Chapitre 30

Par Mila
Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous !

Son corps heurta le sol dans un bruit sourd. Le souffle coupé, elle roula sur le côté et tenta de respirer tant bien que mal. Son cœur battait à tout rompre, encore terrifié. Sa chute avait paru si longue, et si brève à la fois ! Elle était tombée de dos, aussi n’avait-elle pas vu le sol se rapprocher. À chaque instant qu’elle avait passé dans les airs, elle se demandait quand l’impact allait-il avoir lieu. La seule chose qu’elle avait vue était le ciel s’éloigner, et les parois de la faille se refermer sur elle… Puis le choc, brutal, avait résonné dans tout son corps. L’adrénaline s’en allant, elle sentait la douleur exploser dans son dos. Toujours étalée sur le sol comme un pantin désarticulé, elle prenait de petites inspirations tremblantes en tentant de bouger ses membres. Il semblait que c’était son dos et son épaule gauche qui avaient tout encaissé. Par chance, elle avait attaché dans son dos sa cape de Tribu, utilisée pour se protéger du froid de la nuit. Pendant la chute, l’épaisse peau de bête s’était roulée sur elle-même et s’était rassemblée derrière sa nuque : elle avait protégé sa tête au moment de l’impact.

Elle resta encore un moment étendue par terre, puis se releva doucement. Sa tête lui tourna légèrement, mais elle chancela à peine. Son dos la faisait atrocement souffrir : la chute n’avait pas arrangé sa douleur des derniers jours. Elle leva la tête, et contempla la faille. En face, elle s’enfonçait plus avant dans le canyon : dans son dos, un chemin prenait la direction du camp. Elle décida de poursuivre son exploration, et de continuer sa route. Si j’ignore la douleur, elle partira. Elle tenta de s’en convaincre, et se mit à marcher. Au passage, son pied heurta un tas de rochers. Elle avait eu de la chance : un peu plus et elle tombait dessus. À la place, elle avait atterri sur le sable gris.

Plus elle avançait, plus il faisait sombre. Elle découvrit bientôt que la faille devenait vite un long tunnel plongé dans les ténèbres. Poussée par la curiosité, elle s’y engagea. Le boyau serpentait sur des centaines de mètres, totalement silencieux. De temps en temps, un trou dans la paroi laissait entrer un rayon de lumière qui éclairait les paillettes de poussière voletant dans l’air. Plus elle avançait, plus l’humidité se faisait sentir. Bientôt, les murs furent mouillés sous ses doigts, et elle put entendre un goutte-à-goutte régulier résonnant dans le tunnel. Chaque pas réveillait la douleur dans son dos, mais elle continuait d’avancer malgré tout.

Longtemps après qu’elle ait perdu le compte de ses pas, ses yeux habitués à l’obscurité furent presque éblouis par une lueur bleutée. Des pierres luminescentes, accrochées aux parois, dégageaient une mystérieuse lumière, qui se reflétait sur des portions de murs presque transparentes. Des plaques du cristal translucides étaient enchâssées dans la roche, dans lesquelles Taïe pouvait voir son reflet. Elle fut frappée par son apparence. Elle se tenait courbée, accablée par la fatigue : de grands cernes noirs soulignaient ses yeux, qui manquaient de vitalité.

Taïe se contenta de fixer son reflet quelques instants avant de soupirer et de poursuivre son avancée. Le chemin lumineux se poursuivait jusqu’à une grande caverne. Subjuguée, Taïe s’avança, ne sachant où regarder. Le plafond, courbé, formait comme un dôme au-dessus de sa tête. Les pierres miroitantes couvraient chaque centimètre carré des parois : toute la caverne était un gigantesque miroir. Taïe s’y reflétait à l’infini, sous tous les angles possibles. Elle se fit elle-même pitié, petite silhouette rouge dans cet univers de bleu. Elle était si absorbée par les parois qu’elle n’avait presque pas remarqué le bassin creusé au plein milieu de la grotte, et faillit tomber dedans en s’avançant. Il avait beau être éclairé par les pierres bleues, il était si profond que Taïe ne pouvait en distinguer le fond. Elle y trempa sa main, et, trouvant l’eau tiède, décida de s’y baigner. Un brin de toilette ne serait pas désagréable après sa chute.

Elle se laissa dériver sur le dos, et ferma les yeux. Elle pouvait bien se permettre un instant de détente, Nali’ah et Ka’ni ne l’attendaient pas avant la fin de la journée au moins.

 

Trouve la vérité la vérité trouve l’homme la vérité…

 

Et puis, elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait. Personne n’allait lui reprocher de se reposer un peu, tout de même.

 

Trouve la vérité trouve l’homme et la vérité…

 

Ils n’avaient rien à faire en attendant le retour du groupe parti dans les montagnes.

 

Parfois la lumière ne succombe jamais, mais parfois la part d’ombre se révèle.

L’homme quittait la berge du fleuve, un sourire aux lèvres. Un véritable sourire illuminait son visage, à moitié dissimulé sous sa capuche.

 

J’ai déjà vu ça, pensa Taïe. La biche boit au ruisseau, Temps vient de partir.

 

Sa main grise effleura doucement les feuilles d’un buisson de chèvrefeuille. Soudainement, la feuille disparut : à la place, une branche nue pendait misérablement, courbée sous le poids de l’hiver. Un autre moment. Mais cela se passait-il avant, ou après la scène du printemps, quand les buissons verdoyants proliféraient au soleil ? Après. Sur la main grise, une cicatrice à peine refermée qui n’était pas là auparavant. Une goutte d’eau se mêla au sang gris de la plaie. Pourtant, il ne pleuvait pas. Une deuxième suivit, puis une troisième : c’était des larmes, accompagnant les sanglots qui secouaient la silhouette sombre. Après un long moment, pendant lequel ils résonnèrent dans la forêt silencieuse, toute tristesse quitta subitement le Radvenheng. Il redressa sa tête, toujours plongée dans l’ombre, et la fine branche déjà presque morte se brisa entre ses doigts. Un hurlement sauvage s’échappa de sa poitrine, résonnant entre les troncs nus, rebondissant sur les aiguilles de pin tapissant le sol. Quand le souffle lui manqua, son cri s’éteignit, et il prit une grande inspiration en tremblant. Quand il rouvrit la bouche, ce fut pour murmurer un seul mot, plein de rage et de mépris.

 

“Temps…”

 

Taïe rouvrit brusquement les yeux et la bouche pour emplir ses poumons d’air. À la place, ce fut un torrent d’eau qui s’engouffra dans son nez. Elle battit frénétiquement des mains et des pieds pour remonter à la surface, ignorant les tiraillements douloureux de son dos.

Lorsqu’elle put enfin se hisser sur le rebord du bassin, elle faillit retomber aussi sec. Après de durs efforts, elle put enfin s’extirper hors de l’eau et s’allonger sur le sable. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? C’était la première fois qu’elle avait une vision aussi nette en étant éveillée. Mais surtout, celle-ci était l’une des plus intéressantes. Ainsi, les craintes des Tsadiens étaient fondées : il s’était bel et bien passé quelque chose entre Temps et le Radvenheng, mais quoi ? Qu’est-ce qui avait pu mener à une telle rage ?

Quoi qu’il en soit, cela devrait attendre. Pour l’instant elle devait se relever et rentrer au camp, ce qu’elle aurait dû faire dès sa chute, d’ailleurs. Elle avait poussé son corps beaucoup trop loin. Cette vision avait failli la noyer ! Lorsqu’elle se releva difficilement, une tache sombre sur l’un des murs attira son regard. Elle fixa son reflet, sans parvenir à le retrouver. Ce fut quand elle se détourna qu’elle comprit. C’était son dos. Non seulement il était douloureux depuis des jours, mais une immense tache noire le recouvrait. Apeurée, elle prit de l’eau dans sa main et tenta de la faire partir en la frottant : rien n’y faisait. C’était comme une pelote de fil, un centre totalement noirci et des veines sombres qui le propageaient. Ses yeux s’écarquillèrent en reconnaissant l’étrange marque, puis se remplirent de larmes.

 

“Non, non, non !”

 

Paniquée, ne voulant y croire, elle retourna dans le bassin et tenta d’effacer la marque. Rien n’y faisait : elle avait beau frotter de toutes ses forces, prenant des poignées de sable pour gratter sa peau malgré la douleur, les traits noirs étaient incrustés sous sa chair, dans ses veines. Elle s’assit, sa tête sur ses genoux, et s’efforça de réfléchir.

Elle avait déjà vu de telles marques : d’abord sur des dessins dans les archives de Feli’ah, et dans la guérisserie. Puis sur le corps des patients d’ Ely’ah. Cette tache noire était l’un des symptômes de la temporelle. Cette maladie mortelle répandue dans tout Oedoria, dont Dri’hel lui-même était atteint. Voilà pourquoi elle était si épuisée ! Le vieux Soboemns lui avait cité tous les symptômes. Fatigue, tremblements, pertes de lucidité… et l’apparition de traces sur le corps. Depuis combien de temps était-elle malade ? L’avait-elle attrapée au Mont Tsadis ? Ils avaient tous pris le remède avant d’entrer dans zone détemporalisée… mais Lo’hic l’avait dit : il n’était pas infaillible. Et Taïe le constatait à ses dépens.

Elle reprit son sang-froid et se releva. Elle n’allait rien dire aux autres. Il était inutile de les inquiéter, alors qu’ils n’y pourraient rien. Elle n’avait pas de remède, elle n’était même pas sûre qu’il en existe un. Elle essaierait de se reposer davantage. Autant que je le peux, avec toutes ces voix qui me tourmentent… Elle devait se montrer forte pour ses camarades, s’entraîner à utiliser le pouvoir de Temps. Pour l’instant, elle chercherait la “vérité” afin de faire taire les voix : une chose à la fois.

Sur le chemin du retour, elle s’interrogea sur cette maladie. Apparue au moment de la disparition des Tsadiens, personne ne savait vraiment la soigner. Dans quelques archives de Feli’ah, elle avait vu que certains Soboemns avaient émis des théories : la disparition des Tsadiens avait été suivie par beaucoup d’évènements tragiques, presque tous en même temps. D’abord, le brouillard avait envahi la Forêt de Brume, puis la temporalité avait été déréglée. Une zone détemporalisée s’était créé autour du Mont Tsadis, et la temporelle s’était propagée. Beaucoup attribuaient ces changements à la perte de la Tsadienne Temps. Une trame temporelle déréglée, une maladie qui faisait pourrir les tissus plus vite, toute une montagne affectée… La mort de Temps semblait être le déclencheur évident. Mais alors, pourquoi suis-je atteinte par cette maladie ? J’ai en moi l’âme de cette Tsadienne ! Ceci était d’ailleurs le point précis qui dérangeait Taïe. La mort totale d’une partie des Tsadiens, leur corps et leur âme, avait entraîné l’extinction de leurs peuples. On avait pensé Temps parmi ceux-là. D’autres, comme Fluide, Flamme, Air et Esprit avaient succombé physiquement, mais leur âme avait survécu et ils continuaient de veiller sur les leurs. Mais voilà que Taïe et Elyie se retrouvaient affublées de l’âme de Temps. Où avait-elle été durant tous ces siècles ? N’était-ce pas sa mort qui avait entraîné toutes ces perturbations ?

 

Tu dois trouver la vérité, la vérité, tu dois trouver l’homme et la vérité la vérité….

 

“Oui, j’ai bien compris. Je vais la trouver, ta vérité ! Bien sûr que je veux savoir ce qui est arrivé. Mais toi ? En quoi cela va-t-il t’aider ? Que se passera-t-il une fois que je saurai tout ? Vas-tu me donner d’autres directives ? Envahir ma tête avec de nouveaux ordres, et quand ceux-ci seront accomplis, de nouveaux viendront encore me tourmenter ? Est-ce que c’est ça qui va se passer Temps ?”

 

Elle hurlait, seule au beau milieu du canyon. Sans savoir pourquoi, elle parlait au ciel, alors que l’âme était en elle. Continuant sur sa lancée, elle poursuivit en criant.

 

“Je vais trouver ! Je vais trouver la vérité parce que je veux que tu me laisses tranquille ! Oui, au fond de moi, une petite voix me souffle que ce n’est pas la seule raison. C’est cette fichue curiosité qui me pousse à t’écouter, et ce fichu lien que j’ai avec toi qui me pousses à essayer de te comprendre ! Je veux savoir pourquoi les Tsadiens sont morts, je veux savoir qui est cet homme, ce qu’il a fait, et je veux savoir pourquoi ton âme a choisi d’envahir la mienne !”

 

Essoufflée, elle se tut. L’âme garda le silence. Pour une fois.

 

***

 

Quand elle rentra au camp, le soleil se couchait presque. Elle ne s’était pas pressée en chemin, premièrement car son état physique l’en empêchait, et deuxièmement car elle avait eu envie de passer un peu de temps seule avant de retrouver ses amis. Elle sentait que le reste du groupe n’allait pas tarder à revenir, et elle sentait déjà le poids de son secret peser sur ses épaules.

Elle fit de son mieux pour se montrer sociable le soir venu, et passa un bon moment en compagnie de Ka’ni et Nali’ah. Le Soboemns osa même demander à la princesse de leur faire une démonstration de ses affinités. Elle accepta de bonne grâce, et Nali’ah tira sa gourde de son sac. Après en avoir dévissé le bouchon, elle en renversa tout bonnement le contenant. Taïe amorça un mouvement, craignant que toute l’eau ne s’écrase sur le sable, mais le liquide repartit dans les airs en une courbe gracieuse juste avant de toucher le sol. Nali’ah faisait danser ses longs doigts bleutés, soumettant l’eau à sa volonté. Voyant que Taïe regardait ses mains, elle eut un petit sourire.

 

“L’eau nécessite des mouvements doux, qui suivent les courbes de l’onde. Alors que la glace, en revanche…”

 

Ses doigts agiles se crispèrent brusquement, les tendons apparents et les os saillant sous la peau. Toute l’eau qui dansait devant les trois amis s’était figée : en une seconde, des piques de glace s’étaient formés, et tout le contenu de la gourde était gelé jusqu’au cœur. Suivant les mouvements secs de Nali’ah, les stalactites s’étirèrent vers Taïe en mouvements effrayants et saccadés. Une pointe alla se placer juste au niveau de son front, entre les deux yeux. Elle avançait lentement, et Taïe, adossée à son rocher, ne pouvait plus reculer. Au moment où le pic gelé allait rentrer en contact avec sa peau, il redevint liquide et rejoignit le reste du groupe en serpentant majestueusement dans les airs. La princesse renvoya toute l’eau dans sa gourde, et referma le bouchon sous les applaudissement de ses deux spectateurs.

 

“Et toi, Ka’ni ? Une petite démonstration ?”

 

Les joues du jeune homme prirent aussitôt une teinte rouge écarlate, mais il acquiesça tout de même. La tête baissée, il amorça tout d’abord un petit mouvement timide en direction d’un tas de poussières. Un petit courant d’air les souleva de terre et joua avec elles, les faisant s’élever en un petit tourbillon. Puis, voyant que son public appréciait le spectacle, Ka’ni prit plus de confiance et utilisa ses deux mains. Plusieurs colonnes de sable s’élevaient, formants différents motifs sophistiqués. Le Soboemns leva ses deux mains, et la poussière se mit à tourner autour d’eux. Elle formait un cercle parfait autour du camp, tournoyant de plus en plus vite. La quantité s’accroissait, et bientôt ils furent totalement encerclés par un dôme de sable qui tournait sans jamais qu’un seul grain ne vienne les heurter. Son front brillant de transpiration, il laissa lentement retomber ses bras et leur adressa un grand sourire essoufflé.

 

“À toi, Taïe. Montre nous.”

 

Taïe sourit et se redressa. Il n’y avait aucun raison d’avoir peur. Elle maîtrisait le pouvoir de Temps. Se concentrant profondément, elle jeta toute une poignée de gros cailloux en l’air, et, d’un mouvement de la main, les figea. Son corps se déchira en deux, et les pierres s’arrêtèrent net.

 

“Oh, attends. On va essayer quelque chose, dit Ka’ni. Monte en haut du rocher, tu verras mieux.”

 

Taïe escalada la roche à laquelle elle s’était adossée toute la soirée, et attendit la suite. Le Soboemns avait relevé ses mains, et faisait à nouveau danser toute une bourrasque de sable.

 

“Quand je te dis top, tu arrêtes tout, d’accord ? cria-t-il pour se faire entendre malgré le vent qui soufflait de plus en plus fort et de plus en plus vite.

 

Taïe acquiesça, et le Soboemns se concentra de nouveau sur son œuvre. Le vent faisait jouer ses cheveux bruns, les faisant bouger dans tous les sens. Après un moment, il se retourna vers Taïe et cria “Top !”.

La guerrière se concentra, et, d’un mouvement du bras, envoya son pouvoir arrêter la tornade de sable. Lorsqu’elle se figea, Taïe fut stupéfaite. Ébahie, elle se rapprocha du bord de son perchoir. Ce qui était auparavant une masse informe avait à présent la forme d’un magnifique aigle de deux mètres d’envergure, ses ailes étendues, les serres écartées.

 

“Ka’ni, c’est magnifique ! C’est toi qui a fait ça ?

-Parfois, certains Soboemns s’occupent à créer de telles représentation, mais elles ne peuvent tenir sans un courant permanent. On ne peut apercevoir les formes que très brièvement, seulement le moment où tout est bien aligné. Mais si on arrête le temps à ce moment… c’est incroyable !”

 

Un grand sourire éclairait son visage, et il se mit à rire en tournant autour de son oiseau pour l’observer sous tous les angles. Nali’ah l’avait rejoint, et les deux s’extasiaient sur la beauté de l’œuvre. Souriante, Taïe s’apprêtait à redescendre quand une lumière à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Elle fronça les sourcils, et tenta de distinguer le chose qui remuait au pied des montagnes. Après un moment d’incompréhension, ses lèvres s’étirèrent en un nouveau sourire.

 

“Ils sont revenus ! cria-t-elle à ses amis en bas. Le groupe des montagnes, ils sont revenus !”

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