Chapitre 3 : Une journée particulière

J’avais passé mon dimanche matin à faire un point sur la situation. Mon verdict était tombé : je devais être le changement que je souhaitais pour moi-même. J’étais toujours pleine de ressources en ce qui concernait les proverbes de biscuits chinois.

Pour bien entamer la journée, je devais commencer par un bon petit déjeuner : capuccino (petit plaisir du dimanche, tartines au sirop d’érable et raisin blanc frais, un délice ! Une fois tout ça englouti, j’avais entrepris de mettre un peu de crème cicatrisante et hydratante sur mon nouveau tatouage.

Tout en massant doucement les nouveaux reliefs de ma peau, je pensais aux éclats de vie où j’avais été blessée, trahie, où j’avais souffert. Tous ces moments que je regrettais, que je souhaitais effacer de ma vie. Si seulement je pouvais revenir en arrière, avec mon savoir d’aujourd’hui, je ne traînerais pas derrière moi les boulets de mon passé.

Tout en songeant à toutes les fois où j’aurais rêvé d’avoir le retourneur de temps d’Hermione Granger, je commençais à avoir chaud, très chaud. Je me sentais étrange, un peu nauséeuse, la tête soudain comme dans du coton.

Je pensais immédiatement à une infection due au tatouage ou à un virus. Quelle horreur ! Il ne manquerait plus que je me retrouve avec une bactérie mangeuse de chair. Mes galères de tous côtés ne suffisaient pas. J’allais en plus me coltiner une maladie bizarre assortie à une batterie de tests et examens aussi onéreux que chronophages.

Je commençais à avoir des fourmis dans les mains et les pieds, ma tête bourdonnait, comme prise dans un étau. Je dus m’assoir et me laissais finalement glisser sur le canapé, prise d’une irrésistible envie de dormir.

A peine fus-je assoupie que je repris conscience. Le décor autour de moi s’assemblait comme des lego mus par des mains invisibles. Je ne reconnus rien de prime abord. Des immeubles ou des arbres ? Tout était très flou et se mouvait étrangement vite, ce qui n’aidait absolument pas à éviter les vagues de hauts le cœur.

Je réalisais soudain que j’étais assise dans un bus - d’où le mouvement - et je reconnus la ville dans laquelle j’avais grandi. Pourtant, je n’étais plus retournée dans le quartier vers lequel je me rendais depuis très longtemps. C’était là qu’habitait une personne que je n’avais plus souhaité revoir de ma vie tant elle m’avait fait souffrir.

Le bus de ville approchait de l’arrêt fatidique. Et là, je les vis. Je revécus toute la scène d’il y avait 25 années en arrière.

Depuis le collège, j’avais pour meilleure amie Laura. Elle était petite et ronde, tout le contraire de moi à cette époque. Elle était aussi extrovertie que j’étais réservée. Elle s’essayait à tout un tas d’activités comme le patin à glace, le piano, le chant, persuadée d’être la prochaine star mondiale.

Aidée par des parents coupables de lui avoir caché son adoption bébé, tout lui était permis. Elle fumait, changeait de coupe et de couleur de cheveux comme de béguin, et se vantait, depuis notre entrée en cinquième, d’avoir couché avec son voisin, âgé de 25 ans.

Elle m’avait raconté en détail leur relation et ne parlait que de lui, son Johnny, de tout ce qu’ils faisaient ensemble, de leurs projets d’avenir… J’étais un peu jalouse, je dois l’avouer, mais aussi très admirative et fière d’avoir pour meilleure amie cette fille qui réussissait tout.

Je m’étais rapprochée d’elle car j’étais très mal dans ma peau, ma puberté ayant commencé le jour de la rentrée du CM2. Je n’avais que 10 ans lorsque j’avais eu mes premières règles. J’étais la seule de ma classe à être dispensée de natation une fois par mois. Tout le monde se demandait ce que j’avais. Mais je ne pouvais rien dire. Ma mère m’avais rapidement fait comprendre que c’était un sujet tabou, honteux, et que de toute façon, ils n’auraient rien compris.

Je me sentais telle Carrie au bal de l’enfer ! Déconnectée, perdue, décalée, incomprise. Et cette fille tellement sûre d’elle-même et au tempérament bien trempé m’avait séduite. Au sens platonique, bien entendu. J’avais vu en elle mon âme sœur, un alter égo à l’opposé de ce que j’étais mais représentant ce que j’aspirait à être un jour.

Je vivais alors seule avec ma mère, très autoritaire, depuis mes 5 ans. A mes deux ans, mes parents s’étaient séparés et mon père avait acheté sa maison en Espagne alors que ma mère et moi étions allées vivre dans un appartement en région parisienne. Mon père transitait chez nous lorsqu’il se rendait en voiture vers ses lieux d’exposition en Hollande.

Puis, à mes 4 ans et demi, la distance étant trop dure à supporter pour mon père et pour moi, entre autres raisons, ma mère et moi avions déménagé pour vivre chez mon père. Ma mère entreprit de faire l’école à la maison. Auparavant, j’étais en école Montessori alors je poursuivis les enseignements, mais sans aucun camarade. Ce fut une période compliquée, d’autant que la cohabitation de mes deux parents ne s’effectuai pas sans heurts.

De plus, il apparut rapidement qu’il me serait difficile de poursuivre une scolarité à domicile. Déjà, le manque de mes amis était pesant. Je n’avais personne à qui parler à part mes parents. Et je devais jouer seule. Etant fille unique, j’y étais habituée. Pourtant, là, c’était bien plus prégnant.

Ensuite, la patience de ma mère laissait à désirer. Je l’agaçais. Elle se disputait aussi avec mon père. Ils avaient des comptes à régler sur leur relation, sur leurs choix… Et, sans bien comprendre, je ressentais que j’étais aussi l’un des enjeux.

Mon père tenta de trouver une école pour maintenir ma vie sociale et un enseignement plus complet. Mais toutes les écoles dispensaient des cours en catalan exclusivement. Je ne parlais pas espagnol et encore moins catalan. J’avais tout juste des notions d’anglais.

Une décision dût être prise : à la prochaine rentrée des classes, il me faudrait aller dans une école en France. Nous déménageâmes donc encore, ma mère et moi. Même si j’étais encore bien petite, ces trois déménagements en quatre ans eurent pour effet de me renfermer un peu plus et de me donner l’impression d’être une déracinée permanente.

Ma scolarité dans le Sud de la France se déroula sans problème. J’étais bonne élève, j’étais sage, très sage, et disciplinée. Je m’adaptais facilement, en apparence. En réalité, j’étais un peu perdue. Ma mère et moi retournions chez mon père, en Espagne, les mardis soir et revenions les mercredis soirs, de même pour les week-ends.

J’avais des copines, mais je me rendis rapidement compte que je n’étais pas comme elles. Je ne mangeais pas de viande, ma mère étant végétarienne, notre alimentation se passait de protéines animales. Le sucre étant mauvais pour la santé, ma mère le traquait dans notre nourriture. Je ne mangeais jamais de bonbons. Je découvris le chocolat à 3 ans et demi, à l’école, vous rendez-vous compte ?

Durant les vacances, ma mère invitait l’une de mes copines pour qu’elle me tienne compagnie lorsque nous allions chez mon père. Mais cette copine, aussitôt de retour à l’école, se moquait de moi, et m’excluait de ses jeux. Elle me faisait payer le fait de ne pas pouvoir passer de vacances avec sa mère, occupée à prendre du bon temps, sans enfant.

Les récréations étaient devenues un calvaire, mais je n’osais en parler à ma mère de peur qu’elle se fâche encore. Je subis cette situation à toutes les vacances, y compris à Noël, jusqu’aux vacances d’été où ma soi-disant copine vint passer un mois avec moi. Là, ce fut dispute sur dispute, et la rentrée en fut d’autant plus délicate pour moi.

Je finis par en parler à ma mère qui me reprocha de ne pas en avoir parlé plus tôt. Après cette expérience, les copines invitées variaient. Cela se passait bien en général, même s’il y avait quelquefois des disputes. Les années passèrent ainsi jusqu’au collège, période au combien désagréable pour la jeune fille timide et complexée que j’étais.

Je m’étais donc rapprochée de Laura ou elle s’était rapprochée de moi, je ne me rappelle plus vraiment. Nous avions commencé à fumer, à 12 ans, ensemble, derrière les cyprès du stade, en séchant les tours de terrains.

Nous passions un maximum de temps ensemble, même si ma mère appréciait peu cette fille qu’elle jugeait délurée et exerçant une mauvaise influence sur moi. Je passais du temps chez elle, faisant des crêpes, mangeant des pizzas, des bonbons et goutant à une liberté que je n’osais envisager chez moi.

Elle était ce dont j’avais besoin à ce moment-là, une bouffée d’oxygène dans un univers hostile. Car j’étais, au collège, la proie de brimades quotidiennes. A l’époque, on ne parlait pas encore de harcèlement. Pourtant, c’est bien de cela dont j’étais victime.

A la maison, ce n’était pas mieux. Ma mère ne me comprenait pas et j’étais la cible de tous ses reproches. Elle me criait dessus, me faisant grief de ne pas être la fille qu’elle aurait méritée. Je l’agaçais encore plus que lorsque j’étais petite.

Au collège, un garçon dont j’étais amoureuse m’avait fait croire que c’était réciproque et m’avait amenée, sous prétexte d’un bisou, au sous-sol, à côté de la salle de musique, il avait alors essayé d’abuser de moi. Ce que j’étais naïve et crédule... Je m’étais pourtant débattue et m’étais enfuie, choquée.

Le lendemain, les insultes fusaient. A partir de ce moment-là aucun tourment ne me fut épargné. On vidait mon sac, les garçons jouaient avec mes serviettes hygiéniques. Ma mère m’avait maintenue dans une ignorance qu’elle pensait bénéfique, me biberonnant aux dessins animés de Walt Disney.

Je ne comprenais absolument rien à ce qui se passait au collège. Ma meilleure amie ne s’éloignais pas de moi, bien au contraire, alors j’étais tout de même rassurée. Je me raccrochais à son amitié comme à une bouée de secours.

Laura, à la fin de la troisième, m’avait annoncé avoir eu sa première relation intime avec son copain de 19 ans. Je tombais des nues : elle m’avait menti durant toutes ces années… Mais elle prétexta un mal-être par rapport à son adoption et un désir d’être admirée. Je mis cette trahison et la suspicion d’autres trahisons bien plus graves dans un coin de ma tête.

Les années avaient passé et nous étions en seconde, chacune dans un lycée différent, ses parents ayant préféré qu’elle poursuive sa scolarité plus près de chez elle. Nous nous voyions les week-ends lorsque c’était possible.

Au lycée, je revoyais certains de mes tortionnaires, mais aucun n’était dans ma classe. Je m’étais fait d’autres amies que ne savaient rien de mon calvaire passé et à qui j’occultais cette période noire. Mes liens avec ma meilleure amie s’atténuaient petit à petit.

Je faisais partie d’un groupe de jeunes depuis quelques années. Nous faisions des randonnées, diverses activités manuelles ou artistiques. Laura participa à quelques activités. C’étaient de bons moments. Mais une fois au lycée, je changeais de groupe d’âge et rencontrais un garçon qui me plut instantanément, Romain.

Il avait mon âge, était athlétique, avec un beau visage de sculpture grecque aux cheveux ondulés et aux yeux verts. J’étudiais l’histoire de l’art et vis en lui les traits du David de Michel-Ange. Il était, de surcroît, gentil. Seul hic : il avait déjà une copine… Je me contentais donc d’être son amie. Je vous ai dit que j’étais obéissante. Ce qui n’était pas bien, je devais l’éviter à tout prix.

Je m’étais évidemment confiée à Laura de mon amourette. Lors d’une sortie avec le groupe de jeunes, elle avait fait sa connaissance ainsi que de la copine et du frère de celle-ci. Laura avait tout de suite entamé une relation avec le frère.

Et moi, j’étais toujours seule, me sentant impropre à être aimée. Laura avait tant de facilités à « emballer » les garçons. J’étais trop timide, tellement mal à l’aise dans mon propre corps et je craignais aussi la réaction de ma mère si elle apprenait que je fréquentais un garçon.

Il faut dire qu’elle avait totalement perdu ma confiance un samedi midi où, à la sortie de l’école – j’étais en CM1- un garçon que j’aimais bien m’avait embrassé, comme ça en bas de l’escalier, sans que j’aie pu dire ou faire quoi que ce soit. Une fille de ma classe, témoin de la scène, s’était empressée de crier sur tous les toits « Cécile a embrassé un garçon, Cécile a embrassé un garçon ! »

Ma mère, furieuse, m’avait prise par le bras et m’avait assené : « Cécile, tu me déçois énormément. En plus Papa est là. Qu’est-ce qu’il penserait de toi si je lui disais ? ». Je n’avais pu expliquer le contexte ni que je n’y étais pour rien. Pour elle j’étais coupable. Elle ne souffrait plus un mot de ma part.

Mortifiée, je me tus donc. C’était toujours ce qui était attendu de moi. J’étais une fille. On attendait de moi que je reste à ma place. Les filles qui embrassaient les garçons étaient des dévergondées, de futures traînées.

Ma mère me menaçant toujours de dire ce qu’elle considérait comme répréhensible à mon père ce qui avait induit chez moi une crainte de mon propre père. Pourtant, lorsqu’il m’amenait avec lui en voyage, je le trouvais tellement plus compréhensif que ma mère, il était tellement facile de parler avec lui. Il s’intéressait à énormément de choses différentes : aux sciences, à l’astronomie, à l’art évidemment, à la musique, aux langues étrangères…

Bref, je me contentais de rêver d’un amour impossible avec mon ami du groupe de jeunes. Laura m’avait donné rendez-vous chez elle un samedi après-midi, à 16h. J’avais tellement hâte de la voir que je pris le bus une heure plus tôt. C’est comme ça que je me trouvais, en arrivant à son arrêt, spectatrice impuissante d’un langoureux baiser entre Romain et Laura.

Je sortis du bus. Ils me virent et se figèrent. Laura poussa Romain dans son bus en lui promettant qu’elle allait tout arranger. Il me regarda avec effroi. Et moi, pouvez-vous imaginer ma détresse intérieure ? Laura m’avait trahie une fois de plus. Toutes ces années où nous avions été tellement proches me revenaient d’un coup en mémoire. Beaucoup de détails étaient incohérent. Je ne voulais pas comprendre, c’était trop douloureux.

Elle tenta de m’expliquer qu’eux deux, c’était juste pour le sexe que la copine officielle refusait à Romain. Mais bien-sûr… Elle me demandait de ne rien dire, vu que cela ne comptait pas. Je lui rétorquais :

« Et moi ? Est-ce que tu as pensé à moi ? Tu savais portant ce que je ressentais pour lui.

  • Je lui en ai parlé mais tu ne lui plais pas. J’y peux rein moi ! Je peux lui apporter ce qu’il recherche. Pas toi. »

Avec ces mots, elle me renvoyait à l’une de mes pires craintes : que personne ne voit jamais en moi quelqu’un à aimer. Tous juste une amie, sans plus.

C’était trop à gérer pour moi. Malgré les supplications de Laura et ses arguments « tu ne vas pas gâcher notre amitié pour un mec qui ne t’aime pas, quand même ! ». Je repris le bus en sens inverse et rentrais chez moi, désespérée. Je n’en pouvais plus de souffrir tellement psychologiquement.

Depuis mes treize ans, où la perte d’un être cher avait provoqué en moi une détresse psychologique, je me scarifiais les poignets. Jamais trop profond. J’appuyais juste assez pour faire perler le sang. Je dessinais de fines éraflures sur ma peau translucide. Ce geste m’apportait une sérénité que je ne trouvais nulle part ailleurs.

Ma mère ne s’était rendu compte de rien. Elle était en pleine ménopause et me rendait coupable de tous ses maux. J’étais sa souffre-douleur idéale, exemple même de la soumission, victime d’abus parfaite.

Laura avait vu les striures et m’avait demandé comment je me les étais faites. J’avais prétexté l’ouverture de mes volets qui me griffaient quasiment chaque jours les poignets. Elle s’était contentée de cette explication. Ma détresse ne l’intéressait pas, vu que je ne lui servais que de faire-valoir.

Lorsque je retournais au groupe de jeunes, le samedi suivant, l’ambiance était glaciale. Pire, la copine de Romain me prit à parti, m’accusant d’essayer de lui voler son mec. Je ne comprenais pas. Je n’avais rien dit jusqu’à présent. Et je me trouvais dans la tourmente.

Bien évidemment, Laura était absente. Gérer les désastreuses conséquences de ses bêtises n’était pas son fort. Elle préférait toujours me laisser le sale boulot.

Tout me retombait sur le dos, comme toujours. Personne ne voulut écouter ce que j’avais à dire. J’étais coupable, sinon d’avoir réellement séduit Romain, du moins d’avoir introduit, en la personne de Laura, le loup dans la bergerie. En attentant que l’ire de la copine et le remue-ménage occasionné se calment, j’étais exclue du groupe de jeunes.

Je pris cette nouvelle épreuve comme un coup de massue. J’étais perdue. Tout le monde me tournait le dos ou me trahissait. Je me lançais à corps perdu dans les études et nouais des amitiés solides et désintéressées dans ma classe au lycée.

À la suite du « baisergate », je me libérais peu à peu de l’emprise de Laura. Elle m’appelait régulièrement sur mon fixe – oui, à l’époque peu d’adolescents avaient des portables - mais je ne répondais pas et j’avais demandé à ma mère, trop contente de ne plus me voir fréquenter cette fille grossière, de filtrer ses appels. A l’époque, nous n’avions pas non plus de présentation du numéro. Elle décrochait donc et lorsqu’elle entendait la voix de Laura, lui raccrochait au nez.

Je n’avais, bien entendu, pas expliqué la raison de notre discorde. Mais ma mère n’avait pas cherché non plus à en savoir trop. Elle se contentait de me répéter qu’elle avait raison depuis le début : que cette fille n’était pas bien pour moi et que si je l’avais écoutée, on n’en serait pas là… Avais-je besoin de ces réflexions ? Non. M’épargna-t-elle ? Bien sûr que non.

Un midi, alors que j’allais sortir manger un panini dans le snack en face du lycée avec mes nouveaux amis, je vis Laura qui m’attendait devant le portail du lycée. J’acceptais de mettre les choses au clair sur les marches de l’église voisine.

Elle s’excusa de tout ce qu’elle m’avait fait subir tout en se dédouanant de son attitude du fait d’avoir appris son adoption à ses 12 ans. J’en profitais pour lui demander des explications sur tous les détails auxquels j’avais réfléchi en trois mois de sevrage des mensonges de ma supposée meilleure amie.

Elle ne nia rien. Elle combla même les trous de l’histoire de sa sordide amitié. Elle m’avoua qu’elle avait dit au garçon du collège que j’étais d’accord de m’occuper de sa virginité, qu’elle lui avait conseillé, après ma fuite, de dire tout de même que j’avais accédé à ses demandes. Elle avait proposé à une demi-douzaine de garçons de notre classe de leur monter sa poitrine, déjà bien opulente, à la condition qu’ils fassent passer le mot que c’était moi qui m’adonnais à ce loisir particulier durant les récréations.

Je compris alors la raison de toutes les insultes, des brimades, des moqueries. J’en fus terriblement attristée mais en même temps rassurée. Ce n’était pas moi qui provoquais toute cette haine, c’était elle, ma confidente, qui se servait sciemment de tout ce que je lui disais sous le sceau du secret. Plus j’étais désespérée, plus elle avait d’emprise sur moi.

Elle m’avait menti pendant cinq ans, se nourrissant de ma détresse, se rassasiant de mes malheurs, m’enfonçant chaque jour un peu plus afin de se sentir, elle-même, mieux. Je n’avais aucun problème. C’était elle qui n’allait pas bien.

Et, de ce fait, la solution qui s’imposa à moi fut des plus simples. Je trouvais en moi la force de lui dire que je ne souhaitais plus jamais la voir. Je ne voulais plus de ses appels, ni de rien du tout venant d’elle. C’en était fini de ce leurre d’amitié. Je tournais la page et passais à autre chose.

Une année plus tard, alors qu’elle avait raté son année scolaire et qu’elle redoublait sa seconde, ses parents avaient décidé de la mettre dans le même lycée que moi. Elle vint se jeter dans mes bras en larmes. Je la repoussais et lui dis qu’elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même.

J’ai toujours été ainsi, et encore plus aujourd’hui, avec mon vécu. Je suis la meilleure des amies. Pourtant, à la première trahison, je suis sans pitié. C’est, pour moi rédhibitoire.

Là, approchant de cet arrêt de bus, je me pétrifiais, revivant cette période difficile. Au lieu de descendre et de les affronter, à nouveau, je restai à ma place, comme si de rien n’était. Eux ne me virent pas, trop occupés à leur baiser.

J’avais, rapidement, évalué le ratio bénéfice / risque et toute cette histoire ne valait pas l’énergie dépensée et encore moins les larmes versées.

Je sortis à l’arrêt suivant et, me rendant à l’arrêt lui faisant face, j’attendis tout en réfléchissant à ce qui m’arrivait tout à coup. Si c’était un rêve, il était drôlement réaliste. Sinon, c’était vraiment très bizarre. Sur le coup, assaillie par mes souvenirs et mes émotions, je m’étais jetée dans mon passé à bras raccourcis.

Mais là, assise seule à l’arrêt du bus, je tentais de trouver la faille afin de sortir du rêve ou le cas échéant de revenir à ma réalité. Je fus prise d’une légère angoisse lorsque je pensais à tout ce qui m’attendait encore. J’avais quoi ? Quatorze ou quinze ans ? Trente-cinq ans à tout revivre, à tout refaire… Les examens à repasser… Le BAC !

Revivre tellement de premières fois : première cuite, première expérience sexuelle, première déception amoureuse, premier boulot… Quelle horreur !

Bien entendu, je pourrai tout faire différemment pour être sûre que mes erreurs ne se reproduisent pas… Mais tout de même, quelle plaie !

Je tentais de voir mon reflet dans le plexiglass de l’arrêt de bus. J’étais cette jeune fille, aux longs cheveux châtains mal coiffés. Je n’avais pas encore maîtrisé ma texture de cheveux, frisés. Grâce aux conseils de ma mère, je donnais cent coups de brosse à mes pauvres cheveux qui crêpaient ou « moussaient » magnifiquement en retour.

Je maquillais discrètement mes yeux bleus avec un crayon blanc pailleté et un mascara bleu waterproof. Je mettais un rouge à lèvres doré. Niveau vestimentaire, comment dire ? J’étais bien à la fin des années 90. J’avais une salopette crème, un crop top kaki, des baskets compensées moutarde. Je portais un sac d’inspiration indienne en bandoulière.

J’étais mince, à peu près 48 kilos pour 1m58, avec peu de formes, mais harmonieuses. Je revis avec nostalgie et affection cette petite jeune fille que j’avais tant haï et à qui j’avais fait tant de mal. Elle méritait que je m’occupe mieux d’elle.

Sur ces réflexions, mon bus arriva. Je rentrais chez moi, enfin, chez ma mère. Elle n’était pas présente, heureusement. Je trouvais le numéro de Laura dans le répertoire et le composais sur notre vieux téléphone beige à touches. Ce fut elle qui décrocha, ce qui tombait parfaitement bien.

Je fus brève et lui dis :

« J’ai bien réfléchi à notre amitié et je ne vois pas où ça nous mène. Tu ne vaux pas ce que j’ai à offrir. J’ai toujours été une bonne amie, la meilleure. Je sais tout ce que tu as fait, tout. Ne m’appelle plus, ne me parle plus. Pour moi, tu n’existes plus. »

Et je raccrochais, sans lui laisser le temps de placer un mot ! Quel soulagement ! Ces mots que j’avais tellement souhaiter lui dire, la satisfaction d’avoir vengé la gentille jeune fille que j’étais alors, me submergèrent. Je fus prise d’un vague malaise qui s’intensifia soudain.

Je revins à moi sur mon canapé, dans la maison de mes 39 ans, ouf ! Je m’inspectais : rien n’avait changé. J’étais toujours cette presque quarantenaire un peu ronde, aux cheveux bien frisés et au corps assez tatoué. J’avais dû rester longtemps dans les vapes parce que la crème sur mon tatouage avait totalement séché. Je mis un papier cellophane neuf sans plus y toucher.

Ma pendule style art nouveau m’indiqua que la journée était bien avancée. Cinq heures s’étaient écoulées entre le moment où j’avais eu mon premier malaise et mon retour à la réalité. Etrange… J’effectuai quelques recherches, tout en grignotant quelques crackers au fromage tartinés de Boursin aux figues et noix, mon péché mignon.

Je fus confrontée à des annonces proposant le livre de Stefan Zweig Le voyage dans le passé, ou à des sites sur les paradoxes temporels, mais, comme je m’y attendais, rien de bien tangible. Espérant que ce serait un fait isolé, étrange quoique anecdotique, je repris le cours de ma journée tronquée.

Il faisait encore beau et chaud pour un mois de septembre. Je mis un tee-shirt à manches courtes afin de protéger la peau encrée de mon bras et entrepris d’arranger la disposition des plantations de mon petit potager. Mon chat, boule de poils de type européen à la particularité d’avoir des rayures pointillistes, m’observait de l’un de ses yeux dorés.

Je lui parlais : « Alors, est-ce que j’ai juste dormi ? Ou est-ce que j’ai disparu ? Tu pourrais quand même me le dire ! »

Là il ferma son second œil, l’air de dire « chacun ses galères, gère les tiennes, ce n’est pas mon problème, laisse-moi dormir ». Je réfléchis à ce que j’avais mangé, me demandant si je n’avais pas ingéré de la nourriture avariée avec une quelconque moisissure. Une prise intempestive de champignons hallucinogènes aurait pu provoquer de telles hallucinations.

Délaissant mon potager à moitié désherbé, je farfouillais dans mes placards et dans la poubelle à la recherche des emballages de mes repas des dernières 24 heures. Une personne extérieure m’aurait prise pour une folle. Le chignon défait agrémenté de feuilles et de graminées, mes vêtements typiques du dimanche, un pantacourt de yoga et un tee-shirt d’un noir grisâtre distendu et tâché de javel, magnifiquement coordonnés avec mes espadrilles Little Marcel bariolées portée en mules.

Je regardais tout, rien ne me semblait périmé. Le pain présentait une partie avec des sortes de petits points noirs que j’attribuais à de la farine brûlée. Mais à la limite, si mon boulanger utilisait d’autres substances que sa farine habituelle, cela pouvait être plausible…

Je rangeais ma cuisine et partis me doucher. Puis je m’installais confortablement sur mon canapé avec Bob, mon chat, et une soupe chinoise instantanée. Je regardais quelques épisodes de ma série préférée du moment. Je m’assoupis quelques minutes puis me réveillais en sursaut. J’étais toujours chez mon moi des 39 ans, toujours sur mon canapé, à la différence que mon chat, tout à l’heure profondément endormi, me regardait comme l’élément perturbateur de ses nuits.

Je me résolus à poursuivre ma nuit dans mon lit avant qu’une autre hallucination de mon passé ne vienne me hanter.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Ophelij
Posté le 19/07/2024
Bonjour,
Voilà un nouveau chapitre dans lequel je me suis laissée embarquée et conduire très facilement, comme les autres. Je me suis sentie dans le bus au côté de la narratrice. Avec ce chapitre je comprends l'alternance de texte italique utilisée depuis le début. J'étais assez impatiente de voir arriver les éléments plus surréalistes dans ce récit. Je comprends que la chronologie soit importante pour décrire et pour poser le personnage de Laura, mais je trouve que la scène du "baiser gate" aurait peut être plus d'impact si elle était décrite immédiatement. Il y a beaucoup de sincérité dans la façon dont la narratrice nous livre ses émotions, du coup, en tant que lectrice, j'aurais envie de savoir / de revivre avec elle cette scène et d'y voir entremêlées les émotions de l'enfance avec celles de la narratrice aujourd'hui, ce qui reste pareil et ce qui change avec la lecture de l'adulte. Je vais lire la suite.
Alice2002
Posté le 19/07/2024
Salut,
Merci beaucoup pour ton commentaire. Je note tes suggestions pour le moment où je retravaillerais mes textes. Pour l'instant, ce sont des écrits "à chaud". Cela demande encore beaucoup de travail, mais les yeux extérieurs m'aident beaucoup !
Vous lisez