Annyaëlle ne tenait plus en place. Levée depuis l’aurore, elle s’entraînait dans la clairière habituelle, au comble de l’excitation. Pour la toute première fois depuis son arrivée, elle allait enfin pouvoir quitter l’île de la Confrérie. Dans leur dernière année de formation, il arrivait fréquemment que les aspirants accompagnent les Ombres pour des missions courtes et non dangereuses, mais Annyaëlle n’avait encore été choisie pour aucune d’elles. La jeune fille avait hâte de découvrir quel allait être sa première destination.
Annyaëlle sourit en étirant ses muscles. Au fil du temps, elle avait fini par remarquer à quel point elle s’était améliorée depuis le début de son entraînement. Elle n’avait pas encore pris beaucoup de muscles, mais son endurance et ses réflexes étaient bien meilleurs qu’à son arrivée. Son visage s’illumina soudain. Elle avait réussi à sentir la présence de Kaärna avant même de la voir dans son champ de vision.
— Tu as l’air en forme, tant mieux nous avons du travail, commenta l’Ombre.
La jeune aspirante s’approcha, impatiente.
— Où allons-nous ?
— À Busa. C’est une cité au nord de la capitale du Royaume de Cœur. Voici la situation : il y a quelques mois, une escorte a été attaquée par un Kreiis en plein jour. Apparemment, la bête avait des marques particulières sur le corps et un comportement plus agressif que d’ordinaire. Niila m’a demandé de faire des recherches pour vérifier que nous n’avions pas déjà eu affaire à un cas similaire. Ce que j’ai découvert est inquiétant, or nous venons d’apprendre qu’une autre créature a été repérée près de Busa. Le commandant de la première escorte s’y rend pour vérifier s’il s’agit bien du même phénomène, nous allons donc l’y rejoindre.
Annyaëlle retrouva instantanément son sérieux, c’était loin d’être une mission de routine.
— Très bien. Y allons-nous seules ?
— Oui. Nous ne savons pas à quoi nous allons être confrontées là-bas, alors tu devras être prudente. Que ce soit clair, insista Kaärna, j’ai hésité avant de t’emmener avec moi. Tu as peut-être l’âge pour participer à des expéditions sur le continent, mais il te manque deux ans de formation et je ne prends pas ça à la légère.
L’Ombre la fixait de son regard perçant, figeant Annyaëlle sur place.
— Cela dit, je t’en pense capable, reprit-elle en se détendant. Écoute, c’est une mission délicate dont certains Grands-Maîtres ne sont pas informés. Je t’emmène pour deux raisons : je te fais plus confiance qu’à la plupart des Ombres et nous allons rencontrer quelqu’un que tu connais.
Annyaëlle acquiesça, la gorge serrée, émue par les mots de l’Ombre. Elle ne se doutait pas que Kaärna avait une telle estime d’elle, alors qu’elles ne se connaissaient que depuis quelques mois et qu’elle vivait avec les autres membres de la Confrérie depuis des années.
— Je te remercie de ta confiance, réussit malgré tout à articuler la jeune fille.
Kaärna hocha la tête.
— Trêve de bavardage, ne soyons pas en retard.
L’Ombre aux cheveux blancs fit volte-face et se dirigea vers les chênes à l’orée de la clairière. Annyaëlle vérifia les attaches de ses armes par réflexe et se hâta de la rejoindre. Ce n’était plus des armes d’entraînement, mais des lames au tranchant affuté. Avec sa tenue noire et les longues dagues qui pendaient à sa ceinture, Annyaëlle ressemblait à s’y méprendre à une Ombre. Seules la ceinture d’orbes et l’épée courte dans le dos de Kaärna marquaient les différences entre elles.
Sous le couvert des arbres, un Sélinos les attendait. Il commença à dessiner un portail dès qu’il les repéra, qui se matérialisa lentement entre elles et lui.
Annyaëlle tourna les yeux vers Kaärna. Elle était réellement touchée de la place qu’elle avait prise pour l’Ombre, qui paraissait si froide et distante d’ordinaire. Un instant, la conversation qu’elle avait eue avec Léoni au sujet de sa marque lui revint à l’esprit. En fin de compte, les nombreuses questions qu’elle avait voulu poser à Kaärna n’avaient aucune importance. Rien ne l’obligeait à lui donner d’explications. Mais il était hors de question qu’Annyaëlle fasse semblant de ne pas être au courant de la situation, elle lui devait bien ça. Elle saurait être digne de sa confiance. Juste avant de franchir le portail, elle se rapprocha de l’Ombre et lui murmura quelques mots à voix basse.
— Je serais là pour te soutenir.
Elle vit Kaärna se crisper sur le coup, puis esquisser un sourire. Oui, elles participeraient toutes les deux à la prochaine Cérémonie de la Marque des Ombres.
Lorsqu’Annyaëlle émergea du portail, elle se retrouva à l’extérieur d’une ville, près d’un petit campement improvisé. Busa était une cité côtière qui donnait sur la Baie des Lunes, non loin de la frontière du Royaume de Carreau. Elle avait déjà eu l’occasion de l’apercevoir de loin dans son enfance, quand ses parents l’emmenaient jusqu’à Ornate, la capitale de Cœur. Annyaëlle ne s’était jamais arrêtée pour visiter cette belle cité. Elle savait que l’Ombre aux cheveux blancs n’avait aucune intention de s’y rendre, ce n’était pas le but de leur mission. Dommage qu’elles ne doivent pas rejoindre leur contact à l’intérieur, pensa-t-elle.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, lui lança Kaärna en surprenant son regard.
L’Ombre lui fit signe de rester en arrière et alla se présenter aux soldats. Annyaëlle scrutait chaque visage dans l’espoir de reconnaître l’un d’eux, et de découvrir qui était la fameuse personne qu’elle connaissait et qu’elles devaient retrouver ici. L’excitation qu’elle avait ressentie en apprenant qu’elle allait participer à sa première mission sur le continent lui avait fait oublier de demander à Kaärna l’identité de son contact. Mais parmi la douzaine d’hommes présents sur le campement, aucun ne lui était familier.
Annyaëlle se détourna, déçue, et reporta son attention sur la cité. Même sans savoir dans quel royaume on se trouvait, l’architecture du Royaume de Cœur était reconnaissable entre mille. Comme la plupart de ses cités, Busa arborée de hautes tours minces et élégantes dont les teintes blanches et grises miroitaient sous le soleil constant du sud. Elle était certes plus petite et beaucoup moins impressionnante que la capitale, mais elle était splendide.
Annyaëlle se demandait si l’on y trouvait les mêmes canaux et passerelles qu’elle avait pu voir à Ornate quand le bruit de sabots martelant le sol attira son attention. Un cavalier approchait à toute allure.
Elle ne distinguait pas grand-chose de là où elle se trouvait, mais un détail frappa immédiatement la jeune fille. Les cheveux de l’homme qui venait vers eux étaient d’un rouge profond. Plantée à côté de Kaärna, elle resta parfaitement immobile, doutant jusqu’à la dernière seconde de son identité. Ce n’est qu’au moment où il mit pied à terre qu’elle en fut certaine, c’était bien Liam. Annyaëlle plissa les yeux et le regarda plus attentivement, tentant de superposer le souvenir qu’elle avait de lui au jeune homme qui se trouvait devant elle. La différence entre les deux la pétrifia de surprise, puis elle se rappela qu’ils ne s’étaient pas vus depuis près de trois ans. Le temps passe si vite, regretta-t-elle, où était passé le garçon un peu maigre et maladroit dont elle se souvenait ?
Liam avait définitivement perdu ses traits d’enfants et ressemblait désormais à un homme. Il avait grandi et le long manteau blanc et or qu’il portait souligné sa silhouette sculptée par les longs entraînements militaires qu’il avait reçus. Son visage aussi avait changé, il était plus fin, plus beau aussi. Annyaëlle ne savait que penser de toutes les différences qu’il avait avec l’ami qu’elle avait toujours connu, mais ses yeux bleu clair, cachés en partie par ses longues mèches rouges, la regardaient toujours de la même manière et son sourire restait pareil à son souvenir. Elle y trouva quelque chose de réconfortant.
Annyaëlle n’avait pas entamé un seul pas pour l’accueillir, encore sous le choc de sa présence ici. Elle continuait de le fixer, parfaitement immobile. Il flatta l’encolure de son cheval, le confia à un soldat et avança vers elles. Dès qu’il la remarqua, ses yeux s’écarquillèrent de surprise et il se précipita vers elle, oubliant totalement les personnes qui se trouvaient autour d’eux.
— Annya !
Liam la serra contre lui sans ménagement et sur le moment, elle pensa étouffer sous la puissance de son étreinte. Ça faisait une éternité qu’elle ne l’avait pas vu sourire de cette manière, et comme toujours, elle ne put s’empêcher de sourire à son tour. Les pieds dans le vide, Annyaëlle passa ses bras autour de son cou pour s’accrocher à lui, oubliant un instant qu’ils ne se trouvaient ni à Naerys ni à Ornate.
— C’est bon de te voir, dit-il en la reposant. C’est parce que ça fait longtemps que tu ne dis plus rien quand je t’appelle Annya ?
Ce n’est que lorsqu’elle fut de nouveau sur la terre ferme qu’elle se rendit compte à quel point il avait grandi. Elle-même n’était pas petite, mais désormais, il la dépassait d’au moins une tête. En réalité, il dépassait probablement tous les hommes du camp. Annyaëlle détourna les yeux pour essayer de dissimuler sa gêne avant de lui répondre.
— C’est-à-dire que… c’est mon nom maintenant. Celui que j’ai choisi en rejoignant la Confrérie.
Liam haussa les sourcils, étonné. Elle n’avait jamais supporté ce surnom qu’il lui avait donné et avait passé des années à essayer de lui faire perdre cette habitude, en vain. Pourtant, lorsqu’elle avait dû abandonner son identité, c’est vers celui-ci qu’elle s’était tournée. Annyaëlle était incapable de dire pourquoi elle l’avait choisi, peut-être pour emporter une part d’elle-même, ou plus simplement, parce qu’il lui était devenu familier avec le temps. Près d’elle, Liam retrouva son visage enjoué. Désormais, elle ne pourrait plus rien lui dire pour l’empêcher de l’appeler ainsi.
Annyaëlle sursauta en se souvenant de la présence de l’Ombre à ses côtés. Bras croisés contre sa poitrine, celle-ci les observait attentivement, ses yeux passant de l’un à l’autre. En remarquant le sourire contenu sur ses lèvres malgré son attitude froide, l’aspirante baissa immédiatement la tête, tentant de cacher le rouge qui apparaissait sur ses joues. Annyaëlle serra les dents pour retrouver contenance et se redressa pour les présenter, mais l’Ombre aux cheveux blancs la devança.
— Je suppose que vous êtes mon contact. Enchanté, je suis Kaärna.
Liam salua la jeune femme avec respect.
— En effet. Ravi de vous rencontrer. Je suis Liam Wilsandr, Commandant et Valet de Cœur. Que puis-je faire pour vous ?
— L’un des Grands-Maîtres nous envoie enquêter sur la créature qui pourrait correspondre au signalement inquiétant aperçu il y a quelques mois. Vous y avez bien participé ?
Annyaëlle regarda Kaärna avec incompréhension. Qu’est-ce que cela signifiait ? La demande venait pourtant bien de Niila, ce pouvait-il que… Les yeux de l’aspirante s’écarquillèrent, est-ce que Niila pouvait réellement être l’un des Grands-Maîtres ?
— Oui, j’y étais, répondit Liam, la ramenant à la conversation. Nous nous rendions au Royaume de Carreau quand nous avons été attaqués. J’ai pu voir le Kreiis de près, je suis donc en mesure de reconnaître les marques s’il s’avère que la créature que nous soupçonnons souffre du même mal.
Annyaëlle était soudain devenue pâle. Chacun des mots qu’il prononçait l’affligeait un peu plus, à mesure qu’elle apprenait la raison de leur absence le soir de son départ pour la Confrérie. Que s’était-il passé ? Y avait-il eu des blessés ? Elle voyait Liam lui jeter des coups d’œil réguliers, comme s’il voulait lui parler, mais seul à seul.
— Parfait, poursuivit Kaärna. Nous sommes prêtes à nous mettre en route, mais avant, j’ai des informations de première importance à vous transmettre. Nous avons fouillé les archives de la Confrérie et il est apparu qu’un cas similaire s’est déjà produit par le passé, ils l’appelaient la Corruption. Est-ce que vous ou l’un de vos hommes es entré en contact avec la marque noire que vous avez vue ?
Le visage du jeune homme se contracta.
— Non, je ne l’ai pas touché, ni aucun de mes hommes. J’ai demandé à ce que l’on brûle le corps immédiatement. Pourquoi ?
— Je m’en doutais, tant mieux. Nous n’en sommes pas totalement sûrs, mais il y a un risque de contagion par simple contact avec les stigmates que vous avez découverts. Les effets apparaissent plus ou moins vite suivant les individus, et de ce que nous savons, les sujets perdent progressivement leur volonté, puis deviennent agressifs et paranoïaques avant de s’entrer-tuer.
Annyaëlle apprenait ces informations en même temps que Liam, mais il lui était impossible de rester aussi impassible que lui. Malgré tout, elle pouvait voir les traits tendus de son visage et les jointures de sa main blanchirent sur la garde de son épée. Tout ceci l’inquiétait.
— Quelle est l’origine de cette contamination ? demanda-t-il à l’Ombre.
— Nous ne le savons pas. Nous allons poursuivre les recherches, mais pour le moment le plus important est de retrouver la créature qui pourrait être atteinte. Nous ne pouvons pas permettre que cela se répande.
– Très bien. Je vais informer mes hommes que nous partons sur le champ et leur recommander la plus grande prudence.
Il s’interrompit et baissa les yeux vers Annyaëlle.
— Et je vais demander à ce que deux de mes hommes restent ici avec elle.
Annyaëlle le dévisagea sans comprendre et voulut protester, mais Kaärna fut plus rapide que l’aspirante.
— C’est inutile.
— Mais…
— Annya est une aspirante Ombre et je ne la laisserai pas derrière moi. Elle vient avec nous, insista Kaärna d’une voix qui interdisait toute réplique.
Liam défia la jeune femme du regard, ignorant totalement Annyaëlle, puis se résigna à contrecœur.
— Soit, répondit-il avant de s’éloigner.
— Une dernière chose, Liam Wilsandr, l’interpella Kaärna. Le moindre contact peut-être fatal. Nous ne connaissons aucun remède.
Liam s’arrêta net dans son élan. Il jeta un rapide coup d’œil vers Annyaëlle, regrettant visiblement qu’elle fasse partie de l’expédition, et repartit donner des ordres aux soldats qui se trouvaient sur le campement. Annyaëlle ne put s’empêcher de soupirer, comme si elle relâchait soudain toute la pression qu’elle avait accumulée durant la conversation. Elle le regarda partir, soucieuse. La mission risquait d’être bien plus dangereuse que ce qu’elle pensait. Kaärna posa une main sur son épaule et lui parla plus bas.
– Soit prudente. C’est ta première mission et tu n’es pas encore une Ombre, alors ne fonce pas tête baissée. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver là-bas, reste en arrière autant que tu le peux.
Annyaëlle inclina la tête sans répondre. L’excitation et l’impatience qui l’avait animée un peu plus tôt n’étaient plus qu’un lointain souvenir, remplacé par la concentration et l’appréhension. Elle allait faire de son mieux, mais surtout, elle ferait en sorte de ne pas les gêner.
Je trouve que c’est bien après une longue partie sans action avec la mise en place de l’univers et des personnages que je trouve malgré tout très réussi.
J’ai hâte de voir ce que donnera la mission.
Je pense que il pourrai être intéressant de mettre un peu plus en valeur Liam que je trouve un peu mis en retrait pour le moment. Mais sino c’est un excellent chapitre et je trouve le livre excellent aussi.
En tous cas bonne continuation.
Merci pour ton commentaire =D
Oui Liam est un peu en retrait pour l'instant, mais ça va vite changer ;)
J'espère que la mission te plaira !!
A bientôt !
J'ai trouvé ton histoire géniale ! La preuve, je l'ai finie en une après-midi !
D'abord, je trouve ton pitch très réussi car il m'a immédiatement donné envie de lire ton histoire. ( le contraire aurait été problématique )
Sinon, je trouve que tu alternes très bien narration et dialogue, ce qui fait que c'est très agréable à lire.
Tes chapitres sont courts et percutants, donc on peut facilement se dire "tiens je lis un ou deux chapitres maintenant et un autre tout à l'heure". Bon, je n'ai pas fait ça, mais j'aurais pu.
Sinon, c'est intéressant car certains personnages se rejoignent déjà (Annyaelle et Liam) tandis que d'autres sont encore très mystérieux ( Erkan, Keneth ou l'étrange Djoka)
Et, promis, dernière remarque, last but not least : quand est-ce que tu commences à publier le tome 2 sur PA ?
Tout d’abord, un grand merci ! Je suis ravie d’apprendre que mon histoire t’a suffisamment plu pour que tu la dévores aussi vite !
J’apprécie beaucoup tes précisions, ça me rassure sur la forme que j’ai donné à mon histoire. Ce n’est pas toujours évident de savoir si ça « fonctionne » vraiment. Pareil pour le pitch, je suis contente qu’il soit accrocheur !
Ahah, ce n’est pas pour tout de suite ! Le premier jet du tome 2 est terminé, mais ce n’est encore qu’un brouillon qu’il faut dégrossir. En revanche, rassure-toi, les chapitres du tome 1 publiés sur PA n’atteignent pas encore la moitié du roman, il y a encore de quoi lire ;)
Youhou une mission ! Je pensais que ça allait poursuivre avec les rêves mais je suis très contente de retrouver Annyaëlle qui se lance dans une mission avec Kaärna ! On sent que l'histoire commence à avancer, c'est cool, par contre je ne m'attendais pas à ce qu'elle n'ait pas vue Liam depuis 3 ans ! ça a dû être mentionné avant et j'ai oublié, mais ça fait un bail dis donc. J'ai hâte qu'il voit à quel point Annyaëlle a progressé, et surtout très curieuse de savoir comment cette mission va se dérouler.
Une petite faute : s’entrer-tuer -> je crois qu'on dit plutôt "s'entre-tuer" x)
A bientôt !
Oui, je le mentionne au tout début, lorsqu'ils se ratent de peu avant son départ, cela fait justement trois ans qu'ils ne se sont pas vus. Je verrais pour le repréciser !
Tu vas avoir la réponse très vite, je n'en dis pas plus ^^
Merci pour la coquille !
A bientôt :)