, parrains et marraines, prenons également toute notre importance. En temps normal, tu m’aurais déjà été confié toute une année : il faut bien une aventure pour semer les graines de l’âge adulte dans l’esprit d’un enfant. Et aussi, les détacher un peu de parents souvent trop protecteurs… Une fois sur les routes, exposées au danger, le talisman trouve tout son intérêt.
L’artifice magique prit fin aussi vite qu’il avait commencé, et sans rien m’expliquer de plus, il me rendit mon bien.
— Si nous croisons du monde, je te ferai passer pour le fils de mon frère ; ce que tu es, en quelque sorte. Laisse-moi toujours parler, fais le timide et surtout, ne relâche jamais le sort qui donne de la couleur à ton regard.
J’acquiesçai en silence.
— Nous allons devoir passer pour des nonmages et tu devrais plutôt bien t’en sortir. Mais il nous faudra rejoindre Naimy au plus vite, avant qu’on puisse seulement soupçonner ta double ascendance. Ah ! Et il serait bien que tu apprennes à te servir de ça.
Il me jeta la bourse que mon père avait glissée dans mes affaires la veille du départ. Distrait par les talismans, je ne l’avais même pas vu la récupérer dans mes affaires.
— Pour les nonmages, tout tourne autour de ces bouts de métal.
J'ai enfin pu avancer dans ma lecture et comment dire que mes émotions ont vite tendance à faire yoyo au fil de ma lecture!
La façon dont Maylan voit le rôle d'un élu est loin d'être mauvaise, bien au contraire et j'aime particulièrement voir qu'il garde une sensibilité extrême face à l'ennemi!
Sa bienveillance pourtant lui joue des tours mais son histoire est passionnante! Pouvoir en apprendre plus sur ses racines, même si ce fût bref est très intéressant et comme à chaque chapitre que je lis, j'ai hâte de découvrir la suite!
A très vite
Je suis toujours aussi heureuse que tu puisse autant accrocher à cette histoires, d'après tes retours, on a l'air d'aimer à peu près les même choses; du coup, j'espère ne pas te traumatiser ensuite ^^ Ne t'inquiété pas le première livre est... le plus gentils. ^^
On va e apprendre plus sur les racines de Maylan au fils du livre, des livres, même. Et sur celles des autres... D'ailleurs, tu vas bientôt rencontrer un nouveau personnage, celui sur lequel je peste le plus MDR. Bone chance ! Et à bientôt ;) merci encore pour tes lectures et retours très agréables. ;)
J'ai été un peu surprise que la narration ici soit à la première personne, contrairement à ton autre texte, mais ça marche très bien et on se glisse volontiers dans la tête de Maylan. Pour quelqu'un qui n'est qu'un "demi-âge", il fait preuve de beaucoup de maturité et est parfaitement conscient de ses limites, ce que j'apprécie chez un protagoniste. C'est particulièrement émouvant de l'entendre décortiquer la tâche impossible qui attend l'Adjahïn, d'autant que les autres personnages ont l'air d'être assez d'accord pour dire que c'est lui, alors qu'il n'a même pas encore passé le test... Entre ces gens qui auraient bien voulu embarquer les parents de Maylan avant même sa naissance, puis la "jeune imprévue" de Sinji... je crains que tout pointe vers lui, le pauvre. En plus c'est dans le titre du livre, alors il est mal barré 🤭 (d'ailleurs... je crois que tu as une faute de frappe dans le titre, non ? "Adajhïn" au lieu d'"Adjahïn" ?) Ce serait un retournement de situation intéressant s'il n'était pas l'élu et que tout le monde se trompait, ceci dit XD
Bref, je suis curieuse de lire la suite de ce voyage, et encore plus curieuse de découvrir Ethenne ! Une cité de magiciens, je me demande ce que ça donne. Et je suis aussi curieuse du fait qu'on n'a pas vraiment vu Maylan utiliser la magie jusqu'ici.
Eh oui, plus classique, au début du moins ;) Comme je viens de le dire juste avant à Tac, cet aspect-là est volontaire : j’ai commencé à bosser sur cette histoire quand j’avais l’âge de Maylan et beaucoup de choses dans le fantasy classique de l’époque me faisaient grincer des dents… J’avais donc pour vocation de commencer pareil mais de changer le monde et de… !! MDR de commencer classique pour mieux en sortir (L’humilité de la jeunesse… ^^)
Je suis tellement plus à l’aise avec la première personne… D’ailleurs, ce n’est pas certain que la gerbille reste à la troisième car je dois vachement lutter contre mon envie… ^^ Mais bon, ici ça s’y prête très bien, là-bas, moins. Petit May est tellement fragile, surtout au début, mais c’est vrai qu’il sait se creuser la tête et qu’il a une bonne connaissance de ses limites. Pour tout ça, ce sont ses parents qu’il faut remercier : ils lui ont donné plus d’armes qu’il ne le soupçonne encore. J’adorerait te dire pourquoi, mais ça dévoilerait trop de choses et ce serait dommage si tu comptes poursuivre ta lecture.
« Le pauvre »… Ah mais tu n’as tellement pas idée… ^^
Ah ! Mais oui, le titre ! Merci, je n’avais même pas vu ! :o
Oui, ce serait un retournement de situation… Tu imagines si la prophétie était en fait une pure… ? ^^ Et si l’épée qu’on dit magique était en fait... ? ^^ Je pourrais jouer tellement ! Monde cruel ! Je dois me taire ! ^^ Je peux quand même avouer que mon titre est à double sens ? ^^
Ah Ethenne… Je suis en plein dedans ! Mais il va falloir patienter parce que, bon, ce n’est pas si loin, mais il va y avoir quelques petits… Et… Pas d’Ethenne avant le livre 2… ^^
La magie va venir, mais doucement pour Maylan, tu comprendras vers le chapitre 8 ;) Enfin, si tu vas jusque-là.
Plein de ronrons !